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AccueilNumérosCahiers du Portique n°16Le retrait ou les voies/voix du s...

Texte intégral

1Je commencerai par expliciter l’idée de retrait en proposant un commentaire de deux courts textes de la littérature biblique : celui de la Genèse 12, 1-9, récit bien connu qui nous rapporte l’appel de Dieu à Abraham et celui du 1er Livre des Rois qui, faisant écho au précédent, nous raconte l’errance du prophète Élie (1 Rois 17, 1-18). Puis, m’appuyant sur quelques passages des travaux de Benoît Goetz, j’analyserai le retrait en le traitant comme une métaphore ou comme un paradigme de l’habiter qui, à ce titre-là, condense plusieurs significations à la fois. Enfin, je déroulerai, sur un plan syntagmatique, l’une ou l’autre des significations dérivées qu’il peut induire. C’est dire à quel point cette notion est complexe, car, si elle désigne bien un geste, elle définit néanmoins en amont la condition humaine dans ses manières de penser, de croire, de vivre et d’entrer en relation avec autrui.

L’horizon biblique

2Le premier texte nous est familier : Abraham est invité à aller de l’avant en s’appuyant sur la Parole de Dieu : « Quitte ton pays, ta parenté et la maison de ton père, pour le pays que je t’indiquerai » (Genèse, 12,1) ou, si l’on traduit plus concisément le texte : « Va de la terre de ta maisonnée vers la terre que je t’indiquerai ». Ce qui justifie la glose suivante : tire-toi de ce lieu étouffant de familiarité, auquel tu restes collé et retire-toi vers cet autre lieu que tu juges inhospitalier et dans lequel tu es pourtant chez toi. Mais tenons-nous en à la traduction littérale des termes hébreux Elya Elye : « Va chez toi, va pour toi ». Cette formulation est riche d’enseignement : nous devons nous retirer en nous-mêmes, s’il est vrai que c’est le retrait qui exprime la manière dont nous nous habitons nous-mêmes et que c’est aussi ce retrait qui fait le lit de notre relation au monde et à Dieu. Dieu ne demande pas à Abraham de venir à Lui, mais bien de se retirer en lui-même, car c’est en faisant ce retour à l’appel de l’Autre qu’il devient capable de modifier le regard qu’il porte sur les relations qu’il entretient avec lui-même, avec les autres et avec Dieu.

3Le second texte (1er Livre des rois 19, 1-18) fait état d’une démarche analogue. Élie, persécuté par Achab et par Jézabel, qui lui en veulent à mort d’avoir dénoncé les faux prophètes de Baal, se réfugie, déprimé et désespéré, sous un genêt, puis dans une caverne, et c’est en ces lieux précaires et dérisoires, où il s’est replié, que Dieu vient le chercher : « Lève-toi et mange » (19,4), « Sors et tiens-toi dans la montagne devant Yahvé » (v.11), « Que fais-tu ici, Élie ? » (19,13) et encore : « Va, retourne par le même chemin, vers le désert de Damas » (19,15). Dieu l’invite à « revenir » à lui en lui demandant de manger et de boire, pour se « tenir » sur la montagne et éprouver le silencieux retrait, où l’Autre habite, Lui qui n’est ni dans l’ouragan, ni dans le tremblement de terre, mais dans « le son d’un silence subtil » (19,12). Le retrait n’est ni un repli ni un refuge ni une fuite en avant, mais une manière de nous tenir dans les lieux de passage que nous traversons notre vie durant.

4Élie est convié à entendre la résonnance de cet insolite silence, mais à condition de « retourner… vers le désert », en le regagnant par le chemin qu’il a déjà parcouru. C’est en revenant à soi qu’il va entendre battre en lui le cœur de ce désert qu’il a déserté lieu relationnel de la rencontre avec soi et avec Dieu. Revenir à soi, emprunter le chemin déjà suivi, mais en évitant toute fuite en avant, c’est en apparence répéter un parcours déjà fait, mais c’est le répéter bien autrement. C’est aller de l’avant en revenant au lieu de la rencontre qui, parce que, oublié, délaissé ou contourné, nous semble malencontreusement être tombé en déshérence, loin derrière nous. Mais c’est bien en ce lieu qu’il nous faut revenir, et cela est possible, dès lors que l’on habite les espacements ouverts par l’horizon qui se dérobe au fil de la marche. Nous habitons des lieux de passage et Dieu est de passage en ces lieux que nous arpentons.

5C’est ainsi que Élie découvre la voie qui entrouvre le passage d’une terre autochtone, privée et clôturée à une terre ouverte et exposée à la surprise de la rencontre. Je ne puis m’empêcher de caractériser cette logique du retrait comme étant l’illustration de la notion de « répétition en avant », telle que Kierkegaard l’a exposée. Parler de « reprise » ne suffit pas à mettre en lumière la dynamique du retrait. L’expression « répétition en avant» nous indique, en effet, que c’est en nous projetant sur l’horizon qui se déploie devant nous au fil de notre marche que nous pouvons nous « retrouver ».Tout se passe comme si le retrait, le nouveau trait tracé en avant, venait délimiter l’écart d’où le passé pouvait s’« inventer », comme si la discontinuité ainsi éprouvée allait mesurer l’espacement d’une reprise inédite du vécu, comme si les thèmes livrés par la tradition ne pouvaient être délivrés qu’en étant appréhendés dans des schèmes jusqu’alors inusités. Pour revenir à la distinction de Kierkegaard, je souligne qu’il y a la répétition automatique qui fait le lit d’un retrait insécure, précaire, instable et inhabitable et la « répétition en avant » qui fait surgir devant nous l’endroit de ce retrait inhabituel et inhabité, mais toujours habitable, que nous pouvons à chaque instant rallier.

6Retenons de ces récits bibliques deux indications majeures. La première nous rappelle que le geste du retrait est dialectique : il y a le retrait posé dans un geste de repli, de refuge, de fermeture, d’attente passive et le retrait exposé dans un geste de ressourcement, de cheminement et d’ouverture qui définit des « points d’attendre ». Ou encore, il y a le retrait qui est inhabitation et errance, en dépit des apparences qui maquillent ce repli en lieu de résidence confortable et il y a le retrait qui est habitation, revenir et aller, retour et avancée, et, cette fois, en dépit des apparences qui l’assimilent à une nomadisation indéfinie.

