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Du Commun et des frontières
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Les métamorphoses du colonial : entre diffraction et dislocation continues.

Les enjeux asymétriques de l’espace postcolonial à l’épreuve de l’altérité
Metamorphoses of the colonial: between continual diffraction and continual dislocation Asymmetrical stakes of postcolonial space tested by otherness.
Serge Mboukou

Résumés

On parle ordinairement du moment de la décolonisation comme d’une rupture. Cet article tente de montrer qu’il n’en est rien. Des zones de continuité et des systèmes de transformation ont inauguré une nouvelle séquence historique où les mêmes protagonistes tentent de revenir autrement sur la scène historique. Aussi, le monde qu’on veut appeler aujourd’hui postcolonial est-il encore plus que hanté par les fantômes d’hier mais aussi des fantômes d’aujourd’hui. Anciens colonisés, néo-colonisés et anciens colonisateurs sont, encore et de nouveau, pris dans une séquence complexe dont ils ont à se libérer. C’est la condition pour que la possibilité d’un monde véritablement postcolonial soit crédible comme idée et comme réalité.

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Texte intégral

Tôt ou tard, le philosophe et le chercheur en sciences humaines sont, l’un et l’autre, confrontés à la nécessité de commettre une énonciation abrupte et décisive, tranchante et impardonnable.
Jean-Paul Resweber, Ouvertures.

Ce monde [du colon] hostile, pesant, agressif parce que repoussant de toutes ses aspérités la masse colonisée, représente non pas l’enfer duquel on voudrait s’éloigner le plus rapidement possible mais un paradis à portée de main que protègent de terribles molosses.
Frantz Fanon, Les Damnés de la terre.

...les récits connus de ce type [grands récits], bien qu’ils aient voulu reconstituer dans un vaste panorama le cours de « l’Histoire », portaient des traits provinciaux insurmontables ; que possédés par des préjugés déterministes, ils ont fait passer clandestinement dans le cours des choses des projections d’objectifs d’une linéarité éhontée ; qu’en raison de leur eurocentrisme, ils se trouvaient en situation de conjuration avec le pillage colonialiste du monde.
Peter Sloterdijk, Le Palais de cristal.

1Discours, textes, pratiques, usages, figures, traitements, gestes… La culture des mondes contemporains tente, dans la permanence et la longueur de l’histoire, de se redéfinir et de se reconfigurer à l’aune de ce qu’on veut appeler les théories, les mondes et les espaces postcoloniaux. En tant que telle, cette culture ne cesse-telle pas, au fond, de fonctionner aussi bien comme un lieu de prolifération de tensions que comme un lieu hanté ? Il n’est pas excessif de poser que l’ombre, le fantôme, le revenant, le zombi sont des figures qui pourraient permettre d’envisager une intelligibilité des pratiques, usages et contextes réels et discursifs qui ne cessent de se dérober derrière des effets de brouillage, des détournements, ou des simulacres de plus en plus sophistiqués qui sont mis en place et mis en œuvre. Qu’ils soient rhétoriques, symboliques, esthétiques ou politiques, ils participent et procèdent toujours de ces effets de Brouillage. Dans les mondes dits postcoloniaux, en effet, tant d’êtres sont anesthésiés par toutes sortes de récits, de discours, de mythes et de fables, qu’ils sont devenus étrangers, aliénés et oublieux d’eux-mêmes et des autres. Ils en arrivent à douter de l’histoire, de l’expérience et des faits pour leur préférer ou l’anesthésie du somnambulisme ou les attraits et les éblouissements vertigineux de la fiction, du négationnisme, de l’opinion ou de la fable.

2Les mondes contemporains, qu’on dit postcoloniaux, prennent souvent les allures d’une fête triste et hallucinante. De plus en plus, ils sont le lieu de la prolifération de tant de spectres, de fantômes, de revenants et d’es­prits qui remontent des profondeurs des enfers ou ressurgissent du royaume des morts après une colonisation non ou mal enterrée et dont on a du mal à faire le deuil tellement le mort joue à cache-cache, à s’absenter de son catafalque et à faire faux bond à ses pleureuses. Tant et si bien qu’on y voit se mouvoir, péniblement, des hommes enchaînés et épuisés, et qui pourtant se croient ou se prétendent libres. Tout, chez ces hommes, amène à réaliser combien encore sont-ils assujettis, prisonniers, fascinés et obsédés par des sous-produits mythologiques. Ils sont littéralement possédés et ne peuvent se mouvoir que par et sous l’emprise d’entités, des légions, d’es­prits qui les hantent, les séduisent et les commandent. On s’aperçoit qu’ils sont furieusement ou insidieusement chevauchés par autant de dieux, de spectres et d’entités grimaçants qui les habitent et ne cessent de remonter à la surface et à l’histoire. Les choses se déroulent ainsi parce qu’en réalité ils ne sont jamais partis des lieux et des espaces coloniaux. À aiguiser son intelligence on apprend à percevoir et à distinguer le dérisoire derrière les excès de la gesticulation. Les postures affectées et les discours lénifiants ou faussement savants proposent des lectures et des analyses réputées complexes d’une réalité fluente qui, prétendent-ils, ne cesseraient de changer, de se transformer, voire de muter. On s’aperçoit que ce sont autant de ruses, de camouflages et de stratagèmes initiés tant par les anciens acteurs vêtus de nouveaux costumes et portant masques, que par de nouveaux protagonistes plus virulents et peut-être plus voraces encore qui s’invitent au dépeçage de la charogne. Ils ré-émergent dans le champ de décombres d’une histoire ruinée qui peine à définir ses nouvelles coordonnées de lecture et d’intelligence. Ils ré-émergent pour poursuivre, infatigables, leur travail de sape.

