“ Un mythe tourné contre lui-même ”
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1On trouve dans la Théorie esthétique d’Adorno une définition de l’art moderne qui, malgré sa particulière complexité, pourrait constituer une intéressante contribution à une réflexion sur la modernité en général. Bien qu’écrite au plus tard à la fin des années soixante, elle pourrait en effet nous aider à sortir de l’alternative peut-être trop exclusive dans laquelle les débats récents sur cette question ont souvent tendu à s’enfermer, entre la nostalgie d’une “ raison substantielle ” dont l’évocation justifierait la reprise et la continuation du “ projet moderne ”, c’est-à-dire de l’Aufklärung, et une fascination du sublime et de l’imprésentable qui, motivant une définition essentiellement esthétique du moderne et du postmoderne, abandonnait peut-être trop rapidement les champs de la rationalité pratique, particulièrement celui du politique 1.
2Le passage, que nous n’aurons vraiment compris qu’après être remontés aux pages qui le précédent et le préparent, énonce ceci :
“ Les signes de la dislocation sont le sceau d’authenticité de l’art moderne, ce par quoi il nie désespérément la clôture du toujours-semblable. L’explosion est l’un de ses invariants. L’énergie anti-traditionaliste devient un tourbillon vorace. Dans cette mesure, l’art moderne est un mythe tourné contre lui-même ; son caractère intemporel devient catastrophe de l’instant qui brise la continuité temporelle. ” 2
3On reconnaît là le style inévitablement parataxique d’Adorno, qui juxtapose des affirmations sans indiquer les liaisons grâce auxquelles nous pourrions deviner la construction d’ensemble de l’argumentation. Le lecteur est ainsi sommé de participer à la construction du sens, qui ne lui est pas livré comme une entité achevée mais ne peut apparaître que par l’effort d’une lecture en quelque sorte co-productrice. Sans doute cela a-t-il quelque chose à voir avec ce que notre passage avance quant à l’art moderne ; il nous faudra, au terme de la nécessaire explicitation qui vient, tenter de faire retour sur ce point.
La dislocation
4L’indication la plus aisément appréhendable – mais aussi la plus apparemment banale – est celle qui concerne l’“ explosion ”, la “ dislocation ”, l’“ énergie anti-traditionaliste ”. Cette dimension polémique de l’art moderne est fréquemment attestée par des observateurs différents, et Adorno ne cesse de la souligner à son tour. Elle est expliquée chez lui par ce qu’il nomme la “ crise de l’apparence ” 3, et par l’injonction à laquelle les artistes seraient soumis de ne pas idéaliser, dans des œuvres accomplies et harmonieuses, une réalité dans laquelle les contradictions auraient désormais pris la forme de l’irréconciliable. Pour ne pas mentir sur l’état du monde, il faut attester cet irréconciliable, et pour cela ne pas conduire la production des œuvres jusqu’au point où, conformes à un idéal “ classique ” désormais banni, elles se refermeraient sur elles-mêmes, se présenteraient comme des unités ou des totalités manifestant avec bonheur l’adéquation réussie de leur intention et de leur texture matérielle. C’est précisément cette adéquation qu’Adorno nomme “ apparence ” – au sens de la belle apparence, de l’harmonie –, et c’est précisément elle dont l’art moderne doit rendre tangible la “ crise ”, le terrible déclin historique. Il ne peut le faire que par l’exercice constant et résolu de ce que notre texte appelle la “ dislocation ”, c’est-à-dire en faisant “ exploser ” la forme de telle sorte que celle-ci soit toujours comme à côté de son lieu propre, exilée, incapable à jamais de faire retour sur un site qui soit celui de son identité, privée de toute habitation tranquille de son propre corps comme de sa propre demeure. La dislocation condamne les œuvres à errer autour de leur vérité propre, à la vivre comme un manque ou, ce qui dans une certaine mesure revient au même, comme une promesse. À cette “ vérité ” d’ordre ontologique et topologique se substitue alors une autre “ vérité ”, sans doute beaucoup plus éthique qu’esthétique, qui consiste à assumer le retrait de la première. L’art moderne est “ vrai ” – notre texte parle de “ sceau d’authenticité ” – lorsqu’il ne ment pas, c’est-à-dire quand il ne tombe pas dans l’illusion d’avoir un lieu, quand il résiste au désir, par ailleurs sans doute inexpugnable, de retrouver, dans l’achèvement de la composition, l’Ithaque qui mettrait fin et donnerait sens à la production de l’œuvre, à sa genèse comme à sa téléologie.
5La production artistique, à l’époque moderne, semble donc ne pouvoir être “ vraie ” que quand elle se retourne en quelque sorte contre elle-même, contre le désir d’accomplissement qui a contribué à engager le mouvement de la production de l’œuvre, quand elle organise concrètement sa résistance à ce qui en elle l’entraîne vers des affirmations sédentaires, voire enracinées. Le mode d’expression même de l’art – la forme, l’œuvre –, dans la mesure où il tend à l’achèvement et à la perfection, devient alors le principal et le plus immédiat obstacle à l’autre désir qui le meut, celui d’être expression “ vraie ”. La forme est avant tout autre qualification l’espace d’une telle tension, d’un tel conflit ; et l’on peut penser que l’art devient alors pour Adorno, loin de toute préoccupation esthétisante, l’un des domaines dans lesquels se laisse deviner le destin moderne, nécessairement tendu et irréconcilié, de la “ vérité ” et de son expression. Si la question de l’art lui paraît si importante, c’est sans doute parce que, au-delà de l’intérêt qu’il porte aux enjeux particuliers des arts et des esthétiques, il reconnaît en elle un poste d’observation éminent depuis lequel peut apparaître avec une relative netteté ce qu’il arrive, en notre temps, au désir de vérité.
