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- 1 J’ai préparé cette « intervention » en octobre 2015. Quelques années après, même si la donne politi (...)
1Bonjour à tous et merci d’être présents.
2Merci à mes collègues, qui ont décidé d’organiser cette journée d’étude et de me la dédier. (C’est un honneur auquel je suis sensible, avec un peu de distance ironique.)
J’ai contribué au choix du thème d’étude : « Philosophie et non-savoir ». Et ceux qui me connaissent savent que ce n’est pas un hasard puisque je suis « celle qui ne sait rien ».
3J’ai beaucoup réfléchi à ce que je pourrais vous dire en « introduction ». À vrai dire, sans l’amicale pression de Jean-Paul Resweber, je n’aurais rien dit d’autre que « bonjour et merci ». Mais Jean-Paul m’a suggéré de dire au moins quelques mots de l’ordre d’une « autobiographie intellectuelle ». J’ai fini par trouver ça intéressant, même si je demeure incapable de procéder à ce genre d’exercice. Ce qui m’intéresse, c’est de témoigner, devant les étudiants ici présents, de la difficulté de l’étude – et des études de philosophie.
Je vais surtout évoquer mes rapports conflictuels avec le « savoir ».
J’ai toujours été ce qu’on appelle « une bonne élève », ce qui n’est pas nécessairement un compliment, puisque la bonne élève, c’est un peu l’imbécile de service, la conformiste, etc., même si la réussite scolaire et universitaire facilite bien la vie.
Bonne élève, donc, mais... il y avait pourtant nombre de moments d’ennui, c’est, hélas, inévitable (Ah ! les cours de géologie en 4e ! Ce n’est que très longtemps après que j’ai pu concevoir que cette discipline pouvait être passionnante). Un beau jour, au lycée, j’ai compris que la seule façon de ne pas m’ennuyer, quand il s’agissait des disciplines avec lesquelles je n’avais pas d’affinités, pour lesquelles je n’avais pas de désir, c’était de décider de m’y intéresser quand même. M’y intéresser pour ne pas m’ennuyer, m’y intéresser non pas pour les « apprendre », mais pour « comprendre » – à vrai dire, pour exercer la pensée. L’exercer, au sens de la pratiquer autant qu’au sens de l’entraîner et la développer.
4Rétrospectivement, je crois avoir saisi quelque chose de ma situation d’élève. Les disciplines que je « n’aimais pas » étaient celles où il s’agissait seulement d’apprendre et de savoir – au moins apparemment.
Les disciplines que j’aimais étaient celles où on me demandait – sans que ce soit nécessairement explicite – de réfléchir, de penser, éventuellement de « faire » (je pense, entre autres, au bonheur que j’ai pu éprouver à « faire des exercices de maths »).
Voilà : le savoir pour le savoir m’a toujours ennuyée. [Je sais qu’on pourrait développer et discuter. On en viendrait inévitablement, me semble-t-il, à la manière d’enseigner quelque discipline que ce soit en suscitant la curiosité et la réflexion.]
5La philosophie, la première expérience que j’en ai eue, c’est, bien avant la terminale, à travers les textes antiques, latins et grecs. C’était une expérience forte : on avait affaire à des textes qui n’étaient ni spécifiquement pédagogiques, ni destinés « à des enfants ». Je me souviens aussi qu’en seconde, au cours de français, je me suis réjouie parce que, enfin, « on s’adressait à mon cerveau » !
6Plus tard, quand j’ai commencé des études de philosophie, je me suis vraiment beaucoup ennuyée. Toujours pour la même raison : on se proposait de m’abreuver, voire de me gaver de savoir. On commençait par me donner une bibliographie de 150 titres ; comme je savais (c’était évident) que je ne pourrais pas tous les lire, je n’en lisais aucun, sauf en cas de nécessité impérieuse, pour faire un devoir, par exemple. Je voulais qu’on sollicite ma réflexion. Je n’avais pas compris toute seule que la réflexion ne se développe qu’à partir d’un certain savoir qui la suscite ou la nourrit et que la réflexion peut faire avancer le savoir, ou le corriger ou le réorganiser. Bonne élève, un peu niaise et toujours un peu révoltée contre ce que je n’avais pas identifié.
