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Texte intégral

  • 2 . Sur la brouille entre Rousseau et Diderot, voir principalement Raymond Trousson, Jean-Jacques Rou (...)
  • 3 . Rousseau, Œuvres complètes, t. I, Les Confessions, l. VII, Paris, Gallimard, 1959, p. 287.
  • 4 . La phrase complète qui ouvre cette lettre du 22 octobre 1757 est d’ailleurs : « Je suis fait pour (...)

1La littérature a produit quelques grands récits de belle amitié. Pour nous en tenir à la seule mythologie gréco-latine, Achille et Patrocle, Oreste et Pylade ou Damon et Pythias apparaissent universellement comme des amis exemplaires. L’histoire littéraire est également riche d’auteurs fameux pour l’amitié qu’ils ont nouée. On pense, bien entendu, à Montaigne et La Boëtie, mais aussi à Virgile et Horace ou à Sartre et Nizan. Parmi ces amitiés célèbres, l’une des plus illustres demeure celle que Diderot et Rousseau ont entretenue pendant quinze ans avant leur rupture définitive en 17582. Incontestablement, Rousseau et Diderot ont éprouvé l’un pour l’autre des sentiments d’amitié d’une rare intensité. « J’aimais tendrement Diderot »3, confesse le Genevois auquel l’encyclopédiste, de son côté, avait écrit peu de mois avant la rupture : « je suis fait pour vous aimer »4. Cependant, au-delà de la qualité des liens privés qui unirent ces deux philosophes, en quoi leur amitié s’avère-t-elle l’une des plus fécondes de l’histoire de la pensée ? Surtout, en quoi permet-elle de saisir l’un des traits les plus caractéristiques de l’amitié véritable ?

2En première analyse, on peut tout d’abord envisager que l’amitié entre Diderot et Rousseau est remarquable en ce qu’elle semble s’imposer comme le paradigme absolu de l’amitié. Leur relation additionne, en effet, tous les paradoxes, apories et antinomies propres à l’amitié et médités par la tradition philosophique depuis Platon et Aristote. Bien davantage, non seulement la relation entre Diderot et Rousseau apparaît comme la synthèse des tensions constitutives de toute amitié, mais elle porte celles-ci à leur état limite, pour ne pas dire à leur point de rupture. Il est impossible ici de reprendre tous ces topoï de l’amitié. Contentons-nous d’en évoquer deux qui correspondent aux antinomies les plus connues de l’amitié et qui serviront plus directement notre propos.

  • 5 . Cicéron, De l’amitié, XVIII, trad. C. Appuhn, Paris, Garnier, 1933, p. 137.
  • 6 . « Un ami vrai est pour son ami un second lui-même », écrit Cicéron, op. cit., XXI, p. 147.
  • 7 . Montaigne, Essais I, XXVIII, Paris, Le Livre de poche, 2002, p. 330.
  • 8 . Cette antinomie classique recoupe la question du sens commun qui consiste à se demander si je rec (...)

3La première antinomie à l’œuvre dans l’amitié est celle de l’identité et de l’altérité. D’un côté, l’amitié m’engage dans un rapport de similarité à l’autre car, entre mon ami et moi, il faut bien qu’il y ait « accord » comme le dit Cicéron5 : il n’y a pas d’amitié sans une forme de consonance des âmes. À tel point que l’ami idéal finit par apparaître comme un alter ego, entendu – car la formule est ambiguë – comme un alter idem, un second moi-même6. L’amitié serait alors cet état, comme dit Montaigne, où « les âmes se mêlent et se confondent l’une en l’autre, d’un mélange si universel qu’elles effacent et ne retrouvent plus la couture qui les a jointes »7. Pourtant, ainsi comprise, l’amitié parfaite confinerait à sa disparition en ce qu’elle ne serait, au fond, que le prolongement subreptice de l’amour de soi et le simulacre de l’amour d’autrui ; d’une prétendue relation à l’autre, les sentiments de l’ami à l’égard de son alter ego l’enfermeraient dans la solitude d’un amour narcissique. De sorte que la pensée de l’amitié est contrainte d’accepter l’idée d’une irréductible altérité en toute amitié véritable. L’ami peut être alors un alter ego, si l’on veut, à condition de l’entendre, cette fois, comme alter ipse, comme un autre soi, avec ce que cela suppose de singularité irréfragable. Loin d’être un prolongement de mon moi, mon ami recèle une opacité au moyen de laquelle il m’échappe inévitablement8.

