Jean-Pierre Dozon, La vérité est ailleurs.
Éditions de la Fondation de la maison des sciences de l’homme, coll. « Interventions », 2017, 88 pages, ISBN : 978-2-7351-2374-2.
Texte intégral
1Le bruissement, les rumeurs, les échos et les images du monde ont aujourd’hui une résonnance inédite et particulière. Elle sent le souffre et l’odeur âcre de la revanche. Les signes, images et sons ont une emprise de plus en plus prégnante sur les subjectivités du plus grand nombre. Cette situation nouvelle en termes d’échelles induit des configurations inédites (doutes, brouillages, contestations, fantasmes…) dans l’économie générale des représentations et des dynamiques du monde. En d’autres temps, ces discours et représentations troubles étaient cantonnés et contenus dans une zone qui leur permettaient de se déployer sans trop « déranger » l’ordre des versions et compréhensions officielles qui elles passaient par les canaux de diffusion traditionnels. Des mécanismes de filtrage plutôt efficaces tentaient de maintenir un ordre de lisibilité et une intelligibilité des signifiants et signifiés. Il nous faut bien réaliser qu’irrévocablement ce temps-là appartient à une autre époque. Le tournant numérico-médiatique et technologique ainsi que les désaxages du monde postmoderne ont engendré un nouveau régime de circulation de plus en plus accéléré des hommes et surtout des informations et des images. L’accès est plus aisé d’un plus grand nombre de personnes aux différents terminaux informationnels. Aussi, la possibilité est-elle offerte à des masses plus importantes de personnes de constituer, via les réseaux sociaux et leurs différentes applications, des pôles de relais, de commentaire et de diffusion de toutes sortes d’idées, images et opinions. Cette diffusion s’opère selon une modalité virale dont le spectre et le rayonnement s’étendent au niveau mondial.
2C’est à partir de ce contexte très particulier fait simultanément de plus de fluidité, de plus d’outils technologiques et d’accroissement des tensions et des périls que Jean-Pierre Dozon, anthropologue, entreprend une lecture inhabituelle de phénomènes d’ordinaire réservés aux amateurs d’histoires de sorciers, de films d’horreur ou de films catastrophes. Le point de départ ou prétexte de son livre est la célèbre série nord-américaine diffusée sur les écrans dans les années 1990 : X-Files. Aux frontières du réel. La trame centrale de cette série représentée par deux policiers enquêteurs aux méthodes et approches d’investigation très différentes est de poser que « le cours des choses et des événements obéissait systématiquement à deux registres distincts. Il y a la quête de la véridicité, de plausibilité et d’administration de la preuve que personnifie Dana Scully et il y a la « vérité » ou plutôt, les révélations que Fox Mulder prétend obtenir d’un ailleurs auquel il a, de manière privilégiée, accès » (p. 9). D’un côté, une expertise qui engage la rationalité, la logique d’une enquête classique et, de l’autre côté, l’intuition, l’adhésion à des convictions que les choses disent bien plus et autre chose que ce qu’elles peuvent sembler ouvertement dire. La vérité est ailleurs.
- 1 Pour une meilleure connaissance de ce personnage, on peut renvoyer au livre de Jean-Pierre Dozon, L (...)