6Autrement dit, comme l’écrit quelque part Octavio Paz, “ une œuvre est moderne quand dans sa texture est inclue la critique ”, affirmation dans laquelle il faudrait souligner l’immanence de la dimension polémique et supposer que cette critique est en tout premier lieu une auto-critique. Cette caractéristique constituerait la spécificité de la dénonciation moderne, qui ne préserverait pas l’intégrité formelle de l’œuvre dénonciatrice, mais “ vivrait ” la contestation, l’opposition ou la contradiction jusque dans sa “ texture ”, dans l’éclatement, la déliaison, la rupture de continuité spatiale que la charge critique impose à la construction même.
Le toujours-semblable
7Quand Adorno reprend ici cette idée, souvent évoquée par lui et par bien d’autres commentateurs de la modernité artistique, il ajoute cependant quelques suggestions qui rendent plus complexe son acception. Pourquoi en effet écrit-il que l’art moderne “ nie désespérément la clôture du déjà-semblable ” ? Pourquoi présente-t-il l’“ énergie anti-traditionaliste ”, celle qui se retourne à tout moment contre l’idéal classique de la complétude et de l’harmonie, comme un “ tourbillon vorace ”, laissant alors entendre que l’œuvre moderne est entraînée dans un mouvement qu’elle ne contrôle pas, dont elle pourrait même être, d’une façon ou d’une autre, la victime ? Pourquoi enfin souligne-t-il le paradoxe d’un art dont “ l’explosion ” deviendrait l’un des “ invariants ”, ce qui malgré tout, malgré la situation de crise permanente dans laquelle, on l’a vu, se trouve nécessairement l’œuvre moderne, ne manque pas d’être logiquement difficile à comprendre ?
8Pour approcher ces questions, il convient sans doute de remarquer d’abord qu’elles supposent, quant à l’art moderne, une disposition particulière de l’espace et du temps. Il semble en effet que la signification de la production artistique moderne soit constamment recherchée par Adorno en référence à une totalité spatiale et temporelle, comme si l’œuvre, pour se faire, devait d’abord écarter le règne dominateur d’une forme massive, arrêtée, paralysée. Cette méduse est ici nommée : “ la clôture du toujours-semblable ”. Cette expression ne désigne sans doute pas tant le classicisme (dont on a vu qu’en effet il relevait pour Adorno d’un idéal dénégateur de la temporalité et d’un désir de parachèvement, mais dont il souligne aussi par ailleurs la puissance créatrice, innovante, inventive) que la fixation tardive de cet idéal dans des formes “ néo-classiques ” investies, dans l’art “ officiel ” ou “ bourgeois ” du xixe siècle, de toutes les qualités et de toutes les valeurs de la dignité, du sérieux, de la rationalité et de la profondeur. Il n’est pas rare de déceler ainsi, dans les pages de la Théorie esthétique qui s’en prennent le plus explicitement à cette posture artistico-morale jugée conservatrice, un souffle “ tragique ”, hérité d’une révolte à la fois esthétique et politique, dont l’analyse évoquerait aussi bien Nietzsche que les Sécessions modernistes du début du xxe siècle, aussi bien Benjamin que les avant-gardes contemporaines de la Première Guerre mondiale ou lui succédant immédiatement. La radicalité d’Adorno peut ainsi sembler solidaire d’une vision du Nouveau selon laquelle celui-ci ne peut émerger que dans un geste de résistance envers une pesanteur de l’être, de l’institué, du constitué, dont la domination cependant ne peut être totalement ébranlée. L’appel au devenir, au mouvement, au passage, qui retentit dans le fait même de la dislocation, ne vient pourtant jamais à bout de cette insistance ou persistance qu’Adorno hésiterait certes à qualifier d’ontologique, mais dont il trouve la forme la plus aboutie et la plus autoritaire dans les modes d’organisation politique, sociale, idéologique, artistique, qui s’imposèrent au xixe siècle et qui amenèrent l’Europe aux monstrueuses déflagrations qu’elle a connues au xxe siècle. Ces modes trouveraient en effet leur ressource et leur puissance dans une énergie réactive, dénégatrice de l’espacement et de la temporalisation, singulièrement étouffante parce que sans cesse contrainte d’affirmer une identité précisément soustraite à tout processus comme à toute métamorphose.
L’invariant
9L’inspiration la plus fréquente d’Adorno l’amène cependant à se méfier de toutes les résistances immédiates, de toutes les formes de révolte spontanées. On lit souvent chez lui une dénonciation virulente de ce qui lui paraît constituer l’illusion d’une pure positivité alternative, comme si le fait d’opposer simplement à la domination mortifère l’affirmation d’un autre ordre ou d’une autre vitalité relevait immanquablement d’un désir infantile, d’une régression dans le ludique et l’inarticulé, voire dans la coupable séduction de l’archaïque. La revendication du “ primitif ” lui semble solidaire de la barbarie, comme son autre face, dissimulée sous une phrase révolutionnaire.
