Journal du Japon
Résumés
Doan Bui est envoyée au Japon en avril 2019 pour y effectuer un reportage. Elle adresse à Didier Doumergue par mail un journal de son séjour à Tokyo et dans sa région. Ce carnet de bord est l’occasion de se souvenir de son premier voyage effectué seize ans auparavant. Elle aborde entre autres les thèmes de Nagori, la mélancolie du temps qui passe et de l’impermanence, du sentiment ressenti par l’étranger (Gaijin), ou de la cabine téléphonique installée peu après le séisme de 2011, dans laquelle il est possible de téléphoner aux victimes décédées.
Texte intégral
1Objet : Nagori
2Cher Didier,
3Je pensais t’avoir planté avec cet article pour la revue Le Portique que je t’avais promis et que je ne t’avais jamais rendu, et me voilà bien attrapée. Dans mon dernier mail, j’avais l’intention de me défiler en mode : « Je suis à la bourre, désolée, en plus je dois repartir en reportage, quel hasard, d’ailleurs, tu sais, on m’envoie justement au Japon », étant persuadée que j’avais dépassé les délais de bouclage. Et, zut, voilà que tu me dis que c’est formidable. Que tu t’enflammes : « Écris un carnet de bord ! ».
4Je t’écris ces quelques lignes dans l’avion Paris-Tokyo. Les lumières sont éteintes dans la cabine. J’ai envie de comater devant tous les films que me propose Air France – excitation devant le choix comme devant un buffet all you can eat, mais ta voix dans ma tête me donne mauvaise conscience. « Écris ton carnet de bord ! ». Pff. C’est bon, gros. Je vais éteindre mon écran. J’aurais bien regardé Les Indestructibles ou même Ant-Man, un blockbuster hollywoodien avec un super-héros homme- fourmi. C’est bizarre non de faire d’une fourmi un héros ? On associe toujours les fourmis au groupe. Et d’ailleurs, les pires clichés concernant les Japonais, et, plus globalement, nous autres asiatiques, c’est justement de nous voir comme de laborieuses fourmis, visages interchangeables, noyées dans une foule grouillante de clones (tu te souviens ce qu’avait dit Édith Cresson, quand elle était Premier ministre). C’est un cliché ridicule, qui m’exaspère (on me l’a souvent brandie devant moi, cette étiquette de « vous, vous êtes des travailleurs », comme si on me faisait un compliment), mais néanmoins, il y aurait beaucoup à dire sur la notion du « je », en Asie et en Occident, et sur la figure des héros dans les films de Hollywood, versus les films japonais.
5Mais oublions Ant-Man. Je vais profiter d’être déconnectée de Twitter/Facebook/Instagram à 10 000 kilomètres au-dessus du sol pour t’écrire. Dieu que tu es fourbe ! Tu sais que m’inciter à écrire, c’est me forcer à voler du temps au temps, à me poser et ralentir dans l’effervescence de l’immédiat qui étourdit et divertit, pour passer au tamis le liquide des jours. Et tenter d’en garder le substrat. Tu le sais, je le sais. Pourtant, je n’arrive jamais à écrire.
6J’ai un mot qui vient tout de suite là. Nagori. J’espère que tu l’as bien gardée dans ton téléphone – j’espère que tu gardes TOUS mes SMS sur ton téléphone – la définition de ce mot, que j’avais pêchée dans le dernier livre de la merveilleuse Ryoko Sekiguchi. Nagori, ça indique la saison passée d’un fruit, trop mûr, presque blet. Par opposition à Hashiri, un fruit de début de saison, un peu vert, hashiri qui vient du substantif « courir », ce qui court, ce qui glisse. Nagori, c’est aussi la nostalgie de ce qui n’est plus. Hiro no nagori : Les Vestiges du jour, le roman d’Ishiguro. Nagori, c’est la lune qu’on voit encore à l’aube et qui s’estompe. La dernière fleur qui reste sur l’arbre et va tomber. Le visage d’un parent mort qu’on distingue dans la joue ronde d’un enfant. Bref, Nagori, c’est la mélancolie du temps qui passe et de l’impermanence. Bon dieu. Je n’ai même pas commencé ton fucking carnet de bord que je suis déjà emplie de Nagori.
