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Recensions
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FATH G., Le « sujet » en désarroi dans les pratiques à haut gradient relationnel, Paris, L’Harmattan, 2019, 238 p.

Jean-Paul Resweber
p. 257-262

Texte intégral

1Le livre récent de G. Fath (2019) intitulé « Le « sujet » en désarroi dans les pratiques à haut gradient relationnel » (MHGR) se situe dans le prolongement direct de son ouvrage : « Essai sur la laïcité postchrétienne » (L’Harmattan, 2012). La laïcité est, en effet, envisagée par l’auteur non seulement comme étant une exigence éthique : celle d’une solidarité dynamique ou organique qui implique et garantit la liberté de chacun, l’égalité entre tous et la fraternité réciproque, mais aussi, plus profondément, celle d’une écoute respectueuse et attentionnée des attentes du sujet parlant. Or, ce sujet n’est ni le sujet réflexif de Descartes, ni le sujet intentionnel de la phénoménologie, ni le sujet qui est le produit des modes de subjectivation : il ne peut, en effet, s’attester que dans l’écart qui le déporte hors de lui et le fait être lui-même, en le corrélant au monde et à autrui. Le livre de 2012 trace le vecteur allant de la figure du citoyen à celle du sujet : celui du devenir citoyen du sujet et le livre de 2019 remet en question la figure du sujet appelé à devenir citoyen. Or, le devenir citoyen du sujet est conditionné par le mode du devenir du sujet lui-même qui, se posant constamment dans les écarts de soi à soi, s’expose comme être-au-monde et comme être-avec-autrui. L’exigence laïque qui forme, avec la notion de sujet, les deux motifs déterminants de ce livre structure et oriente la visée de toute pratique de formation. Ainsi le travail social vise-t-il à donner au sujet lieu d’être tout en lui accordant droit de cité.

2G. Fath rompt avec ce qu’il appelle le grand arroi éducatif qui repose sur un ensemble de discours qui collent à des schémas et des clichés théoriques lisses, à des prêt-à-penser et à des mots d’ordre convenus faisant un appel injonctif à la citoyenneté et à l’éthique, à l’autonomie et à la responsabilité, à la passivité et à l’engagement ainsi qu’à un ensemble de parcours codés découlant de stratégies éprouvées. C’est ce grand arroi qui fait le désarroi des praticiens, qui ratent alors l’essentiel de leur mission : l’appel et le rappel du sujet à lui-même sur le mode d’une parole qui lui est adressée et dont il se perçoit comme le destinataire. Ne vaut-il pas mieux renoncer d’emblée au confort de cet arroi et se risquer dans le désarroi découlant du risque de la pensée, des surprises que nous réservent le dialogue et le parcours aventureux d’un chemin inconnu ? En lisant ces pages, d’une extrêmement densité, bien argumentées et documentées, je n’ai cessé d’aller de découverte en découverte et de me dire en moi-même : oui, c’est tout à fait cela ! et telle est bien l’approche qui convient dans ces pratiques à haut gradient relationnel…

3La méthode et les attendus de la réflexion de G. Fath échappent à toute catégorisation. L’auteur, philosophe rigoureux, interroge les pratiques en suivant une méthode qui, inspirée d’une anthropologie phénoménologique, peut être définie comme étant un « empirisme transcendantal » (p. 183 sq.), expression frappée au coin de l’oxymore qui, emprunté à N. Depraz, désigne la convergence de deux logiques appartenant à deux niveaux différents. Il en résulte une méthode capable d’allier l’attention au vécu et l'attente de l’émergence d’un sens qui transforme le vécu charnel en expérience corporelle. La conception du sujet à laquelle se réfère G. Fath n’est pas très éloignée de celle du sujet de la psychanalyse, qu’elle modifie pourtant en l’intégrant d’emblée dans l’espace social. Le sujet du désir, en devenir, qui s’atteste dans la parole, advient dans « un espace axiologique », ouvert dans le travail de formation et d’intervention par le jeu d’esquisses issues de la dialectique où se croisent les diverses projections de soi des protagonistes. Cette notion qui désigne le lieu tiers, celui de l'Autre, où « les investissements axiologiques se composent … s’accorde avec ce dépassement de la « représentation » par la « présence » investie de valeurs mobiles enchevêtrées » (p. 113, note 1). Mais G. Fath recourt volontiers à d’autres méthodes, telles que l’ethnométhodologie, la pragmatique, l’analyse du discours…C’est, en effet, sur le terrain que le praticien s’exerce à dérouler les schèmes multidisciplinaires qui président à l’intelligibilité de cette notion cardinale.