  • 9 . Kierkegaard, Les Œuvres de l’amour, Première série, II.B, « Tu dois aimer le prochain », trad. P. (...)
  • 10 . Kant, Doctrine de la vertu, § 47, trad. A. Philonenko, Paris, Vrin, 1983, p. 148.
  • 11 . Marc-Aurèle, « Pensées », VIII, 56, Les Stoïciens, trad. É. Bréhier, Paris, Gallimard, 1962, p. 1 (...)

4Cette antinomie de l’identité et de l’altérité rejoint celle de la proximité et de la distance. L’ami, en effet, est à la fois, parmi tous, l’homme le plus proche de moi (sans qu’il ne puisse jamais être mon « prochain », comme Kierkegaard l’analyse finement9) et, pourtant, celui avec lequel je dois nécessairement garder une « distance convenable »10 comme dit Kant, celui dont je dois respecter la « souveraineté propre »11 selon la belle formule de Marc-Aurèle.

5Ces deux antinomies sont partout en travail dans la relation entre Diderot et Rousseau : on n’en finirait pas de mentionner ce par quoi leur philosophie et leur tempérament sont à la fois semblables et divergents, ou de montrer combien ces amis n’ont jamais cessé de chercher la « distance convenable » sans la trouver jamais, chacun reprochant à l’autre de bafouer sa « souveraineté propre ».

  • 12 . Après la rupture, il s’agit principalement, concernant Rousseau, des Confessions et des Dialogues(...)
  • 13 . Diderot, Œuvres, t. V, Lettre à Falconet du 6 sept. 1768, Paris, Laffont, 1997, p. 849.
  • 14 . Nietzsche, Le Gai Savoir, § 279, trad. P. Klossowski, Paris, Gallimard, 1982, p. 191.

6Toutefois, si l’amitié entre Rousseau et Diderot est à ce point remarquable, ce n’est pas tant parce que ces derniers furent très amis, ni même qu’ils furent de surcroît de grands auteurs ayant beaucoup écrit sur l’amitié. Ce qui rend la relation entre Diderot et Rousseau aussi féconde, pour qui veut comprendre l’amitié, tient à deux caractéristiques dont la combinaison paradoxale est rare dans l’histoire littéraire. D’une part, leur amitié s’est terminée par une rupture définitive où la cruauté, la violence et l’acrimonie ont pris des proportions hors normes. D’autre part, en dépit de la spécificité de cette rupture – et, à certains égards, surtout grâce à elle – les deux philosophes ont traité de leur amitié orageuse au sein même de leurs œuvres parmi les plus décisives12. De sorte que cette « misérable querelle »13, comme la désigne Diderot, au-delà de ses aspects anecdotiques, mesquins ou sordides, pourrait bien nous enseigner, non seulement les conceptions respectives de l’amitié de nos deux auteurs, mais aussi, de manière plus intéressante sans doute, plus inattendue en tout cas, la nature même de l’amitié véritable. En effet, sans qu’ils en aient eu vraiment conscience, les deux philosophes ont peut-être éprouvé et illustré ce que Nietzsche a appelé une Sternen-Freundschaft : une « amitié stellaire » selon la traduction de Vialatte, une « amitié d’astres » selon celle de Klossowski. Le concept apparaît dans un aphorisme fameux du Gai Savoir, dans lequel Nietzsche n’évoque aucune relation vécue particulière, mais qui débute par cette phrase redoutable : « Nous étions amis et nous sommes devenus étrangers l’un à l’autre »14. Comment faut-il alors comprendre cette amitié stellaire ?

  • 15 . « Ce n’est pas le prochain que je vous enseigne, mais l’ami » prévient Zarathoustra, in Nietzsche (...)
  • 16 . Voir Nietzsche, Par-delà le bien et le mal, § 43, trad. C. Heim, Paris, Gallimard, 1971, p. 59.

7Nietzsche, on le sait, retrouve le thème antique de l’ami­tié au cours d’un siècle qui l’a largement oublié ou méprisé et, surtout, par-delà une culture qui a récusé l’idée païenne d’amitié pour lui substituer l’idée chrétienne d’amour du prochain15. Mais la notion d’amitié reprise des anciens est en grande partie subvertie au sein d’une pensée originale. Des philosophes antiques, Nietzsche retient certes que l’amitié est une communauté, mais il ajoute immédiatement que cette communauté n’est jamais une mise en commun. Mettre en commun, en effet, c’est toujours rendre commun et, in fine, rendre la pensée – ou l’existence – commune. Il n’y a donc pas, pour Nietzsche, de « bien commun » ou, s’il y en avait, il ne pourrait être que de peu de valeur16.