7Mais cette distinction ne doit pas nous amener à opposer deux modalités du retrait qui restent imbriquées l’une dans l’autre. Il ne s’agit pas de choisir entre les deux termes d’une alternative, entre un retrait supposé authentique et un autre qualifié d’inauthentique, mais de choisir l’alternative même. Car le retrait ne cesse de se doubler et de se redoubler ; il est bel et bien le retrait dans le retrait : le retrait d’un repli, extraction d’un refuge ou bien, à l’inverse, le retrait de l’ouverture, soustraction de l’horizon qui recule devant nous, au rythme de notre marche. La « répétition en avant » articule symboliquement cette double modalité, car elle conjugue, dans le même geste de reprise, la fuite en arrière et la fuite en avant et, à la faveur de ce chassé-croisé, la fuite en avant devient lieu de ressourcement et la fuite en arrière, lieu de créativité. Elle est, au double sens de ce terme, « invention » : elle prend appui sur la marque déjà tracée pour inventer une autre marque et, simultanément, sur cette dernière marque tracée en avant pour en inventer encore une nouvelle.

8Toujours est-il que le retrait exige un renoncement aussi bien à s’enfuir qu’à s’enfouir : il n’est pas l’installation dans la rature du retrait, dans le retrait du retrait. Car, et c’est la seconde indication qui explicite et prolonge la première, il désigne un mode d’habiter singulier : il est un revenir à soi qui conditionne un nouveau départ, un aller et venir, un « re-de-venir » permanent. Nous passons, comme le disent les récits bibliques, d’une terre à l’autre.

9Les textes évangéliques reprennent le sens de ce geste paradoxal. Jésus se soustrait à la foule et s’abstrait de celle-ci pour aller à l’écart, seul, en silence, dans un endroit désert, dans un jardin, dans une maison, sur la montagne. C’est là que le prophète se surprend à méditer et à prier pour éprouver la relation unique qui, le liant à Dieu son Père, fonde son identité de Fils. Se retirer, cela consiste à se déprendre du brouhaha de la vie pour « aller vers soi-même » (eis eauton de elthôn), se détourner et se retourner (strephein), en entendant l’appel de l’Autre. Le retour à soi est, comme le souligne la parabole de l’Enfant prodigue, un retour sur soi (epistrophê) qui exige que nous fassions un demi-tour et ce demi-tour conditionne la conversion du cœur (metanoia), qui nous fait prendre la juste mesure de la hauteur de notre être, de sa dimension spirituelle, nous qui sommes habités par l’Autre, qui, quel que soit le sens interprété que nous donnons à ce terme : sacré, « esprits », ancêtres, divin, Esprit Saint, exprime avant tout le sens interprétant de notre humanité : celui qui découle de notre ancrage dans la parole et la vérité.

La métaphore de l’habiter

Habiter l’être-au-monde

10Levons la dénégation qui accrédite l’idée du supposé dualisme cartésien entre l’étendue et la pensée. Le retrait nous renvoie à notre condition humaine : il est, avant tout, la métaphore de cet être-au-monde dont nous faisons l’expérience initiale et insistante dans le langage. C’est bien cette « chose parlante et parlée » (res loquens atque locuta), qui, dans l’énonciation et dans l’énoncé, ouvre un monde commun à ces deux autres « choses » que sont la « chose étendue » (res extensa) et la chose pensante (res cogitans). Voilà alors que le langage que nous habitons et qui nous habite se présente sous le mode d’un double horizon : celui que nous abandonnons et qui ne cesse de reculer dans notre dos au rythme de nos avancées et celui qui nous précède et que, en même temps, nous voyons s’estomper devant nous. L’être- au-monde se présente, par conséquent, toujours en retrait : le langage, ce monde tiers bien souvent élidé, est la toile de fond sur laquelle se dessine le monde habité et habitable, celui de l’oikouménê, de l’écoumène, au-delà duquel s’étend l’érème, monde inhabité et inhabitable, rebelle à toute symbolisation.

11C’est bien par ce double processus de retrait inhérent au langage que se construit le lieu de notre séjour. Au retrait inaugural : celui du réel qui tombe dès lors, mais en partie, dans un hors-sens et s’y maintient, s’ajoute le retrait processuel de la signification qui suppose que chaque signifiant qui surgit dans le langage s’efface pour laisser place à un autre signifiant. Ainsi, est-ce bien le reflux des mots émis vers le silence d’un réel toujours visé, mais jamais atteint, qui donne sens à la parole prononcée. Le parlêtre habite les espacements de différences signifiantes qui ne cessent de faire pour lui référence.

  • 1 M. Heidegger, in Essais et conférences. Bâtir, habiter, penser, Paris, Gallimard, 1958, p. 175.
  • 2 M. Heidegger, Lettre sur l’humanisme, Paris, Aubier, trad. R Munier, 1970, p. 85.
  • 3 Je cite ici une expression de Benoît que j’ai recopiée en lisant le livre : La dislocation, Paris, (...)

12Le retrait est la métaphore de notre habitation dans le langage ou de ce que l’on appelle l’ordre symbolique. « Nous habitons poétiquement le monde ». Et Heidegger de commenter largement ce vers de Hölderlin en ces termes : « Nous n’habitons pas parce que nous avons bâti, mais nous bâtissons et avons bâti parce que nous habitons, c’est- à-dire que nous sommes les habitants et le sommes comme tels »1. Si nous construisons techniquement des maisons, c’est parce que nous habitons poétiquement un monde tissé de choses que nous ne cessons de relier et de corréler. Mais cet espace signifiant qui nous donne lieu d’être, ce monde que nous construisons poétiquement, ne nous interpelle pas au prime abord : il reste en retrait, recouvert qu’il est par la perception immédiate que nous avons d’un monde factuel d’objets disponibles. Telle est l’idée que Heidegger condense dans cette phrase trop souvent interprétée comme une belle comparaison : « Le langage est la maison de l’Être »2, mais que Benoît, quant à lui, interprète heureusement en la prenant à la Lettre. Nous voilà alors surpris, d’habiter « le retrait de l’habitat dans l’oikouménê ou de l’oikouménê de l’habitat »3. L’oikouménê revêt alors un sens plus précis : c’est le monde commun qui s’offre en partage à chacun de nous, monde construit poétiquement, tissé de symboles et peuplé de choses.

Habiter le désir

13Le retrait exprime aussi la manière dont nous nous habitons nous-mêmes. Car nous existons en décalage de ce que nous sommes : dans « un chez soi » qui nous est à la fois distant et proche. Nous ne cessons de le « regagner ». Le retrait est, pour employer deux belles expressions de Benoît, « le désir d’habitation » ou « le secret de la demeure ». Or, sous ce double aspect, il me semble renvoyer à ce que l’on appelle depuis Lacan la « métaphore paternelle », dans l’abri de laquelle le sujet est éveillé à son propre désir. On le sait bien, le désir est toujours en retrait des objets qu’il convoque et, comme tel, toujours en retrait de lui-même, car il est enraciné dans le parlêtre, dans le corps parlant et, à ce double titre, il est inconscient. L’image du corps dans le miroir n’est pas le corps et n’est pas non plus le langage qui en accompagne la saisie, car ce dernier, en raison de sa généralité, ne peut avoir prise sur l’extrême singularité qui transit le corps.