3Ce schéma posé et intégré, Jean-Pierre Dozon engage une réflexion très stimulante où il convoque aussi bien son expérience d’anthropologue que sa fine connaissance du terrain africain. Il sélectionne et organise son analyse notamment à partir des questions liées aux problématiques, aux schèmes, aux « logiques », au langage et aux imaginaires de la sorcellerie. Le dédoublement du réel est le canevas, le canon central des modes et des rapports aux mondes des sorciers. Ces derniers pensent le monde comme dédoublé. D’abord la scène du monde diurne, visible marqué par l’ordinaire des choses, le monde du « vis-à-vis » selon une expression ivoirienne. Et ensuite l’autre scène, celle « du « double », plutôt nocturne et seulement accessible à ceux qui, outre les sorciers eux-mêmes, ont l’aptitude à percevoir ce qui s’y déroule et, possiblement, à contrecarrer les machinations qui s’y trament, à savoir les clairvoyants ou les contre-sorciers » (p. 17). Le monde en une telle configuration est pensé comme traversé par une faille et des fissures qui précarisent et déstabilisent toutes les choses. Toutes les initiatives, tous les gestes et attitudes se révèlent problématiques, réversibles et tangents. Le monde lui-même, les relations, les hiérarchies, la fortune aussi bien que l’infortune tendent à relever de la lecture et de la logique du double. Le réel est poreux, labyrinthique et ouvert à de nombreuses entrées. Il semblerait que tout le monde n’ait pas accès au même niveau d’intelligibilité de ce qui apparaît là. Ceux qui ont les yeux ouverts, ceux qui ont « quatre yeux ». Ceux-là peuvent « voir » ce que les « idiots » (idiotès : ceux qui sont incapables de lire et de décrypter les signes) ignorent. Les conséquences de cette grille de lecture, de cette véritable théorie (vision) du monde ne se cantonnent plus aux limites des villages africains. L’extension de leur spectre atteint les ailleurs les plus lointains. Ainsi les logiques sorcières font-elles écho, tressent-elles et peuvent-elles éclairer des manières d’entendre, de lire et de comprendre les dynamiques globales du monde moderne. Jean-Pierre Dozon note qu’avec les changements, voire les mutations qui atteignent les sociétés africaines, l’accroissement des tensions et des situations critiques liées au creusement d’écarts de plus en plus béants au sein d’un continent où de grandes transformations redéfinissent les relations entre le monde rural et le monde urbain, entre les aînés, les chefs de lignage, les gens du pouvoir, les dominants et les cadets, les faibles, entre les salariés et les chômeurs, sans emplois, mais aussi entre le continent africain en général et les signes-discours et images liés aux mondes occidentaux en particulier. La lecture, la compréhension et la vision du monde selon la logique du dédoublement tendent à prendre une place de plus en plus prépondérante. Des scissions et clivages apparaissent. « L’impératif catégorique » de trouver une explication à la fortune et au malheur prévaut et l’emporte sans appel sur l’idée qu’éventuellement on ne disposerait pas encore d’outils et de concepts adéquats pour saisir et expliciter la pertinence et les causes de ce qui se joue ici ou là. La grille sorcellaire est souvent mobilisée comme analyseur privilégié. Elle l’est non pas pour suppléer au manque d’explication mais bien souvent pour proposer une explication qui semblerait plus « pertinente » et plus crédible et plus convaincante dans la mesure où elle intègre l’idée de forces invisibles au travail au cœur du visible. Crédibilité et conviction apparaissent là comme des substituts opératoires à la vérité. Cette façon de voir et d’entendre le monde témoigne d’une étonnante plasticité qui accompagne toutes les séquences de l’histoire africaine. Et, de fait, comme grille d’intelligibilité des usages, discours et signe, la sorcellerie « gagne les hautes sphères de la modernité africaine et tend à abolir les frontières entre réel et imaginaire » (p. 21). Une véritable complicité s’établit entre la compréhension par le dédoublement et les différentes sphères de la vie africaine. C’est ainsi que l’on voit comment les grandes séquences de l’histoire africaine telles que la colonisation et avant elle la traite esclavagiste fonctionnent en interaction avec la grille sorcellaire c’est-à-dire la logique du double. L’irruption et la