4Un tel espace, qui est « l’espace-sujet » (p. 29-42) est le tiers métastable qui fonde la relation en acte. Il n’est donc pas réductible à un quelconque milieu, tel celui qui, par exemple, chez Michel Foucault, sous-tend les processus de subjectivation. L’espace axiologique qui est « intermédiaire entre les normes prescriptives et le réel » met la culture à la portée des personnes. Il n’est pas le fruit d’un ajustement, d’un accord ou d’un heureux arroi, mais d’une dissymétrie, d’un désaccord, d’une distorsion ou d’un désarroi qui met en tension la relation de formation : il est le praticable qui circonscrit le lieu où le sujet doit advenir. Car la dialectique des projections de soi n’aboutit jamais à une résolution définitive et la réflexion critique se heurte à un manque qui provient d’un autre type de dialectique : celui qui met en opposition la pensée disponible et le potentiel d’une pensée différée. On le voit, l’espace axiologique circonscrit symboliquement une ouverture, sans jamais la combler, produit dans le sujet l’écart de soi à soi qui le pose comme être- au-monde et être-pour-autrui dans une différence impossible à réduire. S’il revêt autant d’importance dans les travaux de G. Fath, c’est parce qu’il est l’incarnation de l’exigence laïque qui s’exprime dans « l’effort de chacun pour s’émanciper, vivre, penser et espérer au milieu d’autres… » (p. 192) et est au fondement de l’éthique de la formation, qui vise à aménager précisément l’espace axiologique, où se réalise cet effort. Ainsi la laïcité se présente-t-elle comme un espace interrelationnel qui est à la fois l’occasion et la condition du travail de formation.

5Je retiendrai de ce livre les motifs principaux qui le parcourent, le structurent et l’orientent. D’abord celui, dominant et déterminant, qui concerne la notion d’un sujet que ne recouvrent certes ni le moi qui en est la manifestation plus ou moins voilée ni le soi qui le désignerait « en propre » puisqu’il n’existe qu’à se désapproprier, ni même le sujet intentionnel de la phénoménologie, puisqu’il habite le langage d’un questionnement qui l’emporte et le déporte hors de lui. Aussi l’émancipation qui est « la visée cardinale du praticien » (p. 165) est-elle avant tout l’attestation et l’assomption de soi par le langage (p. 2). Ce sujet, toujours en retrait, toujours supposé, comporte une épaisseur singulière et existe dans une ouverture qui le renvoie à l’universel. C’est à lui que la formation ou l’intervention éducative donne lieu d’être, en l’interpelant et en le rappelant à lui-même, en lui proposant des médiations qui lui permettent de témoigner de ce qu’il est.

6Un deuxième motif se rapporte à la posture du praticien qui est à la fois faire et penser, poiêsis et praxis. Le « penser » est de l’ordre de la praxis, c’est-à-dire d’une conception de la réalité, sans cesse remise en cause, d’« une pensée qui se dérobe » et qui se passe de toute conclusion. Le « faire », quant à lui, qui se déploie sur le terrain est une poêisis, une « géopoiêtique », précise l’auteur (p. 168) en reprenant à son compte une expression de K. White : il consiste à composer « des plans de formation » qui, comme les usages de soi et les jeux d’esquisses se rapportant aux personnes, viennent reconfigurer l’espace intersubjectif de la formation et de l’intervention. Ce travail de conception et de composition fait moins appel à la raison qu’à l’intelligence, et je préciserai, en jouant sur l’étymologie latine, mais sans trahir l’auteur, à une intelligence critique qui sait lire entre les lignes (inter-legere) pour aller à l’essentiel (intus- legere) d’une composition donnée à l’intérieur (intra-legere) de l’espace axiologique. Car l’aménagement de cet espace ne peut se faire sans un usage intelligent des normes qui ne doivent pas briser les élans de pensée et avec lesquelles il faut composer et s’arranger.

7Un troisième motif est relatif à une éthique de l’exigence laïque qui constitue la visée de la formation et qui peut être résumée en deux mots- clefs : questionnement et émancipation. Le questionnement, en effet, retient le praticien d’émettre une quelconque conclusion et c’est cette retenue qui maintient une ouverture libératrice, préalable indispensable aux projections anticipées de soi. Il doit toujours rester ouvert aux possibles et, par conséquent, G. Fath se garde avec raison de le combler en y lisant, à la suite de Marion, le signe d’une quelconque donation de sens (p. 159 sq.). Ainsi, l’émancipation qui est attestation et assomption de soi ne peut se réaliser sans passer par ce moment projectif grâce auquel le sujet tente de se détacher de toute forme d’aliénation. On le voit, elle a pour effet d’élever la singularité du sujet à la hauteur de l’universel, et non de la dissoudre dans la généralité dont elle représenterait une particularité, puisqu’elle s’exprime continuellement dans des écarts qui font sens vers l’universel et c’est dans ces écarts que le sujet se pose en s’exposant à l’universel. La notion d’ouverture est capitale, car elle est le lieu tiers (et non le milieu) qui, en raison de sa neutralité, est en mesure de faire le lit des divers espaces axiologiques.