7Je repense à ce premier voyage qui me fit découvrir ce pays, il y a de cela presque seize ans. Je me revois, dans l’avion, c’était en décembre 2003, j’avais gagné une bourse, la bourse « Robert Guillain, jeune reporter au Japon », une aubaine, on m’offrait le billet, un pass de train, une caméra, la totale. Je venais juste d’arriver à L’Obs, en CDD. Je n’avais pas d’enfants. J’étais, comme l’intitulé de la bourse le spécifiait une « jeune reporter ». Bref, j’étais plutôt Hachiri, avant saison, et pas un fruit blet, un fruit Nagori comme aujourd’hui ! Je ne suis jamais retournée au Japon depuis.
8Avant mon départ, j’ai tenté de faire de l’archéologie informatique, de retrouver mes mails de l’époque, avec mon adresse nouvelobs.com mais, pas de veine, depuis qu’on a « renouvelé » mon matériel, il a fallu faire de la place dans la mémoire vive – quel mot !!!! –, bref, le service informatique a purgé mon ordinateur, stocké mes précieux mails dans je ne sais quel disque externe. Je les imagine, perdus. Les espaces infinis du cloud m’effraient… Oui, tout a disparu et ça me désespère. Toutes ces petites bribes de passé que j’aurais pu pêcher, visages, rencontres, adresses, autant de fragments qui m’auraient permis de reconstituer le puzzle de ces trois semaines passées au Japon.
9Décidément, on en revient toujours à notre première rencontre entre toi et moi. Quand tu m’as raconté, pour le livre Portraits de Vi(h)es, que lorsque tu avais pensé mourir – c’était quand, au tout début des années 2000 ou avant ? –, tu avais brûlé tous tes cahiers que tu tenais depuis l’adolescence. Tous tes souvenirs, tes photos. Disparus. Ça m’avait horrifié -plus que tout le reste, la maladie, le VIH, la toxoplasmose, plus que tout ce que ton corps avait subi. Est-ce que je suis folle ? Je me revois au café Beaubourg à répéter « c’est horrible, tous ces cahiers, c’est vraiment horrible ». Je me demande parfois pourquoi j’ai eu tant de peine pour tes carnets, car finalement, moi, je n’ai jamais réussi à tenir de journal. Je suis à égalité avec toi, enfin même pas, car toi, au moins, tu écris pour tenter de les reconstituer, ces carnets, et ce passé. Le temps a coulé, et dans ma mémoire défaillante, ces seize années s’estompent déjà. Ne submergent, comme des icebergs flottant dans la mer, que les grandes joies et les grandes peines, les naissances, les morts. Mais le reste… Des impressions fugitives, comme de l’eau qui coule entre les doigts. Même pas une clé USB qui les aurait stockées. Nagori, encore.
10Je regarde derrière moi et j’ai le vertige en contemplant ces seize années qui se sont écoulées entre mon premier voyage et celui-là. Je n’arrive plus à retrouver celle que je fus et qui n’est plus. J’ai une image de moi, tentant de dormir dans l’avion Japan Air Lines qui me menait à Osaka, je crois.
11C’était pour moi un cycle qui s’achevait. Ce serait bientôt la fin de mon groupe d’électro-jazz Mah-Jong – avec Sachiko, une chanteuse japonaise, décidément ! –, je m’étais décidée, je crois, à ne pas continuer professionnellement dans la musique en acceptant ce poste à l’Obs. Cette bourse au Japon, c’était un signe. Une façon de me faire choisir. Je serai reporter. Pas pianiste. Tu vas écrire et non pas faire de la musique. Deux activités qui sont cousines et opposées, l’une dans le nagori, l’écriture, l’autre dans le hashiri, ce qui court, ou même plutôt dans le sakari, l’acmé, la plénitude de l’instant. C’est drôle car la préparation de ce voyage au Japon m’a replongée dans tout cela. J’en ai profité pour revoir cette amie japonaise Sachiko que je n’avais pas vue depuis quinze ans. C’est un personnage d’un roman de Murakami (grand amateur de jazz), Sachiko. La première fois que je l’ai rencontrée, elle ne disait pas un mot de français, mais elle a chanté The Man I Love et je l’ai accompagnée au piano.
