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AccueilNumérosCahiers du Portique n°16Un fin mot : le retrait

Texte intégral

  • 1 Jacques Derrida, « Le retrait de la métaphore », in Psyché. Inventions de l’autre, tome 1, Galilée, (...)

1Le motif du retrait m’a paru convenir pour cette journée d’étude que mes collègues ont aimablement organisée en vue de la publication de ces Mélanges. Sur ce thème, chacun pouvait trouver un angle d’attaque, ou un coin où s’enfoncer. Dans un texte célèbre, « Le retrait de la métaphore », Derrida écrit : « Sans m’enfoncer dans toutes les questions qui se pressent ici, je remarque d’abord que dans "ma langue" le mot retrait se trouve doté d’une assez riche polysémie. Je laisse ouverte pour l’instant la question de savoir si cette polysémie est réglée ou non par l’unité d’un foyer ou d’un horizon de sens qui lui promette une totalisation ou un ajointement en système. »1 Nous n’allions pas, ce jour-là, à notre tour, chercher à régler cette polysémie, mais nous laisser aller à « broder », comme bon nous semblerait, encouragés par ce qu’autorise le genre, lui-même déjà bien « retiré », des mélanges.

Rien à faire

  • 2 Montaigne, Essais, cité par Antoine Compagnon, Un été avec Montaigne, Édition des Équateurs, p. 143

2La retraite, au sens courant du terme, c’est-à-dire la cessation d’une activité professionnelle, n’est pas liée, par elle-même, à une posture de retrait. Pourtant, avec elle, se présente la possibilité de n’avoir plus rien à faire. Que faire quand il n’y a plus rien à faire ? Dégagé de toutes tâches obligatoires, il se pourrait que diverses modalités de retrait se présentent heureusement au « jeune retraité », comme on dit ; le professeur, par exemple, pourra enfin lire ce qu’il veut, la lecture sera enfin libre. Donc, les livres entourant l’espace du retrait, il peut les saisir au hasard, et feuilleter, comme un flâneur use de la ville. « À mon âge on ne lit plus, on relit », disait je ne sais plus qui. Maintenant, je ne lis plus, je feuillette, sans vergogne. « Je feuillette les livres, je ne les étudie pas » (Montaigne)2 Et puis, comme on sait que le sens provient d’un ensemble, d’un volume, et non d’une accumulation de détails, on peut aussi se décider à s’attaquer à un ouvrage in extenso, et ainsi se dire qu’on ne va pas mourir sans avoir lu telle œuvre vénérable, qu’on aura eu honte, longtemps, de n’avoir jamais ouverte. Ainsi, je décidai récemment de lire enfin Les Confessions de Jean-Jacques Rousseau.

Une retraite absolue

  • 3 Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions, Livre X, Pléiade, p. 517.
  • 4 Ibid.
  • 5 Ibid., p. 373.
  • 6 Note de Roland Barthes en vue de son projet de Vita Nova. Reproduit in Roland Barthes, Album, Inédi (...)
  • 7 Hannah Arendt, La condition de l’homme moderne, trad. de l’anglais par Georges Fradier, Calman-Lévy (...)

3Je découvris qu’il se sentit un jour saisi d’un désir de « retraite absolue ». « Ce projet de retraite absolue, un des plus sensés que j’eusse jamais fait était fortement empreint en mon esprit… »3 Bien sûr, tout retrait est difficile, et est bien vite contrarié : « le Ciel qui me préparait une autre destinée me jeta dans un nouveau tourbillon. »4 Si cette retraite absolue se révèle difficile, voire impossible, il ne reste pas moins intéressant de concevoir en quoi consistait l’esquisse de ce désir « des plus sensés ». Au livre huitième Rousseau évoque le sage parti de son compatriote M. Mussard de « quitter sur ses vieux jours le négoce et les affaires, et de mettre un intervalle de repos et de jouissance entre les tracas de la vie et la mort »5. Ce choix du bon homme Mussard fait de lui un « vrai philosophe de pratique ». Cependant, il faillit devenir fou par passion des fossiles qu’il découvrait partout, avant qu’une cruelle maladie d’estomac ne l’arrache à la vie. Difficile retraite. Cependant sa maison était devenue un asile pour ses quelques amis. Intervalle de quelque façon heureux, de fait ; et non utopie chimérique. Qui rêve d’une île, d’une oasis, finit, peu ou prou, par en dessiner une esquisse autour de lui. Espace de suspension, utopie partielle réalisée. On peut bien parler d’un « rien faire philosophique »6 comme Roland Barthes rêvant finalement d’une nouvelle œuvre, d’un roman, mais aussi indiscernablement d’une nouvelle vie : Vita Nova. Là encore, une simple esquisse. Difficile retrait encore. Le projet le plus sensé n’a jamais le temps que d’être esquissé. Il laisse cependant les traces précieuses de sa fugacité. Qu’est-ce que je ferais si le temps m’était donné, un long temps, de ne rien faire ? On se souvient de la fin abrupte de La Condition de l’homme moderne, d’Hannah Arendt. Une chute qui a dû en surprendre plus d’un, et qui constitue comme l’annonce de l’ouvrage à venir concernant la pensée et La vie de l’esprit : Nunquam se plus agere quam nihil cum ageret, nunquam minus solum esse quam solus esset – il ne se savait « jamais plus actif que lorsqu’il ne faisait rien, jamais moins seul que lorsqu’il était seul »7.

