Une question
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1Dans deux conférences consacrées à une analyse critique du discours de Freud, L. Althusser, pose, semble-t-il, la bonne question 1, quoique d’une manière quelque peu embarrassée et péremptoire. Le rapport de Freud à la philosophie, qu’il soit examiné au travers d’une confrontation problématique entre celle-ci et psychanalyse naissante, ou bien au travers d’un dialogue entre les postulats nouveaux et les thèses classiques défendues par Platon, Kant, Nietzsche, Schopenhauer ou Wittgenstein, ne saurait s’éclairer qu’en remontant au fondement même de la psychanalyse. C’est de cette démarche et de cette visée que se réclament les contributions de ce volume, consacré à Freud et la philosophie.
2La psychanalyse s’est bel et bien constituée à l’encontre de la philosophie. À l’encontre de : cette expression qui pointe, chez Freud, la performance dialectique du contre-transfert (Gegen-übergang) nous indique que la psychanalyse donne rendez-vous à la philosophie aux lieux mêmes de ses origines : sur le terrain du geste socratique qui, orienté vers la connaissance du soi, enveloppe l’ébauche d’une philosophie de la conscience ; sur le terrain d’un questionnement radical qui brise la symétrie du dialogue communicationnel, en arguant de la puissance ironique de la parole et du silence. Et pourtant, la réflexion de Freud entend bien déconstruire le discours de la réflexivité triomphante et celui du dialogue accompli. Compte tenu de ce paradoxe inaugural, ma thèse est la suivante : la psychanalyse ne peut entretenir qu’un rapport polémique avec la philosophie. Elle requiert, certes, la philosophie, mais, pour la subvertir, en la renvoyant aux limites déniées de son questionnement. On trouve pourtant chez Freud plus indifférence que rejet, car l’inventeur de la psychanalyse est étranger à la langue abstraite de la sagesse philosophique. Aussi, je commencerai par prendre acte du travail de distanciation entrepris par Freud, à l’endroit de la philosophie. Je montrerai, ensuite, comment cette situation a déplacé le débat sur le terrain d’un dialogue avec les sciences humaines. J’indiquerai, enfin, pourquoi le questionnement à venir se joue, d’une façon privilégiée, entre la psychanalyse et la philosophie.
I. La naissance de la psychanalyse
3Prenant ses distances par crainte d’être annexée par la philosophie, la psychanalyse a, en effet, subi le contrecoup d’une annexion encore plus lourde : celle des sciences humaines et, notamment, de la psychologie, de la pédagogie et de l’anthropologie. Aussi, est-ce, en faisant usage de concepts philosophiques, pour cadrer son champ spécifique, qu’elle a pu, avec J. Lacan, s’arracher à la dictature des représentations tenant lieu de pensée philosophique. C’est parce qu’il s’est déjà engagé avec Freud, mais à son insu, qu’un tel chantier a pu être ouvert. Mais ceux qui craignent l’annexion se trouvent désormais plutôt du côté des philosophes que du côté des psychanalystes.
4Comme je l’ai indiqué, je pars d’un constat fait par L. Althusser. La psychanalyse est, selon ce dernier, née d’une volonté d’interpréter les symptômes du comportement, non plus à l’aide d’une psychologie du « moi », plus ou moins mâtinée de philosophie, mais à l’aide d’une « métapsychologie », se réclamant d’un modèle de l’inconscient, qui rompt avec le discours (logos) de la conscience, du moi et de l’ego. C’est, par conséquent, en s’arrachant au champ de la psychologie philosophique que Freud entend définir son projet. Mais, comme cela se passe lors de la naissance d’une discipline nouvelle, cette rupture épistémologique est soumise à un travail de révision et de remédiation. Les résistances surgissent, en effet, de partout, non pour condamner ce geste, mais pour l’arrêter et le récupérer. Psychologues et philosophes s’en prennent, dans le sillage de R. Dalbiez, dont P. Ricoeur fut l’élève, et dans le sillage de L. Politzer qui a servi de guide à M. Merleau-Ponty et à J.-P. Sartre, à l’obscurité de la doctrine freudienne, qui fait usage de concepts flous comme ceux d’inconscient, de ça, de moi 2. Aussi s’empressent-ils de retraduire, dans un langage orthodoxe, celui du sens ou de l’intentionnalité de la conscience, de l’objectivité sociale ou de l’intersubjectivité, les énoncés freudiens, perçus comme iconoclastes. Or, de telles initiatives visent à édulcorer et euphémiser le langage mordant de la psychanalyse, afin de conjurer la menace que ce discours naissant fait peser sur l’équilibre des connaissances.
