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La vie sociale des émotions
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L’usage du deuil permanent comme lien identitaire

Quelques réflexions sur le nationalisme triomphant en Pologne sous PiS
The usage of the permanent deuil as an identity. Some reflexion upon the nationalism in Pologne under the PiS.
Ewa Bogalska-Martin
p. 101-121

Abstracts

Based on analysis of a political use of collective mourning progressively established in Poland since seven years, following the accident of the presidential plane in Smolensk, we question in this text the profound transformation of the value system that aims at to rebuild the Polish Republic around a new reading of its history. By reviving the long Polish tradition of collective mourning, the mourning imposed for 7 years on society as an attempt to re-enchant politico-religious world against truth and reason. The mournig of the deaths à Smolensk is instrumentalized to establish an authoritarian political system that spreads a nationalist and xenophobe ideology of “the sovereign polish nation”, martyrdom, ably to face and oppose all external and internal “outsiders”.
Beyond the singularity of the Polish situation and the dramatic dimension of the initial event in which it finds its source, this collective mourning, and even more its political use, reveals a set of phenomena which makes us think of “the age of regression”. The worsening conditions of inequality felt at the global and local levels, particularly in the developed countries, produces an explosion of resentments which favor the return of a “ferocious right-wing populism” and locates us in the space of a “war of culture”. The Polish case, through the described rite, is exemplary of this regression. The Polish situation shows that the “war of culture” does not need “foreigners” to take in “hostage” the populations credulous. Far from being merely symbolic, the war around legitimacy and the need for mourning and the culte of martyrs, which are mobilisated today in Poland, is structured on an axis of opposition between reason and feelings and testifies to an eclipse the validity of forms of reasoning that organized common sense shared and held for reference in the organization of public life since the Enlightenment.

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Full text

Introduction

1Les deuils collectifs, « collectifs » se rapportant à une communauté, soit à un groupe de personnes partageant des sens communs et des formes d’appartenance, ont une incidence décisive sur l’avenir de cette communauté, car ils véhiculent ses valeurs, renouvellent la force du lien social et participent toujours à l’affirmation de l’identité collective de la communauté.

2Jean-Claude Métraux fait une distinction entre :

3- les deuils collectifs de Soi, qui succèdent aux pertes engendrées par tout changement affectant en profondeur la communauté. Au terme de leur processus, ces deuils collectifs de Soi donnent naissance à une nouvelle composition du sens partagé, à une nouvelle appartenance.

4- les deuils collectifs de sens qui succèdent aux pertes de sens, soit à toute transformation du sens que la communauté se donne à elle- même – à son action, à ses projets, etc. Leur issue débouche sur la création de valeurs collectives qui guideront la création sociale future de cette communauté.

5Tout semble indiquer que le deuil collectif progressivement mis en place en Pologne depuis sept ans, après l’accident de l’avion présidentiel à Smolensk, contribue à une profonde refondation de la société polonaise. Institué comme rite collectif, il prend la forme de « commémorations mensuelles », rappelant au peuple polonais, tous les dix du mois, l’accident survenu le 10 avril 2010 et la mort de 96 personnalités publiques, dont le président de la République Polonaise. Organisé par le parti politique du président défunt, PiS (Droit et Justice) puis, depuis 2015, par le gouvernement issu de ce parti, cette action politique à grande échelle a pour vocation principale, de transformer profondément le système de valeurs qui doit habiter les « vrais » Polonais et refonder la République polonaise autour d’une nouvelle lecture de son histoire.

6Les symboles et les formes d’expression des sentiments convoquées pour faire approuver ce nouveau rite collectif questionnent les observateurs de la vie politique en Pologne. Inscrit comme événement fort de la vie politique, il réunit chaque mois les membres du gouvernement, des milliers de manifestants mais aussi des contre- manifestants de plus en plus nombreux et mobilise d’impressionnantes forces de la police. Progressivement le sens et la forme de ce rite sont devenus l’objet d’un affrontement politique majeur.

7Si la forte dimension martyrologique du rite reste contestée, ce sont aussi les symboles et les valeurs autour desquels PiS (au pouvoir depuis 2015) veut ériger le futur du pays qui posent problème à une partie de la société polonaise qui n’adhère pas au sens de la narration autour des causes de l’accident (un attentat orchestré par la Russie) et n’accepte pas l’usage de cet accident pour affirmer une idéologie nationaliste à la fois ultra catholique, anti russe et xénophobe. De toute évidence l’objet du conflit concerne la refondation de l’identité nationale entreprise par PiS, la place de la Pologne au sein de l’UE, ses relations avec les pays voisins, mais aussi, son rapport à l’histoire nationale et plus largement européenne. En effet, en écoutant les affirmations mensuelles lors des discours de Jaroslaw Kaczynski et les commentaires de ses supporteurs, on a l’impression qu’il s’agit d’une transformation complète du sens du projet national.

8Si ce rite cimente une partie ultranationaliste et catholique de la société polonaise qui trouve ainsi un support pour faire valoir sa vision du pays, en même temps, il divise la société polonaise en deux parties. Dans la perception d’une autre partie des Polonais attachés aux valeurs européennes et largement laïcisés, la narration qui porte les rites du deuil permanent célébré chaque mois depuis sept ans, installe dans l’espace public la religion catholique comme support central de l’identité nationale. Pour eux, le maintien obstiné de ces célébrations correspond à un retour en arrière et met en cause le progrès en termes de démocratie, de liberté et de tolérance accompli depuis le changement de régime en 1989. En outre, ils dénoncent l’élaboration d’un système de « réalité parallèle », dont le monopole est exercé par le PiS qui manipule l’opinion publique avec sa narration et dresse les deux parties de la société l’une contre l’autre.

  • 1 Adoptés en décembre 2016, ces changements de la loi du 24 juillet 2015, sur l’autorisation des mani (...)