14Le retrait est aussi le lieu de l’inconscient qui n’est jamais pathogène et qui, étranger à la négation, au temps et à l’affirmation, « édifie » ce qui est le foyer (aedes) de notre ressourcement, de notre puissance et de nos résistances.

15Autrement dit, l’inconscient est, à la différence du surmoi qui ordonne et ordonnance, anarchique : il est sans principe (an arckê) et c’est pourtant lui qui, en tant que tel, nous commande (arckein). Il est, par conséquent, le retrait au lieu de l’Autre du langage ou encore d’une jouissance qui, procédant de l’agencement des signifiants, n’est « pas toute » phallique, car c’est bien là, en ce lieu où çà échappe, que le sujet peut éprouver, méditer et contempler ce qui, en lui, fait signe vers un ailleurs étrangement proche.

16Benoît exprime cette idée du « chez soi » comme lieu ouvert par le retrait en des termes radicaux. Commentant le sens étymologique que Heidegger donne au mot « ex-sistence » et qui est le motif de la première partie de « Sein un Zeit », il nous rappelle que l’homme se situe dans le monde qu’il constitue en ex-sistant et qu’il institue en le bâtissant. Ex-ister, c’est habiter le trait d’union, cet espacement qui est délimité par les deux traits : celui de l’en-deçà, marquant l’enracinement irréversible de l’humain dans le sol et celui de l’au-delà, délimitant le domaine de son ouverture aux possibles. Le premier trait, celui qui marque la limite infranchissable du réel, est certes en retrait du second, mais le second trait qui dessine la frontière des possibles est, quant à lui, mais sur un autre mode, toujours en retrait du premier et en retrait d’un nouveau trait qui vient faire bouger les lignes de vie à peine esquissées. Le trait d’union du mot « ex-sistence » marque l’espacement que crée le double jeu du retrait en avant et en arrière.

  • 4 M. Heidegger, Essais et conférences, op. cit., p. 176.

17Ex-sister, ne cesse de souligner Heidegger, c’est habiter et habiter, c’est construire, c’est-à-dire aménager ce que nous habitons déjà : « Le trait fondamental de l’habitation est l’aménagement »4. Or, aménager ou ménager (schonen), cela signifie épargner ou sauver et, plus largement, cultiver l’espace en y délimitant chaque fois une place (eine Stätte einraümen) et, du même coup, c’est aussi édifier (du latin aedificare, aedes facere : créer des « foyers », des lieux de référence), construire des maisons, car chaque place qui donne à chacun de nous lieu d’être renvoie à une place antérieure qui s’efface et à une nouvelle place possible qui n’est pas encore nettement esquissée et encore moins circonscrite.

18Ainsi, le pont qui est, comme le relève Heidegger, l’espacement mesuré par son empan, fait apparaître, en les rassemblant, les deux rives restées jusqu’ici en retrait. Il est la métaphore de cette incessante redistribution des places qui ouvre l’espace et implique un geste caché et risqué de déconstruction des lieux, comme le montre Benoît, dans son livre La dislocation. Je ne puis m’empêcher de penser aux deux ponts de l’Île du Saulcy : celui qui est ouvert au passage des voitures ne fait pas surgir les deux rives avec autant de relief que ne le fait la passerelle qui, située en contrebas, est réservée aux piétons qui prennent plaisir à passer d’un monde à l’autre, du monde de l’ancienne présidence à celui de l’habituelle résidence.

Habiter la relation

  • 5 M. Heidegger, Essais et conférences, op. cit., p. 178.

19Le retrait désigne enfin le monde des relations qui nous hantent et que nous hantons. Notre chez-soi est indissociablement un chez nous. Ces relations nous habitent et nous les habitons, car chacun d’entre nous est lui-même un nœud de relations potentielles susceptibles de se répéter et, en même temps, un carrefour de relations inattendues et imprévisibles en passe d’advenir. Elles constituent une dimension essentielle de ce chez-soi dont le retrait fait le lit. Nous sommes le devenir de nos relations. Toute relation est, en effet, une rencontre et toute rencontre modifie le chez-soi, où bat le cœur de chacun d’entre nous. Aménager l’être-au-monde, c’est rendre le monde habitable et c’est, en même temps, définir les conditions de l’être-avec : celles qui favorisent au mieux la rencontre et le partage. Autrement dit, cette manière d’aménager le monde dont le management est la caricature laisse les choses à leur être propre (freien), sans chercher à en tirer profit et, ce faisant, laisse place à l’inattendu et à l’inespéré (das Unverhoffte)5.

20Le retrait ne se module pas seulement en fonction du caractère potentiel ou possible de nos relations, mais aussi en fonction de la nature du tiers qu’il convoque, qu’il s’agisse du langage, de la culture, de l’histoire, des événements, des intérêts partagés. Or, ce tiers qui se trouve désigné par le mot Autre ou par l’expression « grand Autre », institue la relation en faisant advenir les termes qui l’incarnent. Chrysippe de Soles, deuxième scholarque du Portique, a souligné le caractère événementiel de toute relation. Le disciple se présente comme tel au contact du maître indiscipliné et l’inverse est aussi vrai, le fils advient comme tel en entrant en relation avec son père et inversement. Chaque terme devient autre en se situant dans l’espace de l’Autre fondateur. Toute relation est un événement, car elle modifie les termes qu’elle convoque.

21L’une des figures architecturales exemplaires du retrait est celle du portique. Espace couvert dont la toiture est soutenue par des colonnes de chaque côté ou encore par des colonnes d’un côté et par un mur de l’autre, il reste ouvert à toutes les personnes qui veulent le traverser, s’y reposer, y converser. Il nous indique qu’habiter, c’est sans doute se retirer dans sa chambre, séjourner, mais que c’est aussi ouvrir les fenêtres et les portes pour que l’extérieur puisse se recueillir à l’intérieur. Comme sous le portique, c’est en étant dedans et dehors à la fois que nous demeurons : entre maison (oikos) et passage (poros), pour reprendre une idée centrale de l’auteur de La dislocation. Dans son cabinet d’érudit, inondé d’une lumière surnaturelle, le saint Augustin de Carpaccio est plongé dans le songe d’un ailleurs qui l’habite hic et nunc, qui l’« in-habite », comme disent les théologiens de la grâce qui entendent bien maquer en le surdéterminant le caractère immanent de la présence de l’Esprit en nous. Le retrait est le lieu d’où l’absence surgit comme présence.

22Levinas nous enseigne que « habiter » la maison, c’est témoigner de l’hospitalité qu’elle symbolise, au point de devenir l’hôte de son propre habiter. C’est l’hospitalité qui fait la maison. On comprend dès lors qu’habiter, c’est adopter une posture, faire preuve d’une « tenue » (éthos/ êthos) qui se situe entre abri et passage, retrait comme repli ou ressourcement et retrait comme avancée, traversée et rencontre avec soi-même et avec autrui. Le plaisir d’habiter se nourrit de la joie des passages.

