Des lieux communs de la modernité
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1Le concept de modernité opère un partage, dès le Moyen Âge, entre les philosophes anciens (antiqui), insistant sur la priorité de la démarche conceptuelle et les modernes (modisti) qui mettent désormais l’accent sur l’universelle médiation du langage ; puis, au xviie siècle, entre les anciens, défenseurs des valeurs traditionnelles et les modernes, décidés à remanier le “ credo ” païen, en tenant compte des exigences chrétiennes ; un peu plus tard encore, entre les penseurs des Lumières, partisans du progrès et de l’universalité et les écrivains romantiques, gardiens des traditions et des particularismes ; enfin, au xxe siècle, entre les dévots partisans de la tradition et les fervents promoteurs des techniques.
2À chaque époque, écrivains, philosophes, artistes et religieux ont trouvé un réel intérêt – et plaisir – à se dire modernes, en accusant un écart infranchissable entre un passé dépassé et un avenir prometteur. À quelle fin ? Sans doute, et c’est la réponse que l’on fait spontanément : afin de montrer que la culture se construit progressivement au travers de l’histoire des savoirs. Aussi l’écart invoqué est-il la marque d’un rapport d’influence exercé sur le cours des choses, qui ne peut être que meilleur. Mais, dans cette perspective, l’évolution de la culture est pensée au travers d’une rhétorique de la vie et, du même coup, elle obéit à une trajectoire analogue à celle du vivant. Cette logique se trouve hérissée de mutations continuelles, qui métamorphosent les coupures en sutures et l’involution signifiante en évolution symbolique 1. Par ailleurs, ces représentations historiques entendent légitimer une même revendication de nouveauté, qui impose, à la figure de la répétition, une modalité stochastique.
3Ce qui distingue la modernité d’hier de celle d’aujourd’hui, ce sont deux déterminations essentielles : l’une dérive de l’emprise complexe que la technique exerce sur le cours de notre vie ; l’autre tient à la figure spécifique que cette dernière est alors contrainte d’épouser. À la différence de la logique du vivant qui s’exprime par mutations, la logique de la technoscience se développe au rythme de transmutations indéfinies. Cette dimension – qui constitue le descriptif de la modernité –, la postmodernité l’aggrave en la tournant en dérision 2. Mais, au-delà de ce constat de surface, l’on observe que cette trame idéologique trouve, dans des lieux communs insistants, les principes régulateurs de son déploiement, à savoir : la subjectivité du regard, l’esthétisation du monde, la rationalisation de l’agir et l’éthicisation des comportements.
I. La subjectivité
4La modernité commence avec l’avènement de la subjectivité dont Descartes établit définitivement la théorie. En réalité, ce tournant philosophique et culturel est l’aboutissement d’une lente maturation, qui s’inscrit dans une tradition culturelle, où dominent de grandes “ époques ” repérables. Celle de l’individualisme timide du xiiie siècle, fondé sur des raisons aussi bien philosophiques qu’économiques 3 ; celle de la subjectivité religieuse qui constitue le “ dogme ” fondamental de la Réforme ; celle de l’émergence du cogito cartésien qui s’impose en principe de la science et la conscience ; celle du subjectivisme transcendental, qui domine le xviiie siècle ; celle de l’“ égoïté ” empirique de la philosophie utilitariste anglo-saxone, que sanctionne, au xxe siècle, l’idéologie du libéralisme moral et économique ; enfin celle de l’individualisme épistémique, qui constitue le schème de référence des sciences humaines 4. On le voit, le modèle de la subjectivité est complexe : il ne saurait se réduire à l’épure conventionnelle du sujet cartésien, même si ce dernier continue de hanter les profils qu’il a lui-même générés. La subjectivité est, en réalité, la résultante d’un processus de “ réflexivité ”, en vertu desquels l’homme proteste de lui-même face au monde et même face à Dieu. “ Ce n’est que parce que – et dans la mesure où – l’homme est devenu, de façon insigne et essentielle, sujet, que par la suite doit se poser pour lui la question expresse de savoir s’il veut et doit être un Moi réduit à sa gratuité et lâché dans son arbitraire, ou bien un Nous de la société ; s’il veut et doit être seul ou bien faire partie d’une communauté ; s’il veut et doit être une personne dans le cadre de la communauté, ou bien être un simple membre du groupe dans le cadre d’une “corporation” ; s’il veut et doit exister comme État, Nation et Peuple, ou bien comme Humanité générale de l’homme moderne... ” 5.
5Le sujet de la modernité émerge d’un travail d’abstraction, qui le pose en repli et en retrait des réalités, de l’être, de la relation. Heidegger a défini avec justesse les composantes de ce geste inaugural, en commentant la signification de la démarche cartésienne. La réflexivité du cogito, en effet, suppose deux réquisits. Le premier recouvre ce qu’il est commun d’appeler le primat de la représentation et le second la revendication d’un fondement... En clair, il n’y a point de sujet qui ne soit objet de la représentation, au triple sens conceptuel, diplomatique et théâtral de ce terme. Le “ moi ” se projette dans une image, dans laquelle il se met en scène et qui, d’une certaine façon, lui tient lieu de profil identitaire. En se représentant au sens conceptuel, il se pose en auteur ; en se représentant, au sens diplomatique, il se pose en agent ; en se représentant au sens théâtral, il se pose en acteur. Mais ce moment stratégique de l’engagement réflexif enveloppe un autre moment tout aussi décisif : celui de la domination de la représentation comme lieu exclusif de l’affirmation de soi :
“ Là où le monde devient image (Bild), la totalité de l’étant est comprise et fixée comme ce sur quoi l’homme peut s’orienter, comme ce qu’il veut par conséquent amener et avoir devant soi, aspirant ainsi à l’arrêter, dans un sens décisif, en une représentation. “Weltbild”, le monde à la mesure d’une “conception”, ne signifie donc pas une idée du monde, mais le monde lui-même saisi comme ce dont on peut “ avoir-idée ” 6.