9Au centre de cette narration on trouve l’affirmation de l’attentat russe contre l’avion présidentiel, qui débouche sur le culte des martyrs « morts pour la patrie », « assassinés », par une puissance hostile en collaboration avec une partie des élites polonaises au pouvoir au moment d’accident, dont le premier ministre polonais de l’époque et actuel président du Conseil Européen, Donald Tusk. Dans la narration que le PiS martèle incessamment, « les morts dans l’accident » deviennent progressivement « les assassinés », les gouvernants de l’époque qui avaient la lourde tâche d’organiser l’identification et le rapatriement des corps et les cérémonies funèbres deviennent « les assassins ». Aucune preuve n’atteste cette version des faits mais la recherche de confirmation d’une « vérité toute proche », comme l’affirme chaque mois dans son discours, Jaroslaw Kaczynski, frère du président mort dans l’accident et leader historique du PiS, mobilisait déjà et continue de mobiliser les commissions officielles qui se succèdent et dont la qualité des membres experts pose problème. En attendant « la preuve irréfutable d’un attentat », les monuments érigés à la gloire du président « martyr assassiné » se multiplient partout en Pologne. La nouvelle loi sur l’organisation des manifestations1 a réservé « pour toujours » le lieu de célébration de la « mensuelle » devant le palais présidentiel à Varsovie et exclut comme illégale toute contre-manifestation d’opposants, dont les participants sont qualifiés dans les discours mensuels de Kaczynski « de traîtres et d’assassins ».

10Au-delà de la singularité de la situation polonaise et de la dimension dramatique de l’événement initial dans lequel elle trouve sa source, ce deuil collectif et encore plus son usage politique donne à voir un ensemble de phénomènes qui nous font penser à « L’âge de la régression » paru cette année en Allemagne sous la direction de Heinrich Geiselberger. En effet l’une des thèses exposées dans ce livre par des auteurs aussi éminents que Appadurai, Bauman, Frazer ou Zizek, est que l’aggravation des conditions d’inégalité ressentie à l’échelle globale et locale notamment dans les pays « développés » produit une explosion de ressentiments qui favorisent le retour d’un « féroce populisme de droite » et nous situent dans l’espace d’une « guerre de culture » (Geiselberger, 2017, p. 11-13).

11Le cas polonais, à travers le rite décrit, est exemplaire de cette régression. La situation polonaise montre que la « guerre de culture » n’a pas besoin « d’étrangers » pour prendre en « otage affectif » des populations crédules. Elle peut trouver un appui substantiel dans la mobilisation d’événements tragiques de l’histoire nationale, dans l’exagération des fractures sociales et, avec une habile production de contre-vérités et de falsifications des faits, elle permet d’asseoir une nouvelle affirmation de l’identité nationale et de la place de la Pologne en Europe. Loin de n’être que symbolique, la guerre autour de la légitimité et la nécessité du deuil et du culte des martyrs qui se manifeste aujourd’hui en Pologne se structure sur un axe d’opposition entre raison et sentiments et témoigne d’une éclipse de la validité de formes de raisonnement qui organisaient le sens commun partagé et tenu pour référence dans l’organisation de la vie publique depuis les Lumières. Cette éclipse est perceptible pas seulement en Pologne. Lors de la campagne de D. Trump aux USA, lors des élections présidentielles en France, l’usage d’émotions primaires : peur, sentiment de menace ou encore perte d’identité ont servi aux formations populistes dans l’accession au pouvoir avec les résultats que l’on connaît.

12La narration autour de l’accident de Smolensk et la mobilisation de l’opinion publique polonaise autour du culte du deuil permanent a permis au PiS d’obtenir une majorité faible mais suffisante lors des élections parlementaires en 2015. Depuis, soumis à J. Kaczynski, le gouvernement populiste en profite pour confisquer de nombreuses libertés, garanties juridiques et protections des populations vulnérables en élaborant en parallèle une nouvelle version de l’histoire nationale avec le culte du super héros Lech Kaczynski.

Les faits, la symbolique et les références historiques

13Lorsque le 10 avril 2010 vers 9h, la radio polonaise annonce l’accident de l’avion présidentiel qui s’est écrasé à 8h40 au moment de l’atterrissage à Smolensk, après des heures de stupéfaction, d’émotions et de tristesse visibles et partagées par l’ensemble de la société polonaise soudée par le sentiment d’un destin tragique, en état de communion collective, les Polonais commencent à poser la question du pourquoi et cherchent les responsables. La grandeur et la dignité des cérémonies de rapatriement des corps et des enterrements officiels donne à voir l’unité du peuple polonais face au malheur qui a frappé leurs représentants. Mais elle cède vite la place aux conflits d’interprétation concernant les causes de l’accident et aux appréciations à l’égard de la gestion du drame par les autorités polonaises et de l’attitude des autorités russes.

14Évoquant le 11 septembre 2001, Jean-Pierre Esquenazi écrit « l’étourdissement collectif ne dure pas » (Esquenazi, 2004, p. 10). Dans le cas l’attaque contre le World Trade Centre la stupéfaction sera vite remplacée par le violent discours manichéiste de G. W. Bush qui propose aux Américains en deuil, une vision simpliste des coupables et n›hésites pas à nommer le contexte d’altérité : les Américains ont été attaqués par, sans distinction, les « islamistes », les « émigrés », les « arabes », les « terroristes ». Par sa dimension symbolique et les réactions qu’il provoque, le drame du 11 septembre devient rapidement un fait politique mobilisé à différentes fins par toutes les forces politiques et alimente un récit identitaire dont les mouvements populistes vont se servir.

15La situation en Pologne peut s‘analyser dans les même termes. Dans cette partie du texte nous nous attarderons sur trois aspects des faits qui provoquent une vive émotion et questionnent les Polonais : le lieu de l’accident, le lieu de l’enterrement du président défunt et la recherche des responsabilités.