23Telle est bien la modification à laquelle nous convie la posture de l’hôte, inscrite dans le double sens qui caractérise ce terme : en habitant vraiment, le propriétaire qui demeure dans les lieux en devient le locataire, dès lors qu’il s’y trouve accueilli et le locataire, qui accepte d’y être accueilli, en devient le propriétaire, dès lors qu’il en use en propre et personnellement. La propriété n’est pas une possession qui ferait de l’hôte un otage des lieux qu’il croit détenir, mais elle est une manière de se les approprier : de les adopter en s’y adaptant. Tel est sans doute le secret de la demeure : entrer dans le double jeu de l’hospitalité, en vertu duquel chacun de nous se pose en hôte, devenant ainsi autre que soi-même, en séjournant et en accueillant.

24Finalement, le retrait exprime la manière dont nous devenons présents au monde, à nous-même et aux autres. Il y a une présence agressive et intempestive qui ne cesse de se clamer, de s’attester ou de s’imposer à la lumière : celle du moi, celle de la vérité, celle qui se pare du dogme ou de l’évidence, qui s’offre à la vue et qui est en quête intempestive et éperdue de demande de reconnaissance ou de maîtrise. Mais la présence véritable se présente en creux et se recueille sous le voile de l’absence. Dès lors, il convient de lire dans le retrait la modalité d’une présence en acte et en puissance, d’une présence en devenir permanent.

Le geste du retrait

Le geste comme tel

25Le geste du retrait exprime, quant à lui, la dialectique qui conditionne l’habiter et met en scène l’habitation. Si on le considère selon la logique de l’horizontalité, qui s’impose à notre perception, il implique que soit tiré un trait dont le profil reste virtuellement en arrière, dès lors qu’un nouveau trait va être tracé, cette fois en avant. C’est cette articulation qu’indique le préfixe « re » qui, comme je l’ai déjà dit, recouvre, dans un même geste, avancée et recul, aller et retour. Les deux segments de ce mouvement sont inséparables l’un de l’autre : en allant de l’avant, je tire un autre trait qui se distancie peu ou prou du trait tiré antérieurement, mais le constat inverse est tout aussi justifié, puisque le trait ainsi tiré produit le recul du précédent auquel il se substitue. Cette logique est celle du langage et de l’écriture, mais aussi celle de la marche, qui est pro-menade, qui est -ambulation, car la marche se réalise au rythme du retrait, puisqu’elle consiste à substituer à la trace du pas effectué le pas de la trace à venir, à enchaîner le pas de trace à la trace du pas.

26Toutefois, l’articulation de ces deux inscriptions ne se fait pas seulement au rythme du jeu répétitif des ressemblances et des différences. Ce qui compte, en effet, c’est moins les traces du pas que le pas qui fait trace, c’est-à-dire l’espacement qui, à chaque fois, se dessine sous les pas. Or, cet espacement est certes mesuré par la distance qui existe entre les traits successifs qui sont les marques ou empreintes du passage. L’espacement, en effet, qu’il soit la conséquence d’un recul ou d’une avancée, peu importe, car l’essentiel réside dans le fait que c’est lui qui fait bouger les lignes et découvre, ce faisant, de nouveaux espacements à dégager. Ainsi, tout espacement fait surgir et délimite l’ouverture métastable d’un monde en commun.

  • 6 M. Heidegger emploie le terme Bezug et l’expression Bezug zum Sein pour désigner le rapport de l’Êt (...)

27Mais la dialectique du retrait prend appui sur une logique de la hauteur ou de la verticalité. Elle exprime alors, de ce point de vue, les diverses manières de se rapporter à un « trait » fondateur. À la différence du français, la langue allemande est à même d’expliciter du même coup, grâce au large éventail des prépositions et des préfixes dont elle use, cet aspect déterminant du mouvement dialectique. Elle nous fait entendre que le retrait a trait à un rapport inaugural (Bezug) qui, selon Heidegger, témoigne de la marque inaliénable de l’Être sur l’homme6. Car l’Être, par le jeu même des retraits qui le voilent et le dévoilent, « tire » et « ad-tire » l’homme à lui. Tout se passe comme s’il avait besoin (brauchen) de l’homme pour se poser comme tel. Or, c’est ce rapport qui est la maison de l’Être et que l’homme habite.

28On peut tenter d’exprimer en français les diverses modalités du retrait ou les diverses manières de se situer au sein de ce rapport, de se rapporter à lui, de s’en distancier ou de s’en rapprocher ou encore d’y demeurer. Il y a le retrait par re-tractation ou retour au trait initial (Rückzug), par sous- traction d’un lieu ou « levée » du trait antérieur (Entzug), par ex-traction (Auszug) ou par ab-straction (Ab-zug) d’un lieu en vue d’un autre démarquage, par dis-traction (Umzug) ou mise en scène, telle celle que réalise Côme, le héros du Baron perché de Italo Calvino, en se réfugiant au sommet de l’yeuse du jardin familial, pour observer et fuir la médiocrité du monde ambiant.

29Ces diverses partitions du retrait qui s’expriment sur les modes du retour, du contour, du détour ou des atours illustrent, si l’on se réfère aux textes bibliques précités, les manières dont l’homme se rapporte à la parole de l’Autre. En reprenant ce schéma, Heidegger lui donne une signification sinon analogue, du moins isomorphe, puisque le retrait, quelle que soit la forme qu’il revêt, décline la manière dont l’homme vit le rapport (Be-zug) qu’il entretient avec le trait fondateur : celui de la vérité de l’Être et de la parole qui la voile et la dévoile. Or, un tel marqueur est inaliénable, car elle ne révèle pas d’un comportement particulier (Verhältnis) à l’instar des diverses figures du retrait, mais se présente comme le trait constitutif de l’homme (Wesensbezug), figuré par le trait d’union du terme Da-sein qui frappe ce dernier au coin du symbolique. Quelles que soient les modifications qui l’affectent, ce lieu du retrait, lorsque nous le regagnons, nous met en accord avec l’Autre, qui nous est à la fois intérieur et extérieur, immanent et transcendant. Il nous rappelle et nous signifie que notre devenir est un incessant revenir à la vie.

