Difficile retrait
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« La vérité est que j’ai dit (…) : savoir que le grand drame historique de l’Afrique a moins été sa mise en contact trop tardive avec le reste du monde, que la manière dont ce contact a été opéré ; que c’est au moment où l’Europe est tombée entre les mains des financiers et des capitaines d’industrie les plus dénués de scrupules que l’Europe s’est « propagée » ; que notre malchance a voulu que ce soit cette Europe-là que nous ayons rencontrée sur notre route et que l’Europe est comptable devant la communauté humaine, du plus haut tas de cadavres de l’histoire. »
Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, Présence africaine, 1955, p. 23.
« L’Europe, en se retirant partout, laisse partout l’Europe. Cette civilisation européenne (…) que la mode est de mettre en accusation et même en question, elle est devenue la forme de la civilisation universelle. Étrange façon de déchoir, voire de mourir ! Ce qu’on pourrait plutôt se demander, c’est si elle a informé la civilisation universelle dans ce qu’elle avait elle-même de meilleur. Et si les péchés trop certains dont elle s’est chargée – impérialisme, nationalisme, racisme, dépérissement spirituel – ne sont pas devenus les péchés du monde entier, "tiers monde" compris. »
Yves Florenne
1Question : pourquoi ce qui touche à l’Afrique tend-t-il à être systématiquement pensé en termes de défaut ou d’excès ? Pourquoi les choses africaines sont-elles si facilement perçues et pensées à travers les grilles de la caricature, de la farce ou de la plus sombre des tragédies ?
- 1 Mudimbé V.-Y., L’odeur du Père. Essai sur des limites de la science et de la vie en Afrique noire, (...)
2C’est que l’Afrique à partir de laquelle on pense et on parle est une invention nouvelle. C’est une construction récente juchée sur un socle antique trop aisément et opportunément négligé, occulté, voire insoupçonné. On dirait une maison de guingois qui, à tout moment, menace de s’écrouler tant ses pseudo-fondations sont fragiles, peu profondes et inauthentiques. Le constat d’une histoire de l’Afrique riche et complexe, mais raturée ou tue, à encore écrire, ne prend son sens plénier qu’en lien avec l’idée selon laquelle « l’histoire est une pratique condamnée, aujourd’hui comme hier, à se chercher des normes susceptibles de rendre ses conquêtes comme ses résultats, chaque jour, un peu moins subjectifs. Pareille conception permet d’exorciser certains travaux européens qui rendent compte de l’Afrique de manière étonnante ; en plus, cette exigence peut fortement aider à relativiser des passions faciles qu’entretiennent, sur le continent africain, des nationalismes conquérants. »1. Pour l’Afrique et donc pour le monde, les « combats pour l’histoire » sont encore et toujours d’une urgence première. L’intelligence historique renouvelée dira et fera mieux prendre conscience des interconnections anciennes et des subtilités nombreuses qui pourraient permettre de relativiser la portée des ruptures et valoriser la force des liens, des relations et des circulations plus intriquées et plus subtiles qu’on ne l’imagine entre des lieux et espaces apparemment séparés, distincts et éloignés.
- 2 Baltrusaitis J., Les perspectives dépravées (T. 1) : Aberrations, Champs-art, 1995, p. 9. Il y a à (...)
- 3 L’occident est une notion-valise, complexe et floue qui traverse une histoire longue. Qu’est-ce que (...)
- 4 Entre novembre 1884 et février 1885, les puissances coloniales européennes se réunissent à Berlin e (...)
3Quoiqu’il en soit, la prolifération des représentations, des imaginaires, des discours et des pratiques politiques et économiques qui, aujourd’hui, est rendue possible à partir de cet objet éminemment problématique qu’est l’Afrique forme un cadre de circulation quasi systématique des images aux « perspectives dépravées » (J. Batrusaitis2) et des idées tronquées. Il y a certainement à prendre au sérieux une lecture de l’histoire de l’Afrique-Europe à partir de cette perspective de l’anamorphose historico-culturelle. Elle permettrait d’accéder, par une entrée inhabituelle, originale mais stimulante et, croyons-nous, porteuse de fécondité, à une intelligence nouvelle de nombre de phénomènes qui, pour l’instant, sont trop rapidement, mis au compte de la fantaisie ou de la supposée folie africaine ou encore de la présumée condescendance européenne. Certains, très nombreux, de ceux qu’on appelle africains s’efforcent et tentent d’être, de rester ou d’advenir à eux-mêmes, dans le mouvement même où ils sont toujours (re)-pris, rattrapés et détournés de la tâche vitale de se rapprocher d’eux-mêmes, par les forces et les redoutables réseaux perceptifs, mythiques et imaginaires d’un filet africain aux mailles serrées. Ils sont et restent souvent englués dans les marais de la condition de dominés. Ainsi, prisonniers d’une gangue exogène ou de sécrétions endogènes induites par la perversion de situations historiques torses, se débattent-ils sans repos et avec un espoir très faible de se tirer de cette complexe situation. Du dedans et de la profondeur des caves de la « maison coloniale », ils crient ou parlent avec des mots, des langues et même une pensée eux-mêmes souvent piégés et pétris de considérations exogènes profondément insinuées et endossées. Beaucoup, sans doute les plus nombreux, sont encore et toujours anesthésiés, éblouis ou fascinés par ce qu’ils croient être la lumière de l’astre solaire. Cet astre salutaire qui les aurait, disent-ils, danseurs amnésiques, révélé à eux-mêmes et à l’histoire. D’ailleurs, tant de lieux et d’espaces ne s’inscrivent- ils pas et n’émergent-ils pas à la lumière de ce qu’on a voulu appeler l’Histoire à partir de leur « découverte » par tel ou tel célèbre aventurier, opportuniste « découvreur » venu du « Centre-Occident »3 ou de l’Euro-Amérique ? Ainsi, les autochtones transformés en dévots, reconnaissent-ils, dans un premier temps, la grâce rédemptrice de l’Histoire qui avait pu, prétend-t-on, « sauver » ces peuplades, réputées « perdues ». Ils pouvaient dès lors « commencer » à exister véritablement à partir du moment où l’on avait pris « acte » de leur « naissance à l’Histoire ». Où nous comprenons que l’Afrique comme objet reconstruit, recartographié et redéfini est une invention et une production européenne4. En tant que telle, elle est prise et comprise dans et à partir de l’hypertrophie cosmogonique occidentale dans sa capacité et sa prétention à initier un ordre sémantique eurocentré à vocation universelle. En tant que telle, l’Europe se pose comme centrale et sourde. Dans ses productions et représentations métonymiques de l’histoire, on ne peut entendre que l’écho, diversement redupliqué, de ses propres considérations.
4L’histoire de ce qu’on appelle Afrique, dans sa relation asymétrique avec son « pair » l’Occident, raconte au fond, la fable d’une invagination mythique et historique où différents protagonistes de la séquence historique en relation sont pris et sans cesse reprisés dans une aberration régressive généralisée et incompréhensive. Les différents segments et éléments en relation par complications-implications, toujours tendent à se retourner comme en « doigt de gant » et à s’impliquer tout en s’emboîtant mal les uns dans les autres, occasionnant par-là même toutes sortes de blocages, d’impasses, de nœuds, de flatulences, de boursouflures et de corrélations perverses. Cette histoire-fable, monstrueuse et simultanément fascinante, proprement incroyable par ses excès et ses carences coïncide avec celle d’un long malentendu rempli de sous-entendus et d’équivoques, de complicités, de duplicités et parfois aussi… d’affinités étranges, de désirs, de passions et d’histoires humaines authentiques. Ainsi, l’histoire de cet étrange objet résonne-t-elle d’une absence pleine, d’un silence tonnant de voix qu’on voudrait à tout prix tues, étouffées, de mots qu’on ne cesse de rageusement raturer, d’une humanité que l’on voudrait enfermer dans les affres de la moindre valeur, de la caricature ou de l’insignifiance.
5Aujourd’hui encore, parler de l’Afrique, de son histoire et de son actualité, relève encore trop souvent d’une sorte d’incongruité tant les imaginaires de la disqualification et de la fable sont prégnants et ont saturé aussi bien le champ du réel historique que celui de ses représentations. L’histoire de l’Afrique qu’on produit et qu’on s’efforce de faire admettre est celle d’un espace engendré et accouché par le génie et la générosité féconds d’un Occident tutélaire voire démiurgique. L’Afrique telle qu’on la conçoit et la dit à partir du code d’encryptage et de décryptage occidental est un chiffre faible. C’est une sorte d’indéchiffrable qui fausse les calculs. Elle ne cesse de dysfonctionner et de boiter dans cette arithmétique. Les réponses aux questions posées à propos de l’objet Afrique ne tombent pas justes. Elles sont toujours et nécessairement fausses. En fait, elles trahissent une imposture de départ. La ratio occidentale est prise dans l’imposture métonymique de se vouloir poser comme une théorie universalisante alors même qu’elle n’est qu’une version particulière comme les autres.