16L’analyse de ce trois dimensions factuelles du drame de Smolensk montre à quel point les émotions d’abord spontanées provoquées par la tragédie, puis orchestrées par les leaders politiques de la droite populiste, ont eu raison de la raison en ouvrant une brèche profonde dans le récit national adopté dans les années 1990 lequel, dans un élan du sagesse politique, rejetait jusque-là le nationalisme vengeur, hostile et xénophobe. Nous verrons comment, de manière habile, la narration élaboré par le PiS pour accompagner ce deuil renoue avec les drames anciens vécus par les Polonais sous l’occupation russe, puis sous la domination soviétique et comment cette narration réinvestit le mythe de la Pologne victime, pays martyr des puissances extérieures pour servir le PiS dans son ascension au pouvoir.

17Le contexte de l’accident n’est pas sans porter une symbolique forte signifiante pour chaque Polonais, car le lieu de l’accident, proche de Katyn, invoque le malheur qui semble marquer ce coin de la Russie. La délégation polonaise avec le Président Lech Kaczynski, de nombreux membres du parlement, des ministres et d’autres personnalités représentant les différentes forces politiques de la gauche à la droite, se rendaient à Katyn en Russie pour commémorer l’anniversaire du crime commis par les soviétiques en 1940.

18Quel sens porte Katyn dans la mémoire collective polonaise ?

19Au début de 1943, les corps d’environ 4 500 officiers polonais, prisonniers de guerre disparus en URSS, sont retrouvés par les Allemands qui occupent ces territoires. Abattus d’une balle dans la nuque, ils gisent dans huit fosses communes dans la forêt de Katyn.

20« Crime soviétique ! », proclame Goebbels. « Odieuse propagande nazie ! », répondent immédiatement les Soviétiques. Capturés par les Soviétiques, les officiers sont internés dans des camps du Nkvd en tant que prisonniers de guerre. Au total le massacre concerne 25 700 officiers et résistants polonais luttant au début de la guerre avec les nazis à l’Est de la Pologne. Katyn est devenu le symbole de l’assassinat et de la déportation des familles de soldats polonais et de plus d’un million et demi de civils polonais victimes de répressions en Union Soviétique pendant la deuxième guerre mondiale. Dans la mémoire collective nationale, le crime de Katyn restait « un non-dit connu de tous » pendant la période 1945-1989, bien qu’absente de l’enseignement de l’histoire à l’école, la mémoire du crime de Katyn fut transmise de famille en famille. Après 50 ans de dénégation, Moscou reconnaît sa culpabilité en 1992, marquant le début d’un processus de deuil officiel longtemps impossible.

21La dramaturgie et la symbolique de l’accident de Smolensk conduiront très rapidement à établir un lien mystique entre les deux drames de Katyn et Smolensk. L’accident de Smolensk va compléter la narration historique sur le tragique destin de la Pologne face à son puissant voisin de l’Est et fusionner avec la mémoire de Katyn. Ainsi, empêché pendant 50 ans, le deuil des assassinés de Katyn se mue en deuil des morts de Smolensk. La boucle historique se referme, l’un devient l’autre, le début de la narration martyrologique contemporaine voit le jour.

22Cette fusion est sans doute à l’origine de la recherche obstinée des preuves de l’attentat russe. Elle commence par une exigence de rapatriement des débris de l’avion en Pologne, suite à la mise en doute du résultat des recherches conduites séparément ou conjointement par les experts russes et polonais. Le refus de rendre l’avion à la Pologne par les autorités russes alimente les soupçons sur la responsabilité russe. A cette époque, ils sont partagés très largement par la société polonaise au motif « qu’il n’y a pas de fumée sans feu ». Instrumentalisé et repris, ce soupçon va alimenter le récit élaboré par le parti Droit et Justice (PiS), à cette époque dans l’opposition, sur le complot organisé par les pouvoirs russes et facilité par le gouvernement polonais. Pourtant, les travaux des différentes commissions officielles (polonaise, russe, conjointes) qui ont étudié les causes de l’accident, montrent que celui-ci résultait d’une erreur humaine et de mauvaises conditions météorologiques. Très vite les responsables du PiS, parti dirigé par Jaroslaw Kaczynski, frère jumeau du chef de l’État décédé, vont contester les conclusions et imposer la thèse d’une déflagration survenue à bord de l’avion à l’origine de l’accident. Depuis l’arrivée du PiS au pouvoir en 2015, Kaczynski et deux ministres sous ses ordres, celui de Justice et celui de la Défense nationale, continuent à chercher des preuves, mobilisent l’attention de l’opinion publique et tirent les avantages électoraux de ce qui était à l’origine du voyage présidentiel à Katyn en 2010. En se rendant à Katyn, le président Lech Kaczynski était en campagne de réélection et voulait affirmer un programme anti russe.

23Le crime de Katyn qui se trouve au cœur de la dramaturgie affective du deuil actuel constitue un élément important du récit national selon lequel une rupture symbolique et culturelle infranchissable existe entre la Pologne et la Russie. Selon ce récit, dont les sources remontent au moins au XVIIIe siècle, période du partage de la Pologne dont la Russie fut la grande bénéficiaire, rien de bon ne peut venir de la Russie, il faut se méfier des Russes. Dans le passé, à de nombreuses reprises, des générations de Polonais ont vécu des deuils collectifs suite à des événements tragiques qui impliquaient les deux pays. C’est ce récit anti-russe et victimaire que mobilise le PiS pour asseoir sa maîtrise des esprits et réactiver un climat de méfiance envers la Russie de Poutine.