30Mais, comme tout geste, celui du retrait est non seulement dialectique, mais aussi déictique : il pointe, en effet l’ourlet d’une ouverture imprévue et imprévisible que l’on peut nommer le rien. Et c’est ce rien qui nous met en mouvement et en marche, qui nous interpelle, qui nous motive et nous mobilise. Il nous « affecte », il nous « fait » quelque chose, car il dessine les contours de l’aperture primordiale, où nous sommes comme happés dans l’espace et le temps. Il nous attire, nous séduit, car il scintille comme l’agalma, qui est le trait marquant en notre désir de l’énigme du désir de l’Autre. Il n’y a rien de plus précieux que d’éprouver cet attrait pour le retrait. Se retirer, mais où précisément ? Sans doute vers ce lieu étrange et familier qui, comme le nomme Thérèse d’Avila dans Le Livre des demeures (Las moradas) qui pourrait être aussi bien intitulé Le Livre des retraits successifs est notre château intérieur (Castillo interior) et c’est là que le sujet peut éprouver ce rien : ce quelque chose qui est l’objet de notre désir qui est désir du désir de l’Autre. C’est dans cette ouverture à l’Autre que nous élisons notre demeure. Thérèse d’Avilla, cette mystique cartésienne, comme on l’a ainsi appelée, nous enseigne que les premières demeures sont celles de la connaissance de soi et que celles-ci conduisent, de demeures en demeures, vers les ultimes demeures ou à l’extrême retrait, où se réalise l’union de l’âme à Dieu : « De même, en effet, que Dieu a son séjour dans le ciel, de même il a dans l’âme une résidence où il habite en quelque sorte, un second ciel ».

31J’ai parfois demandé à Benoît « Que fais-tu ? » et je me suis la plupart du temps entendu répondre : rien. Dire que l’on (ne) fait « rien », ce peut être la meilleure façon d’exorciser tout ce qui fait obstacle au pathos du thaumazein philosophique, ce trait singulier par lequel l’Autre nous affecte en nous éveillant au langage. L’Autre, ce peut être, bien sûr, « le son d’un vent subtil » ou tout simplement l’éclair fugitif de la passante balançant « le feston et l’ourlet » et dessinant les volutes du rien. Rien qui, se présentant comme le gage d’un passage, nous invite à la renaissance, justement parce que la nuit vient « juste » d’en effacer les contours.

32Le rien peut être le mot de l’anarchiste qui dénonce l’idée d’un quelconque principe directeur (archê) qui imposerait un « ordre » des choses. Il est aussi le mot du mystique – et la mystique n’est pas le monopole de la religion –, qui renvoie au néant, à l’absence de toute réalité ou de tout existant (ne-ens), et qui parfois, plus radicalement, franchit la ligne et pointe la trace du néantir qui a pour sillage la nuit lumineuse de L’Être se présentant sous le mode d’un retrait intransgressible. Il est aussi le mot qui dit ce qu’est la chose : le vide que délimite la matière ouvrée par la main de l’artiste et le matériau travaillé par la main de l’artisan et qui circonscrit symboliquement le « pas-tout » du désir, de la chose, de Dieu lui-même : il est un rien du tout, un reste ou un « restant ». Il exprime, ce mot, ce que nous sommes. Notre ex-sistence est frappée au coin d’une double appartenance : celle, adamique, selon laquelle nous sommes de « l’humain », de l’humus : des êtres de souci qui s’emploient à modeler, au rythme de leur préoccupation quotidienne, la matière dont ils ont eux-mêmes été pétris et celle, abrahamique, en vertu de laquelle nous sommes toujours en marche, habitant les chemins et les carrefours que nous traçons et dessinons sous nos pas.

33Mais qu’elle que soit la voie que nous empruntons, celle adamique, qui nous fait habiter la terre et celle, abrahamique, qui nous fait habiter le chemin, l’une et l’autre ne cessent de se croiser pour dessiner le lieu ultime du retrait, où nous expérimentons l’attrait du réel comme tel : de cet impossible qui ne peut être qu’entr’aperçu du milieu d’une déchirure opérée dans et par le langage, mais qui, lorsque nous cédon à son attrait, se présente paradoxalement comme le foyer de tous les possibles. La vie intérieure consiste à écouter le silence de ce rien de réel qui résiste à toute mise en visibilité et à toute explicitation langagière et, par la méditation, à le circonscrire sans arrêt symboliquement afin de le prier de « dire » ce qu’il cache, de le « laisser » ou le « faire » (lassen) parler. Benoît nous parle d’une étrangeté primordiale dont nous faisons l’expérience et qui, nous exposant à l’espace, « nous force à habiter » : j’y vois, pour ma part, le choc de la rencontre que nous faisons de ce réel étrangement familier, d’autant plus proche qu’il nous apparaît lointain. Humains, nous ne cessons d’éprouver, au double sens de ce terme, la passion du réel.

34Le retrait est, comme je l’ai suggéré plus haut, une manière indirecte de désigner ce que l’on appelle en psychanalyse, avec plus ou moins de bonheur, la métaphore paternelle, appelée aussi loi du désir. Bien sûr, l’énoncé de cette métaphore nous renvoie à la figure du père, qui garde ses distances vis-à-vis de l’enfant pour mieux être à l’écoute de ses attentes, de ses besoins et de son désir. Mais, plus précisément, le père est ici moins une figure que l’expression d’une instance qui nous presse de prendre le recul indispensable pour faire face aux difficultés et aux interrogations de la vie, et qui nous sollicite avec force de cultiver une vie intérieure qui nous fasse découvrir en notre singularité même l’universel qui nous habite. Toujours est-il qu’il a pour fonction d’orienter le désir en lui indiquant les repères nécessaires et, ce faisant, de le structurer. Le retrait est le lieu qui fait référence. C’est pourquoi on peut avec raison développer le sens de cette métaphore en disant qu’elle désigne la maison du père, c’est-à-dire le lieu de l’Autre où s’établit la relation fondatrice de chaque individu à son désir. On comprend dès lors qu’il y a plusieurs manières d’habiter et de se maintenir en relation à cet Autre.

  • 7 B. Goetz, La dislocation, Paris, édit. de La Passion, 2001.
  • 8 Jean 14,2-4.

35La maison paternelle est par définition œcuménique, car chacun de nous peut y projeter le désir qu’il a d’y demeurer : « Aucune pensée ne peut donc suffire, à elle seule, à épuiser les différentes modalités de l’habiter. Tel le jeune homme qui parcourt, hésitant, les marches de l’École d’Athènes de Raphaël, au milieu des philosophes habitant chacun à leur manière l’espace du portique, entre Diogène affalé et Platon majestueusement dressé, il faut chercher ce qu’habiter veut dire, en s’adressant à plusieurs mêmes »7. Ce qui signifie sans doute que, habiter, c’est élire sa demeure dans la pensée et que penser implique la répétition d’un geste qui accompagne et incarne cette pensée. Mais si, par ailleurs, nous habitons la maison du père où nous accordons notre désir à nos relations potentielles ou réelles, nous avons bien des façons d’y demeurer ou d’y séjourner (êthos) : comme des frères, comme des citoyens, comme des amis, mais aussi comme des étrangers, comme des concurrents, comme des ennemis, comme des inconnus : « Dans la maison de mon Père (en tê oikia tou patros mou), il y a beaucoup de demeures (monai pollai), sinon, je vous l’aurais dit, je vais vous préparer une place (topon)… et du lieu où je vais, vous savez le chemin »8.