  • 17 . Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, « De l’amour du prochain », éd. cit., p. 83.

8Qu’est-ce alors que cette communauté dépourvue de tout bien commun ? C’est une communauté de combat où chacun veut se dépasser soi-même vers un idéal partagé, le surhumain : « en ton ami tu aimeras le Surhumain »17, annonce Zarathoustra. Autrement dit, loin que l’ami se retrouve en l’autre, il tente bien plutôt de se surmonter, grâce à l’autre, par la médiation de l’ami. L’amitié lie donc, non pas deux hommes qui se retrouvent l’un par l’autre, l’un en l’autre, mais plutôt deux volontés qui se subordonnent à la volonté d’un surcroît de volonté. Le refus de l’antique idée de l’ami comme autre soi-même est ainsi corrélatif de la pensée selon laquelle il faut susciter, par l’ami, autre chose que soi, autre chose que l’homme.

  • 18 . Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, « De l’ami », éd. cit., p. 77.

9C’est pourquoi, pour Nietzsche, mon meilleur ami est aussi mon meilleur ennemi, car le combat exige l’inimitié, y compris à l’égard de l’ami qui combat autant contre moi qu’avec moi. « Il faut avoir en son ami son meilleur ennemi, écrit Nietzsche. C’est en lui résistant que tu seras le plus près de son cœur »18. En conséquence, à la différence de la conception traditionnelle, l’amitié ne consiste surtout pas à s’épancher, mais à toujours montrer ses aspects les meilleurs, les plus forts, les plus honorables. On connaît la maxime de Joubert : « Quand mes amis sont borgnes, je les regarde de profil ». Dans une logique toute aristocratique, c’est surtout la formule inverse qui serait juste pour Nietzsche : l’ami est celui qui ne montre que son bon profil à son ami. Au fond, on ne « se livre » pas à son ami (au sens de l’épanchement), parce qu’on ne « se livre » pas à l’enne­mi (au sens de la reddition). « Se livrer » à son ami, c’est chercher à saisir un autre soi-même en lui, à traquer le reflet de soi en l’autre, à capter l’écho des émotions trop humaines en son semblable. Bref, « se livrer à l’ami », c’est « se rendre à l’ennemi » car c’est vouloir rester à hauteur d’homme et considérer la finitude humaine pour seul horizon de l’amitié, au lieu de la combattre par les armes de l’amitié.

  • 19 . Nietzsche écrit ainsi : « Cet homme secret, qui use instinctivement de la parole pour se taire et (...)
  • 20 . Nietzsche, La Généalogie de la morale, I, § 2, trad. I. Hildebrand et J. Gratien, Paris, Gallimar (...)

10Parce que l’amitié est un combat, elle doit commencer par combattre, outre les embrassades et les larmes entre amis, la compassion, l’abnégation, la franchise, la sincérité ; elle prône, tout au contraire, la résistance à l’autre, l’im­passibilité, la lutte, la ruse, la dissimulation, le secret, le masque même19. Plus généralement, Nietzsche cherche à promouvoir ce qu’il nomme un « pathos de la distance »20, c’est-à-dire une passion qui, seule, rendra possible la création de valeurs. On retrouve cette rhétorique de la distance dans sa conception de l’amitié : l’amitié n’est plus seulement ce par quoi l’autre est placé à bonne distance de soi, comme le disent Marc-Aurèle et Kant, mais surtout ce qui permet d’être soi-même à bonne distance de l’humain. C’est ainsi qu’il faut entendre l’affirmation selon laquelle l’ami véritable est un « lointain » ou la définition de l’amitié comme une « proximité des lointains ».

  • 21 . Paradoxalement, il existe plusieurs idées communes à ces auteurs. Par exemple, l’idée voulant que (...)

11En quoi ce détour par Nietzsche nous permet-il de mieux comprendre l’amitié de Diderot et Rousseau ? Nullement parce que nous retrouverions, dans l’œuvre de Nietzsche, des idées sur l’amitié similaires à celles de Diderot et de Rousseau21. La conception nietzschéenne de l’amitié et son beau texte sur l’amitié stellaire peuvent, en revanche, éclairer d’un jour nouveau la rupture des deux anciens amis.