6Ainsi, le discours actuel sur l’Afrique s’élève-t-il et tente-t- il de se tenir sur la base friable et déjà fissurée d’une insolente et violente occultation. Savoir que l’Afrique qu’on veut nous présenter est le fruit de l’arbitraire et de la violence d’une décision particulière prise à partir d’une histoire foncièrement non africaine : une imposition voire une imposture. C’est une condition et un préalable pour espérer penser les choses avec quelque espoir de pertinence. L’objet historique identifié comme « Afrique » n’est possible comme tel qu’à partir d’une bruyante surdité sur les voix et les innombrables noms qui le précèdent bien haut et loin, avant les petites hauteurs d’hier. Et pourtant les voix de l’imposture ne manquent pas de souffle. Elles continuent, sur les plaines et marécages offerts, de mêler, d’estomper et de colorer voire de couvrir, fantômes ou anges, les voix authentiques du présent, leur timbre, leur accent et leur tonalité, devenus hiéroglyphiques, peinent à délivrer un sens. Cette situation ouvre l’espace d’une multitude de questions qui peuvent éclairer l’écheveau des relations enchevêtrées et complexes entretenues entre d’une part, les hommes de cet espace produit et d’autre part, ceux qui se veulent, sont vus et entendus comme les grands accoucheurs de cette réalité historique.
- 5 Cette figure du « répliquant » nous la devons à Ridley Scott dans son film Blade runner (1982), fil (...)
7Interroger les relations compliquées de l’Afrique et de l’Occident à partir de la grille de l’enchevêtrement duplice et de l’invagination continue c’est probablement tenter de se donner les moyens d’entrer dans une forme d’intelligence renouvelée des handicaps, des déficiences et des incapacités développés par les uns et les autres protagonistes de cette scène historique implexe. C’est revenir sur les données qui contribuent au processus de sédimentation continuée et qui tendent à renforcer les épaisseurs de l’impensé de la domination et à nourrir l’humus fétide de la soumission silencieuse ou bavarde. Si l’on considère l’histoire de l’Afrique, c’est toujours ou très souvent à partir du temps, des théories et des notions et concepts occidentaux qu’on l’envisage. Le point de vue, le levier aussi bien que les outils conceptuels et repères sont bien souvent prêtés par ou empruntés à la matrice nourricière de l’Occident alors même qu’à maints égards, l’Occident se nourrit et s’enrichit diversement de l’Afrique et du monde. On pense in fine l’Afrique souvent sinon toujours à partir des mots, des langues, des outils et des moyens de l’Occident. Y aurait-il des intellectuels « africains » qui tenteraient de parler juste de l’Afrique et en son nom propre ? Là encore, là surtout, il faudrait faire preuve de la plus grande attention et vigilance. Jusqu’à présent, il n’est pas encore certain qu’on rencontre tant d’intellectuels africains authentiques. La scène africaine est saturée de « répliquants »5, de zombies, de marionnettes et de ventriloques qui, bien malgré eux, sont littéralement parlés, hantés, habités, possédés et mus par des puissances obscures et des entités autres. Ce pour dire que l’on parle, depuis le milieu des années 40, de la libération de l’Afrique. Des mouvements militants, des leaders charismatiques, des vagues enthousiastes de populations ardentes ont agi et ne se sont épargnés aucune peine pour l’avènement de cette, tant désirée, libération qui inaugurerait, pour le continent africain, une nouvelle ère historique.
8Force est de constater que le temps passe et les forces de la stagnation non seulement demeurent mais se renforcent. Il y a lieu de se demander si le rendez-vous des Indépendances n’aura pas été qu’une vaste pantalonnade où les forces conjuguées de la colonisation auraient simplement changé de méthodes et de techniques. Les questions qui se posent aujourd’hui reviennent à savoir dans quelle mesure est-il envisageable de penser pertinemment un possible retrait qui, à son tour, permettrait l’autonomie, la liberté d’initiative et d’action des acteurs d’un champ historique particulier. Pour ce faire, il y a lieu de tenter de prendre la mesure de l’invagination historique qui caractérise les relations de l’Afrique et de l’Euro-Amérique. À partir de ce constat, on pourrait alors évaluer la force et la justesse de cette idée même de retrait ainsi que sa critique. L’idée d’un retrait ne signifiant nullement une apologie pour un hypothétique retour vers je ne sais quelle Afrique pure et originaire. Il ne peut y avoir de retour. La question du retrait est tout autre. Elle suppose une juste et justifiée prise de distance vis-à-vis d’un certain nombre de théories et d’usages. Un retrait qui supposerait l’ouverture et la libération de l’espace d’une parole recouvrée en son plein potentiel mnésique, critique, évaluatif et projectif.
Contre la confiscation monopolistique de la théorie : la nécessaire réhabilitation de la multipolarité
- 6 Lacoue-Labarthe P., « La philosophie fantôme » in Lignes, mai 2007, pp. 205-214.
- 7 Einstein C., La sculpture nègre, trad. Liliane Meffre, L’Harmattan, 1998, p. 17.
9La tradition intellectuelle occidentale a réussi le coup de force de se constituer, de se construire, de s’imposer et d’être perçue comme le centre culturel mondial. L’Euro- Amérique ou l’Occident se voudrait le lieu à partir duquel, au regard du monde, se définissent les normes de validation universelle de toute théorie digne de recevabilité. On se souviendra d’une époque, pas très lointaine, où se déroulaient des discussions vives et passionnées sur l’impossibilité d’une philosophie africaine. On se souviendra, par exemple, des propos du grand Hegel lui-même mais aussi de personnages comme Arthur de Gobineau, Ernest Renan ou Jules Ferry sur l’absence de civilisation et l’anhistoricité de l’Afrique. On se souviendra aussi, encore plus près de nous, du discours de Philippe Lacoue-Labarthe posant qu’« on ne peut pas penser philosophiquement en Moorè, en Fon ou en Yoruba »6. Ces idées et propos péremptoires tombent tel un couperet après un long et précautionneux discours préparatoire dont on connaît trop bien les grosses ficelles à savoir dire et préciser encore et toujours la spécificité de la philosophie et sa démarche pour aboutir à l’exclusion de certains au profit des autres. Or, quelle que soit la langue usitée, la philosophie est toujours et nécessairement un re-travail de décantage sur la matière, la gangue de la langue. Au fond, de quoi les propos de Philippe Lacoue-Labarthe, et de bien d’autres avant lui et très certainement après lui, sont-ils le nom ? De quoi la récurrence de cette thématique sans cesse remobilisée par divers personnages est-elle le symptôme ? Ces propos et attitudes disent, traduisent et trahissent une passion d’exclusion de l’Afrique et une volonté de la garder et de la regarder comme réserve et nuit. Les mots de Carl Einstein, sont à ce propos, très clairs, en réponse à ceux qui posent irrévocablement que l’Afrique n’a ni art, ni civilisation, ni philosophie : « Il n’y a peut-être pas d’autres arts que l’Européen aborde avec autant de méfiance que l’art africain. Son premier mouvement est de nier le fait même d’" art " et il exprime la distance qui sépare ces créations de l’état d’esprit européen par un mépris qui va jusqu’à créer une terminologie dépréciative. »7 Toutes ces dépréciations et caricatures relèvent avant tout d’une tentative passionnée de sauvetage de la centralité insulaire et intangible d’un Centre-Europe qui prend l’eau et qui veut à tout prix garder le prestige et le privilège d’être le lieu unique et définitif d’élaboration de la théorie universalisable.
10Ces démarches relèvent du cache-sexe qui cache mal les traits débordants d’un ethnocentrisme savant ainsi que la difficulté à être conséquent avec ce qu’est la philosophie : une déroutante expérience de pensée. Il y a peut-être à rappeler que la philosophie en son émergence ne peut être séparée de la géographie et de l’histoire extraordinairement mouvementées et enchevêtrées du monde méditerranéen dans la complexité de ses flux et turbulences. Le « miracle grec » par lequel le don précieux de la philosophie est fait au monde est inséparable des paysages insulaires de ces mondes grecs si dynamiques, si fluides, si communicants, si convergents et si divergents les uns avec les autres. Les environnements de ces grandes civilisations si brillantes et si bouillonnantes de savoirs élaborés et de systèmes de pensées si riches sont exemplaires. L’immense Égypte au savoir si raffiné, les subtils marchands phéniciens si audacieux, les sumériens si inventifs, les fiers assyriens, les redoutables crétois, les perses ingénieux, les scythes insaisissables, les juifs à la nuque raide… tous ces fiers et grands peuples qui, de très longue date, sillonnent et labourent la maternelle méditerranée, font commerce, coopèrent, guerroient, s’aiment et se détestent dans une fréquentation qui les unit et laisse sédimenter ou précipiter des données in fine indiscernables. Ils sont engagés nolens volens dans une longue et passionnante négociation et conversation historique. L’interfécondation de ces diverses données et personnalités historiques emmêlées et enchevêtrées inextricablement composent une solution intellectuelle complexe générant un magma gnoséologique qui se condensera en une sorte de résolution originale et inédite. Le « miracle grec » tient au fait que, pour des raisons contingentes dont il faudrait encore tracer les trajectoires, la Grèce a constitué et offert la « cheminée », une sorte d’idéal cratère pour le jaillissement de cette matière incandescente, instable, originale et aimantée : la philosophie. La Grèce est peut-être la terre d’émergence de la philosophie. Elle est le lieu à partir duquel elle s’est révélée au monde et d’où elle s’est élancée sur les routes des hommes. Mais la philosophie est foncièrement une indiscipline. Hirsute, sauvage, inquiétante, déconcertante, la philosophie aime les dehors froids, secs et inconfortants.
- 8 Goetz B., op. cit., p. 50.
- 9 Goetz B., op. cit. pp. 50-51.
- 10 Boubeker A., Les mondes de l’ethnicité. Voix et regards, Éditions Balland, 2003, p. 10.