Habiter en amis

  • 9 Selon B. Goetz, le terme de « dislocation » caractérise le geste de déconstruction qui préside à un (...)
  • 10 J. Lacan, dans la traduction qu’il fait de la conférence Logos de Heidegger, où il commente le célè (...)

36Parmi ces diverses manières d’habiter le retrait signifié par la métaphore paternelle, je retiendrai celle d’entre elles qui est la plus familières à notre métier d’enseignants philosophes : l’amitié. En général, cette manière de demeurer et d’être avec, comme bien d’autres analogues, décline et déplace le sens de la métaphore paternelle, la « métonymise » et la « démocratise », « disloquant »9 ainsi la paternité afin d’en extraire la parole qu’elle abrite et de la mettre à la portée de chacun. L’amitié trahit la pudeur d’une générosité contenue et trop souvent « retenue » dans la paternité : elle génère et regénère ceux qui la partagent, au sens où Descartes entend cette étonnante vertu qui consiste à « ne jamais manquer de volonté pour entreprendre et exécuter toutes les choses (jugées) être les meilleures » (Passions de l’âme, 1649). Mais précisément, une telle vertu constitue le ressort même de l’amitié. À plus forte raison, elle ne saurait faire défaut à cette amitié caractéristique qui rapproche les philosophes, amis de la sagesse, qui les rend familiers de ce qui est sage, de ce sôphon qui réside non seulement dans l’art d’ajuster les mots aux idées, mais de faire advenir, par la puissance du langage, les choses elles-mêmes10.

  • 11 Aristote, Éthique à Nicomaque, Paris, Garnier-Flammarion, 2004, Livre VIII et IX.

37Mais ce qui est sage ne peut être partagé sans un jugement préalable qui trie et critique (krisis) ce qui est dit, pensé et vécu, car il procède de l’ironie, cette interrogation par laquelle le sujet se met lui-même en question en questionnant les objets : le verbe grec eironesthai, (se) questionner, d’où est issu le substantif « ironie », se conjugue au « moyen », mode qui, intermédiaire entre l’actif et le passif, porte la marque d’un sujet questionnant et questionné. Grâce à l’ironie, les amis deviennent complices d’une sagesse qui ne cesse de leur échapper. Je voudrais prolonger cette réflexion en faisant un commentaire circonstancié des livres VII et VIII de l’Éthique à Nicomaque dédiés à l’amitié11.

38Ce qui scelle l’amitié, c’est l’habitude qu’ont les amis de partager un même séjour. Le terme grec qui désigne l’habitude (éthos) est, à un accent circonflexe près, celui qui caractérise cette manière de demeurer sur le mode du séjour (êthos). Ce qui signifie que le séjour relève d’un usage ou d’une habitude, nous rappelle Benoît, voire d’un rituel semblable à la ritournelle qui en module les allers et retours et en rythme le cours. Les amis partagent cette manière complice de séjourner dans la pensée dont ils savent qu’elle est en son fond(s) poétique. « Ils) habitent poétiquement le monde » et construisent leur séjour ensemble, autour d’un verre, d’un fait divers, d’un livre ou d’une nouvelle, en parlant de tout et de rien, entrecoupant leur échange de silences, d’exclamations ou de formules ciselées ou incisives, ouvrant les vannes des non-dits et lançant d’autres vannes sur le mode du mi-dit, usant de cette rhétorique improvisée qui donne la part belle à l’antiphrase, à la litote, à l’anaphore…

39Aristote a mis en lumière le lien qui existe entre cette construction symbolique de l’amitié et la construction technique de l’architecte, lorsqu’il indique que l’amitié est une activité qui a en elle-même sa propre fin, tandis que l’activité de l’architecte a sa fin dans une réalisation extérieure. Ce qui laisse entendre que l’architecte bâtit la maison, avec l’idée qu’elle est un lieu privilégié, dédié à accueillir les amis ou tous ceux dont l’accueil fera des amis.

40Mais comment qualifier ce mode amical d’habiter qui donne forme au tiers inclus dans cette relation et permet de voir en lui un autre soi-même, qui ne se pose pourtant jamais exclusivement en miroir ? Il apparaît d’abord comme étant relatif au plaisir (kata êdu) d’être avec (Mitsein), plaisir qui tient à ce que chacun exprime à l’autre la façon singulière dont il s’approprie les liens qu’il entretient avec le monde. Ce plaisir se cristallise dans des anecdotes qui font saillir l’universel du singulier, dans des historioles les plus loufoques ou baroques, dans des jeux de langage rocambolesques qui font écho aux formes de vie qui vont des plus rangées à celles des plus rebelles à la norme, dans le maniement d’une ironie à tendance socratique qui cible tantôt le sérieux des savoirs, notamment de ceux qui sacralisent ou statufient les opinions (doxai) et les états d’opinions (dogmai), tantôt le sérieux des logiciels pédagogiques et des didacticiels académiques qui en garantissent la bonne transmission, tantôt le sérieux de la fabrique médiatique d’événements générateurs d’émotions sociales... Les amis ont le plaisir de subvertir de concert tout ce qui, procédant de l’artifice et du conditionnement, entretient l’aliénation et la servitude volontaire.

41Ce tiers recouvre aussi le partage d’autres activités qui, selon Aristote, relève de l’utile (kata to chrêsimon). L’utile, le chrêsimon (du verbe grec chraô, avoir à sa disposition, user), ne désigne pas, d’abord, selon Xénophon, ce qui est relatif à la richesse, mais ce qui est relatif à l’usage des outils que nous avons fabriqués pour les avoir sous la main. Car les amis ne partagent pas seulement une intelligence théorique, mais aussi une manière d’user de la norme et de ruser avec la norme qui est le propre de l’intelligence pratique (phronêsis) et qui convoque, à ce titre, l’intelligence de la main, du tour ou du revers de main et l’intelligence du cœur, faculté de remonter aux principes. Ils sont d’autant plus enclins à agir ainsi qu’ils se heurtent à des résistances. Je pense plus concrètement, par exemple, à celles qui, suscitées par la création progressive d’un cursus de philosophie à l’université de Metz, bien avant que l’Université de Lorraine ne vienne coiffer cette « dernière », ont fini par s’incarner dans la figure d’un en-emi commun, incarné par un panel de collègues du département de philosophie de Nancy.

42C’est grâce à Benoît, et avec l’appui de collègues amis, que nous avons su nous glisser dans les marges de l’institution, hanter les créneaux disponibles et créer des réseaux inédits. Nous avons commencé par dispenser un cours magistral à plus de cinq cents étudiants : « Introduction à la philosophie des sciences sociales » dans le nouvel amphi Lemoigne implanté au milieu du campus, puis nous avons obtenu, au grand dam de Nancy II, l’aval du ministère pour construire avec les sociologues un DEUG de philosophie. Enhardis par ces avancées, nous avons bricolé avec les ethnologues de Metz un cursus de licence et avec les ethnologues de Strasbourg un DEA à double appellation, puis nous avons contractualisé avec l’université de Luxembourg une licence de philosophie à double sceau, enfin nous avons conçu, en accord avec le département de philosophie de Luxembourg et le Centre Autonome d’Enseignement et de Pédagogie Religieuse de Metz (CAEPR), l’offre d’un master intitulé : « Anthropologie philosophique et sciences religieuses ».

