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AccueilNumérosCahiers du Portique n°14Générosité ? Générosité !

Texte intégral

1À l’idée de parler au cours d’une journée consacrée à Jean-Paul Resweber, j’ai tout de suite pensé à évoquer la générosité.

2Chacun le sait, Jean-Paul Resweber est généreux.

3On pourrait penser, puisque c’est moi qui parle, que je lui suis reconnaissante pour tous les pains au chocolat qu’il m’a offerts, ces dernières années, lorsque nous faisions le voyage Strasbourg-Metz ensemble en voiture, ou pour tous les pots ou les repas que nous avons partagés, à Metz comme à Strasbourg. Mais, si c’est loin d’être négligeable, ce n’est pas tout.

4Nous sommes nombreux ici à pouvoir témoigner de la générosité de Jean-Paul, en d’autres domaines, plus importants – au moins apparemment. Il y a son enseignement, les conversations passionnantes dont il nous a régalés, ses conseils en tous genres, toujours donnés mine de rien, les thèses qu’il a encouragées et dirigées, tous les travaux et publications qu’il a rendus possibles, voire suscités, tous les montages savants qu’il a su inventer au sein de l’institution universitaire... La liste est longue de ce dont nous pouvons le remercier.

5Chacun sait que le département de philosophie de Metz se caractérise par la convivialité qui y règne. Or c’est Jean-Paul qui en est responsable, avec la complicité de Benoît.

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7Généreux, qu’est-ce que ça veut dire ?

8Et surtout, qu’est-ce que ça veut dire quand on dit que Jean-Paul est généreux ?

9Être généreux, selon les dictionnaires, c’est avoir de nobles sentiments qui portent au désintéressement, c’est être bienveillant, clément, indulgent envers autrui, être enclin à se dévouer et aussi à donner plus qu’on est tenu de le faire. Je n’ai retenu que quelques-uns des sens proposés. Nous concevons la générosité comme « la vertu du don ».

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11Mais, pour notre tradition philosophique, la générosité, c’est la vertu que Descartes présente, dans le Traité des passions, comme le « remède contre tous les dérèglements des passions » (article 156). Si on regarde la définition qu’il en donne, on a d’abord le sentiment que Descartes décrit plutôt ce qu’on appellerait la « magnanimité », grandeur d’âme, force d’âme, maîtrise de soi.

12Définition, article 153 :

13« La vraie générosité qui fait qu’un homme s’estime au plus haut point qu’il se peut légitimement estimer, consiste seulement partie en ce qu’il connaît qu’il n’y a rien qui véritablement lui appartienne que cette libre disposition de ses volontés, ni pourquoi il doive être loué ou blâmé sinon pour ce qu’il en use bien ou mal ; et partie en ce qu’il sent en soi-même une ferme et constante résolution d’en bien user, c’est-à-dire de ne manquer jamais de volonté pour entreprendre et exécuter toutes les choses qu’il jugera être les meilleures », Traité des passions, article 153.

14(Je ne sais pas si Jean-Paul « s’estime au plus haut point qu’il se peut légitimement estimer ». En tout cas, nous, oui, nous l’estimons à un très haut point.)

15Donc, être généreux, selon Descartes, c’est d’abord avoir conscience qu’on ne peut véritablement disposer que de « ses libres volontés » ; et ensuite, sentir en soi-même « cette ferme et constante résolution d’en bien user », soit ne jamais manquer de volonté pour « entreprendre et exécuter toutes les choses qu’on juge être les meilleures ».

16Descartes précise pourquoi il n’a pas retenu « magnanimité » et a préféré « générosité ».

17L’article 161, qui s’intitule « Comment la générosité peut être acquise », dit, comme en passant, puisque c’est présenté comme une concession, qu’« il n’y [a] pas de vertu à laquelle il semble que la bonne naissance contribue tant qu’à celle qui fait qu’on ne s’estime que selon sa juste valeur » et encore qu’« il [est] aisé de croire que toutes les âmes que Dieu met en nos corps ne sont pas également nobles et fortes ». Descartes précise, dans une parenthèse, que c’est là « ce qui est cause [qu’il a] nommé cette vertu générosité, suivant l’usage de notre langue, plutôt que magnanimité, suivant l’usage de l’École, où elle n’est pas fort connue ». On admirera l’art des derniers mots. Ils tendent à renforcer l’idée qu’il faut louer la générosité de Jean-Paul Resweber qui se manifeste tout particulièrement au sein de « l’École ».

18Donc, alors que dans « magnanimité », on entend seulement la « grandeur d’âme », dans « générosité », on entend bien le « genus », l’origine noble, la « race » en son sens laudatif ; la générosité est le propre des âmes bien nées, au sens où elles ont une disposition naturelle que leur vertu doit accomplir.

19Ce qui rapproche pourtant la générosité cartésienne du sens que nous donnons couramment à ce terme, il faut le chercher un peu plus loin, dans les articles qui suivent.