  • 22 . Nietzsche, Le Gai Savoir, § 279, éd. cit., p. 192.
  • 23 . Rousseau, Les Confessions, l. VII, éd. cit., p. 287-288.

12L’originalité de l’aphorisme 279 du Gai Savoir, en effet, réside dans l’absence d’intérêt, au rebours de toute une tradition de moralistes, pour les causes de l’exténuation ou de la disparition de l’amitié. Il est vrai que la tentation est toujours grande, au terme d’une belle amitié, de s’interroger sur les causes qui ont conduit les amis si chers d’autrefois à devenir, d’abord des « étrangers », puis des « ennemis sur la terre »22. Par exemple, Rousseau considère que sa rupture avec Diderot trouve son origine dans la jalousie littéraire de l’encyclopédiste23. Mais pour Nietzsche, c’est perdre de vue l’essentiel. Ce qui compte, en de telles circonstances, c’est une double question. Premièrement, que faire de l’amitié éteinte ? Deuxièmement, une amitié authentique qui se croit et se dit éteinte, l’est-elle réellement dans tous les cas ?

  • 24 . Voir, pour seul exemple, l’étonnant manuscrit de Diderot, daté de 1758 et composé de plusieurs fe (...)

13Après une rupture entre amis, il y a deux attitudes possibles selon Nietzsche. La première, la plus commune, consiste à vivre l’amitié brisée sur le mode négatif du ressentiment : l’amertume de l’ingratitude ressentie, la souffrance de la trahison supposée, la crainte des révélations vindicatives et la vaine tentative d’oublier l’amitié passée se conjuguent pour produire des comportements médiocres typiques de la morale des faibles. Bien des écrits de Rousseau et de Diderot, à partir de 1758, semblent d’abord attester cette position24. Au rebours, la seconde attitude, résolument positive, exprime la foi, aristocratique et solaire, en une amitié plus haute que les liens de compagnonnage tissés au cours de l’existence des hommes, en une « amitié d’astres » qui justifie et prolonge le destin de toute amitié terrestre véritable, y compris celles qui se terminent de façon pitoyable. Il s’agit ici, non de deux amitiés différentes dont l’une, terrestre, serait le dégradé ontologique de l’autre, céleste, selon un modèle plus ou moins platonicien, mais de deux perspectives différentes dans lesquelles l’amitié est perçue – et vécue. Le schème nietzschéen permet d’envisa­ger une même amitié de deux points de vue distincts, de sorte que la rupture entre amis s’intègre dans une trajectoire plus ample, plus « englobante », dirait Jaspers. Ce schème, bien entendu, a davantage valeur de postulat que d’argu­ment. La croyance en une amitié stellaire fonctionne comme une sorte d’impératif catégorique de l’amitié qui permet, à l’encontre de toute tentation nihiliste, d’honorer, de justifier, de prolonger et d’exhausser les amitiés disparues. De sorte que, à certains égards, l’amitié stellaire, rapportée aux seules relations à autrui, présente quelque analogie, dans son statut opératoire, avec l’éternel retour du même au sein de la pensée nietzschéenne. Au demeurant, si l’amitié est bien une communauté de désirs au profit du dépassement de l’hu­main, alors les amis véritables ne décident rien de leur liaison – pas plus de sa fin que de son début – et, obéissant à une loi qui les dépasse, peuvent seulement choisir la pleine affirmation du combat à mener au-delà même de la rupture.

  • 25 . Rousseau, Les Confessions, l. X, éd. cit., p. 536.

14Il resterait à chercher en quoi ce modèle interprétatif inspiré de Nietzsche pourrait valoir singulièrement pour l’amitié entre Diderot et Rousseau. Nous ne pouvons nous y attarder ici. Nous avons toutefois au moins un indice convaincant de la pérennité stellaire de l’amitié entre Diderot et Rousseau par leur capacité commune, par-delà la rage haineuse et le désir de vengeance de l’un envers l’autre, de rendre justice aux idées, aux principes, aux œuvres de l’an­cien ami. L’échange des sentiments et des pensées, en effet, demeure entre Diderot et Rousseau après la rupture. En dépit des vociférations atrabilaires présentes dans les dernières œuvres des « frères ennemis », selon l’heureuse formule de Jean Fabre, on trouve de nombreuses illustrations d’affection pour le compagnon d’antan et d’admiration pour son œuvre. Rousseau reconnaît ainsi : « En rompant avec Diderot que je croyais moins méchant qu’indiscret et faible, j’ai toujours conservé dans l’âme de l’attachement pour lui »25.