11De père inconnu, elle est, elle-même, une fille-mère. Benoît Goetz qui dit des choses si belles et si justes sur la maison dit aussi, à juste titre, de la philosophie qu’elle manque de maison. À moins d’entendre et de recevoir l’idée que la « maison philosophique [ouvre sur] une manière d’habiter (ou d’in-habiter) le monde transmise par une pensée. On peut donc [à ce moment-là seulement] parler de la maison d’un philosophe alors même qu’il ne parle ni d’architecture ni même d’espace »8. Nous croyons pouvoir rencontrer Benoît Goetz, en ce que nous disons de la philosophie comme amour et passion des chemins et de l’itinérance qui, au lieu et au titre de la maison positive et officielle, ne dispose que des manières. Nous croyons pouvoir rencontrer Benoît Goetz quand il écrit : « on dira que "maison" est quasiment synonyme de "monde" au sens où l’on parle d’un monde (en sous-entendant qu’il y en a plusieurs), celui des Égyptiens, par exemple ou celui de Giacometti. Et, certes, ces deux notions se rapportent sans cesse l’une à l’autre. La maison est un dedans pour un être-dans-le-monde qui est d’abord dépourvu de maison (un-zu-hause). Je dirai simplement que la maison se situe entre nous et le monde, mais aussi entre nous qui n’habitons pas la même maison. Une maison est un moyen d’avoir un monde, mais pour paraphraser la parole évangélique : il y a plusieurs maisons dans la demeure du monde. »9 La philosophie rompt les amarres. En tant qu’expérience de pensée, elle accepte de dériver en haute mer, là où le péril abonde et où la préoccupation de la sécurité devient un luxe voire une excentricité. Entrer en philosophie c’est accepter l’inconfort et l’angoisse de l’expérience de la pensée sans sécurités, assurances ni attaches. Amoureuse généreuse, la philosophie n’est, pour ainsi dire, pas sage. Elle court les rues et ne craint pas d’embrasser les épines du risque. Toujours, elle s’installe provisoirement aux marges des cités fortifiées, aux carrefours, sur les parvis des temples, aux abords des places où, infatigablement, elle converse avec qui veut lui parler et généreusement se prête à qui la désire vraiment. On échouera toujours à vouloir cantonner la philosophie en un lieu sûr et précis, aussi prestigieux soit-il. Souvent, aux grés de ses pérégrinations, elle accouche d’enfants aux pères toujours et nécessairement douteux. Ils sont étranges, hirsutes, excentriques, rigolards, poètes, chauves, handicapés, géniaux, métis, nains, patibulaires, énigmatiques et méconnaissables. Devrait-on pour autant les rejeter, les renier pour illégitimité ? La philosophie est une fille-mère qui ne se tient pas bien. Elle se refuse à adopter les bonnes manières, celles qui sont requises pour être une bonne mère et une fidèle épouse. On échouera toujours à vouloir la domestiquer. Pour parler de la philosophie je m’inspirerais des mots de Ahmed Boubeker décrivant, dans son livre, Les mondes de l’ethnicité10 les aventures de la modernité ainsi que son happy end raté que les bâtisseurs et thuriféraires de la légende dorée veulent à tout prix, et dans une posture thanatopraxique, maintenir. Je remplacerai donc philosophie là où Ahmed Boubeker écrit modernité. « Vivre ensemble comme citoyens d’une nation en respectant la vie privée de chacun apparaît comme le happy end du grand récit de la philosophie. Mais c’est une autre histoire que nous conte en sourdine la triste cohorte des oubliés de cette légende dorée, métèques, salope en cheveux (ne portant pas de chapeau comme les vraies dames), crève misère, rufians, taulards, gens de peu, gens infâmes et autres gueux, sacrifiés sur l’autel de l’universalisme de la raison. Les frontières tracées par le récit fondateur de la philosophie, entre le passé mythique et l’avenir radieux, à la perpendiculaire de celles séparant les appartenances culturelles et la citoyenneté, ces frontières sont dénoncées par l’expérience de héros existentiels traversés par la seule frontière entre la survie et la mort. Figures torturées de l’étrangéité, figures du tragique de l’action, poursuivies par la mémoire et l’oubli, ces agents troubles s’infiltrent entre les lignes du récit de la philosophie. » Ces voix disent, dans une polyphonie de plus en plus imposante : « Nous sommes aussi la philosophie. » Il y a une contre-histoire de la philosophie avec laquelle il faudrait apprendre nolens volens à compter. Sinon, la philosophie dans sa version soigneusement thanatopraxée, se réduira à un sourire grimaçant qui ne fera plus rire personne. La vraie philosophie, vivante et vivifiante quant à elle est déjà et toujours ailleurs et n’a pas fini de surprendre et d’étonner le monde. Aussi, au regard de toutes ces considérations, le débat sur la grécité ou la non-grécité originaire de la philosophie ou sur l’existence ou non d’une philosophie africaine ou indienne ou que sais-je encore s’avère-t-il, au fond, d’une importance toute relative et d’ailleurs très daté. Si l’on veut parler d’une fossilisation de la philosophie alors nous pouvons être autorisés à perdre notre temps à ces considérations d’apothicaires jaloux et gardiens de quelques breuvages éventés, sans mystères et qui d’ailleurs n’intéressent personne sinon leurs propres confrères en quelques obscures affaires d’arrière-boutiques.
- 11 Mbembe A., « L’Afrique en théorie », in Multitudes, n° 73, hiver 2018, p. 146.
12Si, au contraire, nous voulons continuer à nous tenir et nous situer dans le tempo et le rythme qu’imprime et qu’exige l’urgence philosophique ainsi qu’à faire vivre, par la quête du sens, les expériences auxquelles la démarche authentique d’une philosophie toujours soucieuse du présent et de l’avenir nous convie. Il nous faut alors être toujours plus attentifs aux modifications, aux déplacements, aux dérangements des ordres, aux nouvelles alliances et aux manières toujours nouvelles de penser et de dire les approches du vrai et de l’essence. La philosophie est provocation et renouvellement permanents des questions. Ses itinérances la situent toujours en des carrefours inquiétants et pourtant riches de possibles surprises. Cette perspective voue une fois pour toutes les prétentions du monopole occidental de la théorie aux « calendes grecques ». Les problèmes du monde actuel exigent d’être théorisés à partir de « n’importe où » et en croisant et en assumant des méthodes qu’on appelait, hier encore, exotiques ou excentriques. C’est que « ces processus, écrit Achille Mbembe, ont coïncidé avec la remise à plat de la carte intellectuelle mondiale, un changement qui a commencé durant l’ère de la décolonisation. À côté des centres et des institutions de recherche traditionnelles de l’Atlantique du nord, des circuits alternatifs de circulation (sud-sud, nord-est, sud-est) ont émergé durant le quart du vingtième siècle »11. Ce changement de perspective, ce décentrement est une nécessité, une justice rendue au réel. Il ne signifie cependant pas l’accomplissement de miracles sur le plan des renouvellements théoriques. L’exemple de la philosophie et de l’histoire, recluses et confisquées dans une européanité si peu légitime et qui ne cesse de déborder des frontières et barrières qu’on veut lui assigner, nous indique et nous oriente vers la possibilité d’expérimenter, de réinventer et de repenser le réel en toute liberté et à partir des lieux où se passent et se déroulent les choses vivantes, les choses nouvelles. Restaurer les droits du sujet pensant qui qu’il soit et d’où qu’il soit est une condition sine qua non pour l’instauration de nouveaux régimes féconds de la pensée qui soient plus en phase avec la réalité d’une histoire qui ne coïncide plus exactement et nécessairement avec les intérêts et les attentes d’un Occident qui lui-même n’existe d’ailleurs plus vraiment.
- 12 Mudimbé V.Y., op. cit. pp. 12-13.
13En d’autres temps et par rapport à d’autres enthousiasmes un peu calmés aujourd’hui, la décolonisation était perçue et pensée comme un moment de radicalité où était proposée l’idée d’une rupture et ipso facto d’un retrait de l’Afrique du giron de l’occidental colonisateur. Le projet ou le rêve était de réinventer fantasmatiquement une Afrique authentiquement africaine. Ce projet requiert de prendre au sérieux toute la mesure des implications et des dépendances mutuelles induites par le phénomène colonial. Pour les Africains, l’idée d’un difficile retrait est, en ce point, formulée efficacement et avec clairvoyance par le philosophe congolais V.Y. Mudimbé qui en appelle à la prise d’un maximum de précautions quant à la mise en route d’une telle manœuvre. Il écrit : « Pour l’Afrique, échapper réellement à l’Occident suppose d’apprécier exactement ce qu’il en coûte de se détacher de lui ; cela suppose de savoir jusqu’où l’Occident, insidieusement peut-être, s’est approché de nous ; cela suppose de savoir, dans ce qui nous permet de penser contre l’Occident, ce qui est encore occidental ; et de mesurer en quoi notre recours contre lui est encore peut-être une ruse qu’il nous oppose et au terme de laquelle il nous attend, immobile et ailleurs. »12
- 13 Foucault M., Les mots et les choses, Gallimard, Paris, 1966, p. 385.
- 14 Lévi-Strauss, La pensée sauvage, Librairie Plon, 1962. Ce texte majeur vise à réhabiliter ces pensé (...)
- 15 Sloterdijk P., Le palais de cristal. À l’intérieur du capitalisme planétaire. Maren Sell éditeurs, (...)