4Arendt citait souvent de mémoire comme le dit le préfacier de La vie de l’esprit. Elle attribue cette formule à Caton sans plus de précision. Elle provient de La République (I, 17) de Cicéron. Dans cet ouvrage, Scipion Emilien cite un propos de son ancêtre l’Africain rapporté par Caton. Il est question de la supériorité de la vie du sage « qui, plaçant les dictatures, les consulats dans le rang des devoirs imposés, et non dans celui des jouissances désirables peut dire de lui-même que jamais il n’était plus actif que lorsqu’il ne faisait rien, et que jamais il n’était moins seul que quand il était seul ».

  • 8 Jean-Luc Nancy, Que faire ? Galilée, p. 77.

5On a du mal à comprendre en quoi consiste l’activité de celui qui n’a plus rien à faire – cadeau offert à celui qui est mis en retraite, à condition qu’il sache s’en saisir. Plus agere, agere supérieur du rien faire, praxis : « ce faire non transitif qui en faisant se fait plutôt qu’il ne fait quelque chose. » (Jean-Luc Nancy8). On a l’habitude d’invoquer très vite le loisir studieux, la scholè, la vie contemplative et la méditation. Nous ne savons plus très bien ce que cela signifie pour nous. On soupçonne que ces formules viennent dissimuler une pure et simple paresse, une honteuse fainéantise. Plus proche de nous, ce qu’on pourrait nommer un avatar moderne de la contemplation, un « rien à faire » très actif, celui de Rousseau.

« L’oisiveté que j’aime »

6Que rêve donc de faire et de ne pas faire – puissance de ne pas faire (Agamben) – celui qui rêve d’une retraite absolue ? Feuilletons Jean-Jacques…

  • 9 Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions, op. cit, livre XII, p. 641.

« L’oisiveté que j’aime n’est pas celle d’un fainéant qui reste les bras croisés dans une inaction totale et ne pense pas plus qu’il n’agit. C’est à la fois celle d’un enfant qui est sans cesse en mouvement pour ne rien faire, et celle d’un radoteur qui bat la campagne tandis que ses bras sont en repos. J’aime à m’occuper à faire des riens, à commencer cent choses et n’en achever aucune, à aller et venir comme la tête me chante, à changer à chaque instant de projet, à suivre une mouche dans toutes ses allures, à vouloir déraciner un rocher pour voir ce qui est en dessous, à entreprendre avec ardeur un travail de dix ans, et à l’abandonner sans regret au bout de dix minutes, à muser enfin toute la journée sans ordre et sans suite, et à ne suivre en toute chose que le caprice du moment. »9

7Voilà le tableau surprenant d’une inactivité sur-active. Un rêve de retrait, peut-être davantage à notre portée que celui des Cicéron-Caton-Scipion. Et cependant « là aussi il y a des dieux ». Des mouches qui ont des « allures » et des rochers sens dessus dessous. Vivre sans projet, pas même celui de n’en pas avoir. Une vie divine. Une échappée. Une contemplation distraite et errante, erratique.

Quitter les scènes – et sur-vivre

  • 10 RB par RB, Seuil, p. 29.