  • 1 A. Mbembe, Sortir de la grande nuit. Essai sur l’Afrique décolonisée, Paris, La Découverte, 2010, p (...)

3Il y a à poser d’emblée que, par-delà les variations et la variété des tournures, des slogans et des formulations mobilisées par les uns et les autres, la constante reste le fait que toutes ces tentatives de traductions ne cessent, au fond, que de trahir la réalité du processus long et sinueux de métamorphoses du fondamental et fondateur phénomène colonial. Il dure et perdure sous ses oripeaux. Et, en tant que tel, il ouvre de nouveaux théâtres, de nouvelles scènes qui sont autant de lieux de brouillages permanents où croissent toutes sortes de phénomènes ouvrant sur le creusement de sidérants écarts. Des abîmes s’ouvrent et se révèlent de plus en plus béants entre, d’une part, les principes officiels clamés et proclamés et, d’autre part, le manifeste mépris sinon le cynique refus de voir ces derniers devenir la norme universelle de l’action politique et sociale. D’une part, le combat pour la dignité et la survie fait rage et, d’autre part, tout tend à concourir à faire fonctionner à plein régime la machine à produire illusions et simulacres, fantômes et spectres. Pourtant sur la scène de ce marché foisonnant de produits factices et altérés, dans une lumière crépusculaire, se croisent aussi bien les luttes les plus authentiques, les combats les plus légitimes que les étalages de pacotilles et colifichets aux couleurs passées, défraîchies. La culture de l’illisibilité dispute sa place au vacarme sans com­plexe des idiots. C’est désormais une vieille histoire trop connue que celle du marché de dupes : forces de mort contre matières précieuses et forces de vie. Et ce marché, qui se tient à l’ombre intimidante et peu rassurante des canons, a toujours fait un usage immodéré de slogans, de mots d’ordre et de pieuses intentions pour chalands en mal de trouvailles et de reconnaissance. Le paravent de la bonne conscience et des idéologies humanitaristes a opportunément toujours servi de cache-sexe au cynisme le plus éhonté. C’est souvent une foire où histrions et pantins sont légions, où des marionnettistes plus ou moins doués et talentueux agitent des girouettes colorées et à maints égards hallucinantes pour les yeux jeunes ou non encore exercés. Des mots, des principes, des images, des postures, telles sont les pauvres denrées les plus courantes que l’on s’arrache à défaut de substances. Et, si l’on tend bien l’oreille, si l’on ouvre bien l’œil pour examiner, par-delà les perceptions faibles et faciles, on discernera, derrière les jolis mots, les belles images, les postures et attitudes festives qu’on exhibe et chante, les ruines, les décombres et la mort. Les poseurs cachent bien savamment leur jeu. On distingue ainsi plus nettement les fragments d’un vieux et fondamental paysage crépusculaire. Des lignes sombres se dessinent et disent quelque chose de la béance qui atteint le monde et ne cesse de le fissurer. Un paysage concret et intangible dans sa dureté pointe et accuse la supercherie et la duperie. Alors, les ombres s’allongent. Et l’œil de l’esprit même peine à distinguer et à prendre la mesure réelle des compromis et des compromissions des uns et des autres. Face à ce gris bourbeux, il y a à amorcer une critique radicale et ininterrompue des fausses ruptures et évolutions intervenues depuis les soi-disant indépendances des territoires sous colonisation. La décolonisation est un dogme dont il faudrait systématiquement et méthodiquement déconstruire les fondations idéologiques, les sous-produits discursifs et les illusions politiques. Ici, résonnent, dans toute leur dramatique justesse, les mots de Achille Mbembe : « La décolonisation – si tant est qu’un concept aussi ouvert puisse effectivement faire signe – ne fut-elle finalement qu’un accident bruyant, un craquement à la surface, une petite fêlure externe, le signe d’un futur appelé à se fourvoyer ? La dualité colonisation/décolonisation a-t-elle seulement un sens ? En tant que phénomènes historiques, l’une ne se réfléchit-elle pas dans l’autre, n’implique-telle pas l’autre, comme les deux côtés d’un même miroir ? » 1. Il y a urgence donc à renforcer l’arsenal des armes théoriques pour le renforcement d’un front critique sans complaisance, déjà entrepris par certains, afin de faire et toujours maintenir le point entre ce qui est déjà advenu de catastrophe et ce qui se profile, encore plus terrible, à l’horizon. La puissance de diffraction et de dislocation de ce qui reste encore de lieux, de promesses et de certitudes, continue, quant à elle, son travail de sape. En tant que facteur de déliaison, il vise à terminer de défaire la cohésion des agencements locaux, à désorganiser et à affaiblir tous les systèmes et structures qui font et fondent encore le reste de corps sociaux et historiques.