10La façon dont le passage que nous sommes en train de lire présente le moderne porte les traces de cette méfiance et de cette dénonciation, aussi bien dans sa lettre, en effet parataxique, que dans son contenu, rapidement paradoxal. Car la force d’émancipation qu’il décèle dans la dislocation moderne ne nous conduit pas sur le seuil d’un état de liberté sans entraves, mais plutôt dans l’espace d’un conflit apparemment sans résolution définitive, comme si le geste de la révolte ne parvenait jamais à se défaire totalement de l’emprise de ce contre quoi il se lève. C’est sans doute la raison pour laquelle l’art moderne est une négation désespérée : cela ne serait pas dû seulement au fait trop évident que l’adversaire, beaucoup trop puissant, ne saurait être détruit par la seule vertu d’une proposition artistique, espoir qui fut pourtant entretenu par les avant-gardes, condamnées par cela même à une certaine naïveté, même dans leurs expressions les plus légitimes ; l’affaire, semble-t-il, est plus grave encore : elle tient à ceci, que les moyens mêmes de la négation, jusque dans leur radicalité, reconduisent quelque chose de l’état qu’ils devraient pourtant contribuer à nier. La rhétorique même de la révolte, son langage, sont encore, malgré eux, une manière d’approuver ce que pourtant ils exècrent le plus explicitement. Il en va un peu ici comme dans l’intuition nietzschéenne selon laquelle la grammaire est déjà, et de façon inexpugnable, la vérification d’une métaphysique que cependant l’on croit pouvoir écarter, la réinstallant dans ses droits par le seul acte de la parole, même le plus critique.
11Pareillement la langue de l’art, même quand elle montre sans ambiguïté “ les signes de la dislocation ”, ne peut éviter de réaffirmer les privilèges du lieu, de la clôture, de la permanence : non pas dans ce que cet art signifie, mais dans le fait que, quoi qu’il ait à dire, il le dit et le signifie. Le langage artistique est toujours impur ; et s’il inquiète par là, comme dans le classicisme, la souveraineté d’une “ vérité ” métaphysique qu’il voudrait pourtant désigner de façon équivoque – il est alors contestataire, même quand il se met au service des valeurs les plus “ hautes ”, parce qu’il les signifie artistiquement, c’est-à-dire de façon impure et inadéquate –, il ne peut éviter, de la même façon, de “ trahir ” les exigences éthiques qu’il s’impose quand, soucieux de dénoncer l’illusion de toutes les valeurs, il prétend parler au nom d’une probité sans faille – il peut alors toujours être suspecté de bâtir des mensonges, puisque la langue dans laquelle il signifie cette probité est tout aussi impure et inadéquate que celle qu’il parlait pour glorifier les valeurs.
12L’esthétique d’Adorno apparaît dans son ensemble comme une impressionnante méditation sur cette sorte de perpétuelle déception, sur un double bind dont l’art moderne n’est pas plus émancipé, à ses yeux, que les arts du passé. On pourrait même supposer qu’il en est plus dépendant encore, dans la mesure précisément où, intrinsèquement polémique et auto-critique, il représente le moment de révélation de cette inévitable contrainte : parce qu’il ne se nourrit plus de l’illusion d’illustrer “ la vérité ”, parce qu’il se refuse à lui-même le luxe d’une telle distraction, il se trouve directement confronté, démuni et privé de toute échappatoire, à cette indépassable conflictualité, dont il subit les effets dans sa texture ou dans sa textualité même, dans sa phénoménalité la plus immanente.
13En l’occurrence, cela se marque dans le fait que si l’art moderne est bien en effet, authentiquement, dislocation, le geste même qu’il accomplit – l’explosion – devient un “ invariant ”. Paradoxalement – mais ce paradoxe lui est constitutif, fait partie de lui-même – il ne nie le “ toujours semblable ” qu’en effectuant toujours, de la même façon, dans la répétition, le même acte de négation. Et certes, on pourra dire que cet acte est chaque fois un refus ; mais à la singularité lexicale de chaque refus s’oppose la réalité syntaxique ou grammaticale, selon laquelle chacun réitère une même disposition à refuser. Ainsi, le “ semblable ” se dit encore au cœur même de sa contestation. Cette contrainte est une disposition essentielle du Nouveau tel qu’Adorno le comprend. Les pages qui précèdent immédiatement notre extrait en explicitent l’importance ; elles devraient nous permettre d’aborder enfin l’acception particulière qu’Adorno retient de la notion de mythe, qui résume en elle tout ce que nous venons de voir.
La modernité abstraite
14Il ne s’agit pas là en effet seulement de l’idée devenue banale selon laquelle il existe une “ tradition du nouveau ”, un conformisme de l’originalité, un dogmatisme de l’anti-dogmatisme ; cette idée serait aujourd’hui négligeable, si de récentes polémiques autour de l’art contemporain ne l’avaient pas laborieusement remise sur la sellette et si, malgré son caractère éculé, elle n’avait pas été une nouvelle fois claironnée comme une printanière trouvaille. Mais la pensée d’Adorno est éloignée de ces facilités idéologiques ; la contrainte qu’elle évoque est philosophiquement beaucoup plus signifiante. Elle engage en fait toute la spécificité de l’inscription historique de l’art moderne, toute la difficile situation d’une pratique inexorablement confrontée à un différend temporel qu’elle manifeste, dont elle fait l’expérience, mais qu’elle ne peut trancher.