14Ces mots de V.-Y. Mudimbé traduisent toute la difficulté de penser non seulement la pertinence mais aussi la possibilité de mener à son terme le projet d’un retrait de ce giron occidental à partir duquel un sujet africain dit moderne s’est lui-même constitué et élevé. Dans le sens inverse, du côté de l’Occident impliqué avec l’Afrique en particulier et les mondes autres en général, les choses ne sont ni plus simples, ni plus claires. La pensée occidentale aussi fondatrice et centrale qu’elle se voudrait et se prétendrait reste hantée, habitée voire obsédée par les pensées, les expériences et les ombres des autres. Elles la travaillent et la creusent en son centre même, lui donnant cette coloration critique et inquiète qui la tend jusqu’au vertige exorbitant. L’idée que l’Occident tende à toujours fonder son identité et sa centralité à partir de l’enquête sur les autres et les nombreuses tentatives de redéfinition, de caractérisation et de hiérarchisation de ces derniers, qu’elle prétend connaître et comprendre à travers l’arsenal des grilles analytiques de ses sciences dites humaines, traduit au fond, toute sa dépendance et sa propre détresse aussi. L’histoire des sciences humaines occidentales est traversée de part en part par le souci et l’obsession implicites de s’instituer et de se situer comme centre vis-à-vis de cet autre périphérique et marginal qu’elle peine à connaître mais qui, par et à travers les énoncés qu’elle ne cesse de produire sur elle, lui permet ipso facto de se constituer en le limitant et en le circonscrivant. Chantant haut et parlant fort d’universalité toujours, les sciences humaines occidentales se posent néanmoins à partir d’un lieu particulier d’énonciation. On le comprend à partir des considérations développées au travers de disciplines spéciales comme l’ethnologie. L’autre et son espace sont objets nécessaires et menaçants de l’ethnologie. Michel Foucault l’indique assez clairement lui qui interroge ensemble l’ethnologie et la psychanalyse, autre discipline ayant des affinités avec les marges de l’inquiétante, et néanmoins centrale et obscure étrangeté. « La psychanalyse et l’ethnologie, écrit-il, occupent dans notre savoir une place privilégiée. Non point sans doute parce qu’elles auraient mieux que toute autre science humaine, assis leur positivité et accompli enfin le vieux projet d’être véritablement scientifiques ; plutôt parce qu’aux confins de toutes les connaissances sur l’homme, elles forment à coup sûr un trésor inépuisable d’expériences et de concepts, mais surtout un perpétuel principe d’inquiétude, de mise en question, de critique et de contestation de ce qui a pu sembler, par ailleurs acquis. »13 Les sciences humaines et spécialement l’ethnologie et la psychanalyse sont des lieux impliqués et compliqués, perpétuellement et obsessionnellement fomentés par cet inquiétant autre sombre, sauvage, barbare que l’on veut à tout prix apprivoiser, civiliser, domestiquer, dés-ensauvager et maintenir sous contrôle : l’amener pieds et poings liés à la lumière de la sotériologique raison. La souveraineté de la science occidentale passe par le désir et la volonté fermes et passionnés de la mise sous coupe réglée des autres et des manières différentes de penser, de savoir. Les « pensées sauvages » (C. Lévi-Strauss14) auraient à rendre des comptes quant à leur degré de pertinence. La prise en compte des autres « régimes d’historicité » (F. Hartog) n’a jamais été une évidence. Où l’on voit que la théorie telle qu’elle se présente, avec son cortège de canons, de méthodes, de règles, de critères et d’exigences, dit d’abord et avant tout un monde particulier et situé, lesté de ses intérêts prosaïques et de ses arrière-pensées colonialistes. L’Histoire, la Science, la Philosophie, La Raison, L’État…, toutes ces idoles en tant que « grands récits » et cadres théoriques majeurs proclament des grandeurs qui cachent mal quelques petitesses. Peter Sloterdijk, philosophe allemand, dévoile ce kyste sournois qui pousse sur le corps des sciences européennes : « …les récits connus de ce type, bien qu’ils aient voulu reconstituer dans un vaste panorama le cours de "l’Histoire", portaient des traits provinciaux insurmontables ; que possédés par des préjugés déterministes, ils ont fait passer clandestinement dans le cours des choses des projections d’objectifs d’une linéarité éhontée ; qu’en raison de leur incorrigible eurocentrisme, ils se trouvaient en situation de conjuration avec le pillage colonialiste du monde. Que parce qu’ils enseignaient d’une manière ouverte ou camouflée l’histoire sainte, ils ont aidé à déclencher un malheur profane de grande ampleur. »15
- 16 Foucault M., op. cit. p. 388.
- 17 Foucault M., Ibid.
15Cette tension au cœur des sciences humaines entre prétention à l’universalité et enracinement dans une histoire et une inscription particulières apparait à travers les mots de Michel Foucault pour qui : « L’ethnologie s’enracine dans une possibilité qui appartient en propre à l’histoire de notre culture, plus encore à son rapport fondamental à toute histoire, et qui lui permet de se lier aux autres cultures sur le mode de la pure théorie. Il y a une certaine position de la ratio occidentale qui s’est constituée dans son histoire et qui fonde le rapport qu’elle peut avoir à toutes les autres sociétés, même à cette société où elle est historiquement apparue. »16 Le lieu de la théorie qu’est l’ethnologie est donc clairement circonscrit et marqué. Dans son nom même, totalement programmatique, l’ethnologie porte la marque du clivage, de la distinction entre, d’une part ceux qui relèvent des aires incertaines des ethnè et, d’autre part ceux qui relèvent de la noble sphère de la polis. On peut là lire la tentation de l’établissement d’une hiérarchie entre les hommes. Il devient dès lors difficile d’accorder crédit à la relativisation foucaldienne qui tente de sauver l’ethnologie des salissures de l’expérience historique : « ce n’est pas dire, évidemment, que la situation colonisatrice soit indispensable à l’ethnologie : ni l’hypnose, ni l’aliénation du malade dans le personnage fantasmatique du médecin ne peut se déployer que dans la violence calme d’un rapport singulier et du transfert qu’il appelle, de la même façon l’ethnologie ne prend ses dimensions propres que dans la souveraineté historique – toujours retenue mais toujours actuelle – de la pensée européenne et du rapport qui peut l’affronter à toutes les autres cultures comme à elle-même. »17 Comment ne pas pointer cette once de « supériorité » qui s’esquisse derrière la science ethnologique dans sa possibilité et sa typologie même ? Dans cette perspective, elle veut garder une altière solitude, citadelle imprenable du bastion occidental face au monde qu’il se donne pour tâche de connaître pour mieux le dominer, le contrôler et assurer ainsi son identité. Ce n’est pas Roger Caillois qui contredira ce propos, lui qui dans sa recension de Race et histoire de Claude Lévi-Strauss, n’hésite pas un seul instant à écrire : « La curiosité à l’égard des autres cultures m’apparaît essentielle. Si l’on me demandait, pour ma part, de désigner la supériorité principale et, si possible, la supériorité incontestable de la civilisation occidentale, je répondrais sans hésiter que c’est d’avoir enfin produit des ethnographes. Claude Lévi-Strauss, à cause de leurs fameux liens de parenté inextricables, salue dans les Australiens les fondateurs de toute sociologie générale. C’est là une terrible confusion, car il n’existe aucun traité loritja ou warramungu, comme aucun traité tlingkit ou kwakiult, sur la famille européenne, ce qui seul pourrait les consacrer sociologues.
- 18 Extrait de Mouralis B., L’Europe, l’Afrique et la folie, Présence africaine, Paris, 1993, p. 76. Ro (...)
16Il n’existe aucun ethnographe bantou ou bororo, ou s’il en existe, il a fait ses études à Cambridge ou à Iéna. »18
- 19 Mbembe A., op. cit. p. 150.
17Arrogance, et aveuglement des fondateurs : toutes ces considérations dans leur ethnocentrisme innocent et sans pudeur nous font toucher du doigt comment et combien étaient solides le sol et les présupposés sur lesquels s’était érigé l’édifice de la théorie occidentale du monde et combien il s’est fissuré et combien il a bougé. Cet édifice à moins d’une réforme radicale flottera de plus en plus, telle une maison sur pilotis, et perdra de son poids et de sa pertinence. Nous voyons bien combien et comment, aujourd’hui, elle accuse ses limites, insuffisances et faiblesses. Il y a non seulement une nécessité mais une urgence à repenser et à réorienter aussi bien les bases que l’économie générale de la théorie en prenant résolument en compte l’expérience générale des protagonistes du champ du savoir et de l’histoire tels qu’ils se constituent, se vivent et se déploient objectivement, sous nos yeux. Pour Achille Mbembe : « La tendance ethnocentrique occidentale à réinterpréter le monde et tous ses processus socio-économiques, politiques et culturels dans une perspective euro-américaine a conduit le monde dans une voie sans issue. »19 Ainsi, retrouver un sens du réel revient- il à la nécessité sinon à l’urgence d’entreprendre une série de réajustements qui ne relèvent certainement pas du retrait unilatéral et sans condition mais d’une approche épistémique nouvelle, inclusive et multi-perspectiviste.