43C’était le temps, le bon temps, où le pouvoir administratif n’avait pas encore infiltré tout l’espace universitaire et où l’on pouvait jouer à la marge et mettre à profit notre liberté pour faire preuve d’une créativité quasi spontanée. J’ajouterai que cette collaboration amicale s’est aussi poursuivie dans l’accompagnement de nombreuses thèses en philosophie dont, parmi celles-ci, deux qui sont particulièrement atypiques : l’une présentée par un étudiant handicapé et portant sur la signification du monstre et l’autre qui, s’essayant à démêler les liens entre culpabilité et liberté, a été soutenue en toute discrétion dans une salle communale de Nancy par un prisonnier détenu pour assassinat.

44Mais il y a, dans l’amitié, autre chose que l’expérience du service mutuel ou du plaisir d’être ensemble : c’est ce que Aristote nomme la force du meilleur (kat’aretê tôn bellistôn). Quelle est donc cette force (dunaton) qui ne se réduit pas seulement à la vertu morale, mais qui s’emploie à mobiliser toutes les qualités dont peut faire preuve la personne ? Elle est certes commune à chacun des amis et elle est amenée à se développer au contact les uns des autres. Mais elle n’est seulement présente en puissance dans l’âme et le cœur de chacun, tant qu’elle y reste en sursis de manifestation. Car elle est, note Aristote, heteron auton, même et autre, ce qui signifie qu’elle ne provient pas que des ressources propres à la personne, mais aussi de ces mêmes ressources accrues et transformées par la puissance que lui transmet l’ami. Tout se passe comme si la force de l’un renforçait la force de l’autre et que la force des amis s’en trouvait ainsi décuplée, chacun s’étonnant de bénéficier de nouvelles capacités qu’il n’avait pas au départ. Ainsi, l’ami fait-il « autorité » (auctoritas) pour l’ami, si tant est que l’autorité vise à augmenter (le terme latin auctoritas vient du verbe augere, augmenter) la puissance d’être et d’agir de chacun. Ce dernier trait est sans doute à mettre au compte de la métaphore paternelle dont l’amitié est une forme dérivée et privilégiée.

45Les amis font ensemble l’expérience de « l’hétérotopie des désirs », note Benoît citant R. Barthes. Ils sont interpelés par le désir de l’Autre qui leur découvre un trésor de possibles inespérés et tous ces possibles qui s’offrent à eux et dépassent les supposées potentialités de chacun, c’est cela le meilleur (to beltiston) et c’est aussi cela le plus haut degré de l’amitié (ê maltista philia). L’ami accroît sa puissance au contact de l’ami : c’est ainsi qu’il acquiert ce qu’il ne peut obtenir par ses propres forces et parvient à transmettre à l’autre ce qu’il croit n’avoir jamais eu.

46Ce meilleur s’est, entre autres choses, exprimé dans une collaboration ininterrompue, qui, en 1997, nous a amenés à créer une revue de philosophie et de sciences humaines, Le Portique. Cette création a resserré les liens entre les ami(e)s philosophes de Metz (Rose Goetz, mère de Benoît, professeure de philosophie à l’Université de Nancy 2, ainsi que Jean Goetz, père de Benoît, professeur de grec, familier de l’ironie socratique) et aussi soudé de nouveaux liens entre les amis de toute discipline, enseignant dans les autres universités françaises et étrangères. Je pense au partenariat signé avec l’université de Luxembourg, aux échanges Erasmus engagés avec l’université hongroise de Szegeb et avec l’université grecque d’Héraklion, au travail de recherche mené avec certains collègues de l’École Pratique des Hautes Études en Sciences Sociales, aux prises de contact engagées avec le pôle d’ethnologie du Collège de France avec lequel nous avons tenté, à l’initiative de notre collègue ethnologue R. Lioger, de créer un laboratoire dissident du 2L2S dont le sigle prémonitoire (GAS : Groupe d’Anthropologie du Soin) programmait la fatale implosion, tout en mettant le feu aux poudres entreposées dans notre laboratoire de rattachement.

Habiter la lettre

  • 12 J. Lacan, dans Lituraterre, corrèle la lettre précédemment interprétée comme signifiant de la vérit (...)
  • 13 B. Goetz, Un sexe à la Leiris, in Le Portique, M. Leiris, n°36, article 7, 2016.

47Je voudrais dire quelques mots sur l’écriture de Benoît dont le style m’a séduit, bien avant que je ne lise la synthèse de ses travaux de recherche, à l’occasion de la soutenance de son habilitation. Le style est ce qui surgit de la langue comme étant la marque singulière du corps. S’il est de l’ordre du dit ou de l’énoncé, il est aussi de l’ordre du dire ou de l’énonciation du désir, car « le dit ne va pas sans dire ». Or, le style est frappé au coin d’un marqueur que Lacan nomme, dans Lituraterre (1971), lettre ouverte aux psychanalystes, la Lettre12. Ce marqueur, cet « encreur » ou encore cette instance, toujours « là » en retrait, ne désigne pas seulement une quelconque trace du corps, car il est aussi un connecteur qui détient la faculté de rassembler certaines des traces du corps qui font le lit du dit et de leur donner sens en les portant au dire. Certes, lorsque, grâce à la Lettre, le sujet scripteur réalise cette reprise, il le fait en laissant un « restant » qui, ayant échappé aux rets du sens, demeure, provisoirement ou définitivement hors sens, jusqu’à la prochaine reprise qui fera peut-être bouger les lignes. Le style, c’est l’usage que fait de la Lettre le sujet scripteur lorsqu’il devient sujet de la vérité de son désir. C’est d’ailleurs à partir de l’analyse de cet usage que l’on peut déduire qu’il y a dans l’écriture des marqueurs de la sexuation et, par conséquent, qu’il y a « un sexe des philosophes » qui soit, à la Lettre près, « un sexe à la Leiris »13. Or, le style qui dévoile, tout en les voilant, ces divers marqueurs s’évertue à faire résonner et entendre dans l’écriture les effets de langage et de discours que le maniement de la Lettre a pu induire et consigner. Le style est un savoir-y- faire avec la Lettre.