15“ La nouveauté abstraite est susceptible de stagner et de se changer en toujours-semblable ” 4 : cette affirmation pourrait être comprise en un sens seulement “ technique ”, comme la dénonciation d’une pratique qui, nouvelle un jour, serait ensuite tombée dans la facilité de la répétition ou du suivisme. Mais il y a, dans la page que nous lisons, autre chose encore : la question de la répétition technique est rapportée à la dialectique du Nouveau et de l’Ancien, comme si d’une certaine manière la répétition était l’horizon constant de l’art moderne, et comme si la menace du “ toujours-semblable ” témoignait d’une impossible régulation de la relation entre le Nouveau et l’Ancien. Ce qu’est en effet la “ nouveauté abstraite ”, Adorno le suggère, quelques lignes plus haut, en pensant à Baudelaire :
“ La modernité est abstraite en vertu de sa relation avec ce qui l’a précédée. Inconciliable avec la magie, elle est incapable de dire ce qui n’existe pas encore et cependant elle s’efforce de le faire pour lutter contre la honte que constitue le toujours-semblable : c’est pourquoi les cryptogrammes baudelairiens de la modernité placent la nouveauté sur le même plan que l’inconnu, que le telos caché, et l’assimilent – en raison de son incommensurabilité avec le toujours-semblable – à l’horrible, au goût du néant. ” 5
16L’abstraction de la modernité tient à ceci qu’elle est le désir d’un Nouveau qu’elle ne peut cependant ni nommer, ni figurer. Parce qu’elle n’est pas capable de le fixer dans une représentation objective, le Nouveau devient pour elle-même, qui pourtant l’affirme péremptoirement, un impénétrable mystère. L’art moderne se trouve ainsi placé entre deux objectivités ou concrétudes, entre deux présences : l’ordre apparemment intangible du monde pétrifié, qu’il refuse impétueusement, et la “ chose même ” du Nouveau, qu’il ne peut cependant atteindre. Il se déploie dans un espace incertain, dont les contours ne sont pas fixes, et qu’il ne peut ni arpenter ni circoncrire. Sa capacité d’effectuer des dislocations lui vient d’abord de ce qu’il campe sur une aire à laquelle il ne peut jamais accorder les caractéristiques d’un véritable lieu ou d’une propriété clairement dessinée. Mais inversement, ce balancement dans l’abstraction, à quoi le condamne d’abord son refus du toujours-semblable et de l’Ancien, présente le risque toujours menaçant d’une répétition effrénée de l’un et de l’autre. Le mystère, l’inconnu, le destin caché du Nouveau peuvent toujours être hypostasiés, posés comme des entités, voire comme des divinités : le Nouveau apparaît alors comme une réalité substantielle, d’autant plus fascinante que sa constitution échappe, d’autant plus contraignante que sa présence est posée comme une évidence inarticulée, opaque, inatteignable. Le geste par lequel il s’agissait de se détourner du toujours-semblable se transforme alors en affirmation d’un toujours-semblable nouveau, pire que le premier, plus dominateur encore, puisque plus abstrait, plus dissocié de toute concrétude, de tout procès de production. La passion du Nouveau comporte en son plus intime une fascination pour des forces occultes qu’en son abstraction elle côtoie, et qu’elle peut contribuer à déchaîner. Adorno rejoint là le Thomas Mann du Docteur Faustus : contrairement à l’approbation naïve de la modernité, qui par principe voit en elle un progrès de la liberté et de la rationalité, il scrute sans complaisance ce que la nécessité de l’innovation radicale laisse revenir comme inquiétants fantômes. C’est pour lui une façon de prendre au sérieux l’art moderne, de lui reconnaître une “ teneur en vérité ” que lui dénient sans doute aussi bien ses laudateurs inconditionnels que ses détracteurs systématiques, qui les uns et les autres ne soupçonnent pas la part de danger que comporte aujourd’hui le service de la vérité, quand il s’exerce dans le contexte de la “ nouveauté abstraite ”.
Le Nouveau comme fétiche
17C’est pourquoi Adorno mêle dans cette page, d’une façon très ardue parce que non articulée, des considérations qui portent sur ce qu’il nomme la “ fétichisation ” et des réflexions sur la périlleuse articulation du Nouveau sur l’Ancien. Conformément au “ modèle ” qu’est pour lui le destin capitaliste de la marchandise, l’art engagé dans l’affirmation du Nouveau peut se “ fétichiser ” 6 : cela se marque par la recherche mécanique de l’innovation et par une “ pente répétitrice ” à laquelle nous avons déjà fait allusion. Mais un tel phénomène, finalement peu surprenant, est ici pensé à partir de son inscription historique : la situation dans laquelle il apparaît est celle d’une offensive de l’Ancien, que le texte évoque par un étonnant retournement de sa logique argumentative. Aussitôt après avoir parlé des “ cryptogrammes baudelairiens ”, Adorno écrit en effet : “ La force de l’Ancien, qui a besoin du Nouveau pour se réaliser, pousse à la création du Nouveau ” ; et encore, quelques lignes plus bas : “ L’Ancien ne peut se réfugier qu’à la pointe du Nouveau, dans les ruptures et non pas dans la continuité ” 7. Ces phrases sont déroutantes, car elles donnent l’impression que la recherche du Nouveau, même dans ses gestes les plus polémiques, est en son plus profond conduite par l’Ancien, qui cherche dans la création du Nouveau à satisfaire ses besoins et à réaliser ses fins les plus essentielles. Le scénario ainsi suggéré est tout à fait retors : l’art moderne, dans son action de s’opposer à l’ordre ancien devenu règne du toujours-semblable, obéirait à une compulsion de répétition (un toujours-semblable réitéré) dans laquelle s’imposerait en fait, secrètement et profondément, une stratégie de l’Ancien, un Ancien rusé ayant compris que son triomphe passe aujourd’hui par les ruptures (les explosions) qu’opère le Nouveau 8 !