18Les alliances mal négociées et grossièrement nouées, les inféodations forcées et mal intégrées, les digestions mal assimilées, toutes ces aberrations de l’histoire-fable Occident-Afrique génèrent des assèchements, des calcifications, des stérilités et toutes sortes d’emboîtements tordus et tortueux dans l’ordre des dialogues et conversations entre mondes. Elles travaillent souvent à ruiner le champ global de la vie des espaces, des êtres et des hommes. Il n’est pas jusqu’à la vie de l’esprit elle-même d’être touchée et atteinte par ces déformations où l’inauthenticité tient lieu de coutume voire de norme.
19Entre Afrique et Occident, Dieu le Père lui-même y perdrait son latin tant les trajectoires de la conversion africaine au message du Christ sont lieu labyrinthique de télescopages d’enjeux. Quoiqu’il en soit, le christianisme en Afrique est désormais une donne historique importante qui participe de la manière de penser et de sentir des hommes de ce continent. Or, la diffusion du message du Christ en Afrique n’est pas sans poser quelques problèmes quant aux lignes de départ qu’elle dessine entre la culture occidentale, la problématique coloniale, l’appropriation et l’interprétation par les peuples africains de cette foi qui, dans son contexte de propagation, était inextricablement liée aux intérêts et dispositifs économico-culturels, idéologiques et militaires portés par l’entreprise coloniale.
Difficile partage de Dieu : le christianisme africain, un articulateur de récits et de questions
20Afrique : terre de mission. Ce fut longtemps une sorte de slogan et d’évidence pour les occidentaux et les chrétiens d’Europe. Des légions de missionnaires ont investi avec un enthousiasme certain la terre africaine pour y semer l’évangile. Le personnage, mi-romantique mi-aventurier, du missionnaire, porteur par excellence du message chrétien en Afrique noire, s’est trouvé à la croisée des chemins de la propagation de la foi chrétienne et de la civilisation occidentale. D’une part, l’exigence de témoigner de sa foi en ces terres réputées « vierges » de Dieu ou, pire, envahies par les esprits et les cultes démoniaques. D’autre part, ces mêmes terres étaient aussi et malgré tout considérées comme des pierres d’attente pour l’édification des esprits et l’ensemencement de la Bonne nouvelle, de l’Évangile que les missionnaires considéraient comme la vérité. Le point que nous soulignerons ici est celui de l’enchevêtrement inextricable des motivations portées par les protagonistes du champ de la mission.
21Christianiser, coloniser évangéliser et civiliser ; ces différents vecteurs semblaient se confondre. Où passait réellement la frontière entre ces différentes donnes d’action ? L’adhésion africaine au christianisme, de même, se confondra avec une inscription dans les grilles de la culture européenne du missionnaire. L’action évangélisatrice, son témoignage de foi se confondaient avec les voies et les impératifs de la culture matérielle européenne qui accompagnaient ses paroles et ses gestes. Nous ne reviendrons pas sur l’escroquerie intellectuelle consciente ou non qui faisait que les réussites matérielles et l’efficacité instrumentales servaient simultanément de témoignage et de confirmation éclatante par la preuve, si besoin en était, de l’efficace et de la vérité proclamée par le message de la religion du missionnaire. Dans cette configuration, l’efficacité matérielle fonctionnera comme un auxiliaire du message chrétien. Les missions chrétiennes, ce sont aussi et peut-être surtout, l’indispensable constellation d’écoles, de dispensaires de brousse, d’hôpitaux et de fermes agricoles. Dans de telles conditions, la « guerre des dieux » ne pouvait qu’être gagnée par le missionnaire et ses moyens matériels qui plaidaient opportunément pour lui.
22Mais très tôt néanmoins, apparaissent des tensions qui disent la limite de cette collusion opportuniste. L’installation du christianisme en Afrique s’est toujours accompagnée de toutes sortes de mouvements de refus et de révolte qui étaient bien souvent des tentatives, de la part des nouveaux convertis, de « reprendre l’initiative » à leur compte et de réinventer un christianisme plus inculturé, plus inspiré de la vie des hommes du cru et de leur expérience propre. Ces tentatives étaient souvent réprimées violemment. Doit-on citer les expériences historiques, dans le royaume du Kongo, de personnages comme Francisco Kassola et le mouvement Kiyoka ? Doit-on évoquer Appolonia Mafutta Fumaria, la prophétesse des rives du fleuve Ambriz (Royaume de Kongo), et surtout Dona Béatrice Kimpa Vita, jeune prophétesse brûlée vive au nom de sa tentative politico-religieuse de réinvention d’un christianisme à la kongolaise et de réunification du royaume divisé. Ces personnages du XVIIIe siècle se sont illustrés par de nombreuses actions visant à localiser à enraciner le christianisme. Plus près de nous, aux XIXe et XXe siècles, des personnages tels Simon Kimbangu au Congo-belge, William Wade Harris en Côte-d’Ivoire ou le mouvement Kitawala ont tenté de proposer une nouvelle manière, plus locale, de dire la foi à partir de leur assimilation et de leur compréhension des textes judéo-chrétiens. Ces démarches s’inscrivaient dans la logique d’une relecture locale des énoncés chrétiens en lien avec l’expérience concrète qui était la leur. Ces traductions chrétiennes locales croisaient et se conjuguaient nécessairement avec des préoccupations politiques et économico-sociales qui aboutissaient inévitablement à une contestation du modèle social proposé par le christianisme occidental. Ces mouvements ont toujours été suscités par une insatisfaction et de profondes frustrations. Ils ont porté une critique, des propositions ainsi que des désirs de réinvention et de renouvellement sociaux. Il en résultait des tensions et des luttes féroces tant ces initiatives se heurtaient aux intérêts croisés et conjugués de la collusion opportune des appareils doctrinaux chrétiens exogènes et des intérêts politico-économiques des systèmes coloniaux. Comment se retirer, se défaire du christianisme enrobé et pris dans le récit culturel occidental afin de faire valoir des propositions alternatives et des lectures et interprétations authentiquement africaines du message du Christ ?
23L’histoire du christianisme missionnaire coïncide avec l’inauguration d’une longue séquence de méditation et de critique portée par les chrétiens d’Afrique sur leur situation et leur place, leur expérience et in fine leur destin. Ces derniers depuis lors s’engageront, jusqu’aujourd’hui d’ailleurs, dans un questionnement sur la meilleure manière d’articuler, théoriquement et pratiquement, le message du Christ aux besoins et urgences du terrain sur lequel ils étaient engagés. Ce terrain devenu aride réclamait d’eux des réponses justes, pertinentes et fécondes qui pourraient combler le déficit de sens qui semblait atteindre les gestes, les paroles, les langues et les signes de leur monde originaire devenu comme creux et sourd. Le christianisme missionnaire, de ce fait, aura fonctionné comme une provocation intellectuelle. Si la réponse à la question de la réussite d’une expérience de transplantation du modèle culturel et religieux occidental en Afrique était résolument négative. Ce projet ayant totalement échoué. La vraie question demeure. L’évangélisation à la fois provocation et révélation du christianisme occidental en Afrique interrogeait les cultures africaines quant à leur capacité à élaborer des réponses viables et à survivre vis-à-vis de la force d’éperonnage par un vecteur sémantique exogène. Aujourd’hui encore la question de la portée des réponses africaines à la provocation chrétienne se pose et requiert une évaluation sans complaisance au-delà des facilités du folklore et des séductions des pas de danse. Qu’en est-il des réponses aux urgences du quotidien ? Qu’en est-il de la pensée de la rencontre authentique ? Qu’en est-il de la négociation identitaire entre les cultures en contact ? Qu’en est-il de l’émergence d’une pensée politique originale marquée par la différence chrétienne ?
- 20 Tempels P., cité par Michel de Certeau in L’étranger ou l’union dans la différence, Desclée de Brou (...)
- 21 Michel de Certeau, op. cit. p. 92.
