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Rue du retrait

Pour Benoît, avec admiration et affection.
Joëlle Strauser
p. 87-89

Texte intégral

1À Paris, dans le XXe, on trouve une rue qui va de la rue de Ménilmontant à la rue des Pyrénées. On l’appelle « rue du Retrait ». On sait que son nom vient de l’ancien vignoble du Ratrait qui s’y trouvait. En ancien français, le ratrait désignait une reprise au sens juridique. Il m’a semblé qu’une rue au nom de vignoble ne saurait déplaire à Benoît. On y trouve un théâtre, la maison natale de Maurice Chevalier, des fresques... Il y a même un film de 2001, Rue du Retrait qu’on doit à René Féret. Cette rue devrait être dédiée à Benoît.

2Il y a donc un sens juridique du mot retrait : c’est, selon le Littré, « l’acte par lequel un tiers se substitue à l’acquéreur d’un bien pour s’en approprier les bénéfices et les charges ». Mais je ne crois pas que cela concerne Benoît.

3Il y a aussi le sens bancaire du retrait, mais je n’évoquerai pas les questions désagréables.

4Il y a encore le sens sexuel du retrait, mais mon intimité avec Benoît ne va pas jusqu’à me qualifier pour évoquer ses pratiques.

5Il y a, bien sûr, le retrait dont Achille, dans le premier chant de l’Iliade, donne l’exemple paradigmatique quand il « se retire sous sa tente ». On se rapproche. Mais... je n’ai jamais vu Benoît en colère, à proprement parler.

6Il y a, dans le Littré, l’évocation des « retraits de l’âme » qui, selon Gide, « sont et doivent demeurer plus secrets que les secrets du cœur et du corps ». Je ne sais pas si Benoît, contrairement à moi, a une âme, mais je crois bien qu’il dispose de ces retraits-là.

7Il y a, enfin, la locution « en retrait ». Cette expression a d’abord signifié « seul », puis « replié sur soi ». Se tenir en retrait, reste à savoir de quoi, c’est une attitude que Benoît adopte volontiers.

  • 1 Benoît Goetz, La dislocation, Les Éditions de la Passion, Paris 2001.

8Mais il y a surtout l’usage du terme retrait par Benoît lui-même dans La dislocation1, longue méditation sur Architecture et Philosophie, comme l’indique le sous-titre.

  • 2 Ibid., p. 118.
  • 3 Ibid., p. 103.

9Le retrait dont il parle se conjugue avec le seuil. « Il n’y a finalement d’éthique », dit-il, « que par [la] possibilité de varier les séjours, d’entrer ou de sortir, de se tenir sur le seuil, en situation d’instabilité. »2 Et, après avoir cité Nietzsche : « Je ne sais ni entrer ni sortir ; je suis tout ce qui ne sait entrer ou sortir – soupire l’homme moderne », Benoît ajoute : « Hésiter sur le seuil, sur la bordure ». Un peu avant, il commente le difficile concept d’« inhabitation » en ces termes : « Être là tout en gardant un pied ailleurs » et il invoque « une problématique du seuil et de l’hésitation »3. Il avait, encore avant, évoqué le seuil et la porte, dans de belles pages sur l’entrelacement du dehors et du dedans.

  • 4 Roland Barthes, « Au séminaire », L’Arc, n° 56, 1974, p. 48 6.
  • 5 Op. cit., p. 160.

10On conçoit que le retrait lui soit essentiel. Mais il y a encore une sorte de retrait chère à Benoît : c’est cet « espace pour la pensée » que peut constituer « l’école » (l’Université, peut-être, au moins avant « l’Université de Lorraine »). Cet espace privilégié, c’est le Séminaire de Barthes qui en est l’archétype, pour Benoît. Je ne peux malheureusement pas citer le bel article que Barthes lui-même lui consacre4, mais la belle image du « jardin suspendu », à elle seule, condense toute une pensée de la suspension et du retrait. Benoît commente : « Tracer un espace – c’est-à-dire le penser et le désirer, acte éminemment architectural, – c’est se séparer, se mettre en retrait et à part, dans un autre temps, pour passer autrement le temps. Le temps de la scholè, du loisir studieux, a besoin d’espace pour se déployer librement. Il a besoin d’un espace fermé, asilaire, protecteur. »5

  • 6 Le Banquet, 174 d, tr. Émile Chambry, GF, p. 34.

11Je ne sais pas évoquer le retrait avec la finesse et le charme de la prose de Benoît, mais je ne saurais terminer sans l’évocation d’une autre figure, tutélaire pour le philosophe, même quand il la conteste : Socrate, « retiré dans le vestibule de la maison voisine, n’en [bougeant pas] », parce qu’il est « enfonc[é] dans ses pensées », ne franchissant pas immédiatement le seuil de la maison d’Agathon, pour participer au Banquet6.

12Seul, sur le seuil, retiré en lui-même.

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Notes

1 Benoît Goetz, La dislocation, Les Éditions de la Passion, Paris 2001.

2 Ibid., p. 118.

3 Ibid., p. 103.

4 Roland Barthes, « Au séminaire », L’Arc, n° 56, 1974, p. 48 6.

5 Op. cit., p. 160.

6 Le Banquet, 174 d, tr. Émile Chambry, GF, p. 34.

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Pour citer cet article

Référence papier

Joëlle Strauser, « Rue du retrait »Le Portique, Cahiers du Portique n°16 | 2019, 87-89.

Référence électronique

Joëlle Strauser, « Rue du retrait »Le Portique [En ligne], Cahiers du Portique n°16 | 2019, document 4, mis en ligne le 15 mars 2022, consulté le 07 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/leportique/4104 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/leportique.4104

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Auteur

Joëlle Strauser

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