18Le risque existerait ainsi que l’Ancien, loin d’être battu en brèche comme le croient les modernistes naïfs, se soit transformé grâce au Nouveau, par l’effet même du moderne : au lieu de se présenter comme ordre stable, monde intangible de valeurs, “ vérité ” instituée, il s’insinue maintenant comme l’inconnu, le mystère, l’étrange, l’imprévisible et l’indescriptible qu’est le Nouveau en tant que modernité abstraite. Autrement dit : la rupture avec la norme bourgeoise, la volonté de l’excéder vers l’inouï et l’Autre absolu risquent de rejoindre les affirmations les plus archaïques, les plus sacralisantes et, dans leur séduction auratique ou sublime, les plus autoritaires. Le règne de la domination la plus aveugle menace d’advenir, non pas seulement, comme on le croirait d’abord, parce que le passéisme triompherait, mais par l’action même du moderne assoiffé de Nouveau, alors même que cette soif était celle d’une liberté débarrassée de toute domination. Ce serait alors le résultat d’une bien méchante ruse de l’histoire : l’affirmation de la temporalité (le nouveau, le moderne refusant la stérile permanence du toujours-semblable au nom du devenir et de l’advenir de l’inouï) aurait servi les intérêts de l’intemporel (du mystère, du sacré, de l’être et de la présence éternellement ineffables), qui ne pouvait ainsi s’imposer que sous les traits du nouveau le plus explosif.
L’ambivalence du moderne
19Mais évaluer la part de resacralisation que comporte l’art moderne ne signifie pas, pour Adorno, le condamner à cette seule fonction. Ce serait là une opinion aussi schématique que celle en vertu de laquelle l’art moderne, par le seul effet de son inscription dans l’histoire, devrait être automatiquement émancipateur. Il s’agit plutôt de suggérer que le désir du nouveau est sans cesse tendu, partagé entre les possibilités adverses de la resacralisation et d’une affirmation “ authentique ” de la dislocation. Cette appréciation générale induit, à titre de conséquence logique, une reconsidération et une réévaluation de la critique. Il y a en effet toujours lieu, quant à l’art moderne et quant à la modernité en général, de faire le partage entre ces deux possibilités contradictoires, qui pèsent l’une et l’autre sur la signification des œuvres.
20La critique, alors, n’est pas une activité qui s’exercerait de l’extérieur, comme un supplément toujours suspectable de venir en trop, et trop tard, quand l’essentiel – la production de l’œuvre – est déjà réalisé. Elle fait partie de cette production même, dans la mesure où elle est la décision, à chaque pas ou presque de l’élaboration de l’œuvre, de conforter l’une ou l’autre voie. Adorno exprime cette immanence de la critique de la façon suivante : “ grâce au nouveau, la critique, c’est-à-dire le refus, devient un élément objectif de l’art lui-même [...] Si le Nouveau se fétichise [...], il faut le critiquer dans la chose même, non pas de l’extérieur ni seulement parce qu’il devient fétiche ” 9. Une telle déclaration signifie au moins, comme le suggérait Octavio Paz, que l’art désormais porte sa critique en lui, dans sa texture même. Plus généralement encore, cela suggère que l’art moderne peut se rendre conscient de sa propre situation, de ses propres contradictions internes, et refuser de laisser libre cours à quelques-uns des désirs qui pourtant le constituent. Si l’art moderne, comme nous le suggérions plus haut, est auto-critique, ou, ce qui revient au même, si la critique désormais ne peut être dissociée du processus même de la création des œuvres, cela ne signifie donc pas seulement, selon une alternative trop simple, que la nécessité se ferait sentir de distinguer le Nouveau de l’Ancien, mais surtout, et de façon beaucoup plus difficile, qu’il y a lieu sans cesse de faire le partage entre deux versions, pourtant indissociables par la seule apparence immédiate, du moderne lui-même : qui, dans sa revendication du Nouveau, peut comprendre ce dernier soit comme “ pointe ” perverse de l’Ancien, soit comme “ authentique ” dislocation.
21On pourrait là objecter que ces deux versions sont un peu schématiquement explicitées, et que la critique de telle œuvre singulière est plus vraisemblablement confrontée à un nombre plus important de possibilités, ou plutôt que l’ensemble des finalités adverses entre lesquelles cette œuvre balance est sans doute à chaque fois à la fois plus multiforme et plus équivoque que cela. Mais cela admis, il reste que l’analyse d’Adorno remarque, même si elle la simplifie, une équivocité générale qui en effet pourrait bien nous inviter à reconsidérer de façon critique toutes les approches de la modernité qui la présentent comme l’actualisation d’un principe unique. On comprend en effet par là qu’elle n’est ni simplement la poursuite d’un projet de rationalité – puisqu’elle construit aussi, contre toute idée de progrès, les conditions d’un archaïsme occulte –, ni simplement la réactivation d’un obscurantisme borné – puisque la capacité dont elle témoigne de se critiquer elle-même de façon immanente participe, d’une certaine manière, d’une préservation des “ lumières ”.
“ Un mythe ”
22Dans le vocabulaire d’Adorno, cette ambivalence du moderne se dit aussi dans les termes suivants : l’art moderne est un mythe – tourné contre lui-même.
23La première tâche de la critique est en effet de faire apparaître l’art moderne comme mythe. Ce terme, dans le passage que nous sommes en train de lire, est préparé par une explicitation de ce qu’Adorno considère comme un indépassable paradoxe :
“ La fétichisation exprime le paradoxe de tout art qui n’est plus pour lui-même évident ; le paradoxe qu’un objet fabriqué est supposé exister pour lui-même ; ce paradoxe est le nerf vital de l’art moderne. Le Nouveau est quelque chose de voulu, mais, comme autre, il est le non-voulu. La velléité le lie au toujours-semblable, d’où le fait que l’art moderne communique avec le mythe. Il vise la non-identité, mais l’intention le rend identique. L’art moderne cultive le tour de force du Baron de Crac : une identification du non identique ” 10.