6En s’exposant dans l’image de soi, le sujet prend fait et cause, d’abord, de lui-même, et ensuite, du monde. En se représentant, il s’institue comme tel : sujet de l’être qu’il est, mais aussi de l’être-en-totalité, qui le déborde de toutes parts. À juste titre, Heidegger nous rappelle que la représentation de l’être bascule désormais dans l’être de la représentation. Tels sont les deux présupposés de la subjectivité : le sujet se réfléchit dans l’image et, en même temps, érige cette image en pôle de gravitation du monde : “ ... l’homme se met lui-même en scène, c’est-à-dire dans l’évidence banale de la représentation commune et officielle. Ce faisant, l’homme se pose lui-même comme la scène sur laquelle l’étant doit désormais se présenter, c’est-à-dire être image conçue ” 7. C’est cette détermination qui, selon Heidegger, constitue la nouveauté de la modernité et distingue radicalement l’Ancien du Moderne. C’est elle qui érige la modernité en événement épistémique : elle nous projette dans une civilisation de l’image. Entendons par là l’image au sens de théorie, de vision du monde, de mise en scène de l’être et, finalement, au sens esthétique et médiatique du terme. Avant d’être un concept, la nouveauté désigne un tournant imaginaire dans notre culture : le moment messianique où l’être, le monde, le concept et le langage “ font image ” : “ L’époque qui se détermine à partir de cet avènement n’est pas seulement, pour la contemplation rétrospective, nouvelle par rapport à la précédente, mais elle se pose elle-même et formellement comme celle des Temps Nouveaux. Être nouveau : voilà qui appartient au Monde devenu Image conçue ”.
7La subjectivité est constituée par l’opération d’un double transfert : celui du sujet dans la représentation et celui de l’être-en-totalité dans cette représentation subjective. Celle-ci devient la mesure du monde, de l’être et de l’action. Événement capital dont la modernité explore les possibilités indéfinies qu’il a libérées. On comprend qu’il ait pour corollaire l’événement de la mort de Dieu, puisque l’homme, en se posant en fondement, occupe la place vacante de l’Absolu. Le sens est une esquisse (Entwurf) de la subjectivité, un projet construit par l’homme et pour l’homme. De ce sens, le sujet, qu’il soit pensé comme conscience sans faille, comme être divisé ou comme être inscrit dans un champ structuré cherche à s’assurer une maîtrise inconditionnelle.
8Or, en réduisant l’être objectif à l’être subjectif, la pensée cartésienne a eu pour effet de déraciner la subjectivité de l’être et de mettre ce dernier à distance du monde. Sans cette opération de distanciation, comment pourrait-il y avoir mise en scène de l’être ? Comme l’a montré Heidegger, le sujet est immergé dans l’être, avant même de penser. Et pourtant, voilà que le cogito cartésien commence par s’arracher au monde, par s’enfermer dans le miroir de la réflexivité, pour, ensuite, tenter de récupérer, par le recours à la vérité divine, l’être qu’il a préalablement déserté. C’est parce que le moi est dans l’être qu’il pense, et non l’inverse : sum, ergo cogito. C’est bien l’oubli de l’être, c’est-à-dire du rapport de l’homme au monde concret des significations qui est le ressort d’une nouveauté assimilée à l’actualité de l’affirmation de soi. Négligé en amont, l’être est retrouvé et restitué en aval, mais, cette fois-ci en étant reconstruit sur l’axe exclusif des exigences de la subjectivité. C’est alors le refoulement de l’être qui préside à l’avènement impérial du soi 8.
9Mais pour reconquérir le domaine de l’être dont il s’est éloigné, l’homme recourt à la technique. Aussi celle-ci, rendue possible par le déni de l’être, devient-elle l’instrument du remodelage de l’être à l’image du cogito. Elle est le symptôme du désaveu de la parole créationniste. C’est ce qu’exprime Heidegger, en indiquant que la technique est par essence subjective. Il veut dire qu’elle fait partie de l’équipement de la théâtralisation du sujet. Elle est, en effet, la figure accomplie de la subjectivité qui s’est déployée en retrait de l’être et en repli sur elle-même. Elle est, du même coup, le témoignage extrême de l’oubli de l’être, puisque c’est justement en refoulant l’être que le sujet se produit comme tel. Même si la phénoménologie retourne aux choses mêmes, elle ne parvient pour autant à retourner le modèle cartésien. Elle se contente de greffer, sur ce dernier, les dimensions symboliques qu’il a préalablement récusées, comme l’illustrent notamment la question du langage et celle de l’intersubjectivité dans la philosophie de Husserl 9. Or, c’est, paradoxalement, à ce même modèle d’une subjectivité instrumentalisée par la technique que la pensée husserlienne reprend les attendus épistémologiques, tout en condamnant les dangers d’inversion et de perversion qu’il autorise pourtant 10. La “ subjectivisation ” du regard lance le sujet dans la reconquête technique de l’être. Oublié en amont, (sum, ergo cogito), il est reconstruit en aval (cogito, ergo sum). Dans la technique, l’être oublié fait symptôme, en se redressant sur l’ergo de la pensée.
II. L’esthétisation du monde
10Le sujet de la modernité, arraché au socle de l’être-au-monde, se trouve pour ainsi dire, coupé des objets, auxquels il doit faire face. Produits par la technique, il les organise en réseaux et en systèmes. Ce double geste de production et de structuration relève d’un travail d’esthétisation, auquel oblige la subjectivité en prise sur la technique. Un tel travail témoigne de la manière spécifique dont le sujet assume désormais son rôle de Créateur.