24L’histoire des relations polono-russes s’y prête bien. La longue lutte contre la domination et l’oppression tsariste aux XIXe siècle, avec les insurrections nationales de 1830, 1848, 1863 a marqué toutes les générations de Polonais et les a plongés, non seulement dans une situation de deuil personnel lié à le perte des proches tués, déportés en Sibérie ou partis en exil, mais aussi et surtout, dans une situation de deuil collectif national en lien avec la perte de souveraineté politique, la perte de l’état et la menace de disparition de la culture polonaise soumise à une forte russification. Ce deuil constituait un lien mystique entre les Polonais privés de souveraineté politique et de sauvegarde de leur culture. Il fut transmis, renouvelé par les pratiques d’éducation familiale et incarné, notamment par les mères polonaises qui, face à l’école russe, assumaient la transmission de la langue, de la culture et de l’histoire polonaise. Il a fait l’objet d’œuvres majeures de la littérature polonaise de l’époque romantique qui ont servi à éduquer dans un esprit de patriotisme des générations de Polonais. Aucun peuple, pendant une aussi si longue période, n’avait pratiqué le deuil pour affirmer son unité et son identité. Il n’était donc pas difficile d’utiliser ce cadre symbolique pour lui donner le sens d’un culte d’état car les exemples ne manquent pas. Après l’insurrection perdue, dite de Janvier (1863-1864) qui a coûté la vie à 30 à 40 000 Polonais et en a condamné plus de 40 000 à la déportation forcée en Sibérie, deux générations de femmes n’ont porté que des robes noires et des bijoux d’argent pour témoigner du deuil national. La référence formelle à ce deuil fut utilisée en 1935, après la mort du Maréchal Pilsudski, dont la tombe se trouve dans la crypte de la Cathédrale du Château Wawel à Cracovie, lieu où en 2010 sera dressé, non sans une vive contestation nationale, le tombeau de président Lech Kaczynski et de sa femme.

  • 2 Signé en 1993, il fut accepté par décision du Parlement polonais en 1998 et entra en vigueur la mêm (...)
  • 3 Jozef Poniatowski (1763-1813), général dans l’armée de Napoléon où il a participé aux campagnes de (...)
  • 4 Tadeusz Kosciuszko (1746-1817) a participé à la guerre d’indépendance au USA et organisé la premièr (...)
  • 5 Jozef Pilsudski (1867-1935), chef d’État polonais après le retour à l’indépendance entre 1918-1921, (...)
  • 6 Wladyslaw Sikorski (1881-1943), général de l’armée polonaise. Après son émigration en Grande Bretag (...)

25Le choix de ce lieu de sépulture, la cathédrale de Wawel, véritable Panthéon polonais, devient rapidement l’objet d’une vive polémique. En vertu du concordat2 qui régit les relations entre l’Église et l’État polonais, la Cathédrale de Wawel est sous la responsabilité du cardinal Dziwisz, ancien et le plus proche collaborateur de Jean-Paul II qui l’a accompagné pendant tout son pontificat à Rome. En tant que collaborateur du pape, Dziwisz bénéficie en Pologne d’une autorité incontestable. C’est avec lui qu’a négocié, sans aucune autorisation officielle, le frère du président défunt. De nombreux Polonais considèrent que seuls les grands personnages de l’histoire nationale qui ont lutté pour la liberté méritent d’avoir leur tombeau à Wawel, où depuis le XIVe siècle ont été enterré les rois de Pologne et où se trouvent les tombeaux des grands hommes politiques du pays – princeJozef Poniatowski3, Tadeusz Kosciuszko4, Jozef Pilsudski5 Wladyslaw Sikorski6, où les grands poètes nationaux de l’époque romantique – Juliusz Slowacki et Adam Mickiewicz. Dans l’opinion de nombreux Polonais Lech Kaczynski n’incarne pas cette grandeur.

  • 7 Il s’agit d’identifier toutes les personnes qui ont contribué à la mise en place et au maintien du (...)

26Ainsi, une fois le tombeau de Kaczynski établi à Wawel, il fallait lui trouver un statut adéquat, une grandeur à la hauteur du lieu. D’où les efforts narratifs pour lui donner le statut d’un martyr de la cause nationale, digne de son tombeau. La thèse de l’attentat est élaborée pour faire de Lech Kaczynski un grand personnage de l’histoire nationale, comparable à Pilsudski ou Sikorski. Cette volonté de le grandir habite aujourd’hui son frère jumeau, Jaroslaw qui multiplie les efforts non seulement pour asseoir la thèse de l’attentat de Smolensk mais aussi pour transformer la lecture du rôle de son frère au sein de Solidarnosc dans les années 1980. Un élément important de cette narration consiste à discréditer Lech Walesa, leadeur historique du mouvement Solidarnosc, prix Nobel de la Paix en 1983 qui après avoir conduit le changement de régime en Pologne en est devenu son premier président élu au suffrage universel. Alimentée par « des preuves » apportées par l’Institut de la Mémoire Nationale – institution centrale de la de-communisation7, la narration imposée par le PiS consiste à démontrer que Lech Walesa était agent de la police secrète du régime communiste et que le véritable chef de Solidarnosc fut le président Lech Kaczynski mort dans l’accident. Le rite mensuel, la mise sur piédestal et l’idolâtrie autour de sa figure ont pour but d’éclipser le personnage de Walesa, créer le mythe du président martyr et l’imposer comme figure majeure du changement polonais en 1989 et véritable leadeur de l’opposition au régime communiste. Un sondage récent montre que ce « tour de passe-passe » fonctionne déjà car 50% des jeunes polonais de moins de 30 ans vivant en milieu rural croient que Kaczynski était le vrai chef de Solidarnosc.

27Pour conclure, on peut affirmer que c’est dans les deuils du passé que le PiS a trouvé les éléments centraux pour élaborer sa narration après l’accident de Smolensk et trouver les références symboliques qui donnent au rite de deuil son caractère national et identitaire. En utilisant les termes de Ruth Benedict (Benedict, 2005, p. 2-3) nous pouvons affirmer que la tradition actuelle du deuil collectif, notamment en lien avec l’expression d’une identité nationale fortement anti russe, constitue l’un des traits fondamentaux de la culture polonaise. Si l’accident s’était produit dans un autre lieu ou pays, on peut se demander s’il aurait été possible d’en faire, avec autant de force, un vecteur d’affirmation identitaire.