12Tiens, les hasards sont troublants. Je venais de mettre mon « carnet de bord » de côté, et j’ai rouvert mon écran télé (oui, c’est mal). Non, je n’ai pas regardé Ant-Man. Mais Camille redouble, un film de Noémie Lvovsky qui raconte l’histoire d’une quadra qui redevient adolescente (Nagori, encore !) Et lors d’une scène de fête dans un appartement, j’ai vu mon amie Sachiko ! Je n’en croyais pas mes yeux, j’ai fait retour rapide, tenté de figer l’image. Nul doute, c’était bien elle. Je me suis souvenue alors qu’elle faisait de la figuration pour gagner des cachets. C’était à la fois tout à fait elle, et une personne complètement étrangère. Il m’était impossible de la lire, ainsi. J’ai pensé à ce que disait Barthes sur les masques.
13Décidément, ce voyage est sous le signe des fantômes du passé. J’ouvre Chronique japonaise de Nicolas Bouvier. Il écrit de retour au Japon : « je suis curieux de savoir qui du pays ou de moi aura le plus changé ». Moi aussi.
14Objet : Hanami
15Cher Didier,
16Premiers pas dans Tokyo. Je ne reconnais rien. J’ai choisi exprès un hôtel à Roppongi, juste à côté de la station de métro Azabu Juban, où, à l’époque, j’avais squatté dans une auberge de jeunesse. Dans le dortoir, il n’y avait que de grandes blondes, russes, qui, pour gagner de l’argent, allaient le soir dans les bars à Roppongi faire les hôtesses, un job très lucratif pour gaijin, puisqu’il suffisait d’être blonde et de dire « hello » et vaguement parler à des salary-men éméchés pour gagner une centaine de dollars par soir.
17Impossible de retrouver l’auberge, ni même de reconnaitre la ruelle où elle se trouvait. J’erre dans les rues, désorientée par le jet lag. Il n’y a que les sons dont je me souviens. La voix douce omniprésente des annonces, dans le métro, dans la rue, devant chaque magasin, cette mélopée chantante des formules de politesse, les petites ritournelles dans les stations de train annonçant chaque arrêt. Comme si Tokyo était d’abord une musique. Ce n’est que lorsque la nuit est tombée que j’ai reconnu la ville. Avec ces néons comme des milliers de lucioles, ces affiches aux signes gracieux et abscons, les lanternes en papier devant les restaurants, le vacarme des slogans de publicités des vidéos défilant sur les écrans géants, les sons et les signes incompréhensibles pour se projeter dans le « Lost in translation ». Cette atmosphère de science-fiction à la Blade Runner. Dans l’obscurité, vision d’un terrain de base-ball illuminé, où de jeunes joueurs s’exercent dans la nuit : ça m’avait frappé déjà la première fois, j’étais en train de lire Ryu Murakami, l’autre Murakami, plus destroy, et chez lui, revenaient ces personnages de baseballeurs, solitaires et psychopathes, un peu comme la figure du caddie dans les terrains de golf, chez James Ellroy.
18C’était l’hiver la première fois que je découvris le Japon. Les ciels étaient purs et bleus, le froid mordant. J’avais passé Noël là-bas, qui est l’équivalent au Japon de la St Valentin, et où tous les amoureux en profitent pour s’offrir des cadeaux kitsch. Et aussi le Nouvel An, une fête familiale, cette fois, où tous les temples sont envahis de pèlerins venus prier et se recueillir en famille. Ma famille et mon amoureux m’avaient alors rejointe, j’ai encore de minuscules purikura – ces mini- clichés kawai de photomaton qu’on fait dans les pachinkos, inondés de fleurs et de cœurs. Heureusement, les photos sont si petites qu’on ne voit pas trop à quel point nous avons vieilli !