présence de protagonistes nouveaux dans le champ historique ouvrent une nouvelle séquence du récit et de la fiction sorcellaires. Le nouvel univers qu’introduit la colonisation, son efficacité, sont réinterprétés en termes de « sorcellerie des blancs ». Une « bonne sorcellerie » que les africains doivent « capter ». Ainsi devraient-ils se mettre à l’« école » des Blancs. Les personnages prophétiques (W. Harris, Simon Kimbangu et de nombreux autres encore) qui surgissent ici et là en Afrique noire et qui se situent aux confluents du monde africain et du monde européen colonial prêcheront cette idée forte. Jean-Pierre Dozon évoque la figure singulière de William Wade Harris. Cet ancien catéchiste méthodiste, originaire du Libéria, s’était autoproclamé prophète et sont audience fut considérable en Côte-d’Ivoire. Il réussit à baptiser autour d’une centaine de millier de personne. Le harrisme est devenu un phénomène religieux d’importance 1 qui aura accompagné l’histoire de la Cote-d’Ivoire en transit de la colonisation à l’indépendance. Une des constantes dans l’action de ces personnages est de lire l’événement à travers la grille des luttes magico-sorcellaires : une « guerre des dieux et des esprits ». Pour eux, les magies et sorcelleries des Noirs étaient comme vaincues. Il fallait ou les éradiquer, les brûler, pour purifier le pays et ainsi rejoindre la nouvelle donne historique, ou les amener à s’amender et à se laisser féconder par le nouveau vecteur culturel occidental. Contre ce qui relevait à leurs yeux de l’archaïque et du rétrograde, inaugurer un christianisme africain, critique, certes, vis-à-vis des mœurs et manières des Européens, mais inspiré néanmoins de l’esprit, des axes, lectures et directions du livre-fétiche des Européens : la Bible. Ces mouvements que Jean-Pierre Dozon n’hésite pas à qualifier de « populisme religieux » (p. 26) accompagneront, contesteront ou dialogueront, parfois de façon tumultueuse, ce qui souvent n’étaient pas à une contradiction près, avec les différents régimes politiques qu’ils soient coloniaux ou postcoloniaux. Dans tous les cas, ces mouvements qui surgissent aussi bien en Côte-d’Ivoire qu’en Afrique centrale ou australe contribueront et participeront à la « publicisation de la sorcellerie ». Les tensions et les crises sociales, politiques et historiques, auront toujours et nécessairement leur décalque en traduction et version sorcellaires.
4Dans les années 1990, le vent du tournant libéral du monde à la faveur de l’effondrement du Mur de Berlin, déferlera sur le monde et contraindra sans ménagement les États africains à réduire leur niveau de vie en imposant un train de réformes drastiques aux politiques publiques pour qu’advienne, prétendait-on alors, la « bonne gouvernance ». Un véritable désastre socio-économique et politique s’en suivra dont les effets durent encore aujourd’hui. L’illégalisme, l’informalisation des activités économiques, la montée de l’arbitraire et de toutes sortes de violences, les grandes vagues de migration vers les pays du nord, ouvrent alors une nouvelle session de lecture et de compréhension de ce nouveau contexte de précarité. Pour entendre quelque chose à ces catastrophes, la grille du double sera mobilisée avec force. La fortune, le pouvoir, la santé, les corps opulents, les marchandises, l’emploi, la sécurité, la réussite… toutes ces biens et aspirations s’entrecroisent fébrilement dans un tissu passionnel d’une épaisseur inédite. Survivre dans ce nouveau contexte fait de marasme, de violence et de précarité de toutes choses ne se peut envisager sans être dûment « armé », « blindé » magiquement ou spirituellement. Dans un continent éprouvé, fatigué et épuisé, tout désormais se vend, tout, au plus offrant, se négocie aussi bien le jour que, parallèlement, dans « la nuit », à la lumière des magies et sur le « marché » de la puissance sorcellaire. On devrait tenter de construire et de vérifier l’hypothèse selon laquelle le monde de la nuit ne relève pas du parallèle mais plus justement du diallèle.
- 2 J.-P. Dozon, L’Afrique à Dieu et à diable. États, ethnies et religions, Paris, Ellipses, 2008.
- 3 J. Tonda, Le Souverain moderne. Le corps du pouvoir en Afrique centrale (Congo, Gabon), Paris, Kart (...)
- 4 J.&J. Comaroff, Zombies et frontières à l’ère néolibérale. Le cas de l’Afrique du sud post-aparthei (...)