  • 26 . Diderot, Œuvres, t. I, Réfutation d’Helvétius, éd. cit., p. 810.
  • 27 . Diderot, Œuvres, t. I, Lettre apologétique de l’abbé Raynal à Monsieur Grimm, éd. cit., p. 767.

15Et Diderot, de son côté, s’adressant à Helvétius et parlant de Rousseau, assure : « j’aimerais mieux être lui que vous »26. Le « scélérat » opposé au parti des philosophes peut ainsi avoir raison contre le « sage » résolument acquis à la cause matérialiste car Diderot maintient Rousseau dans la catégorie des « hommes à paradoxes », seuls authentiques penseurs, tandis que Helvétius appartient à celle des « hommes à préjugés ». Et dans sa Lettre apologétique de l’abbé Raynal, comparant positivement Rousseau au détriment de l’avocat Linguet, Diderot écrit, deux ans avant de mourir : « conséquent à ses principes, je sens que le premier est vrai même quand il dit faux et que l’autre, sans principes, est faux, même quand il dit vrai »27.

  • 28 . Maurice Blanchot, L’Amitié, Paris, Gallimard, 1971, p. 330.

16Au reste, « être vrai même quand il dit faux » serait une assez belle définition de l’ami, et que Rousseau aurait aussi bien pu écrire lui-même. On le voit, la rupture entre deux amis comme Diderot et Rousseau ne marque pas la fin d’un échange de pensée. Bien plus, tout se passe comme si ce qui les avait séparés avait fini par les lier sur l’essentiel, tant il est vrai, pour reprendre Blanchot que « ce qui sépare » est « ce qui met authentiquement en rapport »28. Authentiquement et, pourrait-on dire, sinon éternellement, à tout le moins sidéralement.

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Notes

2 . Sur la brouille entre Rousseau et Diderot, voir principalement Raymond Trousson, Jean-Jacques Rousseau, heurs et malheurs d’une conscience, Paris, Hachette, 1993, p. 145-164 ; Yves Citton, « Retour sur la misérable querelle Rousseau-Diderot : position, conséquence, spectacle et sphère publique », Recherche sur Diderot et sur l’Encyclopédie, 36, 2004 ; Jean Fabre, « Deux frères ennemis : Diderot et Jean-Jacques », 1961, repris dans Lumières et romantisme, Paris, Klincksieck, 1980, p. 20-65.

3 . Rousseau, Œuvres complètes, t. I, Les Confessions, l. VII, Paris, Gallimard, 1959, p. 287.

4 . La phrase complète qui ouvre cette lettre du 22 octobre 1757 est d’ailleurs : « Je suis fait pour vous aimer et pour vous donner du chagrin », in Diderot, Œuvres, t. V, Paris, Laffont, 1997, p. 66.

5 . Cicéron, De l’amitié, XVIII, trad. C. Appuhn, Paris, Garnier, 1933, p. 137.

6 . « Un ami vrai est pour son ami un second lui-même », écrit Cicéron, op. cit., XXI, p. 147.

7 . Montaigne, Essais I, XXVIII, Paris, Le Livre de poche, 2002, p. 330.

8 . Cette antinomie classique recoupe la question du sens commun qui consiste à se demander si je recherche l’ami pour ses dissemblances avec moi, selon une psychologie héraclitéenne (les contraires s’attirent) ou pour ses similitudes avec moi, selon une logique empédocléenne (le semblable tend vers son semblable).

9 . Kierkegaard, Les Œuvres de l’amour, Première série, II.B, « Tu dois aimer le prochain », trad. P.-H. Tisseau et E.-M. Jacquet-Tisseau, Éditions de l’Orante, 1980.

10 . Kant, Doctrine de la vertu, § 47, trad. A. Philonenko, Paris, Vrin, 1983, p. 148.

11 . Marc-Aurèle, « Pensées », VIII, 56, Les Stoïciens, trad. É. Bréhier, Paris, Gallimard, 1962, p. 1910.