8En parlant d’ouverture, de projections et de compositions de plans de formation, G. Fath rompt avec la rhétorique classique de la formation axée sur les notions de projet et d’objectifs et sur une éthique convenue faisant appel au respect et à l’estime de soi, comme si ces postures n’impliquaient aucune prise de distance envers soi-même. Mais surtout il fait de l’éthique le principe régulateur et directeur de ces pratiques, focalisées par l’éveil du sujet, mais aussi leur finalité, car, maintenant ouverte la pensée « questionnante », elle implique le renoncement à « la rage de conclure » et l’acceptation d’un accomplissement qui, contrairement aux idées reçues, fait sens par son inachèvement même. C’est sans doute la manière dont le formateur compose avec cette mélancolie de l’inachèvement qui donne au désarroi tantôt une tonalité négative qui s’entretient de la nostalgie de l’idéal, tantôt une tonalité positive qui implique le deuil de cet idéal et ouvre la porte à la créativité. Car le praticien doit se garder de transformer en impuissance coupable l’impossibilité à laquelle il se heurte et qui, paradoxalement, le renvoie à des possibles inexplorés.

9En lisant ce livre, j’ai eu le plaisir et la surprise de constater que l’auteur, mettant en œuvre une intelligence « critique » ou encore un jugement intelligent et prenant appui sur une longue expérience et sur une très large culture philosophique, donnait une juste formulation à des idées que je n’étais jusqu’ici parvenu à clarifier, mais aussi bousculait, du même coup, certaines notions que je n’avais pas suffisamment élucidées comme celle de désarroi, de milieu, de projection et de plan de formation. Sans doute est-ce le chemin de pensée, cette méthode de la méthode, dont témoigne ce livre qui retient et maintient l’attention du lecteur. G. Fath pose et poursuit son questionnement au rythme d’une fine lecture intertextuelle réalisée à la marge des textes de la philosophie ancienne (Aristote), moderne (Descartes,Spinoza…) ou contemporaine (Kierkegaard, Husserl, Heidegger, Merleau-Ponty, Levinas, W. Benjamin, J. Derrida, P. Ricoeur, J.L. Nancy, N. Dupraz, J. Richir, H. Maldiney…), de la psychanalyse (Freud, L. Binswanger, D. Sibony, J. Oury. J. Kristeva…) et de la sociologie (Boltanski et L. Thévenot, Bourdieu…). Il traverse (dia-porein) ces textes, les fait parler, les met en dialogue jusqu’à ce que, par le tour de force du sujet scripteur questionnant, l’aporie (a-porein) se retourne contre elle-même à la faveur de l’ouverture d’une nouvelle marge (eu-porein) libérée par la lecture d’autres textes qui prennent le relais des précédents. Ainsi est-ce l’énonciation de l’auteur qui, au fil d’une lecture intertextuelle, opère entre les sources utilisées des nouages qui débouchent sur un carrefour ou à une « croisée de chemins » qui rend alors possible une reprise du questionnement jusqu’à une nouvelle aporie ou, selon un mot de l’auteur, jusqu’à un nouvel « échouage » qui défie tout échec. Phénoménologie et herméneutique sont mobilisées par une démarche rigoureuse de type réflexif et critique qui, au rythme du sens dévoilé, transforme le vécu en expérience. Tel est bien le chemin de pensée original que G. Fath s’emploie à définir, en pratiquant « un empirisme transcendantal ».

10Ce livre est à conseiller à tous les praticiens qui découvriront dans le désarroi le pressentiment d’un questionnement à engager d’urgence, mais aussi aux enseignants et étudiants qui y trouveront le modèle d’une démarche de pensée attentive au langage inchoatif de l’expérience et préoccupée « de penser le « sujet » en « circulant » au loin de ses réifications » (p. 5) et de l’accompagner, « chemin faisant, le sens se faisant » (p. 167). G. Fath invite les praticiens (MHGR) à penser, vivre et travailler en se situant d’emblée dans l’espace et non d’abord dans le temps, car c’est dans l’espace qu’a lieu le devenir. Il nous presse de renoncer à nous replier dans un quelconque abri et à habiter l’ouverture où nous pouvons nous mouvoir, circuler d’écarts en écarts au rythme de « scansions spatiales », traverser des champs et des carrefours, définir des plans. Il maintient avec opiniâtreté le cap sur une direction de pensée essentielle qui se trouve de plus en plus délaissée de nos jours au profit d’une direction opposée : celle qui débouche sur les idéologies du « grand arroi » et qui, au nom d’une maîtrise cognitive inavouée, substantifie le sujet ou l’assimile à un personnage conceptuel (p. 16) et finalement fausse sans jamais pouvoir le falsifier le travail de formation.

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Pour citer cet article

Référence papier

Jean-Paul Resweber, « FATH G., Le « sujet » en désarroi dans les pratiques à haut gradient relationnel, Paris, L’Harmattan, 2019, 238 p. »Le Portique, 45-46 | 2021, 257-262.

Référence électronique

Jean-Paul Resweber, « FATH G., Le « sujet » en désarroi dans les pratiques à haut gradient relationnel, Paris, L’Harmattan, 2019, 238 p. »Le Portique [En ligne], 45-46 | 2021, document 14, mis en ligne le 10 mars 2021, consulté le 19 septembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/leportique/3811 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/leportique.3811

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Jean-Paul Resweber

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