11L’esthétisation est un travail de construction et d’organisation des objets, qui tient compte de valeurs utilitaristes, comme l’efficacité, le confort, la polyvalence des usages, le plaisir, mais aussi de valeurs symboliques, comme les exigences d’harmonie, de convivialité et de partage. Elle suppose, de prime abord, un mouvement de distanciation qui oppose le sujet individuel à l’objet fabriqué. On saisit mieux la portée de ce phénomène, si l’on admet que le monde des significations se trouve préalablement écarté de la sphère de la subjectivité, pour être recomposé comme un objet offert au regard. Certes, comme l’a analysé B. Latour 11, une telle objectivation sanctionne une distanciation maximale entre la subjectivité et les constructions qu’elle affronte. Si nous transposons ce schéma dialectique, dans un discours anthropologique, nous dirons que la modernité s’inscrit dans une épistémologie de la division et de la scission et qu’elle disparaît, dès que s’engage un travail de médiation, qui recompose le tissu humain et social des objets techniques et le tissu matériel, artificiel et mécanique du sujet humain. Ainsi, l’opposition rugueuse existant, par exemple, entre le monde socio-politique de Hobbes et le monde technique de Boyle s’estompe, si l’on considère que Hobbes interprète les interactions sociales selon les lois de la mécanique et que l’invention de Boyle, en l’occurrence celle de la pompe à air, induit un nouvel imaginaire capable de faire vaciller les représentations politiques, jusqu’ici consolidées autour de l’horreur du vide.
12Le schéma hégelien – dont se réclame implicitement B. Latour – ne s’applique cependant pas aussi heureusement qu’on le dit. Le moment de médiation ou de réconciliation qui succède au travail de distanciation ou d’objectivation se trouve, en effet, sans cesse différé pour des raisons qui touchent à l’essence même de la modernité. L’analyse de Heidegger – à condition d’en balayer l’écume romantique – est encore éclairante sur ce point. En se séparant du monde réel, le sujet humain se pose face à un monde-image (Bild). Ce qui ne signifie pas que le monde soit l’image projetée par la subjectivité. Cette image, qui est, en effet, construite avec l’arsenal palliatif de la technique nous transporte dans un nouvel imaginaire. Or, cet imaginaire, qui, comme tel, échappe à une totale visibilité nous interdit de nous rechercher en miroir. Il caractérise l’esprit de notre époque. Être moderne, c’est se reconnaître dans l’image, mais aussi se chercher ailleurs : dans le point de fuite de celle-ci, dans l’extériorité hypothétique qu’elle indique. Le monde nous renvoie ce que nous sommes, mais autrement. Il confirme nos attentes, mais les déçoit et, ce faisant, les ravive. Telle est sans doute le sens de la modernité : produire sans cesse de la nouveauté, c’est-à-dire des objets, à la fois familiers et étranges, attendus et souhaités, mais aussi insoupçonnés et inédits, pour nous pousser à épouser l’intentionalité aventureuse de l’imaginaire.
13La distanciation ouvre et délimite la scène d’un spectacle où chacun devient acteur. Elle conduit, sans doute, comme l’établit Hegel, à une réconciliation, mais celle-ci n’est pas qu’intellectuelle. Elle passe, en effet, par des médiations, constituées par une série d’événements spectaculaires. Le monde est, en effet, joué. Hobbes fait, le premier, la théorie de ce monde-spectacle qui se déplie dans la fracture béante du sujet et l’objet. Au Dieu, auteur de l’univers, il substitue le Léviathan, “ dieu mortel ” et “ grand Acteur ”, qui préside au jeu des rapports socio-politiques. Certes, Descartes avait déjà posé les jalons de cette insolite conception, en faisant du monde la scène baroque, où un autre grand Acteur, Malin Génie, se complairait à nous illusionner. Bien avant lui, Héraclite, les Stoïciens et St Augustin ont esquissé le profil d’un monde théâtral, où chaque acteur se “ dispute ”, à l’envi, le jeu de l’existence 12. C’est dire que l’on rate le concept de modernité, à en faire, comme B. Latour, le premier moment d’une opposition dialectique où l’humain entrerait en conflit avec le non-humain, le moi avec le non-moi. La distanciation est, au sens brechtien, la condition d’une mise en scène, et non le résultat d’une épuration, à laquelle il “ faudrait ” remédier à coup de surdéterminations anthropologiques. Elle nous enjoint, sans nul doute, de réconcilier les extrêmes isolés, mais un tel travail est désormais affaire de jeu, de spectacle, d’esthétique, de “ montage ”, de composition... et peut-être de bêtise et de naïveté.
14Ainsi spécularisé et “ spectacularisé ”, le monde est mis en visibilité, mis en perspective, mis en système. C’est sur cette opération d’ordonnancement et d’agencement, à coup de scripts et de scénarios, que s’achève le processus d’esthétisation. Telles sont les représentations molaires qui commandent les créations de la modernité. Elles inspirent les œuvres artistiques, les travaux de l’urbanisme contemporain, les opérations de formalisation, de modélisation des sciences humaines, les réalisations de projets en tout genre : aussi bien ceux qui portent sur la mise en valeur du patrimoine et sur le management d’entreprise, que sur les trajectoires éducatives et professionnelles. C’est le jeu qui s’impose désormais comme médiation entre le sujet et l’objet. C’est par le jeu que le sujet humanise le monde de la technique et de l’artifice et c’est aussi par lui que le monde de la nature et de la matière se re-présente comme une extension symbolique du corps humain. À juste titre, l’epistémê de la modernité, que Michel Foucault nomme aussi epistémê de la finitude, exprime l’impensé de l’epistémê de l’analogie définie par un jeu de correspondances symboliques et celui de l’epistémê de la représentation, définie par un jeu de reflets indéfinis. Elle s’impose peu à peu, dès que l’homme s’interroge sur les limites des analogies et sur l’échappée, qui mesure et situe le miroir 13 qu’il s’essoufle à traverser. Telle est sans doute la raison, pour laquelle les découvertes intellectuelles se font rares aujourd’hui. Ainsi, les sciences humaines, à peine nées, s’exténuent à agencer des concepts importés, à “ produire ” – sans inventer ni créer – de la nouveauté par un travail de réappropriation, de remaniement, de transposition et de recomposition. La recherche est affaire de répétition esthétisante et d’illusion messianique.