5Si la psychanalyse se détache avec peine des champs disciplinaires existants, c’est sans doute faute d’avoir trouvé le langage adéquat pour circonscrire avec force et netteté son objet. Si elle tient tête au discours des clarificateurs, c’est bien sûr, parce qu’elle parle un idiome étranger à la langue philosophique. La force de Freud provient de ce qu’il ne peut ni ne veut philosopher. Mais elle tient aussi à une autre raison. Freud oppose au discours philosophique une pratique nouvelle dont il ne parvient à rendre compte qu’en empruntant les langages disponibles de la biologie, de l’énergétique et de l’économie politique. C’est, à n’en pas douter, l’hétérogénéité de ces discours et leur extériorité au monde de la philosophie qui fait barrage à d’autres annexions tout aussi idéologiques. Mais, à y regarder de près, les discours d’appoint utilisés par Freud sont, en réalité, les mêmes discours qui, selon M. Foucault, circonscrivent les positivités des sciences humaines. Celui de la biologie structurée par les méta-concepts de fonction et de norme se déplace dans la psychologie. Celui de l’économie, initialement interprété dans le langage des règles et des conflits, se prolonge dans la sociologie. Enfin, celui de la linguistique qui oscille entre les méta-concepts de sens et de système sous-tend toute analyse du langage 3.
6Tel est sans doute le tour de force de Freud. Ne pouvant convier la langue philosophique pour légitimer la nouveauté de sa pratique, il fait appel, sans discrimination, aux concepts molaires des sciences humaines naissantes, qu’il met en interaction pour dégager des schémas d’interprétation. Par exemple, les conflits relativisent les normes pour générer du sens, tandis que les règles peuvent se figer en un système de normes. Cette conceptualité pluridisciplinaire a l’énorme bénéfice de ne pas réduire la psychanalyse à un discours à sens unique. Mais elle a surtout l’avantage, de par les croisements qu’elle autorise, de bien marquer les deux plans fondamentaux du discours tenu : l’un, manifeste, s’exprimant en termes de fonction, de conflit et de sens ; l’autre, latent, traduisant des enjeux de tous ordres en termes de normes, de règles et de systèmes. Tout en préservant la psychanalyse du dogmatisme, un tel discours qui pallie le manque de conceptualité philosophique, permet de définir la nouvelle partition que Freud entend opérer entre le conscient et l’inconscient.
II. Le recouvrement
7La psychanalyse est avant tout un savoir, non une connaissance. Par définition, un savoir est un ensemble de règles de vie qui se trouvent investies dans les domaines particuliers de la relation, de la profession ou des usages culturels. C’est, en effet, de ce savoir dont témoigne l’inconscient, en parlant le langage de la perte (tu as perdu le bon objet), de la mort (tu mourras) et du désir (ne cède pas sur ton désir). Autrement dit, la mise en discours a pour but de faciliter l’accès à ce savoir, en le traduisant, au besoin, en des connaissances théoriques qui donnent à ce dernier un statut épistémologique. Mais, on s’en doute, tant que cette confrontation n’a pas eu lieu, et c’est le cas de la psychanalyse à ses débuts, on ne saurait s’étonner de dérives inévitables. Or, ces dérives ne sont pas occasionnées par le recours à la philosophie, mais par une interprétation sociologisante et psychologisante de thèses phénoménologiques. En clair, c’est le discours idéologique, celui de la philosophie des sciences sociales, qui va servir, pour un temps, de discours instrumental à la psychanalyse. Il permet, d’une part, d’accréditer la légitimité de la psychanalyse et, d’autre part, d’en mesurer l’efficience. C’est donc bien la psychanalyse qui, en s’appropriant ce discours, se trouve transformée en une sorte de vision du monde ou d’anthropologie.