19Je reviens au Japon au printemps. Et partout, dès le trajet du Narita express jusqu’à la ville, les arbres nuageux de fleurs sont là pour le rappeler. Hanami time !! hanami. Hanami qui veut dire : « Regarder les cerisiers en fleurs ». N’est-ce pas merveilleux, cette langue qui a inventé un mot juste pour cette action de regarder la floraison ? Les sakura sont comme le thermomètre du moral du pays. Sur tous les téléphones, il y a des applications permettant de prédire le jour où fleurira la première fleur. Vite ! C’est fugace, la floraison, quelques jours, et puis les pétales tombent, balayées par le vent. Nagori, nostalgie de la beauté qui fut. Sur tous les téléphones encore, chacun collectionne les photos de sakura, comme s’ils espéraient ainsi capturer leur beauté volatile. Et la première question de tout un chacun « as-tu vu les sakura ? ». Et de conseiller les meilleurs spots d’observation…. Le hanami est au printemps ce qu’est le momigari à l’automne. L’observation émerveillée du changement de couleur des feuilles : le koyo. Tout comme l’évolution des sakura, le koyo est annoncé aux nouvelles à la télé et dans les nombreuses applis. Il faudra que je demande s’il y a un mot pour l’observation de la neige…
20Objet : Gaijin
21Cher Didier,
22Quelque chose qui peut paraître évident, mais qui ne l’est pas. Ma première expérience du Japon n’a pas été la même que la tienne, un gaijin, un étranger blanc. Moi, je suis étrangère, je ne parle pas le japonais, c’est vrai, mais je suis asiatique. Ça change beaucoup de choses. J’ai « presque » l’air japonaise. Enfin, pire, j’ai l’air d’une coréenne. Les zainichi, ces coréens, pourtant japonais depuis des générations, ont longtemps été l’objet des pires discriminations (je te recommande le roman Pachinko, de Min Jin Lee, qui évoque la question). Dans le métro, je ne connais pas l’expérience du « siège vide », qu’expérimentent beaucoup de gaijin : personne n’ose s’asseoir à cause d’eux. Ce mélange de peur, tout ça mêlé à une grande courtoisie. Moi, je ne fais pas peur. Dans le métro, les gens s’asseyent à côté de moi. Je peux même leur paraitre « familière »… sauf que je n’ai pas les codes. La première fois que je suis allée au Japon, j’avais plein de rendez-vous dans des grandes entreprises hyper-traditionnelles. Je n’étais pas en tailleur, ni maquillée, ni coiffée. Il m’arrivait de manger dans la rue, entre deux rendez-vous (ça ne se fait pas). Je fumais (pas du tout ladylike). Je me perdais toujours donc parfois, j’arrivais en retard (super mal), alors qu’au Japon, il faut toujours arriver dix minutes en avance. Un jour, me voilà devant les bureaux de l’entreprise Toto, tu sais celle qui fabrique ces fameuses toilettes ultra High Tech, avec musique pour masquer les bruits d’organes et sièges chauffants. La porte est fermée. Un salary-man approche et ouvre la porte. « Hello, hello, I have an appointment ! ». Salary-Man-furibond me regarde avec dégoût, et me houspille en secouant violemment la main, comme on chasse une mouche. Il me prend visiblement pour une SDF. Il me claque la porte au nez. J’appelle le numéro qu’on m’a donné. Ça sonne derrière, mais personne ne décroche. Je réussis enfin à parler à l’attachée de presse qui a organisé l’entretien. On vient m’ouvrir. Et on me conduit dans le bureau….de Salary-Man-furibond. Je n’ai jamais rien vu de plus fascinant que la brève expression de panique qui s’est peinte sur le visage de Salary-Man, qui très vite s’est repris – ne pas perdre la face –, pour afficher une expression sereine et courtoise, me tendre la main et me saluer comme s’il ne m’avait jamais vue. Quand je repense à toutes ces interviews, à la gêne, souvent perceptible des interprètes, je réalise que j’horrifiais mes interlocuteurs. L’un d’eux, un consultant à Mac Kinsey, avait d’ailleurs eu la franchise et la gentillesse de me l’expliquer : « J’ai étudié aux États-Unis, donc je vais vous parler, comme aucun japonais n’aurait la franchise de le faire. Ici, on pardonne beaucoup aux gaijin, notamment leur impolitesse, leur méconnaissance des codes. Mais vous, vous n’êtes pas une gaijin... ». Je me revois, piteuse dans son bureau. J’étais essoufflée, j’avais couru, je m’étais perdue, j’étais donc arrivée en retard, la pire marque de discourtoisie. Mon pull noir était tout pelucheux. Mon jean pas super net. J’ai eu honte de moi.