III. La rationalisation de l’agir
15Subjectivité et esthétisation sont les deux modalités majeures de la rationalité moderne. La modernité se caractérise essentiellement par l’imposition du primat de la raison subjective. Mais cette détermination hégelienne n’est pas dépassée, en vertu d’une logique de l’Absolu. Elle se trouve, au contraire, investie dans une autre détermination : celle d’une raison esthétique que les penseurs de l’école de Francfort ont bien mis en lumière. Nous allons à présent dégager le processus de rationalisation qui a servi de fondement à ces deux déterminations de la modernité. On ne saurait alors que donner raison à M. Weber qui voit, dans l’époque moderne, le moment crucial de la rationalisation des actions et des valeurs.
16Rappelons que, dans cette perspective, le rationalisme occidental s’épanouit sur quatre fronts principaux. Celui, d’abord, de la rationalisation sociale qui affecte les domaines du droit, de l’économie et de l’État. Celui aussi, plus sensible, de la rationalisation culturelle, qui englobe celle de la science, de l’art moderne et de la morale initialement religieuse. Celui, enfin, du système de la personnalité, constitutif du monde propre de l’individu, où interagissent les deux types de rationalisation précédents. À tort ou à raison, M. Weber reconnaît une influence dominante et déterminante à la rationalisation opérée sur le terrain du droit et de la morale 14. Cette dernière, à la différence, par exemple, de celle qui affecte l’art moderne, collabore, d’une façon plus intensive que les autres secteurs, à la structuration du monde humain.
17Sans doute, parmi les activités sociales et culturelles, toutes ne sont-elles pas mobilisées. Certaines résistent, en effet, à ce processus, dans la mesure où elles relèvent de l’imitation, porteuse des rituels et des traditions, ou encore de l’affectivité et de l’émotion, comme on l’observe souvent, aujourd’hui, dans les médias. Seules, les activités relevant de la rationalité pratique, comme le droit, l’économie et la morale, concourent, d’une façon privilégiée, à l’institution du régime moderne de la rationalisation. Or, ces dernières se distribuent en deux domaines que l’action a pour fonction de hiérarchiser : le domaine des fins ou des résultats qui réglementent l’efficacité technique et le domaine des finalités ou des valeurs qui régissent l’efficacité symbolique. Tels sont les deux plans que la rationalité pratique croise et tresse, en donnant la priorité tantôt aux résultats recherchés, comme dans les opérations économiques, tantôt aux fins visées, comme dans les choix à effectuer et dans les comportements à adopter 15.
18Il existe bien deux idéaux-types de la rationalité pratique, qui structurent le comportement de l’homme moderne. Le premier subordonne les visées à l’obtention des résultats : il est propre au technicien, à l’industriel, et surtout à l’économiste qui place, au premier plan de ses préoccupations, l’accroissement de la production et des richesses. Le second, en revanche, met en avant les valeurs humanistes – et religieuses – qui inspirent un ensemble d’activités plus larges. C’est cette rationalité ambivalente qui est caractéristique du chef d’entreprise calviniste qui, d’un côté, assume la responsabilité des résultats et, d’un autre, maintient inentamées ses propres convictions, axées sur l’impératif de la prédestination. M. Weber entend montrer qu’il n’y a pas d’incompatibilité entre la morale humaniste ou même religieuse et le travail de l’économie de marché, entre l’investissement de l’entrepreneur croyant qui mise sur Dieu et l’investissement du croyant entreprenant qui fait fructifier le capital, entre les deux régimes hétérogènes des valeurs morales et des valeurs économiques dont la modernité consacre la fracture. Ces deux visées, loin de s’opposer, renvoient l’une à l’autre et se fécondent mutuellement. La foi en Dieu, à la différence des conduites magiques, libère le champ des activités profanes et la réussite économique devient un signe de la prédilection divine, de la réalisation de la promesse messianique.
19Mais les valeurs morales sont par nature précaires. Une fois émancipées du cadre religieux qui leur confère cohérence et finalité, elles risquent de se morceler et de se parcelliser et, par conséquent, de provoquer la dérive des divers secteurs de l’activité humaine, désormais régis par la seule quête du résultat mercantile. La rationalité pratique qui constitue le système de référence de la modernité est menacée de dislocation. D’un côté, elle se décline dans un ensemble de valeurs, aussi nombreuses qu’inconsistantes. Tout est, en effet, susceptible de devenir valeur, c’est-à-dire objet d’investissement, intellectuel, affectif, financier et libidinal : tout, jusqu’aux choses les plus sacrées. La modernité ne se caractérise pas par l’absence de valeurs ou de repères, comme on le dit couramment, mais bien par leur trop-plein, par leur débordement. Situation inflationniste que M. Weber compare au polythéisme païen. Autant de valeurs, autant de nouveaux dieux. Mais, bien entendu, l’autonomisation des sphères des valeurs entraîne logiquement celle des sphères d’activités : les résultats qui occultent l’horizon des finalités se diversifient en fonction des sous-systèmes d’action qui les déterminent aux plans juridique, économique, politique, scientifique, artistique et religieux... Le morcellement des finalités entraîne la perte du sens ; celui des activités, la perte de la liberté. Perte du sens et perte de la liberté sont les deux causes du désenchantement du monde. On comprend dès lors pourquoi le héros est la figure anthropologique idéale de l’éthique de la modernité. Perdu au milieu de projets éclatés, il lui faut une force d’âme surhumaine, pour affronter des lendemains qui ne chantent plus. Même la morale stoïcienne apparaît ici d’aucun secours, dans la mesure où elle s’appuie sur la croyance obsolète en un système de valeurs solides et hiérarchisées, qui n’ont plus cours.