La construction du rite politico-religieux

28Les rites ont toujours accompagné les groupes sociaux dans leur volonté de donner un sens aux événements tragiques ou grandioses qui ont marqué leur histoire. Ils permettaient d’affirmer leur existence propre, leur capacité à faire face à l’adversité. Comme l’observe David Kertzer, la matière anthropologique du rite mobilisé dans l’espace public consiste à créer une réalité politique, à expliquer le sens des choses, à les sacraliser pour faire adhérer et faire plonger dans cette réalité les membres de la communauté qui célèbre le rite ainsi que ses spectateurs (Kertze, 1988). Tout rite s’adresse aux capacités perceptives, sensorielles, mystiques des participants et leur donne accès à une compréhension des choses qui dépasse, de loin, l’explication rationnelle. C’est l’une des raisons qui explique pourquoi les fidèles, participant aux cérémonies du deuil devant le palais présidentiel à Varsovie restent sourds aux explications rationnelles qui portent sur la nature de l’accident et sur le rôle politique du président mort.

29La matrice de l’espace construit par le rite du deuil est composée de l’univers du croire, des émotions qui s’incarnent et se matérialisent dans les symboles mobilisés lors des pratiques rituelles, répétitives, codifiées, souvent préexistantes sous d›autres formes ou avec un autre sens.

30Dès 2010, le symbole utilisé pour asseoir le sens du deuil polonais fut le symbole religieux, celui de la croix, qui véhicule la notion de sacrifice au nom de la cause juste et sacrée, l’acte de fondation d’une réalité symbolique. Aujourd’hui, repris dans les caricatures qui montrent Lech Kaczynski crucifié sur une croix qui se compose de la carcasse de l’avion fiché en terre, très vite ce symbole a provoqué de vives réactions de la part de certains Polonais qui estimaient que l’utilisation de la croix comme symbole de l’accident était un abus interprétatif. Dans un pays si fortement catholique, s’attaquer à ce symbole relève d’un sacrilège, ce qui ne va pas manquer de provoquer une fervente réaction de la part des croyants qui s’emparent de la croix dressée par des scouts polonais dans la nuit du 15 au 16 avril 2010 devant le palais présidentiel à Varsovie (5 jours après l›accident) pour la défendre. Le maintien ou le déplacement de la croix dans l’église toute proche provoque une crise, dont le sens est à la fois moral et politique, entre Jaroslav Kaczynski et le président par intérim Bronislaw Komorowski. Finalement, après 3 mois de négociations, un accord est trouvé, la croix doit être déplacée dans l’église Sainte Anne qui se trouve à 100 m du palais présidentiel. Le jour du déplacement, le 3 août 2010, les émotions de ceux qui défendent la croix et de ceux qui souhaitent son déplacement, sont à leur comble. Les scènes dignes d›un film d’horreur sont filmées. Les accusations envers les personnes favorables au déplacement fusent : vous êtes des nazis, gestapo, communistes, juifs, crie la foule des fidèles défenseurs de la croix. Le répertoire utilisé les décrit comme infidèles, marginaux, étrangers à la cause polonaise. Il sert à établir un contexte d’altérité signifiant pour une partie de la société.

31Le 3 août 2010, l’atmosphère est si tendue que les autorités décident d’arrêter la cérémonie de déplacement par peur qu’une guerre civile n’éclate dans les rues de Varsovie. Des veilles nocturnes de la croix sont alors organisées. Les tentatives pour déplacer les « gardiens » échouent. Les opposants expriment leurs opinions par des actes de vandalisme. La médiation de la hiérarchie de l’église polonaise échoue. Finalement le 16 septembre 2010 la croix disparaît de la place devant le palais pour se retrouver dans la chapelle de l’église Sainte Anne. Qui a déplacé la croix, qui donné l’accord pour le placer dans l’église ? Ces questions vont rester sans réponse.

32Voilà comment débute le deuil permanent en Pologne, comment il va prendre son caractère politico-religieux. Les émotions réveillées par la croix vont devenir la matrice des conduites « tolérées », « politiquement correctes » presque « prescrites » lors des célébrations mensuelles.

33Comme tous les rites, le rite introduit par le PiS dans la vie politique polonaise, a sa structure, sa scénographie, sa dramaturgie propre et ses symboles qui véhiculent un sens. Concrètement à quoi ressemble ce deuil pratiqué collectivement en Pologne ? Comment est structurée la célébration ? Qui y participe ?

34Si l’on observe le déroulement d’une mensuelle « ordinaire » organisée le 10e jour de chaque mois depuis 7 ans, on constate la fusion du rite religieux dans lequel la place centrale est réservée à la prière et/ ou aux chants religieux et du rite politique qui a besoin de slogans, de banderoles, de discours et d’acclamations. Si, entre 2010 et 2015, le rite est organisé par le PiS comme événement de la vie interne d’un parti d’opposition, depuis sa prise de pouvoir en septembre 2015, il est organisé par le gouvernement et devient une sorte de rite d’État. Les soldats de la garde présidentielle assurent la garde devant la plaque commémorative placée en 2010 sur le mur du plais, la police protège les participants, les membres du gouvernement sont présents, souvent avec la première ministre.

35De manière générale, le cortège des participants officiels, Jaroslaw Kaczynski en tête, est suivi par des supporteurs de PiS, en nombre variable mais, globalement en baisse, puis par le prêtre, crucifix en mains qui guide la prière collective. Le cortège chemine depuis l’église toute proche vers la place du palais présidentiel où se déroule l’essentiel de la cérémonie. Aujourd’hui dans le cortège, on trouve les membres du gouvernement actuel, les ministres, les députés du PiS, la foule des fidèles avec les drapeaux polonais et les banderoles à la main qui les attend. Sur les banderoles, on peut lire les principales affirmations et accusations que porte la narration élaborée par PiS : assassinat de Katyn = assassinat de Smolensk, avec la croix on va chasser les Russes, mort aux coupables, Tusk assassin.

36Derrière les barrières de séparation, que la police a dressé la veille, se trouvent les contre manifestants, parfois drapeau européen à la main. Peu nombreux au début, avec le temps et notamment depuis la prise du pouvoir par PiS en 2015, ils sont de plus en plus présents et déterminés à montrer leur désaccord. Cette année, ils tiennent une rose blanche à la main, symbole de l’opposition au deuil. Les proportions entre les deux groupes sont de plus en plus défavorables aux supporteurs. Face à un nombre important d’opposants, les fidèles ont un sentiment d’insécurité. Lors d’une mensuelle récente en juin 2017, 2000 policiers ont été convoqués pour protéger environ 500 fidèles.