8On peut s’étonner de ce que le mouvement inverse, celui par lequel la psychanalyse transformerait les connaissances existantes, n’ait pu s’affirmer. Mais on comprend facilement pourquoi, dès que l’on considère que la psychanalyse manque, à son départ, de points fixes, de structures solides et d’un statut dûment légitimé. Cette fragilité tient aussi bien au maquillage idéologique, qu’aux stigmates d’une philosophie de la conscience avec laquelle elle reste liée, quoique sur le mode d’une dénégation entretenue. Ainsi, est-ce au nom d’une psychologie rationnelle fondée sur une conception morale du moi que Anna Freud obscurcit toute possibilité de rencontre entre le çà et le sujet 4. L’histoire du sujet humain est alors conçue comme le fruit d’une conquête permanente menée contre la double agression du çà et de la réalité sociale. Est-il besoin de remarquer que cette interprétation substitue au paradigme de l’inconscient à peine posé celui d’un sujet entamé par la pesanteur du corps biologique et limité par les contraintes du corps social ? Pour D. Lagache, qui se veut être l’interprète de la conception lacanienne du sujet, c’est la colonisation du moi par l’alter ego qui rend opaque le regard que la conscience porte sur elle-même 5. L’inconscient est, par conséquent, l’effet d’un brouillage ou d’un télescopage de l’expérience du miroir. Il témoigne de la présence d’autrui dans les profondeurs du soi. Il est le discours de l’être-avec, de la conscience intentionnelle tournée vers l’alter ego et vers le monde.
9Ces discours s’emploient à « manager » l’inconscient : non le sujet de l’inconscient, mais l’inconscient-sujet de la conscience. On se tromperait à les juger incohérents, puisqu’ils peuvent après tout se réclamer des malentendus freudiens qui consistent à vouloir édifier l’inconscient sur le modèle d’une conscience, frappée d’interdits et devenue inaccessible. On perçoit ainsi la logique qui préside à ces diverses interprétations. Si l’inconscient est la part qui échappe à la conscience, il recouvre alors tantôt la dimension intentionnelle de la conscience, tantôt sa dimension intersubjective. Mais s’il est la visée de la conscience sur l’Autre qui la divise et la traverse, il devient alors l’opérateur qui convertit en téléologie le discours archéologique de sa constitution. C’est à la lumière de ces notions appartenant à une philosophie de la conscience élargie que le discours de la psychanalyse est menacée d’être apprivoisée.
10À ce premier mouvement, par lequel la philosophie et la psychologie tendent de s’annexer la psychanalyse, correspond un second mouvement : celui par lequel la psychanalyse, tout en cherchant l’appui et la légitimation des sciences humaines, propose à ces dernières des outils nouveaux. Cette ouverture est engagée par Freud lui-même. Phénomène significatif : le fondateur de la psychanalyse ne se tourne pas vers la philosophie dont, à la différence de C. Jung, il ignore l’histoire et à la logique de laquelle il est étranger. Il ne cherche pas non plus à se ménager les services d’une psychologie, plus proche pourtant que d’autres disciplines, de sa démarche fondatrice. Tout se passe comme si Freud cherchait délibérément à arracher la psychanalyse à ce qu’il considère comme une idéologie philosophique et comme une illusion psychologisante. C’est d’une volonté de « dépsychologiser » la psychanalyse qu’il pose les bases de son discours. Il récuse la conceptualité des disciplines les plus proches, pour rattacher la psychanalyse à des disciplines plus lointaines comme l’anthropologie, l’ethnologie, la sociologie. Telle est la démarche de Totem et tabou (1912), de L’Avenir d’une illusion (1927), de Malaise dans la civilisation (1930), de Moïse et le monothéisme (1939). Ainsi protège-t-il la psychanalyse de toute récupération, en donnant, finalement, un statut sociologique aux concepts nouveaux.
11Ce geste comporte deux conséquences majeures. D’une part la psychologie se trouve de fait exclue du champ de la psychanalyse. La voici condamnée à analyser le comportement humain, « en marchant à reculons vers l’inconscient », selon l’expression de M. Foucault. Mais, d’autre part, en fermant la porte « côté cour », Freud ouvre, « côté jardin », celle de l’ethnologie. C’est désormais la psychanalyse qui propose ses outils à l’ethnologue. Freud cherche, dans le Rameau d’or de Frazer, le modèle du parricide fondateur. Malinowski, quant à lui, montre que la triangulation œdipienne n’est pas une référence universelle, puisqu’elle ne s’impose pas chez certaines peuplades comme les Trobiandais de Mélanésie. Carl Jung, Cezá Roheim et l’ethnopsychanalyse s’engouffrent, finalement, dans cette brèche ouverte par Freud. Fait significatif, c’est en transitant par l’anthropologie, que la psychanalyse se diffuse dans la psychiatrie et la psychosomatique.