20Selon M. Weber, le syndrome de la modernité se cristallise dans la rationalisation de l’éthique, c’est-à-dire dans sa laïcisation et sa sécularisation. Jugement pour le moins paradoxal... Weber, en effet, reconnaît, d’une part, que le christianisme déchire lui-même l’espace d’un monde objectivé, nivelé et dévalué. À la différence des religions officieuses, de type magique, ou officielles de type politique, il situe la relation de l’homme à Dieu sur le plan d’une communication interpersonnelle, qui implique la désacralisation du monde 16. On ne s’étonnera donc pas de ce que les porteurs sociaux de la rationalisation soient eux-mêmes des acteurs privilégiés de la chrétienté : depuis les humanistes de la Renaissance jusqu’aux calvinistes dont Weber emblématise la position. Ce sont ces derniers, en effet, qui ont, à ses yeux, tiré les leçons les plus hardies du christianisme, en réalisant la planification de l’économie, sans pour autant rendre l’éthique définitivement autonome de la religion. Mais, d’autre part, Weber s’oppose, à tort, nous semble-t-il, à l’éthicisation radicale du monde, persuadé qu’il est que la rationalisation de l’éthique n’entraîne pas ipso facto celle du religieux. Il résulte de ce diagnostic, pour le moins hardi et périlleux, deux conséquences capitales. D’abord, la rationalisation présente ne porte que sur les images du monde, disons sur les représentations et les interactions sociales. Ensuite, elle ne saurait évincer le religieux chrétien, sans se ruiner elle-même. Selon le calviniste, la religion reste le principe nourricier de l’éthique. Aussi l’éthicisation du monde moderne ne peut ni ne doit être liée au destin d’une déchristianisation radicale du monde. Elle a donc pour effet non seulement de suspendre, pour un temps, le recours au religieux chrétien traditionnel, mais aussi de favoriser le retour d’un religieux plus évangélique, plus émotionnel, plus charismatique et donc plus “ accordé ” aux exigences de la subjectivité croyante.
IV. L’éthicisation des comportements
21Toute la question est de savoir si l’éthicisation qui caractérise la modernité est relative, c’est-à-dire si elle s’accommode d’une éclipse passagère du christianisme ou bien si elle est absolue, c’est-à-dire si elle réalise, à terme, la “ relève ” même du christianisme. J. Habermas se sépare de M. Weber, en défendant cette seconde interprétation. Sans doute, celle-ci apparaît-elle non seulement plus logique, mais aussi plus apte à rendre compte du phénomène global de la sécularisation. Même si elle repose, comme d’ailleurs celle de Weber, sur un présupposé invérifiable, à savoir celui de l’existence d’une corrélation nécessaire entre l’éthique et la religion, elle a du moins pour conséquence de circonscrire au mieux l’événement culturel, social et politique qui préside aux destinées de la modernité.
L’éthique de la parole communicationnelle
22Avec Habermas, l’éthicisation prend un tour définitif 17. Elle trouve sa légitimation, d’abord, dans le modèle hégelien des Leçons d’Iéna. L’homme n’existe comme individu qu’en tant qu’il est socialisé. Or, la socialisation (Sozialisierung), à la différence de la collectivisation (Vergsellschaftung), se réalise grâce au travail et au langage. Elle représente, à cet égard, le milieu de la constitution de toute individuation. La subjectivité humaine est, en effet, traversée par l’Autre, qui désigne la dimension de l’ordre symbolique sous-tendant l’ordre social. Le travail, conçu au sens large d’une activité finalisée et formative, ainsi que le langage, conçu comme médium de reconnaissance, délimitent, selon Hegel, la médiation, par laquelle tout sujet se trouve interpellé par autrui. Sans doute, cette opération passe-t-elle par le conflit, mais ce dernier fait, après tout, partie de l’histoire des rencontres humaines, tendues vers la paix et la réconciliation.
23Le modèle hégelien est lui-même la résultante d’un modèle évangélique sécularisé. C’est à la lumière de cet horizon chrétien que Habermas l’élargit aux dimensions de l’éthique. La parole chrétienne passe par la lutte et la division, pour promouvoir la paix. C’est dire que l’amour et la charité y jouent un rôle capital. Or, c’est sur ce pouvoir contestataire et testimonial de la parole que les réminiscences chrétiennes laïcisées se cristallisent. J. Habermas parle de réconciliation, de libre discussion, d’inter-compréhension, d’éthique fraternelle, d’accord et d’entente, de finalité, de projet et de valeur. Or, c’est ce modèle chrétien laïcisé qui, avec le modèle hégelien, fournit les bases théoriques de l’éthicisation du monde moderne.
24J. Habermas prend ses distances par rapport à M. Weber sur deux points essentiels. Le premier concerne la religion qui est, à ses yeux, absorbée dans l’éthique. La modernité extrait et assume les schémas moraux que la religion avait lestés de contenus idéologiques. Dans cette perspective, le retour au religieux apparaît incompatible avec le processus engagé. Le second point touche au statut et à la fonction des valeurs, qui se situent à deux niveaux distincts. D’une part, en amont de la culture et des activités, nous rencontrons les valeurs idéales qui sont fondées de droit et qui, à ce titre, composent le profil de l’ordre symbolique : le vrai, l’amour, le beau, le juste, le bien... D’autre part, en aval des activités, nous posons des objectifs et recourons à des visées que nous nous imposons de fait. Or, on se tromperait à amalgamer, comme le fait Weber, ces deux registres. Les valeurs, dans la modernité, sont sans doute éclatées au plan empirique, mais cela ne signifie pas qu’elles soient éclatées de droit et que l’ordre symbolique se trouve à ce point détérioré qu’il requiert l’appoint du religieux, pour être restauré. Au désenchantement du monde, Habermas oppose la foi pratique en la libre discussion, capable de trier et de reformuler les valeurs indispensables à la vie sociale. Les chrétiens se contrediraient à prendre ombrage de cette incarnation radicale de l’éthique évangélique, qui “ vérifie ” enfin leur foi.