37Une fois le cortège sur la place du palais, Jaroslav Kaczynski se hisse sur un escabeau pour être visible et dominer la foule, et prononce son discours mensuel, dont la structure et le message restent toujours les mêmes : la mémoire du président Kaczynski un vrai patriote assassiné, l’annonce que la vérité sur l’accident va bientôt éclater et que les responsables seront jugés, l’annonce que devant le palais présidentiel va être érigé un monument du président assassiné. Le ton de la voix et les propos de Kaczynski sont souvent agressifs, accusateur, son visage témoigne d’émotions fortes : la souffrance, la colère, la haine… Les mêmes sentiments semblent habiter les fidèles. Les applaudissements des supporteurs fidèles et les huées des opposants interrompent le discours. Le projet de monument du président mort constitue un autre point de désaccord. L’espace devant le palais est protégé par le conservateur du patrimoine historique de Varsovie dont l’opinion est défavorable. Sur la place, se trouve déjà un monument du prince Poniatowski, un éventuel monument de Kaczynski risquerait de transformer la symbolique du lieu.

38La foule des fidèles se compose de personnes d’un certain âge, de nombreuses femmes dont le comportent est parfois surprenant. La violence verbale, les coups pour éloigner les contre manifestants et leur imposer un silence ne sont pas rares. Filmés, les coups de parapluies, les expressions vulgaires de la part des participants – pourtant en deuil et en prière – envahissent YouTube, provoquant l’indignation de l’opinion publique qui conteste le bien-fondé des cérémonies et leur déroulement.

39Pour élargir l’espace du deuil partagé et imposer sa rhétorique à tous les Polonais, le gouvernement du PiS, depuis son arrivée au pouvoir, a progressivement introduit la transformation de tous les rites de commémoration des grands événements historiques en lien avec la deuxième guerre mondiale et la lutte contre le communisme. Toutes ces célébrations doivent contenir un « appel de Smolensk » qui consiste à lire les noms des 96 morts de l’accident. La volonté de faire du deuil de Smolensk une sorte d’hyper rite qui doit éclipser tous les autres provoque un refus de la part des groupes ou des collectivités territoriales qui portent les mémoires d’événements concernés par ces dispositions. En 2016, à Poznan, la commémoration de l’insurrection de 1956, a donné lieu à un bras de fer entre le maire de la ville et le ministre de la Défense nationale. L’appel de Smolensk a été lu, mais de nombreux habitants indignés par cette fusion, voire confusion vécue comme « une injustice historique » ont quitté les lieux, en signe de contestation. En 2016 et 2017, des conflits semblables ont marqué la commémoration de l’insurrection de Varsovie et celle du début de la deuxième guerre mondiale à Westerplatte.

Le bénéficiaire du deuil. L’ascension du PiS

40Lorsque en 2001 se crée le parti Droit et Justice, son électorat est rapidement identifié à celui des perdants de la transformation politique et sociale issue des accords de la Table Ronde de 1989. Le programme du parti crée par les frères Kaczynski marque une rupture profonde avec les idées pro-européennes et libérales qui ont conduit la Pologne à transformer les institutions du pays, son économie et à remplir toutes les conditions pour devenir membre de l’Union Européenne. Aidé par la propagande puissante de Radio Maria, la Radio catholique de Torun dirigée par le père Rydzyk, ami personnel des Kaczynski’s, Pis va rapidement trouver ses électeurs. Radio Maria qui déverse quotidiennement ses récits conservateurs, ultra catholiques et xénophobes est un bon exemple des forces conservatrices de l’église polonaise (divisée entre libéraux et conservateurs) qui accompagnent activement le PiS dans son ascension au pouvoir et aujourd’hui dans la promotion de sa politique interne et internationale.

41L’importance du PiS dans la vie politique polonaise augmente chaque année. Depuis 2001 le parti enregistre une progression constante aux élections parlementaires polonaises et européennes.

422001 élections législatives 9,5% (4e force politique)
2002 élections régionales 16%
2004 élections européennes 12,6% (3e force politique)
2005 élections législatives 27% (1ère force politique)
2005 lors des élections présidentielles Lech Kaczynski est élu avec 54% de suffrages
2006 élections régionales 25%
2007 élections législatives anticipées 32% contre 42% au parti libéral Plateforme Civique (Platforma Obywatelska – PO) (2e force politique)
2009 élections européennes 27,4% (2e Force politique)
2010 lors des élections présidentielles anticipées Jaroslav Kaczynski obtient 47% et perd contre Zygmunt Komorowski issu du PO
2010 élections régionales 23%
2011 élection législatives 29,8% (2e force politique)
2014 élection européenne 31,7% (2e force politique)
2014 élections régionales 26,8%
2015 élection présidentielle, le candidat de PiS Andrzej Duda opposé à Komorowski obtient 51,5%
2015 élections législatives 39,1% ce qui lui donne une majorité de4 députés au Parlement (1ère force politique).

43La cartographie de l’électorat de PiS montre que ce sont les régions de l’Est, les communes rurales et les petites villes qui votent majoritairement en faveur de son programme. L’électorat du PiS est aussi, comparativement à son parti rival PO, plus âgé et doté d’un moindre capital éducatif, social et culturel. Il s’agit de personnes qui n’ont pas su s’adapter aux changements rapides de la société polonaise, ils ont le sentiment d’avoir été oubliés, voire sacrifiés lorsque la Pologne a entrepris sa rapide marche en direction de l’Ouest en adoptant une version très libérale de l’économie en rupture avec le régime social protecteur de l’état communiste. Il s’agit de personnes souvent nostalgiques de l’ancien temps, qui observent avec méfiance et incompréhension les changements économiques et sociaux en Pologne, n’adhérent ni à la transformation des mœurs (mouvement homosexuel, procréation in vitro, nourriture végétarienne…) ni à l’apparition des nouvelles orientations idéologiques (écologie, développement durable…).