12On se demande à bon droit si le recours à la philosophie n’aurait pas épargné à Freud ce parcours risqué, en lui fournissant d’emblée l’appoint conceptuel qu’il recherchait. Peut-être. Reste que le détour par l’anthropologie, rendu nécessaire de par l’inculture philosophique de Freud, mobilise une logique spécifique et exprime une intention épistémologique décisive. La logique est la suivante : si la psychanalyse est bien un savoir, et non d’abord un ensemble de connaissances, elle a pour champ privilégié la culture qui rassemble les savoirs. L’intention épistémologique, quant à elle, exprime la finalité de cette logique : le savoir analytique qui se trouve constitué par l’ensemble des règles qui définit le partage des désirs doit trouver, dans la culture, son ultime légitimation. Freud débouche, finalement, sur une question, de type philosophique, qui engage une réflexion sur la civilisation.
13La culture comporte, selon Freud, une double fonction, régulatrice et constitutive. D’une part, elle exprime les règles et les normes fondant l’échange symbolique, règles bien sûr variables selon les sociétés. Mais, d’autre part, elle renvoie à l’instance d’une Loi fondatrice qui ne saurait se confondre avec les contraintes normatives de la vie collective. Or, le défi de Freud est le suivant : il consiste à découvrir, dans le principe de la réalité sociale, conçue non seulement comme un fait (Realität) mais comme une effectivité (Verwirklichung), les effets de cette instance. C’est donc, en cherchant à fonder la Loi dans le social, que Freud rompt avec les discours de l’adaptation biologique que la psychologie décline sur tous les tons. Sans doute, le malentendu est-il toujours susceptible de renaître, dans la mesure où le concept d’adaptation biologique et psychologique risque de se substituer à celui de l’adaptation sociale. On perçoit, en effet, la différence existant entre ces deux usages : le premier s’impose de fait en vertu de l’évolution, le second s’impose de droit, car il est la condition a priori de tout rapport social. La culture est aussi bien le principe régulateur que le principe constitutif de la réalité sociale, puisque normes et règles sont non seulement les symboles d’un échange structurant les groupes, mais aussi les indices d’une instance structurant les individus eux-mêmes. Elle est le lieu ambigu du surmoi et de la Loi.
III. Prolongements philosophiques
14Freud est ainsi parvenu à esquisser le profil du paradigme de la psychanalyse, d’une manière claire et cohérente, sans pour autant donner à ce dernier, faute d’une conceptualité adéquate, sa structure achevée. C’est, en effet, à la lumière du concept de Loi et de sujet que J. Lacan donnera à l’inconscient son statut, s’employant alors à légitimer les postulats freudiens, en marge de toute interprétation psychologisante. Ce n’est pas mon propos de développer, dans le cadre de cette courte contribution, la part philosophique dont Lacan fait usage dans son interprétation de Freud. Je me bornerai seulement à montrer comment, sur trois points, les concepts utilisés sont, d’une certaine façon, déjà sollicités par la réflexion critique de Freud.
15Le premier point concerne la genèse de l’idée de Loi qui, comme je l’ai déjà remarqué, se trouve impliquée dans la conception freudienne de la culture. Toute culture fait Loi, dans la mesure où elle s’antécède et s’excède. C’est ce que Rousseau rétorque à Hobbes, dans les deux Discours, en montrant que l’homme naturel, qui est toujours reconstruit au travers d’une projection sociale, ne peut être qu’une fiction. La culture est toujours « déjà-là », imposant un système de contraintes qu’elle s’emploie à faire oublier en invitant au rêve. Autrement dit, elle brise et canalise, mais, en contrepartie, elle fait surgir l’espoir. Comme la Loi, elle procède d’une dénégation : elle transforme la privation en promesse. Elle institue le désir en refoulant. En réprimant, elle fait désirer. Selon Freud, c’est bien le redoublement, par laquelle la culture travaille contre elle-même, qui fait Loi. Tel est le paradoxe : le fait culturel enveloppe un impératif : il nous instruit de l’ordre de droit à construire. Autrement dit, le plan symbolique définit un projet de pensée, de vie et d’action, qui dépasse les injonctions du surmoi.
16J. Lacan interprète la culture dans le langage de la Loi kantienne. À juste titre, d’ailleurs. La Loi tire sa force de la dénégation qui la fonde. Elle refoule les pulsions, pour les détourner de leur satisfaction immédiate et les mettre au service d’idéaux, comme l’universalité de la raison, le respect d’autrui et la construction d’un sens qui légifère la nature. Comme la culture, la Loi indique ce qu’il faut faire et ce qu’il est permis d’espérer. Si elle procède du refoulement, elle ne saurait être fondée sur le sentiment qui est de nature pathologique, mais sur l’exigence même qu’elle inaugure.