7Je sais (!) maintenant ce qui me freinait dans l’étude : c’était le sentiment d’avoir à escalader une montagne de savoir avant de pouvoir « penser par moi-même », comme on le dit à l’envi (il faudrait s’attacher aux « ravages » et aux contradictions de cette formule si répandue). Au-dessus de mes forces.
8Il m’a fallu trouver autre chose que l’enseignement académique de la philosophie pour avancer. [Et je dois pourtant préciser que j’ai eu d’excellents professeurs, parfaitement compétents, auxquels je n’ai rien à reprocher. Mais je m’ennuyais !]
9C’est sans doute en partie de là qu’est venu mon intérêt pour la psychanalyse. Le lieu où le fait de ne pas savoir compte. Où on n’avance pas de réponse savante en réponse savante (à des questions qu’on n’a même pas eu le temps de se poser à soi-même). Le lieu où on tâtonne dans ses propres questions, aussi futiles, aussi naïves, aussi sottes soient-elles. Le lieu où on a le droit d’être ignorant, voire bête, parce que « ça n’empêche pas de penser ».
La psychanalyse a été mon « long détour » pour retrouver la philosophie.
10Il faudrait ajouter que j’ai eu la chance – même si sur le moment je n’ai pas vraiment su l’apprécier – de faire mes études dans les années 70 du xxe siècle, à un moment où régnait une grande effervescence de la pensée et où sont parues de grandes œuvres, que ce soit en philosophie ou en sciences sociales, sociologie, ethnologie, linguistique, sémiologie, épistémologie... Pour être très honnête, je dois dire que je ne les lisais pas vraiment, persuadée alors que c’était « trop savant pour moi », mais le climat intellectuel m’y reliait néanmoins. Je ne m’y attarde pas. Je risquerais de verser dans le « c’était mieux avant » qui n’oriente pas seulement vers la nostalgie, mais vers des positions réactionnaires, comme on le voit bien ces temps-ci.
11Voilà quelques indications qui suffiraient, à ceci près que je dois ajouter que c’est le fait d’avoir à enseigner la philosophie qui m’a fait reconsidérer la question du savoir. Pour enseigner, il faut avoir quelque chose à dire. Pour susciter la réflexion, il faut un matériau sur lequel réfléchir. Vous voyez, je n’ai à vous dire que des « banalités ».
12J’ai essayé, avec les élèves, puis avec les étudiants, de ne pas empêcher la pensée par du savoir. J’ai essayé – je n’ai pas toujours réussi. Je leur ai très souvent dit que « pour faire de la philo, il faut être bête ». Je ne les ai pas souvent convaincus. Ce que je voulais, c’était les convaincre que, devant une question, par exemple un sujet de dissertation, il ne fallait pas se précipiter sur des réponses, sur du savoir (par exemple des citations), mais qu’il fallait d’abord laisser se poser la question, essayer de voir d’où elle venait, quel intérêt de la raison y était engagé, quelles implications elle avait pour nous, etc. « Être bête », c’était ma façon de désigner l’attitude honnête, Ricœur dirait « probe », qu’exige l’engagement dans la question, ma façon de lutter contre le pédantisme, contre la cuistrerie, contre l’exhibition des connaissances, contre l’utilisation du savoir pour esquiver la pensée et la réflexion.
13Alors aujourd’hui, je me proposais d’esquisser quelques figures du non-savoir. Le non-savoir de Socrate. Le non-savoir de l’analyste. La distinction entre penser et connaître selon Kant. Les développements d’Hannah Arendt sur la pensée et le jugement. L’ignorance, l’erreur et l’illusion selon Descartes et Spinoza. Tous ces matériaux me tournaient dans la tête et j’envisageais de proposer une réflexion sur le « non-savoir instruit ». Savoir beaucoup, savoir le plus possible, mais être capable, le moment venu, de tout « oublier », au moins provisoirement, pour mettre en œuvre la réflexion devant une question. La « réponse » est toujours différée...
Voilà ce vers quoi je m’orientais : rien de très original.
14Mais..., alors que je tournais tout ça dans ma petite caboche, en cherchant quel bricolage j’allais monter, j’ai été complètement perturbée par le retour d’une question que je me pose, qui se pose, qui nous est posée depuis fort longtemps. Cette question m’est revenue brutalement au cours de deux « rencontres » intempestives que j’ai faites la semaine dernière.