24Mais revenons à nos questions initiales. La complexité de la situation du missionnaire ne peut être réduite à cette figure du champion de la triomphante civilisation occidentale en mission commandée qu’il en soit conscient ou non. Il serait violemment réducteur et caricatural de ne voir en lui qu’un crypto-mercenaire culturel patenté. En dépit de sa situation privilégiée et compte tenu du contexte colonial qui lui sert d’assise, il peut aussi se passer entre lui et ses ouailles, un événement. Quelque chose qui puisse être et relever de l’ordre de la surprise, de la découverte de la simple et authentique relation inter-humaine. La reconnaissance de l’humanité mutuelle peut surplomber les pesants et cyniques contextes dominants-dominés. Elle peut transcender les prétentions officielles à incarner un régime de vérité destiné à s’imposer aux sauvages, idolâtres et barbares comme le seul et l’unique valable. Les mots-témoignage du père Placide Tempels, missionnaire franciscain en Afrique centrale dans les années 1930 sur la possibilité d’une rencontre humaine sont, à ce propos, intéressants à restituer : « Pour que la rencontre se fasse et que la communion devienne possible, il me paraît être une condition sine qua non :qu’un, deux ou trois hommes, même les plus simples, qui ne savent ni lire ni écrire, me confient une fois personnellement, à moi, au prêtre qui vit parmi eux, ce qui se passe au fond d’eux-mêmes. C’est à ce moment de grâce qu’on doit s’engager dans la grande aventure. Il faut absolument que le prêtre, ensemble avec cet homme, ou avec ces hommes, fasse la grande découverte du prêtre qui désire recevoir en lui, pour s’en enrichir, pour les vivre, les pensées, les aspirations de cet homme, de ces quelques hommes. Il faut que le prêtre se laisse comme « engendrer » par eux et qu’il le leur dise ouvertement et sincèrement, pour qu’ils connaissent la joie de se savoir source de vie pour lui. »20 Les enchevêtrements, les découvertes mutuelles sont toujours possibles. Ils peuvent toucher, dans l’obscurité des cœurs humains, des zones inanalysables qui rendent envisageables des surgissements éventuels d’événements dans l’ordre de l’humanité. Ce sont des signes de ce qui se joue au cœur des relations humaines et qui peuvent éclairer d’une lumière nouvelle des relations et des rôles officiellement programmés, typifiés et récités d’avance. L’énigme de la possible rencontre est une subversion du cadre colonial. La mission peut être, pour le missionnaire, une aventure où il peut s’ouvrir différemment non seulement aux autres et à leur univers mais aussi aux énoncés dont il est lui-même porteur. Un lieu où, par le détour des autres, il peut avancer au cœur de lui-même et y entreprendre une nouvelle lecture, entendre résonner un nouveau son rendu par ses propres textes jusque-là enkystés dans et par les considérations de ses cuirasse et bouclier culturels. L’autre comme maître, pédagogue et révélateur qui m’accompagne dans l’aventure vers les profondeurs et les contrées perdues ou insoupçonnées de moi-même. Michel de Certeau évoque une expérience qui génère, au sens propre, la « sympathie ». Où « [Le missionnaire] éprouve en lui quelque chose qui lui vient d’autrui. Et la voix des autres lui explique intérieurement quelques-unes des paroles saintes qu’il répétait sans intelligence. Fleurs closes depuis longtemps présentées dans son jardin chrétien, certains mots de l’Évangile – ceux qui disent la « fécondité » de la vie divine ou la mystérieuse connivence du Très-Haut avec les pauvres – s’ouvrent en ce matin d’une fraternité nouvelle et lui montrent un secret que jusqu’ici il n’avait pas perçu. En même temps qu’il est accueilli par ses frères, il est introduit dans son « âme », c’est-à-dire dans le pays de son Dieu. »21 Le champ du travail missionnaire comprend donc la possibilité de l’ouverture vers d’authentiques fraternités où les hommes peuvent enjamber les clôtures culturelles pour se rejoindre en des lieux neufs qui n’appartiennent en propre à personne, à aucun propriétaire patenté mais qui sont à ensemencer ensemble dans la libre saison de la générosité et de l’originalité.
25Cette approche nuance les positions hérissées en statuts ossifiés injectant par là même une part de créativité, de liberté et de spontanéité dans les bastions sévères des positions conquises. L’histoire elle, continue sa marche et ouvre des séquences nouvelles dans l’appropriation des textes et énoncés chrétiens, engendrant et découvrant ipso facto toutes sortes de conséquences.
26Les temps héroïques des missionnaires ardents arpentant le sahel, le désert ou la forêt au nom du seul vrai Dieu sont derrière nous. Nous sommes aujourd’hui entrés dans ce qu’il est convenu d’appeler désormais l’ère post-missionnaire. Le christianisme s’est propagé en Afrique noire et ailleurs dans le monde. Il semblerait que cette donnée culturelle et historique a été intégrée. Par une sorte d’effet de retour, c’est d’une certaine manière, l’Europe qui en lien avec certaines évolutions socio-historiques, est devenue à son tour une « terre de mission ». Des officiants africains (prêtres et pasteurs) animent nombre de communautés chrétiennes sur les terres d’origine de leurs « pairs », l’Europe. Les hiérarchies elles-mêmes ont largement fait une certaine place aux « fils du pays », comme on dit. Mais qu’en est-il des significations et des enjeux compris dans l’émergence d’un christianisme réellement et authentiquement africain ?
27Il ne nous faut pas tomber niaisement dans une idéalisation romantique de la geste missionnaire. Faire aujourd’hui quelque chose comme un début de bilan de la propagation du christianisme missionnaire en Afrique requiert de tenir un discours complexe sur les nombreuses modalités d’appropriation du christianisme par les locaux. Le christianisme africain est une expérience culturelle où se peuvent formuler toutes sortes d’hypothèses de travail. On s’est beaucoup répandu sur la violence de l’évangélisation et sur l’arasement des cultures locales et leur substitution par les énoncés chrétiens. Si cela n’est pas faux, il convient néanmoins de relativiser beaucoup la portée réelle de cette idée. L’Afrique est tout sauf un champ meuble et passif comme un regard superficiel ou beaucoup trop d’experts et spécialistes de l’Afrique ont, trop longtemps voulu le faire accroire, reconduisant par là même les mythes de l’enfance, de l’imbécillité, de la passivité et de la faiblesse qui seraient consubstantiels à la définition et la compréhension de l’Afrique. Les mots de Achille Mbembe sont, à ce propos, décisifs et d’une grande clarté relativisante :
- 22 Mbembe A., Afriques indociles. Christianisme, pouvoir et État en société postcoloniale, Paris, Kart (...)
« Dans sa prétention à faire passer le particulier pour l’universel, et en dépit des ambiguïtés nées de sa rencontre controversée avec les mondes indigènes, la religion ethnique (devenue religion d’empire) qu’est le christianisme est parvenue à se tailler d’importantes régions symboliques, au fur et à mesure de sa pénétration des sociétés noires. Elle n’a cependant jamais réussi à imposer à ces dernières l’hégémonie qu’elle eut autrefois en Occident à l’époque médiévale. De nombreuses sphères symboliques lui ont échappé, les sociétés africaines n’ayant, en définitive, accepté de transactions que dans les domaines pour lesquels elles avaient besoin d’un surcroît de magie pour négocier avec les nouvelles structures de contraintes (le régime colonial notamment) au sein desquelles elles étaient, désormais, sommées d’exercer leur historicité. »22
28Toute l’histoire de l’épopée missionnaire en Afrique tend à montrer que les chrétiens africains n’ont jamais cessé d’être interrogés par le message qui les atteignait et les touchait profondément dans leur sensibilité et leur manière de se situer au monde. Mais en réponse à cette interpellation et en lien avec les données concrètes de leur expérience historique et quotidienne, ils n’ont jamais cessé de se décaler et de déphaser les énoncés portés par le christianisme missionnaire. Toujours, l’ont-ils réinventé à l’aune du paganisme local et des différentes spiritualités qui prévalent sur leurs territoires. Ils n’ont jamais cessé de détourner et de retourner les énoncés chrétiens, de les frotter et de les faire travailler avec les contraintes et les exigences de la réalité sociale afin qu’ils contribuent à réduire la violence de la dimension disruptive de ce dernier. Le christianisme réagit là comme une complexité qui compose et allie les formes de soumission culturelle et d’adhésion passive ou active à un message et un modèle exogènes. Mais il a aussi servi de tremplin pour une lecture et une interprétation des nouvelles réalités historiques qui surgissaient dans le cadre de la modernité coloniale. Il a opportunément apporté et servi les éléments-support pour l’articulation d’une critique efficace du monde colonial y compris dans ses contradictions et abus. Il n’est, par exemple, pas possible de nier l’apport, qu’on peut considérer comme déterminant, du christianisme dans l’articulation d’une dénonciation et la construction d’un discours critique contre les régimes autoritaires de la postcolonie.
- 23 Mudimbé V.Y., Entre les eaux, Présence africaine, p. 187.
29Véritable boîte à outils pour la lecture de la situation critique, le christianisme est devenu une plate-forme qui porte les nouveaux textes qui permettent aux Africains de se positionner dans le projet temporel de la modernité postcoloniale. Les schémas qui permettent aux Africains de se poser, de se penser et de s’inscrire dans les temps postcoloniaux ne peuvent se concevoir sans les fragments, bribes et brisures issus des textes et de la temporalité chrétienne. L’expérience socio-politique contemporaine elle-même reste profondément marquée de l’empreinte des énoncés chrétiens qui, à travers leurs multiples transformations et métamorphoses, tressent avec les voix continues de basse des ancêtres, d’une part et les données plus aériennes de la culture technologique et son imaginaire pour envisager, pour les hommes, un futur viable ou fantasmé comme tel. Le Christianisme a touché les hommes d’Afrique. Ces derniers l’ont, à leur tour, éprouvé. Il en est résulté des hommes en crise profonde. Des saltimbanques oscillants entre plusieurs noms auxquels ils tentent chaque fois de répondre en s’efforçant toujours d’avoir à parler avec le ton juste, sans s’étouffer ni éternuer. Mais, ça ne marche pas toujours bien. C’est souvent un peu boiteux, un peu faux… Quoiqu’il en soit, les « noms du pays » et les « noms de Dieu » tentent d’expérimenter des manières de cohabiter au sein de la même maison. Le protagoniste du texte Entre les eaux23 de V. Y. Mudimbé est engagé dans une tragique quête du nom qui lui conviendrait. Et cela lui semble impossible. Il s’abîme dans des monologues où il se perd et s’enfonce au carrefour de son histoire individuelle qui, en écho, traduit peut-être aussi le carrefour historique où se retrouve une Afrique qui, avec ses femmes et ses hommes, cherche à articuler son nom. Une Afrique saturée de ratures et de couches sémantiques, devenue énigme à elle-même, et qui, inquiète, interroge son destin et son histoire.