44Lors des difficiles négociations concernant l’intégration de la Pologne dans l’Union Européenne, le PiS a su très bien exploiter et articuler les peurs de la concurrence européenne de la part des agriculteurs et des petits artisans. Il a su incarner une force eurosceptique qui s’est d’abord progressivement dissipée puis renforcée après la crise économique de 2008 et, plus récemment, avec l’accueil des migrants en en provenance de Syrie et d’autres pays du Sud.

  • 8 Un salaire minimum en Pologne est de 2000 zl (500 euros), un salaire moyen de 4000 zl (1000 euros).

45À l’instar des autres partis populistes en Europe qui exploitent les mêmes ressorts, le PiS manipule et renforce les peurs de ses électeurs et, propose de répondre à l’angoisse des oubliés. En l’absence des forces de gauche discréditées en Pologne pendant et après l’époque communiste, le PiS reste le parti qui chasse à gauche et affirme un semblant d’un projet à vocation sociale. Depuis son arrivée au pouvoir, une allocation de 500 zl (environ 120 euros) est versée à chaque famille polonaise à partir du 2e enfant8 ce qui améliore véritablement la vie des familles modestes et des familles nombreuses notamment dans le régions où les emplois sont rares ou mal payés. Il n’est pas surprenant que, depuis la prise de pouvoir, la popularité du gouvernement reste stable à hauteur de 40%.

46Le programme du PiS promet la lutte contre la corruption, contre toute forme de changement de mœurs (anti avortement absolu, anti mariage gay, anti égalité homme femme). Il trouve un appui dans la lecture rigoriste des textes religieux et est soutenu par la plupart des évêques polonais. Le PiS promet aussi le retour à la vraie souveraineté politique, d’en finir avec le dictat de Bruxelles, notamment concernant l’obligation d’accueillir des immigrés dangereux, violeurs, porteurs de maladies contagieuses. Tous les événements internationaux allant dans ce sens sont exploités et amplifiés par la puissante propagande du PiS pour montrer que les immigrés ne sont pas intégrables et menacent l’ordre identitaire. Le message qui structure l’action de cette force politique, mobilisé lors de la dernière campagne électorale en 2015, affirme que la Pologne est ruinée économiquement mais surtout moralement et politiquement, qu’elle est menacée de l’extérieur notamment par l’EU, la Russie, et par le dictat allemand, mais aussi de l’intérieur par les anciens communistes qui, à travers leur position hiérarchiques dans les entreprises, organisations politiques et culturelles continuent à gouverner et à corrompre l’esprit Polonais.

47L’accident de Smolensk et le deuil permanent décrété par le PiS sont devenus un excellent ressort pour donner corps à cette rhétorique, lui trouver un support matériel et, progressivement, la transformer en récit national. S’emparer de ce deuil fut le trait du génie du PiS qui a réussi à construire un espace sacré partagé (au sens de Durkheim) que personne ne peut critiquer sans s’exposer au danger d’expulsion symbolique de la communauté nationale. Ce n’est pas par hasard que, lors des célébrations du deuil, sont prononcés les discours les plus haineux et accusateurs envers les opposants politiques traités en termes très agressifs de traîtres, d’assassins, de voleurs, de communistes et de mauvaise engeance.

Conclusion

48Ce qui est incroyable dans la mort, écrit Patrick Baudry, « ce n’est pas la mort elle-même (…), mais l’onde de choc qu’elle produit, le ravage qu’elle actualise ». (Baudry, 2001). Notre analyse montre à quel point le deuil imposé par le PIS, puis par le gouvernement polonais actuel à la société polonaise produit des ravages politiques et moraux.

49Les pratiques politiques à l’ère du ressentiment comme l’écrit Pankaj Misha nous confrontent avec « les bouleversements stupéfiants dont nous sommes les témoins et notre perplexité devant eux, nous imposent d’ancrer à nouveau nos réflexions dans la sphère des pulsions et des émotions » (Misha, 2017, p. 157). Les célébrations du deuil en Pologne nous mettent face à ce type de réalités. L’observation sociologique participante que nous avons conduit sur place nous laisse à penser que les émotions et les positions très radicales des participants sont en partie liées au fait que les personnes présentes accèdent pour la première fois à la position de domination dans l’espace public en se trouvant sur le devant de la scène. Les oubliés, les perdants de la transition polonaise se trouvent dans ce lieu très beau et chargé d’histoire, au centre de Varsovie, avec leurs tenues, pratiques et vocabulaires populaires. Leur vie privée accède à la grandeur de la vie publique, leurs propos sont rapportés par la presse, transmis à la télévision. Leur existence a donc un sens, une orientation et un but. Les comportements des supporteurs semblent dire la Pologne c’est aussi nous.

50Dans une interview récente (réalisée le 4 avril 2017), Pawel Spiewak, sociologue à l’Université de Varsovie, affirme que l’essor de la narration imposée par PiS est largement tourné contre l’intelligentsia polonaise et son mode d’expression, ses formes de raisonnement, pratiques de vie modernistes (vélo, sport, nourriture bio…) et, plus largement contre une vision de la Pologne ouverte sur le monde, néolibérale peu soucieuse des gens modestes. C’est la même rhétorique, fondée sur le discrédit du politiquement correct de H. Clinton, mobilisé par D. Trump, qui l’a porté au pouvoir. L’Amérique profonde a trouvé son héraut. Les mêmes processus ont conduit au Brexit et ont porté Marine Le Pen au deuxième tour de l’élection présidentielle en France. Nancy Frazer parle de « mutineries électorales » qui ont « une cible commune : visent à rejeter la globalisation, le néolibéralisme et les élites politiques qui avaient promu cette globalisation et ce néolibéralisme ». (Frazer, 2017, pp. 55-56). En Pologne il s’agit sans doute du même processus. La libération des ressentiments, l’accès des couches populaires à une certaine notoriété morale, dans un pays qui reste profondément marqué par les événements douloureux du passé, l’absence d’un autre projet politique de « justice sociale » capable de contrer les effets du néolibéralisme, constituent le capital de confiance du PiS qui ne cesse de croitre.