25Le modèle de Habermas est sans doute plus complexe qu’il n’apparaît. Il comporte, en effet, une visée politique, déontologique et morale. La visée politique s’inscrit dans l’usage argumentatif de la parole. La libre discussion a, en effet, pour but de définir les bases d’un accord entre les individus. Pour ce faire, elle porte non seulement sur la définition d’objectifs communs, mais aussi sur la redéfinition des normes et des raisons qui légitiment tel choix plutôt que tel autre. Argumenter, c’est, en effet, rechercher ensemble les bases de nouveaux équilibres, qui se réalisent à la faveur de consensus révisés. C’est donc déconstruire pour construire. À la différence du compromis qui fixe une plate-forme minimale d’accord, le consensus remet en question les normes des activités au nom de nouvelles normes plus accordées aux valeurs que l’on défend. L’éthique se déploie dans l’espace public de la démocratie. C’est l’idéal de la démocratie, et non plus celui de la religion, qui légitime cette démarche.
26La visée politique exige, pour être efficace, une déontologie de la communication. Il existe, en effet, des règles de l’échange qui, à la différence des normes comportementales, ne sauraient être remises en question, sans ruiner la construction du consensus. Quelques indications suffiront pour illustrer cette composante. Il n’y a pas de communication possible si les interactions verbales ne sont pas validées par une triple exigence de vérité, de justesse et de sincérité. La vérité garantit l’adéquation des présuppositions existentielles aux contenus propositionnels avancés. La justesse, quant à elle, vérifie la congruence des énoncés au cadre consensuel qui sert de référence au débat. Enfin, la sincérité répond de la conformité du langage tenu à l’intention du locuteur. Telles sont, entre autres, les règles de base qui représentent, pour ainsi dire, les données essentielles d’une déontologie des interactions verbales. Sans doute, cette déontologie n’est-elle pas le fait d’un code écrit, mais elle se trouve inscrite dans les régulations de tout échange.
27Cette visée déontologique définit, en fin de compte, la condition liminale ou minimale de toute éthique de la communication. Or, celle-ci comporte, semble-t-il, trois axes majeurs : celui du questionnement, de la situation du sujet et de la priorité des fins. Le questionnement est inhérent au pouvoir négatif de la parole qui, par essence, dit le réel en le reconstruisant. Communiquer, c’est se risquer dans l’univers d’un discours qui reconstitue symboliquement les choses, c’est consentir à la rencontre, mais en acceptant de faire le détour par l’exploration des possibles. On le voit, la communication éthique suppose que les locuteurs prennent au sérieux la capacité créative et récréative de la parole qui commence par nier ce qu’elle affirme, même si elle n’est pas formellement dubitative, ironique ou optative. Aussi, engagés dans cette aventure, les locuteurs n’occupent aucun point fixe. Ils sont tour à tour destinateurs, destinataires et témoins de leurs dires. Autrement dit, ils deviennent acteurs à la première, à la deuxième ou à la troisième personne d’un vouloir-dire commun. Mais, au bout du compte, l’activité communicationnelle a pour finalité l’entente fraternelle, le désir de dépasser les conflits, le plaisir de s’accorder sur des valeurs communautaires et sur des options essentielles. À la différence de l’activité stratégique ou téléologique qui cherche à obtenir des résultats, elle vise à constituer l’être-ensemble. On comprend alors que l’éthique communicationnelle se réalise à ces trois conditions : le risque de chacun dans un monde praticable, la décision de devenir acteur et donc sujet de la parole, la priorité absolue donnée à l’entente interpersonnelle sur tout autre objectif, tangible et immédiat.
Les figures
28Le paradigme de l’éthicisation est celui de la parole communicationnelle, dont la fonction essentielle est de transcender le réel, en découvrant le champ des possibles. Il comporte plusieurs figures, qui, qualifiées par les pratiques sociales, se sont succédées, dans la modernité contemporaine, sans pour autant disparaître, au fil de leur émergence. C’est ainsi que nous glissons d’une éthique de la libération à une éthique de la confiance, en passant par les déterminations d’une éthique de l’urgence, de la légitimation et de la conjuration. Mais chacune de ces références se trouve redistribuée, lorsque l’une d’entre elles s’en vient occuper le devant de la scène. Or, en cette fin de xxe siècle, c’est le discours d’une éthique de la confiance qui semble s’imposer, au point d’intégrer les précédents.
29La figure de l’éthique de la libération est sans doute née d’une conjoncture politique et sociale, qui définit le modèle de référence, qui a cours autour des années 1950. Elle cristallise, en effet, la demande d’autonomie des peuples colonisés, mais aussi la demande de reconnaissance des classes sociales défavorisées et des groupes marginaux. C’est, en effet, une volonté de sortir d’une stigmatisation conventionnelle qui légitime alors la revendication éthique. Mais l’exigence de libération, qui résulte d’une transposition de l’exigence religieuse de salut, n’est pas que de nature politique et sociale. Elle exprime aussi les droits fondamentaux de la personne à la liberté d’expression. Les motifs de la citoyenneté et de l’individualisme se renforcent l’un et l’autre, dans ce nouvel espace.