24La situation d’ensemble rappelée là est celle que désignent les tout premiers mots de la Théorie esthétique : “ Il est devenu évident que tout ce qui concerne l’art, tant en lui-même que dans sa relation au tout, ne va plus de soi, pas même son droit à l’existence ” 11. L’art moderne est inexorablement confronté au fait que sa propre inscription ne trouve plus aucune légitimité immédiate : ni ce qu’il est en lui-même, ni la fonction qu’il occupe dans la société ou dans la configuration symbolique de son temps ne lui sont signifiés comme des réalités allant de soi.
25La conséquence qu’Adorno en tire ici n’est pas immédiatement évidente : parce qu’il est incertain de son essence, l’art moderne serait écartelé entre deux appréhensions de lui-même ; d’une part il “ sait ” qu’il est fabrication, production, artefact, mais d’autre part il est tenté de s’accorder à lui-même une sorte de naturalité, de justification indépendante de toute artificialité, de génialité irréductible à tout calcul comme à tout travail. Il tend d’autant plus à cette seconde prétention que le Nouveau qu’il vise est pour lui, comme on l’a vu, l’inconnu, l’autre mystérieux. À ce titre, il est mythe, au moins au sens de production engagée dans la dénégation de son propre caractère de production, au moins selon une acception proche de celle que lui accordait Roland Barthes, de système de langage ou d’image qui naturalise le langage, la représentation, le concept et l’image 12. De ce point de vue, l’objet produit est présenté comme une chose en soi, indépendante de la volonté et existant selon une identité propre qui ne doit rien au support de matière ni à la texture signifiante qui la désigne, à partir desquels pourtant elle a été construite. L’art moderne est un mythe en tant que, désir du Nouveau (du “ non identique ”), il fait être des objets dont la signification est censée excéder ses propres volontés, puisqu’ils lui sont essentiellement inconnus, qu’il dote donc immédiatement du pouvoir d’exister selon un mode de présence qui le transcende lui-même et auquel, emporté par le processus de la fétichisation, il accorde le statut de la transcendance en général (de l’“ identité ” absolue). On pourrait dire aussi : il est mythe en tant que, construction symbolique, il désigne ce qu’il construit comme un réel intrinsèquement délié de toute symbolisation.
Le retournement du mythe
26Il ne s’en tient cependant pas là. La suggestion d’une capacité immanente de critique reconnaît à l’art moderne la possibilité de se lever contre la tendance mythologisante qui pourtant le constitue. Ou plus exactement, elle indique la possibilité que le mythe se retourne contre lui-même. De même en effet que la critique n’est pas l’application sur l’œuvre de critères et de normes élaborés ailleurs, à l’extérieur, de même le refus, que nous retrouvons à ce point, est présenté par Adorno comme un renversement interne au mythe. L’art moderne ne cesse pas d’être mythe, ne devient pas brusquement autre chose ; il opère, dans le mythe en quoi il paraît consister, comme s’il s’agissait là de sa définition ou de son horizon les plus indépassables, une révolution salvatrice.
27Cette indication jette une lumière nouvelle sur la notion de dislocation, dont nous étions partis. Sa signification dans le passage que nous lisons doit être complétée : il apparaît en effet maintenant que l’affirmation selon laquelle “ les signes de la dislocation sont le sceau d’authenticité de l’art moderne, ce par quoi il nie désespérément la clôture du toujours-semblable ” ne porte pas seulement sur la charge polémique externe de l’art, en tant qu’il s’oppose à l’ordre régnant, à sa sclérose, à son officialité stérile, mais aussi, et peut-être surtout, sur un travail interne de retournement. Autrement dit, ça n’est pas seulement le monde pétrifié que l’art disloque, c’est d’abord lui-même, sa texture et ce qu’elle signifie, la part obscur du Nouveau qu’il désire et la rhétorique de l’énigme à laquelle il avait fini par croire.
28C’est pourquoi le retournement du mythe n’est pas un événement qui arriverait un jour, mettant fin à un état de l’art et inaugurant un état tout autre. La déposition du toujours-semblable est un acte constant, inhérent à la production de chaque œuvre. À chaque moment, le travail artistique va plutôt dans le sens d’une confirmation du caractère mythique de l’art ou plutôt dans le sens de l’explosion de ce caractère. L’alternative qu’évoque Adorno concerne ainsi à la fois le concept d’art et la pratique artistique la plus concrète. Elle permet aussi d’informer le regard qui se porte sur l’œuvre : finalement, vers quelle signification penche-t-elle ? Apporte-t-elle une pierre supplémentaire à la construction d’un mythe moderne déjà imposant ? Participe-t-elle plutôt d’une “ vérité ” ou probité en vertu de laquelle l’œuvre témoigne d’une interruption en elle de cette construction ?
29Ces questions générales reçoivent dans notre extrait une détermination plus précise, dans la suggestion selon laquelle le retournement du mythe dont il s’agit est une sorte d’anti-“ précipitation ” temporelle. Le terme employé par Adorno pour exprimer cela – “ catastrophe ” – vient évidemment de Walter Benjamin, dont la notion d’“ image dialectique ” sera citée immédiatement après les lignes que nous commentons 13. Que l’art moderne soit “ un mythe tourné contre lui-même ” est en effet explicité ainsi : “ son caractère intemporel devient catastrophe de l’instant qui brise la continuité temporelle ” ; le travail critique de l’art sur lui-même et contre sa tendance à la sacralisation se traduit alors par un événement, par la brusque advenue d’une “ vérité ” non économique, non intégrée dans l’ordre de la prévision ou du calcul. L’œuvre advient comme interruption.