48De ce savoir-y-faire, Benoît en témoigne avec bonheur et originalité. Tout en sollicitant en amont les harmoniques de la Lettre, il peut ainsi en aval en pointer les effets de sens possibles, au fur et à mesure qu’il traverse les nombreux champs savoirs qui lui sont familiers. Ce faisant, il vérifie à quel point l’interdisciplinarité se coule dans la logique même de l’intertextualité. On peut, en effet, assimiler une discipline donnée à un champ de savoir spécifique, à une épistémê, qui se présente sous la forme d’un corpus fait de textes susceptibles d’être arrangés ou agencés de multiples façons, dès lors qu’on le confronte à d’autres corpus. Car, l’écriture interdisciplinaire se réalise en retrait des epistemai, qu’elles convoquent et rapprochent les unes des autres, car elle se faufile entre les discontinuités ou les espacements qui les séparent pour les réunir en les distribuant toujours autrement. Ainsi, le sujet scripteur ne cesse de « cultiver » les divers champs de savoir et d’entre-tenir les divers textes de référence qu’il s’est appropriés, notamment en donnant voix aux citations qu’il a soigneusement relevées. Et ces textes, il les traite en littéraire, c’est-à-dire non seulement comme des illustrations de son propos, mais à la Lettre, comme des témoignages de vie, qui véhiculent des sensations, des émotions, des images et des idées.

49Les éléments empruntés aux diverses disciplines deviennent dès lors les linéaments d’une écriture des savoirs. C’est désormais l’acte de l’écriture qui, en amont de toute règle imposée, délimite le champ d’un faire-savoir qui, selon les perspectives adoptées, imprime et exprime des effets de langage qui sont autant d’actes de parole. Prenant appui sur la pulsation de la Lettre et ayant pour point de mire la question de l’habiter, Benoît, me semble-t-il, établit, entre ces multiples corpus, des nouages qui font sens. Je renvoie, à titre d’illustration, le lecteur aux nombreux textes, où le geste architectural, perçu dans son mouvement même, est assimilé à un poème, à une chorégraphie, à une symphonie, à une sculpture, à un échange conversationnel. L’interdisciplinarité qui emprunte le chemin même de l’intertextualité mobilise l’intelligence analogique qui sait lire entre les lignes les ressemblances et les différences entre les savoirs mobilisés et associe celle-ci à l’intelligence du cœur qui va directement à l’essentiel.

Conclusion

  • 14 Dans sa conférence L’homme habite en poète, Heidegger évoque la puissance fondamentale de l’habitat (...)

50Je ne peux que redire que ce qui est en retrait du monde, de soi et des relations humaines, c’est le réel. Or, le réel est une limite, la limite entendue en un double sens paradoxal : celui de la butée, de la résistance insurmontable ou encore de l’impossible dont la mort fait loi, mais aussi celui, qui, inséparable du premier, traite la limite comme étant un seuil (limes), un lieu de passage, donnant accès à des possibilités non inventoriées ou à de nouveaux « possibles » bien meilleurs que les précédents. Le réel, c’est certes le rien qui a son anagramme dans le terme allemand leer qui signifie « vide ». Ainsi, peut-il être interprété comme étant la circonscription symbolique, l’ourlet ou le pourtour qui délimite ce vide et que Heidegger appelle le quadriparti (Geviert), puisqu’il est formé d’une alliance indestructible entre ciel et terre, divins et mortels, alliance qui constitue le socle d’un système de renvois, grâce auxquels l’homme peut habiter cette terre « poétiquement »14.

51Le réel, cet invisible, qui reste toujours en retrait de notre perception des choses, cet informulable qui reste toujours en retrait de notre énonciation et de notre énoncé, cet impensé qui reste toujours en retrait de notre pensée, cet incroyable qui reste toujours en retrait de nos croyances est, me semble-t-il, le lieu même de notre habitation, celui d’une vie intérieure qui est à la fois intime et extime. Il dessine, à la faveur même du paradoxe qu’il exprime, le schème de notre habitation sur terre et suscite notre désir d’habiter, c’est-à-dire d’« aménager » des espaces qui donnent lieu, par exemple, au quadriparti et où surgit et résonne l’appel de l’Autre qui nous invite à revenir à nous-mêmes : à notre place d’humains et de mortels, à l’écoute de l’appel de la terre et des signes du ciel et sans doute à la voix de l’Esprit. Le retrait délimite symboliquement notre demeure mortelle et rend compte du geste par lequel nous en disposons. Il est le foyer de l’étonnement qui irradie notre questionnement, du silence où se recueille la parole : habitation antérieure et intérieure à tout habitat.

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Notes

1 M. Heidegger, in Essais et conférences. Bâtir, habiter, penser, Paris, Gallimard, 1958, p. 175.

2 M. Heidegger, Lettre sur l’humanisme, Paris, Aubier, trad. R Munier, 1970, p. 85.

3 Je cite ici une expression de Benoît que j’ai recopiée en lisant le livre : La dislocation, Paris, édit. de la passion, 2001, mais en oubliant de noter la page d’où je l’ai extraite.

4 M. Heidegger, Essais et conférences, op. cit., p. 176.

5 M. Heidegger, Essais et conférences, op. cit., p. 178.

6 M. Heidegger emploie le terme Bezug et l’expression Bezug zum Sein pour désigner le rapport de l’Être à l’homme qui constitue ce dernier Da-sein, dès la Lettre sur l’Humanisme de 1947 : voir op. cit., p. 25 sq. : « Das denken vollbringt den Bezug des Seins zum Wesen des Menschen ».

7 B. Goetz, La dislocation, Paris, édit. de La Passion, 2001.

8 Jean 14,2-4.

9 Selon B. Goetz, le terme de « dislocation » caractérise le geste de déconstruction qui préside à une nouvelle partition des lieux, mais il semble parfois caractériser une redistribution chaotique des lieux.

10 J. Lacan, dans la traduction qu’il fait de la conférence Logos de Heidegger, où il commente le célèbre fragment d’Héraclite, souligne que c’est l’écoute préalable du sôphon, de la puissance inhérente et immanente au Logos, qui nous habite qui conditionne l’échange amical.

11 Aristote, Éthique à Nicomaque, Paris, Garnier-Flammarion, 2004, Livre VIII et IX.

12 J. Lacan, dans Lituraterre, corrèle la lettre précédemment interprétée comme signifiant de la vérité du désir au registre de la jouissance.

13 B. Goetz, Un sexe à la Leiris, in Le Portique, M. Leiris, n°36, article 7, 2016.

14 Dans sa conférence L’homme habite en poète, Heidegger évoque la puissance fondamentale de l’habitation : voir op. cit., p. 224 sq

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Pour citer cet article

Référence papier

Jean-Paul Resweber, « Le retrait ou les voies/voix du silence »Le Portique, Cahiers du Portique n°16 | 2019, 7-32.

Référence électronique

Jean-Paul Resweber, « Le retrait ou les voies/voix du silence »Le Portique [En ligne], Cahiers du Portique n°16 | 2019, document 1, mis en ligne le 15 mars 2022, consulté le 08 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/leportique/4089 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/leportique.4089

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Jean-Paul Resweber

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