15Au lieu donc de vous bercer de jolies formules sur le non-savoir et ses richesses, je vais vous proposer un sujet de réflexion d’une grande urgence, pour lequel il ne suffit certainement pas de savoir, parce qu’il faudrait inventer, vite, très vite – et inventer dans le risque.
16Je pars donc de mes deux anecdotes.
17La première, le mardi : je me suis trouvée en contact avec une commerçante qui m’a tenu des propos cryptés, un discours plein de précautions, de sous-entendus, d’allusions, un discours prudent, détourné ou contourné, derrière lequel j’ai vu pointer ce que je redoutais – et qui s’est avéré. « Ces réfugiés qui arriveraient et à qui on réserverait un meilleur traitement qu’aux Français qui souffrent de tant de difficultés économiques et sociales, ces réfugiés dont il serait clair qu’“ils ne s’intègreront pas”, qu’“ils ne peuvent pas s’intégrer” et que, d’ailleurs, “ils ne veulent pas s’intégrer”... ». Bref, le contenu et la rhétorique du « Front » qui se dit « national ».
Consternation, tentative de discussion, échec : je suis réduite à un silence prudent et poli.
18La seconde, le samedi : je rapporte à mes hôtes ce que je viens de vous raconter. Je veux, en fait, évoquer la question qui me préoccupe : la question de la « condescendance ». Comment parvenir à traiter ceux avec qui on est en grave désaccord, dont on juge les propos ou les idées « stupides », sans les prendre de haut, sans renoncer à l’exigence d’égalité sans laquelle il ne saurait y avoir de véritable dialogue ? Je m’en veux de n’avoir pas su instaurer ce dialogue avec la dame à qui j’ai eu à faire. Je m’en veux d’autant plus que j’ai depuis longtemps repéré cette question : la condescendance ou le mépris pour ceux dont les opinions et les attitudes suscitent notre réprobation me semble une très mauvaise réponse, une réponse qui ne fait qu’aggraver le désaccord et renforcer ces opinions et attitudes.
Le samedi, donc, quand je rapporte ma première déconvenue, je me trouve à table, face à quelqu’un d’instruit, disons plutôt « réputé instruit ». Il commence par justifier la rhétorique de la prudence : « en France, on ne peut pas dire tout ce qu’on pense, sinon on est mal jugé, rejeté, censuré, ostracisé, regardez ce pauvre Zemmour ». Il continue en reprenant à son compte, mais ni explicitement, ni franchement, les opinions sur les réfugiés, en mentionnant les « terroristes » qui vont entrer avec les réfugiés, en préconisant la fermeture des frontières, etc. Et, petit à petit, on en arrive au « mariage pour tous » – il est contre ; à la peine de mort – il est pour ; à l’IVG – il est contre. – Règne de l’opinion : le gouvernement aurait dû organiser un référendum (ou plusieurs). Consternation croissante, même si le repas continue comme si de rien n’était. Je suis assez niaise pour être une hôtesse « bien élevée ».
Tentatives de discussion, d’argumentation, d’élucidation de toutes les confusions.
Vaines, les tentatives, inutile de le dire.
Ces deux épisodes m’ont plongée dans un abîme de perplexité.
19J’étais accablée.
Mais accablée par quoi ?
Accablée par le constat de mon impuissance.
Par l’idée que, ne sachant comment faire pour instaurer une vraie discussion, il ne me resterait plus qu’à éviter les gens qui tiennent ces discours. Que ce qui semblait s’imposer, c’est le « rester entre soi ». Ce qui est précisément le contraire de la discussion et de la philosophie.
20Première forme de la question :
Comment parler à ceux avec qui nous sommes en très profond désaccord, en désaccord radical ?
Je ne le sais pas et ça me plonge dans la perplexité, mais aussi dans le désarroi, voire la tristesse.
Un des textes qui m’ont enthousiasmée, dans mon petit parcours philosophique, c’est l’Introduction à un livre d’Éric Weil, Logique de la Philosophie. (Pour les étudiants, je précise qu’Éric Weil, c’est loin d’être facile à lire, mais j’ajoute que cette introduction est une pure merveille). Ce texte reprend et repense toute la tradition philosophique qui oppose le discours (ou le dialogue) à la violence.
On connaît ça depuis Socrate.
Mais, depuis Socrate de Platon, on connaît aussi Calliclès.