5Toujours est-il qu’à la faveur des crises des années 1990, reviennent alors en force sur la scène de l’histoire, deux protagonistes qui patronnent ces négociations sur fond d’un monde qui jette des lumières crépusculaires et éblouissantes. L’Afrique à Dieu et à diable 2 selon le titre d’un livre précédent de Jean-Pierre Dozon. La scène sociopolitique croise et combine toutes les mafias, les violences, les magies et les trafics. Des pasteurs, des prophètes, des féticheurs, des sorciers, des marchands et des prostituées hantent la scène du pouvoir et tentent de croiser des démarches toutes plus ambiguës les uns que les autres, de tisser des réseaux sombres avec la complicité des politiciens, des militaires et des seigneurs de la guerre. Toutes ces forces opèrent aussi bien au sein des pays qu’au niveau international. Et dans ce contexte anxiogène, l’hypertrophie de la rumeur est reine. Jean-Pierre Dozon, à partir d’un texte de Joseph Tonda 3, évoque des fait liés à des « rumeur[s] de trafic d’organes humains [qui se sont] révélées particulièrement riches de significations, puisque lesdits trafics pouvaient être compris aussi bien comme des commerces illicites mais fructueux, aux connexions internationales, et que comme activités proprement occultes permettant précisément de conserver ou d’accroître les positions de pouvoir et de richesse acquises ; celles-ci étant susceptibles de surcroît de servir de modèle à tous ceux désireux d’y accéder » (p. 30). Ces mots font écho à ce que pointent, en évoquant le terrain sud-africain et les nouvelles dynamiques des modes d’exploitation du monde postcolonial, Jean et John Comaroff : la marchandisation tous azimuts des êtres, de la vie et des choses. « …Un commerce d’êtres humains et d’organes, lui aussi local et transnational, réel et imaginé, légitime et licite, et plus ou moins forcé. Un trafic nourri, comme on le sait désormais tous, de l’import-export de travailleurs du sexe ou d’ouvriers domestiques et de fiançailles par correspondance (autant de secteurs difficiles à distinguer les uns des autres), de la vente et de l’adoption d’enfants [...] ainsi que de la mise sur le marché de sang, de gènes, d’yeux, de cœurs, de reins, et de tout ce qui s’y apparente, selon une suite d’opérations où la dimension médicale peut se mâtiner de magie » 4.
6La grille du double gagne en fécondité et en puissance. Elle devient donc un remarquable analyseur non seulement des questions intra-africaines mais aussi des préoccupations qui se révèlent connectées à des circuits internationaux fonctionnant à l’échelle mondiale. Un contexte marqué par les théories du complot qui agiraient à l’échelle mondiale. Ces théories complotistes trouvent en l’Amérique un puissant pourvoyeur et relai tant cette dernière est marquée par un imaginaire fantasque et paranoïde hanté qu’elle est par toutes sortes d’ennemis qui sont toujours et déjà présupposés tentés par l’idée de la déstabiliser. Hollywood, la machine à rêve, n’est pas en reste. Grande pourvoyeuse de cet imaginaire complotiste, elle ne manque aucune occasion pour nourrir la demande en complot. Entre les ennemis communistes de toujours et les forces coalisées de « l’axe du mal », le diable, toujours à la manœuvre, est susceptible d’apparaître et d’attaquer partout. L’Amérique messianique se mobilise et est toujours aux aguets pour, victorieusement, terrasser le dragon du mal. Par et grâce à la vigilance et la vitalité conquérantes des réseaux du néo-pentecôtisme et son prosélytisme populiste, sa scission du monde en bon et en mauvais, en chrétiens born again et en païens, le discours est rodé. La fortune, la santé et le pouvoir aux bons et la pauvreté, la maladie et les divers esclavages aux autres, à ceux qui n’adhèrent pas à leurs thèses. Partout sur le continent africain et ailleurs, ils imposent leur discours. Ou bien on accepte d’être « délivré » des chaînes d’un néo-paganisme toujours renaissant ou des archaïsmes des traditions africaines qui, d’après eux, auraient prouvé jusqu’au bout aussi bien leur inefficacité que leur nuisance, ou bien on accepter de végéter définitivement dans la misère et la mort : il n’y aurait pas d’autres alternatives.
- 5 Jean-Pierre Dozon est un connaisseur fin de l’histoire des pastoriens en Afrique noire. Il a analys (...)