17Cette Loi, Kant la rattache à Dieu et Lacan au Nom-du-Père. Cette dernière interprétation est, on le sait, déjà consignée dans la version freudienne du meurtre du père. Les frères complices mettent à mort le père-nature, auquel ils se sont identifiés imaginairement, pour lui substituer le père-culture, symbole de la Loi, dont la place vacante interpelle chacun d’entre eux. La vulgate philosophique et religieuse portant sur la corrélation de la Loi et de Dieu est, on le voit, retranscrite dans un schéma anthropologique : celui de la culture et du père. Mais qu’il s’agisse du binome « Loi et Dieu » ou « Culture et Père », c’est en termes de fonction, et non de rôle, qu’il convient d’argumenter. La référence au père est moins l’effet d’une figuration sociale que de la position d’une instance symbolique. À ce titre-là, elle peut être aussi bien détenue par l’interaction du père et de la mère que par le recours à d’autres personnages familiaux, ou encore à des figures plus spécifiques comme celles du chef, du sorcier, de Dieu... La Loi est tout ce dont témoigne le symbolique d’une culture donnée. À la différence du surmoi, elle exprime une limite.
18Le modèle de la Loi commande l’interprétation de l’inconscient, défini, selon une formule consacrée, comme le lieu du discours de l’Autre. Chez Freud, l’Autre, c’est le proche (Nebenmensch) et, d’une façon privilégiée, la mère. C’est ce concept que Lacan approfondit, en lui donnant une fonction de médiation entre le sujet et la culture. D’où la polysémie qui le caractérise. L’Autre, c’est la culture posée dans son ordre symbolique, la langue maternelle, la Femme idéalisée, symbole d’une jouissance idéale... Il recouvre les diverses figures paraboliques qui médiatisent le rapport du sujet à la culture : la mère, le père, le socius, ou, plus précisément, le désir supposé de la mère, du père, d’autrui. C’est de ce rapport médié qui lie l’individu à la culture que se constitue ce que Lacan appelle le trésor des signifiants, dans lequel chaque sujet puise les éléments signifiants indispensables à sa constitution. Au total, l’Autre désigne à la fois l’objet, le moyen et l’effet d’une connexion réalisée entre le sujet et la culture. Mais, contrairement à ce que l’on pense, il ne se trouve pas pour autant dilué dans l’équivocité, car il n’existe comme tel qu’à être joué, parlé, exprimé, discouru ou spécularisé. Telle est la rupture que Lacan introduit dans la conception de Freud. L’Autre a beau être vécu, senti, représenté : il n’existe comme tel que dans le langage. C’est, en effet, le fait d’être discouru qui le pose comme tel. En clair, c’est la « langagisation » de l’Autre qui institue l’inconscient.
19Lacan confère à l’Autre freudien la conceptualité qui lui manquait : celle que lui impose la médiation langagière. L’Autre est à la fois le principe, le terme et l’instrument de la médiation. Ce cumul des fonctions est rendu possible, parce qu’il se réalise dans l’ordre du discours. Si l’on admet ces prémisses, on comprend que ce schéma théorique prétende définir le statut de l’inconscient. Si ce dernier est, en effet, le lieu du discours de l’Autre, il délimite le monde propre d’un sujet qui surgit de l’appropriation personnalisée qu’il fait du monde de la culture. Or, un tel monde se trouve fondé sur la trame de signifiants qui se sont imposés au sujet, au fil de son histoire, après avoir été filtrés par le désir supposé de l’Autre. On est bien sûr tenté de localiser ce lieu de l’inconscient, où l’Autre se dit, s’écrit et s’oublie. Freud nous indique une solution possible, lorsqu’il nous parle des objets a, qui passent derrière le corps de la mère. On peut dès lors avancer l’hypothèse que l’inconscient, c’est le corps, mais le corps signifiant du sujet, l’« encore » du corps. Comme lieu du discours de l’Autre, il acquiert une épaisseur et une densité qui excède les limites de l’enceinte identitaire, définie par le schéma d’une philosophie de la conscience. Or, c’est bien le corps que le discours philosophique s’est employé à refouler.