23On parle beaucoup de cette délicieuse courtoisie, cette politesse japonaise. Et c’est vrai que c’est très agréable pour le visiteur, tout fonctionne si bien ici, tout est si smooth. La contrepartie, c’est aussi ce sentiment oppressant de ne pas être à la hauteur, quand on ne réussit pas à se fondre dans le groupe. Quand on n’est pas conforme. Comme un déchet qui ne mérite qu’une chose : qu’on le mette à la poubelle. En 2019, je constate que Tokyo a changé. Son visage est plus divers. Le gouvernement a été obligé d’ouvrir les vannes et accueillir plus d’immigrés, à cause du manque de main d’œuvre. Dans les konbini, sur les chantiers, on voit désormais des tamouls, des bengalis, des vietnamiens, des chinois. Pourtant, cette frontière infranchissable entre le japonais et celui qui ne l’est pas est toujours aussi immense. Joel, un hafu, franco-japonais, est parfaitement bilingue, a grandi en France mais passait trois mois par an au Japon, à l’école. « Mais on ne me considère pas comme japonais » se désole-t-il. C’est quoi « être japonais » ? Il parait qu’il y a plein de livres, que c’est même un genre en soi, les essais sur la « japonité ». Mais finalement, c’est un peu pareil chez nous.
24Objet : Le téléphone des morts
25Cher Didier,
26Je reviens tout juste du Tohoku, la région qui a été frappée par le tsunami. Des dizaines de milliers de morts, dont une moitié, jamais retrouvée. Il faudrait que je t’en parle plus longuement, un mail ne suffirait pas. J’ai été bouleversée. Je suis partie à Otsuchi, voir Sasaki Iteru, un homme qui a installé dans son jardin une cabine téléphonique reliée… à rien. Son jardin surplombe la mer. Et cette cabine est là au milieu des fleurs. À Otsuchi, bien plus au nord de Tokyo, les cerisiers n’ont pas encore fleuri. Mais on distingue les bourgeons, rose foncé, qui se préparent à l’éclosion. Les pruniers eux, sont déjà épanouis. Son jardin est magnifique. Et la vision, incongrue, de cette cabine de téléphone peinte en blanc, désuète, est d’une profonde beauté. Après le tsunami, le téléphone du vent est devenu un lieu de pèlerinage pour tous ceux qui avaient perdu l’un des leurs. Des inconnus venaient, parfois de loin. Ils décrochaient le téléphone. Et ils parlaient. Il y a aussi un cahier près du téléphone pour laisser un message. Il n’y a rien de plus déchirant que de les lire. Le tout premier, c’est une femme qui l’a laissé, quelques mois après le tsunami. Elle cherchait le corps de sa mère. Ne l’a jamais retrouvé.
27« Maman, où es-tu ? Comment ça va là-bas ? » Certains messages sont tout simples. Comme si la vie ne s’était jamais arrêtée : « Mon fils, j’espère que tu vas bien là où tu es. Est-ce que tu manges bien ? ». Certains de ces messages ont été enregistrés par la NHK qui a passé des mois auprès de la cabine, pour interviewer les visiteurs. Je ne comprends pas hélas le japonais, mais une émission de radio américaine en a traduit des extraits. Il y avait ce jeune lycéen, qui avait fait une première fois quatre heures de bus pour parvenir à la cabine pour parler à son père. Il est revenu avec toute sa famille. Sa sœur, sa mère. Sa sœur n’avait jamais évoqué le décès du père. Dans la cabine, soudain, elle pleure : « Où es-tu ? Je ne comprends pas, je n’y arrive pas. Papa, pardonne-moi de t’avoir dit un jour que tu sentais mauvais. Tu m’avais promis de m’acheter un violon, ne t’inquiète pas, je me l’achèterai un jour moi-même ».
28Des psychiatres et des anthropologues sont venus voir Sasaki Iteru. Son téléphone a permis à des milliers de personnes d’avancer dans le chemin du deuil. Grâce à la parole… Tiens, tu te rappelles d’ailleurs ce que tu m’avais dit au départ, au sujet du VIH ? Qu’en parler ça te semblait incongru, déplacé. Alors que je venais écouter ton histoire. Te faire parler. Sasaki Iteru avait une formule très belle pour évoquer le deuil. Il expliquait que lorsque un aimé meurt, c’est comme si un bout de votre histoire disparaissait. Pour continuer, il faut donc raconter, le raconter, en tout cas, tenter de reprendre la narration commune. La parole ou le silence ? Moi aussi, j’ai du mal à choisir. Dans les temples à Kyoto, me dit Muriel Jolivet, fine analyste du Japon qui a fait sa vie dans ce pays, il y a des omoidegusa, des carnets où les femmes endeuillées après une fausse couche ou un avortement venaient déposer des messages pour exprimer leur peine. Dire tout ce qu’elles ne parvenaient pas à dire. Briser le silence. L’écriture a cette vertu-là. Mais n’écrit-on pas pour être aussi lu ?
