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AccueilNumérosCahiers du Portique n°14Quand un philosophe rencontre un ...

Texte intégral

1Pour rendre hommage à mon illustre collègue professeur émérite de philosophie, je voudrais, moi qui ne suis qu’un modeste sociologue, raconter une histoire. Le philosophe dans ce petit récit, ce n’est pas Jean-Paul Resweber bien entendu – car sa philosophie très ancrée dans les sciences humaines n’a rien à envier à l’empirisme de la sociologie –, ce n’est d’ail­leurs personne d’autre du département de philosophie de l’Université de Metz, même si toute ressemblance avec des personnages existants ou ayant existé n’est ni fortuite ni involontaire. C’est donc une fiction librement inspirée de dix années d’observations au sein du laboratoire Lorrain de Sciences sociales, dix années au cours desquelles j’ai pu assister et participer à des différents interdisciplinaires se jouant sur de multiples scènes, du bistrot à la salle de cours ou de réunion, sans oublier les libres commentaires ponctuant les discussions privées : « Ah ! Le couloir de la mort de la sociologie », « Ah ! La trahison des philosophes ! » Je ne suis bien sûr pas le premier à aborder cette question des querelles entre disciplines sœurs ennemies – de Durkheim à Bourdieu, les maîtres penseurs de la sociologie ne sont-ils pas à l’origine des philosophes ? – mais parce que cette journée d’hommage à notre illustre collègue se fait au nom de l’amitié et de la joie, il m’a semblé que le ton léger d’un clochemerle en Moselle était plus indiqué que celui trop grave d’une solide posture épistémologique qui certes aurait eu le mérite de rendre compte des complémentarités interdisciplinaires au-delà des conflits – mais que dire de plus sur le sujet que Simmel, Mannheim ou Arendt ?

2C’est donc un philosophe qui rencontre un sociologue. Après les politesses d’usage, il lui demande des nouvelles de son activité professionnelle. Déjà un peu agacé par le port altier de son collègue, le sociologue lui répond qu’il en a plus qu’assez de faire de l’administration et qu’il aimerait bien produire un peu plus…

3Le philosophe le regarde de cet air un peu ahuri qu’ont tous les philosophes. Puis il dit : « Produire ? Mais quoi donc mon cher ? »

4Le sociologue répond qu’il travaille sur son terrain et qu’il produit des connaissances tirées des données sur ses sites de recherche. Et comme il voit que le philosophe semble un peu étonné, il lui demande :

5« Toi aussi ton boulot, c’est la recherche et la production de la connaissance, n’est-ce pas ? »

6Le philosophe répond qu’effectivement la connaissance ça l’intéresse, mais il ne faut pas confondre la pensée et la connaissance qui est trop réductrice par rapport à ce qu’il fait. La recherche aussi ça l’intéresse bien-sûr, mais la recherche avec un grand « R », pas la recherche en tant que production ou en termes de contrats de recherche.

7À ces mots, le sociologue éclate de rire avant de rétorquer :

8« Ton baratin, mon vieux, ça ne passera jamais avec l’évaluation des enseignants chercheurs ! Tu vas te retrouver avec plus d’heures de cours vu que tu ne fais pas de recherche.

9Le philosophe n’apprécie pas la remarque de son collègue et il lui dit qu’il n’a pas de leçon à recevoir sur la recherche parce que lui, précisément, son activité de recherche est un plein temps même si ce n’est pas un travail pouvant donner lieu à des RTT ou réductible à un produit de laboratoire.

10C’est au tour du sociologue d’être étonné et il interroge de nouveau le philosophe :

11« Je veux bien croire que tu fais de la recherche, mais quels sont tes terrains ?

12Le philosophe reprend son air ahuri et il répond :

13« Qu’entends-tu par terrain au juste ? »

14Le sociologue s’esclaffe encore une fois et ajoute :

15« Mais si tu ne sais même pas ce que c’est qu’un terrain, qu’est-ce que tu fais donc dans le même laboratoire que moi ? Personnellement, des terrains, j’en ai à revendre : les établissements scolaires, les industries culturelles, les quartiers des minorités ethniques et tous les lieux où il y a une construction collective du lien social. »

16Le philosophe répond que lui aussi travaille sur l’éduca­tion, sur l’esthétique, sur l’anthropologie et sur tout ce qui touche au symbolique, à l’éthique ou au politique :

17« C’est même nous philosophes qui avons étudié tout ça bien avant vous les sociologues ! »

18Le praticien des sciences sociales semble de plus en plus étonné :

19« Si je te comprends bien et si on travaille sur les mêmes terrains, on fait un peu le même métier, mais pourtant…

20— Pourtant quoi ? demande son interlocuteur.

