Djihadisme : le retour du sacrifice, de Jacob Rogozinski
ROGOZINSKI Jacob, Djihadisme : le retour du sacrifice, Paris, Desclée de Brouwer, 2017, 264 pages, ISBN : 978-2-220088-14-3.
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1Plusieurs livres parus récemment tentent d’analyser le phénomène du djihadisme d’un point de vue psychanalytique, sociologique, historique, ou en le rattachant aux livres sacrés des religions monothéistes. Jusqu’à présent, aucun philosophe ne s’y était confronté. C’est cette analyse philosophique du djihadisme que nous propose le livre clair et précis de Jacob Rogozinski, professeur à l’université de Strasbourg.
Dispositifs et contre-dispositifs
2Faisant appel aux travaux de Michel Foucault, l’auteur décrit des dispositifs, c’est-à-dire des modes de gouvernance de l’action des sujets, dont ils orientent la volonté et/ou les désirs. Parmi eux, se trouvent des « dispositifs de terreur » (p. 33), comme celui de Daech. Jacob Rogozinski précise ce que sont en général les dispositifs : « des agencements singuliers, fluides, hétérogènes qui articulent des éléments dissemblables – des représentations, des pratiques, des savoirs, des institutions – et parviennent à capter des sujets, à se les assujettir dans leurs corps et dans leurs âmes » (p. 33). Ils sont orientés par des schèmes (notion kantienne que l’auteur réélabore dans un sens pratique), des « représentations imaginaires » qui permettent aux dispositifs de capter les affects des sujets, que ces affects soient de colère ou de haine, mais aussi d’espérance, d’amour, etc. Ces schèmes peuvent s’insérer dans des dispositifs de pouvoir, mais aussi dans des contre- dispositifs, des dispositifs d’émancipation qui subvertissent les traditions et résistent au pouvoir en mobilisant les affects d’indignation, de colère, de révolte des multitudes. En captant les affects des sujets au moyen de ces schèmes, les dispositifs les orientent en vue d’actions concrètes.
Radicalisation ou fanatisme ?
3Le phénomène mal nommé « radicalisation » se fonde en partie sur un manque de reconnaissance sociale engendrant une « souffrance sociale » qui « tend à détruire l’estime de soi » (p. 67). Du déni de reconnaissance dont souffrent certains jeunes musulmans va naître une inimitié qui se transformera en colère, puis en haine. L’auteur nous montre comment cette haine se constitue, entraînant un passage à l’acte meurtrier qui consiste souvent en un « auto-sacrifice ». Mais la « radicalité » que l’on impute à tort au djihadisme n’est qu’une fausse radicalité qui masque la réalité et interdit de penser une radicalité toute différente, une alternative politique et sociale à la société actuelle. On a bien affaire à une révolte radicale qui s’enracine dans une souffrance sociale, mais en s’islamisant elle rompt avec sa radicalité initiale, « elle dénie son caractère social et politique pour prendre la forme d’une guerre de religion » (p. 69). L’islamisation de cette révolte radicale « détourne cette révolte de ses objectifs : elle la dé-radicalise » (p. 69). L’auteur met en question l’opposition que l’on fait trop souvent entre un islam prétendument « radical » et un islam « modéré ». Si être un croyant modéré « consiste à être modérément croyant » (p. 49), cela signifie- t-il que la foi est, elle aussi, modérée ? Ce serait oublier « qu’une foi « modérée » est une foi qui s’est reniée elle-même » (p. 49).