29Dans les cahiers du téléphone du vent, il y a tout ce désespoir. Ce chagrin qui s’exprime. Ces mots qui sortent, enfin. Mais je ne peux m’empêcher de penser qu’il y a autre chose.
30Tu te rappelles cette scène dans Rue des Boutiques obscures ? Le héros rencontre un type qui passe son temps à appeler le numéro « cheval blanc ». Personne ne lui répond. Mais il entend des voix. Les voix des morts.
31Je crois qu’on peut certainement entendre les voix des morts, ou du moins, les vibrations de ce que fut leur présence. Le Japon est un pays de fantômes, qui croit aux fantômes, et ce particulièrement dans le nord, et en particulier le Tohoku, connu pour être une région d’esprits. Un professeur d’université en anthropologie a conduit un projet de recherches sur les fantômes après le tsunami. Ses étudiants sont allés sur le terrain, récolter les histoires des habitants. Elles sont belles et étranges. La caserne des pompiers sans cesse appelée par un numéro localisé dans un endroit totalement détruit, où personne n’a survécu. La mairie a envoyé des bonzes pour apaiser les âmes qui venaient hanter l’endroit et les coups de fils ont cessé. Ce chauffeur de taxi qui a pris dans sa voiture le fantôme d’une vieille dame, insistant pour rentrer chez elle : « Je n’ai pas eu le cœur de lui dire qu’elle était morte. Et puis tout d’un coup elle a disparu ». Mais n’est-ce pas ce que nous sommes, après un deuil ? Des moitié-vivants ?
32Objet : Des portes pour des romans
33Cher Didier,
34Je crois qu’il n’y a rien de plus enivrant que de partir à l’étranger, mais en reportage. Je voudrais te résumer toutes les rencontres que j’ai faites. Mais j’ai encore mes articles à écrire. Tu me dis « raconte tes impressions ». Ce que souvent j’omets quand j’écris mes reportages. Ça ne se fait pas de se mettre en avant dans un article de journal. Mais dois-je te parler de moi, alors que les personnes que je vois sont si fascinantes ? J’ai le vertige. Les interviews se succèdent et j’ai l’impression de sans cesse ouvrir des portes qui m’ouvrent celles d’un univers bizarre, fantasmagorique, qui me fait vagabonder dans des romans potentiels. Une machine à fictions. J’écrirais bien un truc entier sur ce type au regard sévère, spécialiste en « thérapie de larmes », qui, dit-il, a fait pleurer 19 000 personnes. Son truc ? Il loue des « beaux gosses » capables de pleurer sur commande, car, parait-il, cela favorise les pleurs chez le client. Il préfère, cela dit, les séances collectives. Des entreprises paient ces services. Pour faire du teambuilding, les managers emmènent leurs employés pleurer ensemble, pour communier. Plus original que le saut à l’élastique, non ? Mais celui qui m’a fasciné c’est Yu Ichii, le patron de Family Romance. Une entreprise qui loue de faux amis, parents, petits copains. Ça se fait beaucoup ici, et pas mal d’entreprises vous proposent ces services (je t’ai parlé des hôtesses occidentales, par exemple, c’est un peu le même principe). Mais ce qui est troublant c’est qu’Ichii ne fait pas que de la location courte, comme par exemple inviter de faux invités à une noce ou à une fête, pour le prestige. Il fait aussi de la location « longue durée ». Lui-même, qui est toujours sur le terrain, joue souvent le père de famille, contre rémunération. 200 euros pour 4 heures. Il vient à la maison, fait des sorties à Disneyland. Souvent des mères de familles monoparentales, dont le père est totalement absent, ou, qui ont décidé de couper le contact avec le conjoint après des violences. Son contrat le plus long dure depuis… 10 ans. Une petite fille qu’il a rencontrée quand elle avait 10 ans et qui en a maintenant 20. La mère avait inventé une histoire selon laquelle la petite n’avait jamais rencontré le père, car, ce dernier, remarié, avait l’interdiction formelle de la voir. Il voudrait dire la vérité à la jeune fille, mais la mère ne s’y résout pas… Dans une autre famille, il lui est arrivé que lors d’un week-end, où il jouait le père modèle, le vrai père, soûl, débarque. L’aînée des enfants a su. Elle a été bouleversée…mais elle a souhaité qu’il continue à venir à la maison, même payé. Dans une autre famille, le garçon est parfaitement au courant. Son père est mort, mais le gamin qui était au collège n’a jamais rien voulu dire à ses amis. Ichii vient faire donc de la figuration à tous les événements scolaires…S’il conseille à ses employés acteurs de se limiter à 5 familles, Ichii, lui, ne s’est pas résolu à laisser tomber ses « contrats ». Depuis dix ans qu’il exerce ce drôle de métier il a donc 25 familles, où il a, à chaque fois, un prénom différent, une personnalité différentes. Au total, il a 32 enfants. Lui, qui en réalité, est célibataire. Il a 38 ans et il a peur de se marier et d’avoir une famille. Il a cette formule incroyable. « J’aurais peur d’avoir l’impression d’être loué ».