51Jean-Paul Guetny, écrivait en 2003, J’ai relevé dans la presse deux formules à propos de Diana, applicables avec des nuances à Teresa : « La mondialisation du chagrin » (Le Monde) ; « Deuil global dans un monde sans idoles » (Libération). (Guetny, 2003, p. 6) Dans le cas polonais il s’agit de la destitution de tous les héros nationaux ou presque et leur remplacement par la figure culte du président Kaczynski mort dans l’accident. Il s’agit d’une manipulation et d’un abus de pouvoir qu’une partie de la société polonaise refuse d’accepter.

52En renouant avec la longue tradition polonaise, le deuil imposé depuis sept ans à la société semble être une tentative de ré-enchantement politico-religieux du monde contre la vérité et la raison. Il est instrumentalisé pour asseoir un système politique autoritaire qui diffuse une idéologie nationaliste, celle de la nation souveraine, martyre qui s’oppose à tous « les ennemis » extérieurs et intérieurs.

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Bibliography

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J.-P. ESQUENAZI, « Vers la citoyenneté : l’étape de l’émotion », in Mots. Les langages du politique [75 | 2004, mis en ligne le 22 avril 2008, consulté le 31 août 2017. URL : http://mots.revues.org/3183

N. FRAZER, « Néolibéralisme progressiste contre populisme réactionnaire : un choix qui n’en pas un », in H. GIESELBERGER (dir.), L’âge de la Régression, éd. Premier Parallèle, 2017, pp. 55-69.

H. GIESELBERGER (dir.), L’âge de la Régression, éd. Premier Parallèle, 2017.

Jean-Paul GUETNY, « Mort unique et deuil collectifs », in Études sur la mort, 1/2003 (n°123), pp. 99-102.

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Michel LACROIX, Culte de l’émotion, Flammarion 2002.

Jean-Claude METRAUX, « L’élaboration des deuils collectifs », in L’autre, 2010/2 (Volume 11), pp. 168-176.

P. MISHRA, « La politique à l’ère du ressentiment. Le sobre héritage des Lumières », in H. GIESELBERGER (dir.), L’âge de la Régression, éd. Premier Parallèle, 2017, pp. 153-174.

Joanna NOWICKI, « La mort de Jean-Paul II et ses lectures nationales », in Hermès, La Revue, 3/2006 (n°46), pp. 107-111.

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Notes

1 Adoptés en décembre 2016, ces changements de la loi du 24 juillet 2015, sur l’autorisation des manifestations publiques donnent aux pouvoirs publics et à l’Église une priorité pour organiser les manifestations dans l’espace public. Cousu sur mesure pour empêcher les contre-manifestations lors des « mensuelles », ce changement stipule que dans le cas de manifestations cycliques celles-ci ont une priorité sur les autres demandes d’autorisation. Selon le Tribunal Suprême Polonais la nouvelle loi ne respecte pas l’article 11 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme et reste en conflit avec le texte de la Constitution polonaise.

2 Signé en 1993, il fut accepté par décision du Parlement polonais en 1998 et entra en vigueur la même année. Il reconnaît le rôle de l’église dans la protection de l’identité nationale, accorde à l’église la libre disposition de ses biens, la collecte de fonds et la personnalité juridique selon le droit canon. En vertu de cette décision, la religion est enseignée à l’école et la responsabilité programmatique dans ce domaine appartient à l’évêque mais c’est l’État polonais qui fournit les moyens financiers et paie les prêtres qui enseignent la religion.

3 Jozef Poniatowski (1763-1813), général dans l’armée de Napoléon où il a participé aux campagnes de 1809 et 1813, Gouverneur de Varsovie. Il fut le seul général étranger ayant obtenu de Napoléon la dignité de Maréchal d’Empire.

4 Tadeusz Kosciuszko (1746-1817) a participé à la guerre d’indépendance au USA et organisé la première insurrection polonaise contre la domination russe et prussienne en 1794. Héros national aux USA, son monument se trouve devant la Maison Blanche.

5 Jozef Pilsudski (1867-1935), chef d’État polonais après le retour à l’indépendance entre 1918-1921, il reprend le pouvoir suite au coup d’État de 1926 et adopte un régime autoritaire, nationaliste, antirusse et fascisant connu sous le nom de « Sanacja ».

6 Wladyslaw Sikorski (1881-1943), général de l’armée polonaise. Après son émigration en Grande Bretagne en 1939 il devient le chef du gouvernement polonais en exil à Londres. Mort dans un accident d’avion à Gibraltar dont les causes sont restées mystérieuses, son pilote ayant survécu.

7 Il s’agit d’identifier toutes les personnes qui ont contribué à la mise en place et au maintien du régime communiste, de les écarter des emplois publics, les priver de retraites et autres avantages obtenus de la part de ce régime. Dans certains cas, et Walesa fait l’objet de cette procédure, il s’agit de le mettre en état d’accusation pour trahison.

8 Un salaire minimum en Pologne est de 2000 zl (500 euros), un salaire moyen de 4000 zl (1000 euros).

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References

Bibliographical reference

Ewa Bogalska-Martin, L’usage du deuil permanent comme lien identitaireLe Portique, 42 | 2018, 101-121.

Electronic reference

Ewa Bogalska-Martin, L’usage du deuil permanent comme lien identitaireLe Portique [Online], 42 | 2018, document 5, Online since 01 September 2019, connection on 14 September 2024. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/leportique/3465; DOI: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/leportique.3465

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About the author

Ewa Bogalska-Martin

Ewa Bogalska-Martin. Sociologue et professeure des universités à l’Université Grenoble-Alpes, chercheure UMR Pacte-CNRS, ses travaux portent sur les problématiques mémorielles, les expériences de la vulnérabilité et aspirations à la reconnaissance sociale et les enjeux politiques de leurs traitements politiques et sociaux.

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