4Les personnes qui adhèrent au djihadisme seraient plus adéquatement nommées des « fanatiques » (p. 50). S’opère, pour un grand nombre de ceux qui s’engagent dans le djihadisme, une « conversion » (p. 51). Cette adhésion à ce qui se présente comme le seul islam authentique est un piège. Le piège d’un dispositif de terreur qui, accueillant leur libre adhésion, les aliène et les assujettit : c’est une forme de « servitude volontaire » (p. 55). La révolte issue du déni de reconnaissance est captée par ces dispositifs et l’énergie des sujets révoltés est orientée et utilisée à leur profit. Emportée par la haine, cette révolte « s’écarte de l’Idée de justice qui la guidait » (p. 77). Cette révolte n’est cependant pas l’apanage de jeunes musulmans happés par un dispositif de terreur. La souffrance sociale touche en effet une population plus ample. C’est ce que vient rappeler le chapitre sur « le prolétaire et le plébéien ». L’auteur commence par dire que la « crise de la reconnaissance ne se limite pas aux seuls enfants d’immigrés » (p. 81). Faisant référence aux Principes de la philosophie du droit de Hegel, Jacob Rogozinski rappelle que le philosophe allemand a déjà pensé l’importance du désir de reconnaissance dans l’existence collective (p. 82). Hegel désigne du nom de plèbe (Pöbel) ceux qui ne sont pas reconnus et souffrent de cette exclusion. Cette plèbe est toujours prête à se révolter contre l’autorité et on la trouve au cœur des soulèvements populaires. Le déni de reconnaissance que subissent ses membres les pousse à se constituer en communautés fermées, organisées autour de règles qui leurs sont propres, en contre- dispositifs qui peuvent aller jusqu’à rejeter totalement la société qui leur dénie la reconnaissance attendue. Ils peuvent s’identifier à un chef charismatique, leur désir de reconnaissance prenant alors une orientation verticale. Le chef acquiert ainsi une valeur religieuse qui, en retour, oriente et organise les « fidèles » dans le cadre de ce qu’on a pu désigner comme des religions séculières (nazisme, stalinisme), sur lesquelles « s’appuient les mouvements totalitaires » (p. 85).
Émergence d’une nouvelle plèbe
5Ces exclus sont en concurrence avec une autre classe subalterne : le prolétariat. L’auteur affirme qu’il y a une dimension messianique dans la manière dont Marx célèbre le prolétariat en le transformant « en messie souffrant et victorieux » (p. 86). Contrairement à la plèbe, le mouvement ouvrier va chercher une reconnaissance horizontale, en s’intégrant au fonctionnement de la société moderne, tout en cherchant à réaliser son projet d’émancipation sociale. « En neutralisant l’élément hétérogène plébéien, en l’absorbant partiellement, le mouvement ouvrier allait désamorcer sa charge de violence, la sublimer pour mener un combat politique au sein des institutions démocratiques » (p. 87). Cela constitue un axe central autour duquel va se mettre en place le champ politique de la société libérale : l’opposition entre bourgeoisie et prolétariat, capitalisme et socialisme. La perspective d’une révolution prolétarienne donne alors un sens à l’action du prolétariat. Toute cette histoire appartient pour l’auteur au passé. Car « nous portons le deuil du prolétariat » (p. 86), qui a disparu de notre monde du fait de la globalisation du capital, de la dispersion et de la précarité croissantes des emplois ouvriers. Cette situation a une conséquence inattendue : « nous assistons aujourd’hui à la résurgence de la plèbe » (p. 88). Ce sont de nouveaux exclus, une nouvelle plèbe, qui ne se reconnaît plus dans le mouvement ouvrier ni dans l’action politique. Cette nouvelle plèbe porte des revendications identitaires, ethniques et parfois religieuses. C’est ainsi que se dire musulman devient un signe d’appartenance à une religion, à une ethnie, à un groupe social qui est en mal de reconnaissance et se sent exclu de la société. « Il arrive ainsi que l’on se convertisse à l’islam comme on adhérait autrefois au Parti communiste ou à un mouvement d’extrême gauche » (p. 89). Dans le monde désenchanté dans lequel nous vivons, les dispositifs totalitaires du XXe siècle se sont acharnés à « refaire du Corps et de l’Un, dans des sociétés travaillées en profondeur par le processus de désincorporation » (p. 95). C’est l’effet d’une reliance réactionnaire qui vise à retrouver du sens par-delà sa disparition, dans une société qui valorise au maximum la subjectivité prétendument « libre ». Toutefois, n’identifions pas les mouvements totalitaires et le djihadisme : contrairement à eux, il ne mobilise pas de foules immenses, n’est pas l’avant-garde de masses en mouvement. Et surtout, dans les mouvements totalitaires, aucun dieu ne saurait être placé au-dessus de leur chef ; contrairement aux djihadistes qui se réclament d’une religion traditionnelle et d’un Dieu transcendant, en se tournant ainsi « vers le passé, vers la restauration d’un mythique islam originel » (p. 97).