30Il convient sans doute de préserver l’ambivalence de la “ continuité temporelle ” ici mentionnée : ce peut être celle du monde, de l’ordre des choses, de la logique économique, de la culture ; mais c’est aussi sans doute celle de l’œuvre elle-même, qui ainsi s’interrompt, s’impose une coupure dans sa propre texture formelle. Le retournement du mythe s’expose dans un soubresaut, ou dans un bégaiement de l’œuvre : non pas à proprement parler dans son inachèvement, notion qui peut encore, comme dans une version romantique, dissimuler une nostalgie de la totalité ou de l’absolu ; mais dans sa construction heurtée, dans les traces qu’elle porte des interruptions qui l’ont à la fois constituée et rendue impossible : qui l’ont constituée comme “ impossible ”. L’œuvre, dès lors, n’a plus d’origine pleine, à laquelle on pourrait grâce à elle remonter ; elle vient de multiples naissances, dont la multiplication brise toute linéarité et dément toute filiation continue. Elle se présente comme produite par une suite d’explosions, qui ne sont pas les épisodes rationalisables d’une volonté unificatrice, qui ne reviennent pas à l’identité d’une intention. Elle est une juxtaposition d’“ instants ”, qu’aucune “ phrase ” temporelle ne peut remettre en ordre, qu’aucune logique systématique ne peut contenir dans une unité de liaisons : sa texture est parataxique.
31De telles affirmations reposent sur plusieurs présupposés, parmi lesquels les deux suivants jouent sans doute un rôle déterminant : pour suivre Adorno dans ses analyses, il semble nécessaire d’admettre d’abord que “ l’instant qui brise la continuité temporelle ” est précisément le moment de “ vérité ” de l’art ; il faut ensuite poser que l’art moderne ne peut faire l’expérience de ce moment que parce qu’il présente d’abord, en tant que mythe, un “ caractère intemporel ”. La seconde assertion nous renvoie à toute la dialectique complexe de l’esthétique adornienne, au rejet qu’elle manifeste de toute alternative simple. Le “ contenu de vérité ” de l’art ne peut en effet être posé de façon immédiate, il n’a pas de lieu propre hormis cet interstice, cet intervalle précaire qui survient subrepticement dans les écarts creusant l ’œuvre en elle-même. Il n’y a pas d’instance de la “ vérité ”, mais seulement un clignotement, une insinuation instantanée dans laquelle ne s’impose aucun contenu ni aucune valeur tangible, qui ne se fixe en aucune figure. La “ vérité ” se trouve dans la césure : c’est là sans doute la présupposition de tout ce passage. La formule doit être réversible, et toute la difficulté de l’analyse est contenue dans cette nécessité : il faut que l’affirmation selon laquelle la “ vérité ” se trouve dans la césure soit convertible en : la césure est en elle-même “ vérité ”. Mais comment une telle assertion pourrait-elle être vérifiée ? En quoi la “ catastrophe ”, qui on le voit maintenant constitue la signification essentielle de la “ dislocation ”, n’est-elle pas seulement un geste négatif de refus et de brisure de la continuité – ou plutôt pourquoi cette négativité est-elle aussitôt comprise comme “ sceau d’authenticité ”, comme possibilité d’une advenue salvatrice, aussi intermittente soit-elle ?
La vérité furtive
32Or il se pourrait que cette convertibilité générale de la négativité en authenticité recèle l’une des contributions les plus notables d’Adorno à une réflexion sur l’art moderne, et sur la modernité en général. Ce schème du retournement, dont on peut penser qu’il constitue dans l’œuvre d ’Adorno, au-delà même de ce qu’elle atteste explicitement, l’un des héritages les plus constants de la pensée de Walter Benjamin, est ici manifeste : c’est parce que l’époque moderne est d’abord décrite comme se tenant au plus près du pire, en l’occurrence d’un terrible aveuglement mythique, que le thème d’un possible bouleversement auto-critique se produisant dans l’œuvre revêt la signification éminente d’un “ salut ”. Avec lui, en effet, il ne s’agirait pas seulement d’une mutation intra-artistique ou intra-esthétique : l’événement en question suggérerait surtout que le mythe, dans toutes ses dimensions indissociablement esthétiques et politiques, est retournable, et qu’en son sein, malgré tout, autre chose encore peut advenir. La modernité apparaîtrait ainsi comme tendue, sans résolution définitive, entre des voies adverses. Elle se “ définirait ”, avant toute qualification positive et univoque, comme un tel espace polémique, comme l’enjeu et l’expérience d’un incessant conflit ou différend entre des possibilités esthético-politiques inconciliables.