20L’inconscient, comme lieu du discours de l’Autre, est une structure ontologique. Ainsi explicité, il ne se confond plus avec le modèle idéologique d’une conscience barrée et frappée d’interdit. Ce n’est plus la conscience qui sert de modèle pour penser l’inconscient. Bien au contraire, c’est l’inconscient qui définit le plan où l’on peut situer la conscience. Avec Lacan, nous sortons d’une philosophie de la conscience, qui obsède la réflexion de la psychanalyse à ses débuts, pour entrer dans une philosophie du sujet. C’est à transgresser la métaphysique de la conscience que Freud s’essaie, dans son célèbre article sur l’inconscient, mais sans y parvenir, faute de catégories adéquates. On comprend que l’interprétation de Lacan qui propose de déplacer la question du plan psychologique au plan symbolique et ontologique ait été combattue et rabattue sur le champ qu’elle avait délibérément déserté. Ainsi D. Lagache commet-il un contresens, quand il dissout la structure du sujet de Lacan dans une pensée du sens qui n’existe comme telle que revendiquée par une conscience. Il voit à tort, dans l’entreprise lacanienne, un travail de déréalisation, de désobjectivation ou de désubstantialisation du sujet, alors que c’est à rattacher le sujet à l’ordre symbolique, pour lui donner la consistance d’une structure objective, que travaille Lacan. Sans doute est-ce cette entreprise de désubjectivisation et de déconscientisation qui oriente le geste spécifique de toute « analyse ».
21Or, c’est en retournant à la position cartésienne de la question que Lacan se plaît à débusquer le modèle d’un sujet non-pathologique, qui cumule, de ce fait, les concepts du sujet psychologique exposé aux assauts du doute, de l’ego qui triomphe de l’erreur et de l’individu moral et social qui obéit aux lois de son pays. C’est, en fait, le profil d’une trajectoire qui se trouve engagé dans le modèle de la subjectivité cartésienne. Or, cette trajectoire débouche sur l’ordre d’un sujet qui finit par transcender la réflexivité de la conscience, dans la mesure où il requiert, pour ultime caution, l’ordre même des vérités divines. C’est dire que la philosophie du sujet trouve son fondement non dans la conscience, mais en dehors d’elle : dans l’appartenance de celle-ci à l’ordre symbolique de croyances, faisant interface entre la culture et la Loi. Ainsi la division du sujet n’est-elle pas interne, mais externe à la conscience à laquelle elle préexiste en quelque sorte. Nous sommes à cent lieues du prêt-à-porter moderne d’un sujet psychologique, être de besoins qui communique avec ses semblables à partir des signes qui ne font qu’un avec les choses. C’est contre cet aplatissement que Freud n’a cessé de protester, sans pour autant disposer de l’équipement conceptuel, indispensable à l’élucidation de l’« épistemê » de la psychanalyse.
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22Freud, en bon « empirique » cultivé, passionné par l’exploration des microcosmes, se méfie de la philosophie comme il se méfie de la psychologie dont elle est, à ses yeux, la complice. Cette méfiance salutaire, jointe à une volonté de ne pas en découdre d’avec Jung, le pousse à braconner sur les vastes terres, trop vastes pour lui, de l’anthropologie et la sociologie. Il tourne ainsi le dos aussi bien à la philosophie scientiste, d’inspiration condillacienne, qui sert de support à la psychologie, qu’à la philosophie de la personne et de l’intersubjectivité, ou encore à la phénoménologie, celle de Sartre ou de Binswanger, qui se mue en psychanalyse existentielle, après avoir enfermé l’inconscient dans les catégories de l’intentionnalité. On peut déceler, dans les insistances de Freud sur la culture, sur l’Autre et sur la Loi, la formulation d’un projet philosophique qui ne parvient, faute de catégories nouvelles, à s’expliciter. Telle est la tâche à laquelle s’attelle Lacan. Tâche téméraire, si l’on en juge d’après l’ampleur du chantier freudien. Tâche cependant bien engagée sur la base d’un langage philosophique, faisant un usage paradigmatique des concepts ébauchés par Freud, comme ceux d’ordre culturel, de Loi paternelle, de système de l’inconscient, de représentation de mot ou de chose, d’idéal du moi...
Notes
Pour citer cet article
Référence électronique
Jean-Paul Resweber, « Une question », Le Portique [En ligne], 2 | 1998, mis en ligne le 15 mars 2005, consulté le 08 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/leportique/322 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/leportique.322
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