30L’éthique de l’urgence vient, dans la seconde moitié du xxe siècle, surdéterminer l’éthique de la libération. Bien sûr, elle résulte de l’extension du modèle de la libération aux peuples qui souffrent de la pauvreté et de la maladie, comme l’illustre la défense des causes humanitaires, mais aussi aux opprimés, aux malades, aux contaminés et aux exclus de toutes sortes. Ce nouvel axe de revendication renforce le précédent. L’éthique est affaire de temps, de mobilisation et d’intervention. Elle suppose une prise de conscience de ce que l’histoire, qui est une production humaine, doit paradoxalement se construire contre le temps. Ainsi, la notion d’accélération, de vitesse et de performance qui est une valeur fondamentale de la modernité, vient-elle ici définir une composante essentielle de la trajectoire éthique.
31Jusque vers les années 1978, fin des Trente Glorieuses, les exigences éthiques ont porté sur des actions syndicales, humanitaires et caritatives extérieures à l’engagement professionnel. Mais avec la montée du chômage, avec l’impérialisme du marché et avec le développement de nouvelles professions dont le collectif des travailleurs sociaux est, pour le moment, aussi bien le symbole que le symptôme, elles se sont émoussées, pour devenir un label de légitimation et d’authentification. Le métier (ministerium) est un ministère : il est naturellement au service d’une morale privée. La profession, en revanche, ne saurait être reconnue sans “ professer ” une éthique affichée. Aussi, tout professionnel doit-il témoigner non seulement d’une compétence technico-pratique, mais aussi d’une compétence à l’éthique, d’abord liminale, qui s’organise autour de la notion de pacte et de confiance ; puis minimale, qui sanctionne, dans un contrat, le respect déontologique du code et des styles ; enfin maximale, qui cherche à définir, dans un consensus, les conditions d’une action meilleure. L’éthique de la légitimation a finalement pour fonction de couronner la reconnaissance d’une profession et d’élargir le champ qualitatif de ses interventions.
32Contemporaine de l’éthique de la légitimation, nous trouvons l’éthique de la conjuration 18. La figure précédente se trouve circonscrite à l’activité professionnelle, la présente cherche à engrammer cette légitimation dans l’espace et le temps d’une civilisation. L’espace, c’est celui de l’économie mondiale du marché et, par conséquent, des interactions professionnelles. Le temps, c’est celui de l’avenir incertain qu’aucune prévision ne saurait profiler à l’avance. L’homme moderne se rend alors compte qu’il n’a ni la maîtrise de l’espace, ni celle du temps. Autrement dit, les rapports humains, les mieux régulés et les plus codifiés, ont pour fondement ultime la confiance mutuelle et le crédit réciproque. C’est ainsi que l’avenir économique lui-même devient tributaire de l’état affectif des groupes et des collectivités, du climat social, du désir de paix et du degré de sécurité, de l’optimisme résolu des acteurs et des responsables. La croissance a pour moteur la confiance.
33Cette dernière figure vise à conjurer les peurs et les incertitudes de l’avenir. Elle est requise par le monde des affaires qui ne sauraient prospérer, sans l’espoir qu’elle re-génère. C’est pourquoi elle se trouve trop souvent annexée et récupérée par le business qui voit en elle la plus sûre alliée de son développement. Activité téléologique et activité communicationnelle sont mis sur un même pied d’égalité, voire assimilées l’une à l’autre, à moins que la seconde ne soit carrément subordonnée à la première. Loin de contrevenir aux tendances du marché, le recours aux valeurs humanistes, réalisé dans la gestion des ressources humaines, en favorise l’expansion. On perçoit alors l’importance de l’éthicisation du monde, en cette fin du xxe siècle. Le recours incantatoire à l’éthique a pour fonction de gérer les angoisses et les peurs du lendemain. Il a pris le relais des utopies, des rêves eschatologiques et des millénarismes, pour nous aider à nous risquer dans le troisième millénaire. L’éthique hante l’imaginaire de la modernité, comme jadis la religion.
Du risque à la confiance
34L’éthicisation du monde moderne est finalement fondée sur le risque et sur la confiance. En prenant, aujourd’hui, cette forme radicale, la parole communicationnelle vise à réduire les incertitudes qui limitent et paralysent non seulement le domaine restreint des relations professionnelles et commerciales, mais aussi l’ensemble des relations humaines. La confiance faite à autrui libère la confiance en soi. Attitude plus que jamais nécessaire, dans un monde planétaire où les sujets se trouvent menacés par les structures et les systèmes qui pèsent sur eux. Grâce à l’éthique, les rapports sociaux se transforment en relations sociales.
35Pour en arriver là, il nous faut conjuguer l’expérience de l’engagement à celle d’un risque assumé dans la confiance. On s’en doute, en effet, le sujet humain, exilé du monde des objets, perçoit l’extérieur comme une menace. Phénomène d’autant plus flagrant, que, jamais totalement maîtrisés, les événements naturels et historiques, même les plus calculés, échappent, au bout du compte, à toute prévision. Aussi, pour gérer cette incertitude, le sujet humain cherche-t-il à se réfléchir dans les codes des dispositifs qu’il construit. Ce sont ces codes qui, analogues aux Idées de Platon, sont placés en surplomb de la réalité et de la subjectivité, pour servir de modèles, de moteurs et de cadres à la vie sociale. Ce sont ces mises en forme méta-stables qui cristallisent les potentialités de la subjectivité dans des réseaux ou des systèmes à la fois objectifs et subjectifs, mi-techniques et mi-humains, fonctionnels et relationnels.