33Peut-être est-ce par là que se trahit chez Adorno, bien qu’il en ait souvent combattu l’idée de façon virulente, la croyance maintenue en une certaine “ exemplarité ” de l’art. La “ rédemption ” que le dernier fragment de Minima Moralia, en 1947, posait comme le seul “ point de vue ” à partir duquel la philosophie pourrait encore “ considérer les choses ” 14, serait ici présente, non pas bien sûr comme doctrine ou comme position assertorique, mais sous la “ forme ” de cette catastrophe temporelle césurant l’œuvre en sa plus immanente texture. Bien entendu, cela n’est pas réductible à la conception de l’art comme pourvoyeur de consolation, de réconciliation ou d’harmonie, qu’Adorno critique chez Kant ou chez Schiller. D’une certaine manière, il s’agit du contraire, puisque le salut, si salut il y a, est maintenant cherché dans la soudaineté d’un acte qui fait exploser le toujours-semblable, la continuité, l’intégrité de l’œuvre ou de la forme, la plénitude de la composition. Mais sans doute est-il encore cherché, même s’il n’est plus deviné que dans une instantanéité passagère et sans substance, dans ce que les écrits sur la musique nomment parfois la “ percée ”.
34Le livre sur Mahler parle en ce sens d’une “ expérience profonde, essentiellement contraire à l’art ”, qui cependant aurait “ besoin de l’art pour se manifester ” : “ La percée, comme la venue du Messie, n’ayant pas eu lieu dans le monde, l’image qui se tend dans sa direction reste en effet mutilée. La réaliser musicalement, c’est en même temps témoigner de son échec dans la réalité. Il est dans la nature de la musique de s’en demander trop. Elle sauve l’utopie dans son no man’s land. Ce que l’immanence de la société interdit reste inaccessible à l’immanence de la forme qui lui est empruntée. La percée voulait faire éclater l’une et l’autre ” 15. On trouve bien ici le motif de l’explosion et de la dislocation ; mais il est très explicitement relié à celui d’un messianisme qui certes ne peut pas être exposé, mais qui dans son inexponibilité même détermine, dans sa constitution et dans sa déconstitution incessantes, les aventures de la texture artistique. Les termes qui présentent le “ principe ” d’une telle esthétique comportent la même ambivalence : “ Il n’est pas sûr qu’en raison de la rupture entre le cours du monde et ce qui serait autre il n’y ait pas plus de vérité là où cet Autre apparaît sans que le sujet prétende se l’être approprié dans l’œuvre, et où, en confessant son apparence, il se débarrasse ainsi de ce qu’il avait de trompeur, que là où l’unité immanente de la musique crée l’illusion d’une immanence du sens et insiste sur sa propre vérité, pour ne faire que dégénérer au total en mensonge ” 16. Là encore, le travail critique que l’œuvre s’impose pour éviter la mystification d’une présentation prétendument adéquate de la vérité s’effectue au nom d’une advenue de l’Autre dont l’attestation, dans la mesure où elle en reconnaît l’altérité et peut-être plus exactement l’infigurabilité, peut encore être dite “ vraie ”, bien qu’en un sens différent.
35De fait, toute la question de l’art moderne, dans les textes que nous avons cités, semble invoquée dans la perspective d’une longue, retorse et peut-être aporétique construction d’une compréhension de la vérité qui à la fois se sépare de ses acceptions philosophiques traditionnelles et cependant en maintienne, malgré tout, le concept. La notion de modernité a peut-être pour contenu une proposition, double, quant à la vérité. Elle énonce d’une part qu’il est propre au moderne que la vérité ne puisse s’y présenter que dans l’intermittence, et non comme figure ; elle énonce d’autre part que dans la modernité, le désir d’une figuration de la vérité ou d’une présentation de la vérité comme figure renforce nécessairement l’hégémonie d’une disposition au mythe quoi qu’il en soit prévalente. Les deux éléments de la proposition s’articulent, dès les présupposés implicites qu’il a bien fallu admettre pour la comprendre. Il y a dans l’œuvre d’Adorno l’insistance constante et parfois pathétique d’une sorte de sourde conviction selon laquelle le mythe, dans sa plus grande violence dénégatrice du symbolique et dans sa plus grande efficacité systématique ou totalitaire, est l’horizon dans une certaine mesure indépassable du moderne ; et c’est à elle que répond la position d’une vérité qui tiendrait dans l’interruption, dans la césure, dans la désorganisation de la texture immanente imposant au matériau artistique comme à l’écriture une forme parataxique. La vérité ne résiste au mythe que quand elle est temporelle : une vérité de passage, en quelque sorte, trahie dès qu’on tente de la fixer, de la constituer, de l’institutionaliser. Le moderne serait l’époque dans laquelle la seule vérité que l’on puisse admettre sans renforcer encore ce qui contredit ou détruit l’existence est celle qui advient comme “ catastrophe ”.
36Cela peut-il être affirmé indépendamment de l’inspiration messianique qui manifestement sous-tend chez Adorno toute l’analyse ? Si ça n’était pas le cas, cela limiterait la portée de ces analyses, qui ne vaudraient que dans l’orbe d’un messianisme maintenu au-delà de toutes les ruptures et protestations d’athéisme. Mais peut-être faut-il poser la question dans un autre sens : si la modernité, dans son athéisme, retrouve la problématique apparemment théologique de l’irruption messianique brisant la domination du toujours-semblable, n’est-ce pas seulement parce que les mots du messianisme demeurent disponibles, parmi d’autres sans doute mais selon une insistance qui mériterait qu’on la prenne au sérieux, pour témoigner de ce qui se dit là d’une interruption et d’une advenue nécessaires, d’une percée trouant la compacité de l’institué, d’un dire traversant le déjà dit, d’un événement écartant la sombre évidence de l’être-mythe ?
Notes
Pour citer cet article
Référence électronique
Daniel Payot, « “ Un mythe tourné contre lui-même ” », Le Portique [En ligne], 1 | 1998, mis en ligne le 15 mars 2005, consulté le 11 septembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/leportique/345 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/leportique.345
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