8Appelons « scènes » les espaces ou les lieux où l’on est sommé de dire ou de faire quelque chose, ou, du moins d’apparaître, en manifestant par ses gestes et ses postures une manière de penser, une position. Les scènes sont multiples et nous en avons traversé des ribambelles. « Détresse – la conférence », comme Barthes légendait une photo de lui où il semblait accablé d’avoir à tenir un discours10. Bien sûr et heureusement, il y a mille façons de ruser avec cette contrainte, et d’introduire dans les poses quelques pensées, ironies, écriture et littérature. Toutes les scènes ne sont pas infernales, mais il y en a qui le sont véritablement. Je pense en particulier à ce qu’on appelle à l’Université « Jury de thèse » ou « commission de spécialistes ». La salle de cours n’est pas forcément terrorisante comme une scène, même si elle comporte inévitablement un côté théâtral. On peut y jouer. Tandis que la scène, par essence fasciste, vous cloue à une place et à une gesticulation particulière. Le défilé militaire (auquel j’ai échappé – premier retrait : l’exemption de service, la réforme ) est le summum de l’espace scénique.

9Par ailleurs, les espaces publics sont nombreux, îlots ou oasis, où l’on n’est pas sommé d’être quelqu’un. « Toujours au fond des cafés comme au fond des bois » chante Brigitte Fontaine. Tous les bistrots n’ont pas cette profondeur, mais il y en a. Espaces neutres, suspensifs. Espaces de survie. « Vivre n’est pas survivre », disait-on à la belle époque des années 70. L’âge du retrait est celui de la survie. Un espace de temps, un laps, c’est-à-dire un écoulement, « entre les tracas de la vie et la mort ». Une pure possibilité ouverte. Un « relaps » : retour au jeu et à la paresse de l’enfance. Retrait-relaps-retour.

10Magnifique description de ce qui est ici nommé « scène », encore chez Rousseau à propos de l’« oisiveté des cercles » (nous pouvons penser à de nombreuses situations de « pots » entre collègues) :

  • 11 Rousseau, op. cit., p. 640.

« Dans une compagnie il m’est cruel de ne rien faire, parce que j’y suis forcé. Il faut que je reste cloué sur une chaise ou debout planté comme un piquet, sans remuer ni pied ni patte, n’osant ni courir ni sauter, ni chanter, ni crier, ni gesticuler quand j’en ai envie, n’osant pas même rêver ; ayant à la fois tout l’ennui de l’oisiveté et tout le tourment de la contrainte ; obligé d’être attentif à toutes les sottises qui se disent et à tous les compliments qui se font, et de fatiguer incessamment ma minerve, pour ne pas manquer de placer à mon tour mon rébus et mon mensonge. Et vous appelez cela de l’oisiveté ? C’est un travail de forçat. »11

11« Cloué sur une chaise ou debout planté » : voilà les postures qu’un retrait permet de fuir et d’éviter. Les scènes sont des planches de fixation dont il convient de se détacher. Le retrait n’est pas une posture mais un geste de dérobade comme il s’en pratique dans les arts de combat. « On ne m’aura plus » murmure celui qui se retire… « Un radoteur qui bat la campagne. »

Pour finir, une touche de Zen

12En Chine, dans un temple Zen, le Maître dit un jour à ses disciples pendant la pratique de zazen :

  • 12 Taisen Deshimaru, Za-Zen, Seghers, 1974, p. 34.

13« Que faites-vous ?
Nous ne faisons rien.
Non, vous faites sans faire. »12

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Notes

1 Jacques Derrida, « Le retrait de la métaphore », in Psyché. Inventions de l’autre, tome 1, Galilée, 1987.

2 Montaigne, Essais, cité par Antoine Compagnon, Un été avec Montaigne, Édition des Équateurs, p. 143.

3 Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions, Livre X, Pléiade, p. 517.

4 Ibid.

5 Ibid., p. 373.

6 Note de Roland Barthes en vue de son projet de Vita Nova. Reproduit in Roland Barthes, Album, Inédits, correspondances et varia, édition établie et présentée par Éric Marty, Seuil, 2015, p. XXXIV.

7 Hannah Arendt, La condition de l’homme moderne, trad. de l’anglais par Georges Fradier, Calman-Lévy, 1988, p. 404.

8 Jean-Luc Nancy, Que faire ? Galilée, p. 77.

9 Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions, op. cit, livre XII, p. 641.

10 RB par RB, Seuil, p. 29.

11 Rousseau, op. cit., p. 640.

12 Taisen Deshimaru, Za-Zen, Seghers, 1974, p. 34.

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Pour citer cet article

Référence papier

Benoît Goetz, « Un fin mot : le retrait »Le Portique, Cahiers du Portique n°16 | 2019, 147-153.

Référence électronique

Benoît Goetz, « Un fin mot : le retrait »Le Portique [En ligne], Cahiers du Portique n°16 | 2019, document 11, mis en ligne le 15 mars 2022, consulté le 14 septembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/leportique/4128 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/leportique.4128

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Auteur

Benoît Goetz

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