« — Pierre Landu… — Non, je suis Mathieu — Marie de l’Incarnation. Quelle déchéance ! — Non, plutôt, quelle gloire ! À chacun son rôle. Je m’enfonce dans le passé de l’Église pour être une prière offerte au présent… — Le passé de l’Église ou de l’Occident ? — C’est pareil. J’accepte. La foi c’est cette absurdité-là. L’innocence de l’esclave, n’est-ce pas ? — Non, des impulsions primitives. — Tu incarnes le sacrilège, le blasphème. — Sans doute. Mais à force de singer la prière, je deviendrai un jour prière. Offerte à Dieu, et si mon Dieu c’est moi-même, mon angoisse me rapprocherait de mon centre. — C’est lâche. — Dieu est miséricordieux. Qui est-il ? — La miséricorde. Ce sont des mots. — Tout n’est-il pas mot ? — Tu as choisi la facilité. Oui, dans le non sens. C’est cela la chance de la source. »
L’Afrique et l’Europe : comment se retirer quand on est « Entre les eaux » ?
30La peinture urbaine congolaise des années 60 avait popularisé un thème générique. Les peintres congolais reproduisaient sans discontinuer un tableau au motif tragique intitulé « biliaki ngayi bi koki » : tout est prêt pour me faire dévorer. Sous ce thème, on pouvait voir un infortuné, poursuivi par toutes sortes de bêtes redoutables. Un lion rugissant était lancé à ses trousses. L’infortuné tentait de grimper à un arbre pour trouver, dans la hauteur de ses branches, un refuge salutaire. Mais là, il s’apercevait qu’un python s’y trouvait et l’attendait, prêt à l’étouffer. Il aurait bien voulu plonger dans les grandes eaux d’un fleuve à proximité. Malheureusement pour lui, un crocodile, la gueule ouverte, s’y trouvait, prêt à le dévorer. Et, l’infortuné se tenait là, tragique impasse, accroché au tronc d’arbre, attendant l’issue fatale… ou le miracle. N’est-ce pas là, la situation tragique des protagonistes de l’histoire emmêlée de l’Afrique-Europe et plus largement des mondes engagés dans la séquence postcoloniale ?
31Constatant la portée et la profondeur des destins mêlés, des enchevêtrements et des implications historiques faites de fascinations et de rejets mutuels des uns par rapport aux autres, parler de retrait, s’agissant de la relation historiquement établie au gré de tant de passions, de violences, d’apports et de malentendus entre l’Afrique et l’Occident, apparaît comme une véritable gageure. L’Occident en tant que tel a de plus en plus de mal à être défini. Il serait plutôt en voie de dissolution pour donner lieu à d’autres formes socio-historiques en discussion. L’Afrique quant à elle évolue, avec tout ce que cela suppose de difficultés et de fragilisations, vers des configurations socio-historiques nouvelles à baliser. Plus que jamais, la notion de « reprise d’initiative » dont parlait Georges Balandier, en temps de colonisation dure, est-elle d’actualité. Cela, dans le moment même où elle prend de plus en plus conscience de l’urgence et de la nécessité de se reconnecter avec son histoire propre et de non plus vivre sous une histoire par procuration placée sous la houlette et le patronage de notions issues ou imposées à partir de l’histoire impériale européenne. Si le retrait est difficile. Si la rupture est difficilement envisageable. Il est nécessaire de relire attentivement et à nouveaux frais la relation Afrique-Europe afin d’entreprendre ensemble d’y suspendre les formes aliénantes de relation qui l’ont, trop longtemps caractérisées. Il est urgent et nécessaire de travailler à ouvrir des espaces communs et nouveaux de dépassement pour inaugurer des rencontres et des conversations historiques aux orientations et aux tons nouveaux. Il y a à relire le texte du tissu historique longuement tissé et maintes fois reprisé par ces deux mondes et d’en retirer autant que possible les fils vicieux faits de confiscations, de mépris, de violence, de légitimité extorquée. Il y a à travailler véritablement ensemble à réduire, comme on réduit une fracture, les malentendus historiques et à critiquer des systèmes d’attitudes vicieux constitués en normes afin d’envisager le monde, l’histoire et l’avenir non plus à l’aune des postulats de supériorité des uns sur les autres mais à la lumière d’une conscience historique renouvelée des particularités et des différences dans le partage de l’universalité humaine.
32L’Afrique telle qu’aujourd’hui, elle apparaît, est une stridence, un cri. Ses relations avec le reste du monde et avec l’Occident en particulier sont marquées du trait stigmatisant de la misère et de la marginalisation. Rien de plus faux. Tout dans son histoire qui reste à redécouvrir dément l’apparente isolation dans laquelle elle aurait vécu et se serait tenue. Son histoire dit a contrario ses interactions au long cours avec les mondes, sa générosité et aussi les pillages et les violences dont elle a été l’objet et le théâtre. Et l’on s’étonne de constater, aujourd’hui, le champ de ruines que les différentes batailles y ont occasionné. Elle ne doit sa survie et sa présence qu’à la force de ses traditions, qu’à la capacité résiliente de ses cultures et elle est loin, très loin, de la passivité qu’on lui prête.
- 24 Mbembe A., « L’Afrique en théorie », op. cit., p. 14.
- 25 Dozon J.-P., Afrique en présence. Du monde atlantique à la globalisation néolibérale, Paris, FMSH, (...)
- 26 Un clin d’œil et un hommage au livre intelligent, grand classique de la littérature africaine, de C (...)
33Relire l’histoire de l’Afrique c’est commencer par constater et dire avec Achille Mbembe que : « Comme nom et comme signe, l’Afrique a toujours occupé une position paradoxale dans les formes modernes du savoir (Mudimbé, 1988). D’un côté, l’Afrique a fourni à la plupart de nos disciplines modernes leurs catégories fondatrices. De l’anthropologie à l’économie politique, du post-structuralisme à la psychanalyse et à la théorie postcoloniale. L’Afrique a été le fournisseur de certains concepts les plus exigeants sans lesquels la façade critique moderne aurait été bien dépouillée. D’un autre côté, on a souvent estimé que « les choses africaines » étaient des entités résiduelles, dont l’étude ne contribue en rien à la connaissance du monde ou de la condition humaine en général. »24 C’est ensuite considérer que la posture baroque qu’elle emprunte dans ses formes, ses langages et ses modalités d’action sont le résultat d’une histoire faite de luttes, des résistances, d’inventions, de ruses et surtout de mobilisation générale des ressources de l’intelligence pour continuer à être coûte que coûte présente, hier comme aujourd’hui. Jean-Pierre Dozon dans un livre intitulé justement Afrique en présence écrit : « En définitive, le tableau de l’Afrique est en effet encore plus complexe (…). D’un côté, il en ressort bien toutes les caractéristiques de mondes baroques, avec leurs pluralismes et leurs enchevêtrements largement hérités des colonisations européennes ; mais de mondes baroques que l’exposition à la globalisation néolibérale aurait vidé de la plupart des éléments de modernisation qui les avaient en partie constitués, notamment durant les trente ans de guerre froide et de croissance économique mondiale par l’entremise d’États développeurs. De l’autre côté, ces éléments n’ont pas disparu. Ils y sont même très présents sous la forme de "projet inachevé" qui est en train, ici et là, d’être remis au goût du jour par la relance de grandes opérations d’aménagement à l’échelle nationale comme par celle d’une cosmopolitique africaine qui devrait enfin permettre de dépasser les frontières héritées des colonisations pour en faire le tremplin d’intégration régionale ».25 L’Afrique, en son histoire, est un lieu de digestion et d’assimilation des données historico-culturelles et économico-symboliques qui tentent de la perforer et de la réduire en cendres. Ces dernières, capturées par la mètis des peuples d’Afrique sont intégrées dans les récits locaux et ne peuvent plus en être retirées. Elles sont littéralement capturées, désossées et recomposées dans des figures nouvelles, originales, ironiques, souvent méconnaissables de ceux-là même qui les y ont apporté. Constituant l’humus qui nourrit et féconde l’intelligence et l’imagination créatrices du continent, ces données recyclées repartent d’Afrique pour informer le monde sous forme de rythmes, de gestes, de pratiques… C’est en cela que, jusque-là et dans une sorte de retournement discret de la situation, les données historiques qui tentent d’éperonner l’Afrique ont nolens volens contribué à « L’Aventure ambiguë »26 de la grande histoire africaine et mondiale. Et cela, on ne peut le retirer de l’Afrique. C’est ainsi…
- 27 Le titre du livre de René Dumont et Marie-France Mottin, L’Afrique étranglée, Seuil, 1980, est, à c (...)
34Quoiqu’il en soit, la question du difficile retrait telle que nous avons tenté de la poser, d’en suivre les fils et d’en explorer les aspects et facettes tout au long de cette réflexion nous donne la mesure des problèmes liés à une histoire de rencontres, de rapport de forces historiques et de destins malgré tout communs et partagés. Pour l’Afrique, le sentiment d’être pris au cœur d’un tragique nœud est prégnant. Bien souvent, le nœud des histoires qui devrait resserrer les liens entre des peuples engagés dans une négociation historique et une conversation sans cesse relancée aboutit a contrario à l’étranglement d’un continent27. Il nous faut interroger, comprendre, renforcer et renouer plus, et surtout mieux, les liens qui nous relient, nous maintiennent et nous retiennent les uns aux autres. Le plus et le mieux du renfort de ces liens ont la plus grande importance pour les différents protagonistes pris dans ce nœud et dans cette séquence historique. Ils ont pour condition sine qua non la suspension des perversions qui n’ont cessé de conduire aux impasses les plus stériles fondées sur une impossibilité de penser de manière pertinente l’expérience de l’altérité.