21— Pourtant toi, je te croise tout le temps au bistrot ou à la fac. Tu y vas quand sur tes terrains et pourquoi tu n’as pas de contrat d’étude ? »

22Le philosophe n’est pas d’accord (il ne faut pas le confondre avec un sociologue !) et il rétorque que lui, il s’inté­resse à l’essentiel, au fondement des phénomènes sociaux, et donc il n’est pas question pour lui de faire des questionnaires et des grilles d’entretien. Cela dit, il lui arrive parfois de réfléchir sur les constructions des objets de recherche et des rapports des sciences entre elles : il appelle ça faire de l’épistémologie. Mais il précise que son terrain de recherche, c’est partout et tout le temps.

23Le sociologue reprend alors la parole sans cacher son agacement :

24« Si je peux me permettre, j’ai deux petites remarques à te faire : tu dis que tu travailles sur le fondamental, mais c’est moi qui fait de la recherche fondamentale, d’ailleurs c’est grâce à mes contrats que tu peux faire tes séminaires et tes banquets sur mon dos…

25Prenant son ton le plus hautain, le philosophe le coupe :

26« Passons ! Et la seconde remarque ?

27— Si tes terrains c’est partout et tout le temps, en ce moment même tu fais de la recherche ?

28— Bien entendu que je suis en train de faire du terrain, répond le philosophe, sinon pourquoi voudrais-tu que je parle avec toi ? »

29Alors à ce moment-là, la tension monte d’un cran et chacun sait que les relations entre sociologues et philosophes, ça tourne facilement au vinaigre.

30Visiblement excédé, le sociologue reprend la parole :

31« Si j’ai bien compris, tu me prends pour ton larbin ou pour ton indigène, c’est ça…

32— Pas du tout ! répond le philosophe, tu es un de mes informateurs qui me permet de construire des concepts. Ce n’est pas être un larbin que d’être un informateur, et tu es bien payé pour le savoir car toi aussi tu en as plein de contacts sur le terrain et je suis certain que tu ne les regardes pas de haut, n’est-ce pas ? »

33Le sociologue est un peu gêné et se sent dans l’obligation de s’expliquer :

34« C’est vrai qu’il y a une sociologie qui prétend à un regard en surplomb au nom de la rupture épistémologique, mais moi je ne suis pas durkheimien ni même bourdivin, je pense que les acteurs sont experts de leur vécu et mon expertise porte précisément sur leur propre expertise. »

35Et le même d’ajouter, perfide :

36« Ce n’est pas comme vous les philosophes qui trônez dans le ciel des idées. Faudrait penser à redescendre de temps en temps dans la caverne ou mettre un peu les mains dans le cambouis de la réalité sociale !

37— Eh bien détrompe-toi, répond le philosophe, la recherche en philosophie a une longue histoire et nous aussi on s’intéresse au vécu. D’ailleurs la sociologie, ce n’est rien d’autre qu’une philosophie sociale et même l’expertise c’est nous qui l’avons inventée car ce n’est rien d’autre que le SAV de la phénoménologie. »

38Le sociologue fulmine mais il n’entend pas laisser à son interlocuteur le mot de la fin :

39« N’empêche que votre obsession de l’être pose problème…

40— Eh oui, je ne te le fais pas dire, nous, nous savons poser les vrais problèmes… »

41— Ce que je veux dire, ajoute le sociologue, c’est que si les philosophes posent souvent les bonnes questions, c’est pour faire l’économie de leur traitement. Votre retour au concret, il reste souvent noyé dans l’universel abstrait et vous oubliez que toute pensée humaine, même la pensée philosophique, n’est compréhensible qu’à partir d’une situation donnée. Mais si vous aviez un peu plus d’honnêteté intellectuelle, vous ne pourriez pas vous cacher tout le temps comme ça derrière le concept. C’est oublier votre enracinement historique ! Et j’ajouterai avec Hannah Arendt que c’est pour ça que la sociologie pose la question philosophique du sens de la philosophie.

42Le sociologue est très fier de sa chute d’autant plus que son collègue reste un moment bouche bée, apparemment surpris par la culture de son interlocuteur. Mais très vite le philosophe se reprend et conclut avec le sourire :

43« Tiens donc, mais tu ne serais pas un peu philosophe, toi ? »

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Pour citer cet article

Référence papier

Ahmed Boubeker, « Quand un philosophe rencontre un sociologue »Le Portique, Cahiers du Portique n°14 | 2014, 141-146.

Référence électronique

Ahmed Boubeker, « Quand un philosophe rencontre un sociologue »Le Portique [En ligne], Cahiers du Portique n°14 | 2014, document 13, mis en ligne le 28 février 2022, consulté le 03 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/leportique/4054 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/leportique.4054

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Auteur

Ahmed Boubeker

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