Comment parler à Calliclès ? Plus difficile, comment parler aux Calliclès aux petits pieds ? Encore plus difficile, comment parler aux partisans de Calliclès qui n’ont ni son envergure, ni sa lucidité : le Calliclès de Platon, au moins, c’est lui qui décide explicitement de se taire.
21Deuxième forme de la question :
Qu’est-ce que protéger, ou édifier, un « monde commun » ?
Et, bien sûr, la question corollaire :
Qu’est-ce que détruire, quand il existe, « le monde commun » ?
Sommes-nous en train de voir se défaire « le monde commun » dans lequel nous nous sommes formés ?
22Comme je ne suis pas complètement niaise, j’ai bien conscience qu’on peut poser bien des questions à ma question.
Et d’abord :
Qui est le « nous » dans ma question ?
Mais aussi, plus radicalement :
Est-ce que le monde commun a jamais existé ? Où ? Quand ?
Est-ce que, quand on croit qu’il existe, ce n’est pas au prix de la méconnaissance ou de l’occultation des exclusions dont il s’accompagne ?
Est-ce que ce n’est pas seulement une idée régulatrice pour parler comme Kant ?
- 2 . Conférence publiée en 2003 aux éditions Galilée.
23Dans une très belle conférence prononcée à Cerisy-la-Salle en juin 2002, intitulée « Aimer, s’aimer, nous aimer », dont le sous-titre est « du 11 septembre au 21 avril »2, Bernard Stiegler, lui, ne parle pas de « monde commun », mais du « nous » et il dit qu’il faut « fictionner » ce « nous » pour pouvoir disposer d’un passé et un avenir communs. C’est sans doute une piste à explorer.
24Quant à moi, je ne sais pas comment m’y prendre !
Et ce non-savoir là est loin d’être séduisant ou glorieux.
Loin d’avoir le charme de toutes les formes de « non-savoir instruit » que j’évoquais plus haut, il est dangereux et alarmant, parce qu’il exprime une impuissance.
Néanmoins, je persiste à croire que si nous nous exercions tous à la pensée et à la réflexion plutôt qu’au savoir, les « mauvaises réponses », voire les « mauvaises questions » ne tiendraient pas le haut du pavé.
Il nous faut d’urgence apprendre à penser. Et à inventer.
- 3 . Cette discussion est publiée dans Hannah Arendt, Édifier un monde, Seuil, mars 2007.
25Avant de me taire, je vous propose une citation de Hans Jonas, qu’on trouve dans « Pensée et Action, discussion télévisée avec des amis et des collègues à Toronto (du 3 au 6 novembre 1972) »3.
Une part de la sagesse consiste dans le savoir de l’ignorance. L’attitude socratique consiste donc à savoir que l’on ne sait pas. Et cette prise de conscience de notre ignorance peut avoir une grande importance sur le plan pratique, dans l’exercice de notre faculté de juger, qui est en fin de compte liée à l’action dans la sphère politique, à l’action future, à l’action qui sera lourde de conséquences.
26Plus de quarante ans après cette discussion, ces quelques mots demeurent d’une brûlante actualité.
27Pour apprendre à penser, je vous invite donc d’abord à vous instruire en vous concentrant sur les interventions qui vont suivre. Nul doute qu’elles nous donneront matière à penser, qu’elles nous aideront à mieux exercer notre jugement et, peut-être, à savoir agir.
28Place donc à ceux qui en savent assez pour nous faire penser, même si c’est à la faveur d’une critique du modèle du non-savoir socratique.
29Joëlle Burou Strauser,
Strasbourg, octobre 2015 – février 2018
Notes
1 J’ai préparé cette « intervention » en octobre 2015. Quelques années après, même si la donne politique a considérablement changé en France, je crains que les questions que j’y évoque n’aient guère trouvé de réponses (Juin 2017).
2 . Conférence publiée en 2003 aux éditions Galilée.
3 . Cette discussion est publiée dans Hannah Arendt, Édifier un monde, Seuil, mars 2007.
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Bibliographical reference
Joëlle Strauser, “Petite adresse aux étudiants”, Le Portique, Cahiers du Portique n°15 | 2018, 7-16.
Electronic reference
Joëlle Strauser, “Petite adresse aux étudiants”, Le Portique [Online], Cahiers du Portique n°15 | 2018, document 1, Online since 30 March 2022, connection on 07 October 2024. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/leportique/4133; DOI: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/leportique.4133
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