- 28 Boubeker A., Ibid.
35Conclusion de cette perversion : les discours et idéologies de la hiérarchisation des humanités qui a conduit à produire le délire des humains européens supposés supérieurs et qui historiquement s’arrogent le droit de dominer, de broyer et de dissoudre les supposées sous-humanités d’autres hommes, pensés comme des enfants historiques, des incapables, à civiliser et à redéfinir suivant la grille de l’humanité eurocentrique dans le moment même où paradoxalement l’on proclame au nom de la raison, l’universalité et l’égalité de tous les hommes. Ahmed Boubeker le dit en des termes forts : « Les forces d’une discorde archaïque entre identité et différence font retour aujourd’hui, signant l’éclipse d’une modernité qui ne parvient plus à cacher les cadavres culturels dans les placards de la rationalisation du monde. »28
36Les pensées de la désoccidentalisation qui tendent à s’affirmer de plus en plus à travers toutes les initiatives et théories postcoloniales et qui visent à relativiser et à « provincialiser l’Europe » selon l’expression du philosophe indien Dipesh Chakrabarty, sont de ce point de vue, pertinentes. Elles représentent une possible ouverture, une sortie envisageable des impasses archaïques rendant pensable l’inauguration de perspectives nouvelles. Elles visent à penser le monde non plus suivant une vue et une lecture européocentrées et centripète qui ont perdu de leur pertinence, si tant est qu’elles n’en aient jamais eues, mais suivant des perspectives neuves, dynamiques et fondées sur la base d’une pensée de l’égalité réelle en humanité dont on tirerait toutes les conséquences. Au moment où les centres de la gravité et des gravitations historiques sont de plus en plus mouvants et de moins en moins stato-centrés, la perspective analytique complexe est celle qui doit prévaloir. Elle peut, à juste titre, permettre le dépassement des pensées du retrait pour, ensemble, envisager des perspectives historiques nouvelles, convergentes et fécondes pour les uns avec les autres.
Notes
1 Mudimbé V.-Y., L’odeur du Père. Essai sur des limites de la science et de la vie en Afrique noire, Présence africaine, 1982, p. 106.
2 Baltrusaitis J., Les perspectives dépravées (T. 1) : Aberrations, Champs-art, 1995, p. 9. Il y a à prendre au sérieux ces mots de Jurgis Baltrusaitis pour une intelligence des déformations systématiques et chroniques qui touchent aux choses africaines : « Les perspectives dépravées ? Une vue de l’esprit où le regard est dominé par le désir et la passion de voir les choses d’une façon préconçue et où la perspective elle-même opère avec un raisonnement géométrique échafaudant des structures adéquates à un point de vue précis et immuable. Elles font inéluctablement partie de toutes les tentatives de connaissance en y jouant à différents degrés mais comprenant toujours un côté positif. L’histoire de la science, science humaine, science exacte, serait incomplète si l’on n’en faisait pas état. Son développement est même conditionné, dans une certaine mesure, par la multiplicité des faces où les erreurs et les réalités se côtoient. »
3 L’occident est une notion-valise, complexe et floue qui traverse une histoire longue. Qu’est-ce que l’Occident ou l’occidentalité ? À cette question difficile d’un objet difficilement saisissable, on peut répondre en s’inspirant des éléments recensés et mobilisés par Bertrand Badie qui tente de définir l’Occident en cinq points. La chrétienté, telle qu’elle s’est recomposée à partir de la Rome chrétienne face à l’empire chrétien d’orient. Il y a un croisement d’un sens religieux et d’un sens politique. La Renaissance et les Lumières. L’Occident veut se reconnaître et être reconnu comme l’incarnation d’une Raison vue comme universelle Lumière du monde. Le XIXe siècle voit s’affirmer un Occident qui se voudrait standard de la civilisation vue comme lieu de la race supérieure se sentant responsable du monde. Le fameux « fardeau ou mission sacrée de l’homme Blanc ». Un messianisme occidental qui se donne la mission d’éduquer les races inférieures. La définition de l’Occident se fait par rapport à l’Union soviétique et dans le cadre de la Guerre froide et le monde bipolaire. Le « Mur de Berlin » est tombé. L’Occident est comme sommé de se redéfinir négativement contre toutes sortes d’entités : la Chine, l’Islam, les Suds, les BRIC…
4 Entre novembre 1884 et février 1885, les puissances coloniales européennes se réunissent à Berlin et entreprennent de se partager « le gâteau africain » selon l’expression qui s’imposera. Les frontières de ce que deviendront les États africains contemporains sont globalement établies lors de ces assises. Autrement dits, les États africains actuels sont des avatars de la logique conquérante des puissances coloniales. Lorsqu’au début des années 1960, les États africains accèdent à la souveraineté internationale, ils entérinent l’ordre colonial en optant pour le principe de l’intangibilité des frontières définies par la colonisation. L’Afrique dictée par le colonialisme européen devient le nouvel ordre à partir duquel les Africains tenteront de se ressaisir de leur destin nonobstant les nombreuses tensions et contradictions liées à cette situation torse.
5 Cette figure du « répliquant » nous la devons à Ridley Scott dans son film Blade runner (1982), film inspiré du roman de fiction Philip K. Dick écrit en 1966.
6 Lacoue-Labarthe P., « La philosophie fantôme » in Lignes, mai 2007, pp. 205-214.
7 Einstein C., La sculpture nègre, trad. Liliane Meffre, L’Harmattan, 1998, p. 17.
8 Goetz B., op. cit., p. 50.
9 Goetz B., op. cit. pp. 50-51.
10 Boubeker A., Les mondes de l’ethnicité. Voix et regards, Éditions Balland, 2003, p. 10.
11 Mbembe A., « L’Afrique en théorie », in Multitudes, n° 73, hiver 2018, p. 146.
12 Mudimbé V.Y., op. cit. pp. 12-13.
13 Foucault M., Les mots et les choses, Gallimard, Paris, 1966, p. 385.
14 Lévi-Strauss, La pensée sauvage, Librairie Plon, 1962. Ce texte majeur vise à réhabiliter ces pensées disqualifiées par le classicisme ethnocentré européen. Il bat systématiquement en brèche les arguments que ce dernier, par méconnaissance ou inconséquence, mobilise en commençant ainsi : « On s’est longtemps plu à citer ces langues où les termes manquent, pour exprimer les concepts tels que ceux d’arbre ou d’animal, bien qu’on y trouve tous les mots nécessaires à un inventaire détaillé des espèces et des variétés. Mais, en invoquant ces cas à l’appui d’une prétendue inaptitude des "primitifs" à la pensée abstraite, on omettait d’abord d’autres exemples, qui attestent que la richesse en mots abstraits n’est pas l’apanage des seules langues civilisées. »
15 Sloterdijk P., Le palais de cristal. À l’intérieur du capitalisme planétaire. Maren Sell éditeurs, 2006, p. 12.
16 Foucault M., op. cit. p. 388.
17 Foucault M., Ibid.
18 Extrait de Mouralis B., L’Europe, l’Afrique et la folie, Présence africaine, Paris, 1993, p. 76. Roger Caillois, « Illusions à rebours », in Nouvelle revue française, n°25, janvier 1955, p. 65. La première partie de cet article avait paru dans le n°24 de décembre 1954, Lévi-Strauss devait répondre à Caillois en publiant « Diogène couché », dans Les temps Modernes, n°110, mars 1955.
19 Mbembe A., op. cit. p. 150.
20 Tempels P., cité par Michel de Certeau in L’étranger ou l’union dans la différence, Desclée de Brouwer, Paris, 1969, p. 91. Le nom de Placide Tempels n’est pas anecdotique dans l’histoire de la modernité africaine. Placide Tempels est l’auteur La philosophie Bantoue (1945), livre majeur et inaugural pour la pensée moderne de l’Afrique. Ce livre lancera l’étrange débat sur l’existence ou non d’une philosophie africaine.
21 Michel de Certeau, op. cit. p. 92.
22 Mbembe A., Afriques indociles. Christianisme, pouvoir et État en société postcoloniale, Paris, Karthala, 1988, pp. 9-10.
23 Mudimbé V.Y., Entre les eaux, Présence africaine, p. 187.
24 Mbembe A., « L’Afrique en théorie », op. cit., p. 14.
25 Dozon J.-P., Afrique en présence. Du monde atlantique à la globalisation néolibérale, Paris, FMSH, 2015, p. 193.
26 Un clin d’œil et un hommage au livre intelligent, grand classique de la littérature africaine, de Cheikh Hamidou Kane, L’aventure ambiguë (10-18) et un autre clin d’œil au grand texte de Georges Balandier, Afrique ambiguë, Plon, 1957.
27 Le titre du livre de René Dumont et Marie-France Mottin, L’Afrique étranglée, Seuil, 1980, est, à cet effet, très approprié pour entrer dans les mécanismes de cet étranglement dont l’Afrique est l’objet.
28 Boubeker A., Ibid.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Serge Mboukou, « Difficile retrait », Le Portique, Cahiers du Portique n°16 | 2019, 33-67.
Référence électronique
Serge Mboukou, « Difficile retrait », Le Portique [En ligne], Cahiers du Portique n°16 | 2019, document 2, mis en ligne le 15 mars 2022, consulté le 10 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/leportique/4094 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/leportique.4094
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