35Objet : « Watachiwa »
36Cher Didier,
37Dîné hier avec l’écrivain Michaël Ferrier, qui vit à Tokyo depuis 1994. Je te conseille son désopilant Sympathie pour le fantôme, un roman fantasque et profond qui parle de l’identité nationale française, vue du Japon. Et également Fukushima, son récit sur la catastrophe. On a parlé (bien sûr !) de la langue. On dit souvent qu’il n’y a pas de sujet, ni de temps en japonais. Un peu comme en vietnamien, d’ailleurs. Michaël Ferrier me dit que c’est le contraire, il y a une multiplicité de sujets. Seulement, tout dépend du contexte. Il y a d’abord, comme en vietnamien, toutes ces différentes façons de se désigner, de dire « je ». Comme ça, d’ailleurs, je trouve même qu’il y a au moins un « je », le « watachi wa genki des ». Bien plus utilisé que le « toi » en vietnamien. Mais évidemment, c’est plus compliqué. Il y a beaucoup de façons différentes de se désigner, qui dépendent de votre position, de votre locuteur. Bref, une « multiplicité » de sujets comme dirait Michaël Ferrier. Ou pas du tout. Dans certaines phrases.
38« Je vois le train » se dit ainsi : « Le train est vu ».
39En fonction du contexte, on saura qui voit le train. Mais le sujet n’est pas précisé. Le japonais est une langue de sumi, de brouillards, où il faut savoir faire des tours et des détours pour exprimer sa pensée. Sans parler le japonais, comment prétendre comprendre ce pays ? Une langue ça détermine tout un système de pensée. Ça peut emprisonner aussi.
40Nous en avons souvent parlé avec Anna Moï (lis son Riz noir, tellement beau !), d’origine vietnamienne. Anna m’expliquait que c’était aussi une libération de pouvoir parler et écrire en français. On est toujours enfermé dans sa famille, dans le respect dû aux anciens quand on parle vietnamien. Des femmes japonaises m’ont dit exactement la même chose. Quand elles veulent contester, s’opposer, protester… elles préfèrent parler en anglais.
41Ce qui me fait penser à l’usage de la 3e langue, pour l’écriture. Jumpa Lahiri, écrivaine américaine d’origine bengali a écrit un très joli essai à ce sujet, écrit…en italien. Elle qui a toujours écrit en anglais, explique très bien ce sentiment de trahison par rapport à la langue familiale, la langue maternelle, le bengali, qu’elle n’a jamais utilisé dans l’écriture, comme si l’écriture était déjà une trahison par rapport aux siens. Il lui a fallu se trouver dans le territoire neutre d’une nouvelle langue, vierge de tout rapport émotionnel, l’italien, pour redécouvrir l’écriture.
42C’est cela qui nous manque : une troisième langue, mon cher Didier.
Pour citer cet article
Référence papier
Doan Bui, « Journal du Japon », Le Portique, 43-44 | 2019, 161-173.
Référence électronique
Doan Bui, « Journal du Japon », Le Portique [En ligne], 43-44 | 2019, document 11, mis en ligne le 10 février 2020, consulté le 12 septembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/leportique/3571 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/leportique.3571
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