20Ceux qui sont généreux, ayant cette conscience d’eux-mêmes « ne méprisent jamais personne » ; ils sont enclins à excuser plutôt qu’à blâmer les fautes des autres, à les imputer plutôt à leur ignorance qu’à un manque de bonne volonté. Ils ne se sentent guère inférieurs ou supérieurs aux autres, parce qu’ils savent que l’estime ne peut aller qu’à la bonne volonté et qu’ils la supposent « être ou du moins pouvoir être en chacun des autres hommes » (article 154).

21Ils sont « humbles », d’une « humilité vertueuse » parce qu’ils savent qu’ils sont capables des mêmes fautes que les autres (article 155). Cette première humilité se distingue de l’« humilité vicieuse », « directement opposée à la générosité », qui consiste à se sentir faible ou peu résolu, à faire « comme si on n’avait pas l’usage entier de son libre-arbitre », à croire qu’on ne peut pas « subsister par soi-même » ; l’humilité vicieuse est compatible avec l’arrogance ou la superbe et elle est le fait des « esprits faibles et abjects » (article 159).

22Jankélévitch, dans son Traité des vertus, évoque à ce propos « le larbin vaniteux et servile » et « l’insolence compensatrice du complexe d’infériorité ». (Traité des vertus, II, Flammarion Champs, p. 315). Au contraire, l’humilité vertu­euse, la modestie, « affirme l’égale promotion de moi et des autres en réduisant le moi à ses justes proportions » (ibidem).

23Enfin, selon Descartes, la générosité incite ceux qui en sont capables à ne rien estimer « de plus grand que de faire du bien aux autres hommes et de mépriser son propre intérêt », ce qui les rend, dit Descartes, « courtois, affables et officieux envers un chacun » et qui les exempte de la jalousie, de l’envie, de la haine, de la peur et enfin de la colère (article 155).

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25Dans l’intitulé de la journée, figurent le temps, l’ensei­gnement et l’amitié.

26En ce moment, en L3, nous travaillons sur le Phèdre. Selon le Socrate de Platon, pour pouvoir enseigner, pour bien parler ou bien écrire, il faut connaitre tous les genres de discours et tous les genres d’âmes. Cela suppose un très long temps d’étude et de réflexion avant d’être à même, de découvrir, dans la pratique, en usant de « flair » (traduction Luc Brisson), quel genre de discours convient à quel homme. Il y a donc une « bonne rhétorique », celle qui est mise au service de l’enseignement du vrai et qui suppose la connaissance de l’âme à laquelle on veut enseigner.

27De même, la générosité suppose non seulement la décision de « donner », mais l’art de donner à chacun ce qui lui convient, au moment opportun, dans la mesure adaptée. La générosité suppose le « tact ».

28Or le tact, c’est une des notions auxquelles Jean-Paul accorde une place privilégiée, qu’il s’agisse du tact logique que mentionne Kant, au § 6 de l’Anthropologie, ou du tact que l’art met nécessairement en œuvre. Le tact constitue, dit-il, une « expérience insolite » (Lettre ouverte aux éducateurs techniques spécialisés). Il suppose la capacité à poser un « jugement pratique, particulier et singulier ».

29Tous ceux qui ont suivi les cours de Jean-Paul Resweber savent que son « art » d’enseigner a atteint la beauté et la perfection qu’évoque Platon dans le Phèdre (272 a-b). Cet art ne peut s’exercer que dans l’amitié, en faisant preuve de tact.

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31Encore deux références, dont je vous laisse le soin de les lier à Jean-Paul Resweber :

32Spinoza : la générosité est « le désir par lequel chacun, sous la seule dictée de la raison, s’efforce d’aider tous les autres hommes et de se les lier d’amitié ». (Éthique, III, proposition 59, scolie).

33Jankélévitch, encore : la générosité est « affirmative et tournée vers autrui » ; elle « obéit à une vocation activiste et militante, prodigue en fondations de toutes sortes » ; « elle est orientée vers l’autre pour l’aller chercher là où il est, pour se porter à sa rencontre ».

34Modestie, affabilité, bienveillance, tact, amitié, souci des autres, sans oublier cet « activisme positif », qu’évoque Jankélévitch, cette créativité : ce sont là quelques-uns des aspects – il faudrait plus de dix minutes pour les développer – de la générosité de Jean-Paul Resweber.

35Envoi « classieux » : par hasard, en cherchant « généreux » dans le Grand Robert, je suis tombée sur un article proche : « genreux ». En voici la définition qui me servira de conclusion : vers 1900, en langage familier, « genreux » signifiait « qui a du genre, du chic ».

36Jean-Paul Resweber, je te le dis, sans doute au nom de tous : « non seulement tu es généreux, mais tu es aussi “genreux” : tu as le chic, tu as du chic ! »

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Pour citer cet article

Référence papier

Joëlle Strauser, « Générosité ?
Générosité ! »
Le Portique, Cahiers du Portique n°14 | 2014, 9-14.

Référence électronique

Joëlle Strauser, « Générosité ?
Générosité ! »
Le Portique [En ligne], Cahiers du Portique n°14 | 2014, document 2, mis en ligne le 28 février 2022, consulté le 06 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/leportique/4008 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/leportique.4008

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Auteur

Joëlle Strauser

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