Du déni de reconnaissance à la haine
6Dans ce contexte, il semble logique que le déni de reconnaissance soit vécu comme un blasphème, un refus du salut apporté par la conversion. Une croyance qui s’affronte à un déni de reconnaissance est amenée à remettre en cause l’ordre social existant. Elle est en quête de justice, et l’auteur rappelle que le Coran identifie le « combat sur le chemin de Dieu » à la défense des « opprimés de la Terre » (p. 125). Dans le djihadisme, cette attente de justice est défigurée par la haine qui rompt avec toute visée de justice (p. 129). Il ne s’agit plus alors de combattre un ennemi réel, mais d’anéantir un ennemi absolu : ces « mécréants », ces êtres indignes de vivre que nous sommes pour les djihadistes. Dans ce dispositif de terreur, le passage à la haine est exacerbé par des schèmes messianiques et apocalyptiques. Selon la tradition de l’islam, le temps de l’apocalypse commencera par la victoire des armées musulmanes contre les armées des infidèles. Puis viendra « l’Ennemi de Dieu » qui gouvernera le monde, avant qu’il ne soit défait par le Mahdi, le messie attendu par l’islam. Les djihadistes sont persuadés qu’en menant le combat ils vont hâter la venue du messie et la fin des temps. En proie au déni de reconnaissance, à l’exclusion, à la marginalisation, au désespoir, les nouveaux plébéiens peuvent être facilement recrutés pour devenir des combattants de l’apocalypse. Ils rêvent alors de restaurer un Âge d’or mythique et « leur nostalgie se mêle à l’attente d’un Sauveur » (p. 167). L’auteur en conclut, faisant référence à Camus, que le messianisme, sous sa forme apocalyptique, est « une des matrices du fanatisme » (p. 164).
7C’est d’un déni de reconnaissance que naît la haine. Dans les trois Testaments (Thora, Évangiles, Coran) nous trouvons des schèmes et des figures qui sont autant de « lignes d’identification : autant de vecteurs du désir de reconnaissance, autant de matrices de la jalousie et de la haine qui continuent d’affecter les héritiers de la tradition abrahamique » (p. 192). Les trois religions abrahamiques naissent d’une même source et se déploient « comme les phases successives d’une même Révélation » (p. 192). Or, l’islam n’est pas reconnu comme une Révélation authentique par ses prédécesseurs (judaïsme et christianisme), alors que lui-même reconnaît partiellement la vérité de la Thora et des Évangiles. De cette dissymétrie naît une colère qui mène, dans certains cas, à la haine. Doublement rejeté, l’islam s’expose à ce que Jacob Rogozinski nomme le « complexe d’Ismaël » (p. 201), celui qu’éprouve un fils auquel son père a préféré son ou ses frère(s). Il faut espérer que ce « complexe » finira par être surmonté, mais cela suppose de profondes réformes sociales qui mettraient fin à l’exclusion dont souffrent les « nouveaux plébéiens ». Cela suppose également une transformation des sociétés musulmanes dans le sens de la démocratie et une « réforme intellectuelle et morale » de l’islam qui lui permettrait de rompre avec toutes les formes de fondamentalisme et de fanatisme.
8Nous n’avons pu donner ici qu’un bref aperçu de ce livre dense et riche qui ouvre un grand nombre de pistes encore mal explorées. En nous aidant à comprendre qui sont ces ennemis qui nous agressent, il nous permet de leur résister en sachant ce qui les anime et ce qu’ils sont.
Pour citer cet article
Référence électronique
Laurent Maronneau, « Djihadisme : le retour du sacrifice, de Jacob Rogozinski », Le Portique [En ligne], 41 | 2018, document 12, mis en ligne le 01 juin 2019, consulté le 03 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/leportique/3351 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/leportique.3351
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