12 . Après la rupture, il s’agit principalement, concernant Rousseau, des Confessions et des Dialogues. S’agissant de Diderot, son amitié et sa « brouillerie » avec Rousseau sont explicitement développées au cœur de son Essai sur Sénèque (paru en décembre 1778, soit cinq mois après la mort de Rousseau), publié de nouveau en 1782 dans une version étoffée sous le titre Essai sur les règnes de Claude et de Néron. Dans cette œuvre testamentaire, l’auteur ajoute une dizaine de pages hargneuses sur Rousseau. Voir Diderot, Œuvres, t. I, Essai sur les règnes sur Claude et Néron, Paris, Laffont, 1994, p. 1029-1036.

13 . Diderot, Œuvres, t. V, Lettre à Falconet du 6 sept. 1768, Paris, Laffont, 1997, p. 849.

14 . Nietzsche, Le Gai Savoir, § 279, trad. P. Klossowski, Paris, Gallimard, 1982, p. 191.

15 . « Ce n’est pas le prochain que je vous enseigne, mais l’ami » prévient Zarathoustra, in Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, « De l’amour du prochain », trad. M. de Gandillac, Paris, Gallimard, 1971, p. 83.

16 . Voir Nietzsche, Par-delà le bien et le mal, § 43, trad. C. Heim, Paris, Gallimard, 1971, p. 59.

17 . Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, « De l’amour du prochain », éd. cit., p. 83.

18 . Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, « De l’ami », éd. cit., p. 77.

19 . Nietzsche écrit ainsi : « Cet homme secret, qui use instinctivement de la parole pour se taire et taire ce qui doit rester enfoui, qui invente inépuisablement des ruses pour se soustraire à la communication, cet homme, dis-je, ne désire rien tant que de voir un masque lui tenir lieu de visage dans l’esprit et le cœur de ses amis », in Par-delà bien et mal, § 40, éd. cit., p. 57.

20 . Nietzsche, La Généalogie de la morale, I, § 2, trad. I. Hildebrand et J. Gratien, Paris, Gallimard, 1971, p. 225.

21 . Paradoxalement, il existe plusieurs idées communes à ces auteurs. Par exemple, l’idée voulant que l’amitié prolonge naturellement l’amour se retrouve aussi bien chez Rousseau que chez Nietzsche. Le premier affirme ainsi dans l’Émile que « du besoin d’une maîtresse naît bientôt celle d’un ami » (O.C, IV, p. 494) et le second écrit dans le Gai Savoir : « Sans doute se trouve-t-il ça et là sur terre une sorte de prolongement de l’amour au cours duquel cette convoitise cupide et réciproque entre deux personnes a cédé la place à une nouvelle cupidité, à la soif supérieure commune d’une idéal qui les transcende : mais qui donc connaît cet amour ? Qui l’a éprouvé ? Son vrai nom est amitié », Nietzsche, Le Gai Savoir, § 14, éd. cit., p. 65.

22 . Nietzsche, Le Gai Savoir, § 279, éd. cit., p. 192.

23 . Rousseau, Les Confessions, l. VII, éd. cit., p. 287-288.

24 . Voir, pour seul exemple, l’étonnant manuscrit de Diderot, daté de 1758 et composé de plusieurs feuillets, dont la première phrase est : « Le citoyen Rousseau a fait sept scélératesses à la fois, qui ont éloigné de lui tous ses amis ». Repris dans Diderot, Œuvres complètes, t. XIII, éd. Roger Lewinter, Paris, Le Club français du livre, 1969, p. 627-630.

25 . Rousseau, Les Confessions, l. X, éd. cit., p. 536.

26 . Diderot, Œuvres, t. I, Réfutation d’Helvétius, éd. cit., p. 810.

27 . Diderot, Œuvres, t. I, Lettre apologétique de l’abbé Raynal à Monsieur Grimm, éd. cit., p. 767.

28 . Maurice Blanchot, L’Amitié, Paris, Gallimard, 1971, p. 330.

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Pour citer cet article

Référence papier

Gilles Gourbin, « D’une misérable querelle à l’amitié stellaire »Le Portique, Cahiers du Portique n°14 | 2014, 119-130.

Référence électronique

Gilles Gourbin, « D’une misérable querelle à l’amitié stellaire »Le Portique [En ligne], Cahiers du Portique n°14 | 2014, document 11, mis en ligne le 28 février 2022, consulté le 06 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/leportique/4045 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/leportique.4045

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Auteur

Gilles Gourbin

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