7Il n’est personne ni rien qui échappe à cette nouvelle grille transversale de lecture des mouvements du monde. Elle ne manque ni de hérauts et propagateurs ni de circonstances-tremplins qui sont autant d’opportunités pour elle d’articuler ses récits. Les guerres, les épidémies, les crises économiques, les troubles politiques sont du pain béni. Tant et tant de lieux qui ouvrent à cette grille des champs à ensemencer. Dans son livre, Jean-Pierre Dozon, qui, par ailleurs, est anthropologue de la maladie et de la santé et qui a beaucoup travaillé sur les situations épidémiologiques anciennes et nouvelle 5, remobilise son arsenal analytique pour regarder et écouter les mouvements, les rumeurs, les bruissements et les représentations forgés autour notamment des épidémies du sida mais aussi des périodiques flambées épidémiologiques du virus Ebola. Comment la logique du double et le discours complotiste mondialisés s’allient, se croisent et s’inter-fécondent-ils là ? Comment cet ensemble catalysé par la redoutable efficacité des outils des NTIC mis à la disposition d’un public toujours plus grand fonctionne-t-il ? Ainsi, le modèle de la contamination et de la dispersion virales est-il justement, métaphoriquement, pertinent pour penser la dispersion et la propagation des idées, images et discours complotistes. Face à ceux qui posent que ces virus proviendraient des profondeurs de la sylve africaine ténébreuse et, de là, menaceraient le reste de l’humanité, face à ceux qui imputent ces pathologies d’avoir quelques affinités avec une barbarie et une sauvagerie congénitales propre aux africains, des réponses sont usinées. Les fameux motifs latents de la sexualité débridée des africains et de leurs supposées mœurs sexuelles primitives ne sont jamais loin. Il est opéré un retournement et une « inversion du stigmate » (p. 57). Des représentations diverses sont construites sur ces virus. On voudrait les imputer à l’Afrique alors qu’ils seraient, entend-t-on, les produits de quelques manipulations secrètes de la coalition des chercheurs Occidentaux, des firmes et industries pharmaceutiques et d’autres puissances politico-financières qui auraient intérêt à dépeupler l’Afrique ou à produire des champs pathologiques économiquement très rentables. Le traitement épidémiologique des morts et de leurs corps cadavres, des victimes de ces épidémies, seraient l’objet de sombres desseins, de trafics douteux (organes et sang) pour alimenter des réseaux magico-économiques internationaux. On peut aisément imaginer ces convois des groupes mobiles débarquant dans les villages en tenues adaptées : gants, masques et scaphandres, épandages de produits, mise en quarantaine des populations, enlèvements des corps, enterrements sécurisés. La frayeur, la sidération et le déchaînement de l’imagination sont la juste réaction des locaux qui peuvent, et on peut le comprendre, donner libre cours à toutes sortes de récits et fables. Les choses se passent comme si un ensorcellement et un complot étaient en cours à l’échelle généralisée du monde. Les choses se passent comme si toutes les scènes de l’action sociale et politique étaient hantées par quelques puissances maléfiques qui s’ingénieraient à fomenter un sombre et puissant complot pour en subvertir l’ordre et en tirer de substantiels bénéfices tout en accroissant leur pouvoir. Qu’est-ce donc que la modernité si, en certains de ses aspects, elle « n’est pas loin de ressembler à la façon dont la sorcellerie africaine comprend le monde et les affaires qui s’y déroulent ? ». Et si l’Afrique, comme un des laboratoires du monde contemporain, se révélait, avec cette grille du double, comme une des facettes qui tendraient voire imposeraient la redéfinition de la modernité comme le processus de propagation d’une « modernité sorcière » ?
8Au moment où, à la tête de la plus grande puissance du monde, se trouve un président qui excelle dans la pratique assumée de l’art des fakes news et ne nie pas quelques affinités avec le monde obscur des complotistes, la lecture que nous offre Jean-Pierre Dozon ne peut laisser indifférent. Ce petit livre vif et incisif brille et tranche par la concision de son propos par-delà le fait qu’il embrasse aussi bien la longueur de l’histoire que la largeur et la complexité des scènes politiques mondiales et intercontinentales. La richesse de ce texte est aussi dans le foisonnement et la puissance suggestive des références qui sont convoquées. Elles dialoguent aussi bien avec l’histoire qu’avec une certaine actualité économique et sociopolitique. L’ensemble du propos est enraciné dans une solide littérature scientifique qui met à l’abri du risque, pour un tel sujet, de sombrer dans la creuse invective.