36La vie moderne se caractérise essentiellement par l’utilisation incontournable de systèmes qui traversent les champs des pratiques, des professions et des savoirs. Ainsi, n’en finirait-on pas de dénombrer ces lieux communs, qui se croisent ou s’opposent. Qu’ils soient associatifs, scolaires, éducatifs, informatiques, médiatiques, économiques, moraux, techniques, linguistiques, thérapeutiques, patrimoniaux, esthétiques, religieux, caritatifs, linguistiques..., qu’ils relèvent des loisirs, des transports, de la parenté, de l’entreprise, de l’apprentissage, etc., ils pèsent, de tout leur poids, sur les individus sociaux. Ils nous font peur, parce que, si nous les ritualisons sans distance critique et sans âme, ils peuvent nous “ décorporéiser ”, nous aliéner, nous précipiter dans la folie de la schizophrénie et du délire. On ne saurait, pour autant, nous isoler dans un refus idéologique de mauvais aloi, nous mettre en retrait de leur influence. Certes, on peut et on doit se méfier du danger de déracinement qu’ils font courir à leurs usagers potentiels, sans compter celui de nivellement des discours et des comportements. Mais la meilleure façon de pallier cette menace est d’en faire bon usage, en voyant en eux des instruments de gestion et de rencontre et, ce faisant, de les rendre de plus en plus performants et adaptés à l’homme. La question n’est plus de se rendre maîtres et possesseurs de la nature, mais des systèmes eux-mêmes. Il s’agit donc de conjurer un risque par un autre : celui de l’aliénation technique par celui de l’engagement éthique. Engagement qui est peut-être notre meilleure assurance contre la folie collective...
37Dans un tel contexte, le problème de l’éthicisation est inséparable de celui de la liberté de l’homme. On retrouve, en effet, la problématique spinoziste et kantienne de la liberté conçue comme conscience réflexive et utilisation stratégique des déterminismes. Le sujet de la modernité est inséparablement sujet épistémique et sujet éthique. Le sujet épistémique est, en effet, transformé par la compétence qu’il mobilise, en utilisant les systèmes qu’il traverse. Par le fait même, il fait preuve d’une attitude éthique, puisqu’il prend conscience des déterminismes et s’en sert comme autant d’instruments d’une libération indéfinie et d’une liberté infinie. Voilà pourquoi le sujet éthique est le cœur du sujet épistémique. Il enjoint, en effet, à ce dernier d’utiliser les systèmes non seulement comme des médiums d’extension des connaissances et de gestion de la vie, mais aussi comme des milieux d’ajustement mutuel, de parole communicationnelle, de partage convivial.
38Est-il besoin de le rappeler ? Chacun de ces systèmes est en incessante et continuelle transmutation. Il se présente comme un des lieux d’apprivoisement de la nouveauté. L’événement, celui qui survient dans le système, ou bien encore celui qui préside à la naissance ou à la mort de ce dernier, entraîne des ruptures qui obligent au risque et à la confiance. On ne s’étonnera pas de ce que, à l’entrée de ces réseaux, nous trouvions des hommes compétents, experts à l’instar des nomothètes de Platon, qui jadis veillaient au bon fonctionnement de la cité. Ces personnages sont les garants de la fiabilité fonctionnelle des systèmes et des services que ceux-ci sont censés rendre, mais aussi de la fiabilité relationnelle qui permet aux usagers de communiquer en paix. L’éthique a pour fonction essentielle de transformer en espaces de rencontre ces multiples zones de côtoiement utilitaire.
39On le comprend, la confiance finit par s’imposer comme l’exigence fondamentale de tous les rapports humains. Elle permet de dépasser le risque inhérent aux systèmes, en les instrumentalisant et en les humanisant. L’expert, ce professionnel aguerri, est la figure du sujet épistémique qui a maîtrisé l’usage de ces dispositifs et du sujet éthique qui fait appel à la confiance de chacun. Mais, en s’acquittant de cette mission, il aide l’usager à devenir lui-même compétent, c’est-à-dire professionnel lui-même, sinon expert comme lui, l’invitant à se familiariser avec de nouvelles activités et à se risquer dans de nouvelles rencontres. Après tout, on peut rêver et espérer.
40La modernité a pour épicentre la subjectivité dont l’affirmation inconditionnelle parvient à faire basculer l’être du pôle de la présence vers celui de la représentation. De principe, de racine et de fondement, l’être se transforme en un objectif à atteindre, en un objet représenté, en un spectacle à réaliser. Mais, sur ce parcours, l’individu a besoin de la technique pour formater l’être qu’il projette au-devant de lui. On pourrait s’imaginer, à la suite de certains auteurs, que la modernité définit alors le moment historique et critique d’une distanciation extrême entre le sujet humain et ses productions techniques. Mais on se tromperait à durcir et à figer cet écart. La technique est, en effet, la raison subjective en action. Certes, comme le note M. Heidegger, la subjectivité reste en retrait dans la technique. Mais c’est précisément du lieu de ce retrait qu’elle s’emploie à esthétiser le monde. L’art lie désormais son destin à la technique qu’il a pour fonction d’humaniser, au prix parfois d’une dénégation monstrueuse, qui disloque l’œuvre. Mais c’est à l’éthique que revient la tâche de parachever ce gigantesque travail de recréation du monde. Sans doute, le règne de la raison moderne, avec ses déterminations subjectives, techniques, esthétiques et éthiques annonce-t-il une nouvelle manière de penser l’humanité de l’homme, qui prend, semble-t-il, la timide relève de l’antique humanisme. En tout état de cause, l’éthique communicationnelle témoigne, sous un mode non conventionnel, de la sacralité de l’homme. Nul ne niera qu’il s’agit d’une religion nouvelle, mais sans rite, sans imaginaire codé, sans autre Dieu que le prochain, le “ socius ”, le frère.
Notes
Pour citer cet article
Référence électronique
Jean-Paul Resweber, « Des lieux communs de la modernité », Le Portique [En ligne], 1 | 1998, mis en ligne le 15 mars 2005, consulté le 07 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/leportique/344 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/leportique.344
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