- 6 Lotte H. Eisner, L’Écran démoniaque, Paris, Éric Losfeld/Le Terrain vague, 1965.
9Au sortir de cette lecture, se reposent à nous des questions d’ordre philosophique et épistémologique sur les processus et les démarches qui président à la constitution et à l’énonciation d’une parole ou d’une prétention à la vérité. Si l’exigence du raisonnement logique ainsi que la nécessité de fournir des preuves à l’appui d’un discours devenaient des options. Si l’on donne son congé à la cohérence et à la vérifiabilité des propos. La question se pose, à l’heure où on nous annonce l’avènement hypothétique d’une ère de la post-vérité, de la cohérence des sociétés et de la pertinence de l’action et de la parole. En Afrique comme en Europe et ailleurs, la crise de la parole publique est une évidence. « Le déferlement d’images et [...] la toute-puissance des écrans télévisuels [nous font assister] à un processus accéléré de discrédit de la parole publique auquel aussi bien des justifications mensongères de déclaration de guerre aux forces du mal que les turpitudes des sphères financières ont récemment et activement participé » (p. 83). Plus que jamais, nous interrogeons-nous sur les forces et puissances plus ou moins obscures qui travaillent le tissu riche et épais des fictions et des récits qui nous sont quotidiennement proposés par « l’écran démoniaque » 6 et à partir desquels nous pensons, comprenons et ressentons les pulsations du monde et de l’histoire. Devant ce vaste problème, ce défi épistémologique et philosophique, l’appel de Jean-Pierre Dozon, anthropologue, rappelle, réaffirme et renvoie à des systèmes et réflexes évidents, vieux, et pourtant toujours neufs et universels, qui doivent jouer et travailler comme ferment essentiel de la politique et de la démocratie. « Il est, écrit Jean-Pierre Dozon, à l’évidence, besoin de beaucoup de mobilisation citoyenne pour que la parole publique, c’est-à-dire la politique, soit à la hauteur de sa mission d’organiser et de vivifier le bien commun » (p. 83).
Notes
1 Pour une meilleure connaissance de ce personnage, on peut renvoyer au livre de Jean-Pierre Dozon, La Cause des prophètes, Seuil, 1995.
2 J.-P. Dozon, L’Afrique à Dieu et à diable. États, ethnies et religions, Paris, Ellipses, 2008.
3 J. Tonda, Le Souverain moderne. Le corps du pouvoir en Afrique centrale (Congo, Gabon), Paris, Karthala, 2005.
4 J.&J. Comaroff, Zombies et frontières à l’ère néolibérale. Le cas de l’Afrique du sud post-apartheid, Paris, Les prairies ordinaires, 2010, p. 28-29.
5 Jean-Pierre Dozon est un connaisseur fin de l’histoire des pastoriens en Afrique noire. Il a analysé l’épopée de la lutte contre la maladie du sommeil. Il s’intéresse également aux nouvelles épidémies ainsi qu’à leurs représentations. Citons quelques textes et contributions : « Des appropriations sociales et culturelles du sida à sa nécessaire appropriation politique : quelques éléments de synthèse », in C. Becker, J.-P. Dozon, C. Obbo, T. Moriba (dirs), Vivre et penser le sida en Afrique, Codesria-Karthala-IRD, 1999 ; « Quand les pastoriens traquaient la maladie du sommeil », Sciences sociales de la santé, n° 3-4, p. 27-56 ; « Sciences sociales et sida en Afrique », Bulletin de l’ANRS, n° 17, p. 56-58.
6 Lotte H. Eisner, L’Écran démoniaque, Paris, Éric Losfeld/Le Terrain vague, 1965.
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Référence électronique
Serge Mboukou, « Jean-Pierre Dozon, La vérité est ailleurs. », Le Portique [En ligne], 39-40 | 2017, document 1, mis en ligne le 20 janvier 2019, consulté le 09 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/leportique/3137 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/leportique.3137
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