4Sous le soleil crépusculaire, des zombies dansent à une fête folle et funeste. La puissance suggestive des simulacres est telle, l’emprise des lumières obscures est si forte que les choses se passent comme si, désormais, il était devenu impossible de penser le réel avec un minimum de lucidité et de distance critique. Or, le travail critique, aussi bien sur les vocables que sur les représentations et les catégories qui servent à dire aussi bien l’expérience coloniale que postcoloniale, est une des conditions impérieuses requises pour l’avènement d’un discours scientifique crédible et d’une politique digne de ce nom. Ne pas prendre en compte cette condition, c’est proprement consentir, plus ou moins consciemment, à ce que la pensée et la ré­flexion politique, esthétique et scientifique elles-mêmes se fourvoient. Elles seront piégées, sidérées, empêtrées et engluées dans les affres de pro­fondes et étroites impasses où, sans respiration ni avenir, elles s’assècheront et se perdront. La science décalée dans et par laquelle nous pensons ne saurait être véritablement féconde sans un vigoureux aggiornamento. Elle ne peut que continument s’affaiblir dans l’incapacité qu’elle est d’imaginer audacieusement des possibles crédibles et réellement envisageables. Sans outils pertinents capables de nommer efficacement et de forger avec pertinence des concepts ad hoc visant à analyser et à traiter de façon juste et précise le réel, la discursivité scientifique décalée n’aboutira qu’à la caricature, au dérisoire et au grotesque. D’une gesticulation aux allures de science, il ne résulte qu’une culture terne et tiède, faiblement festive, qui fait rire jaune des êtres qui, en dépit de la débilité dans laquelle on les voudrait maintenir, voient bien, à partir de la vérité de leur expérience et de leur quotidien, comment et combien on abuse d’eux.

5Il semblerait que les choses se passent comme si, revenus des ivresses, des arrogances et des prétentions d’hier qui, très précisément, ont abouti aux catastrophes de notre temps, il soit désormais impensable d’imaginer et de construire des équilibres neufs, des rapports de force authentiques qui soient de vrais tremplins faisant événement et qui, ouvrent la possibilité d’un monde autre et plus cohérent pour tous. L’impossibilité de prendre la mesure réelle de l’état du monde, d’en repenser les contours et d’en envisager la riche réalité, semble devenir et s’imposer comme une norme et une évidence indépassable. Où que l’on tourne le regard, que voyons-nous ? Sur l’infini de la plaine désolée, nous pouvons contempler les reliques oubliées, ruines, vestiges et traces d’une fête triste : des hordes de possédés et de dé­possédés en délire qui errent sous le soleil déclinant. Sous l’emprise d’une immense transe, ils dansent, rient, hurlent. Ils poursuivent les « esprits » d’hier. Il y a aussi des zombies lourds d’une immémoriale fatigue. Ils se disent poursuivis ou habités par les fantômes d’un passé définitivement révolu et dont, pourtant, les redoutables spectres hantent encore les lieux, espaces et théâtre de leur anciennes vies et gloires. Tous ces êtres s’agitent, dansent et se poursuivent dans une farandole tristement joyeuse. On croit rêver. Mais non. Le rêve a phagocyté l’expérience en en détournant l’alphabet. La nuit a mangé le jour. Perversion.

  • 2 V.-Y. Mudimbe, L’Odeur du père. Essai sur des limites de la science et de la vie en Afrique noire, (...)

6Oser penser et expérimenter le monde en contexte postcolonial s’appa­rente à un péril dont les limites semblent se rapprocher toujours plus d’un exercice d’exorcisme. Soit le lieu d’une homérique guerre contre des armées de redoutables fantômes qui reviennent du passé, ivres de mythes, de sang et de cendres, mais aussi, rétrospectivement, des mondes prétendument futuristes qui cernent et grignotent le présent, l’actualité et l’histoire. Entre archaïsme et futurisme, des êtres et entités qui, pourtant réputés morts, ne cessent de hanter et de saturer l’air et les aires des vivants. Une impasse qui empêche ainsi un possible présent de s’inventer et d’advenir à lui-même. Un tableau nouveau aux contours irréguliers se dessine dans des cadres anciens qui, en dépit de ce qu’on prétend, n’ont rien perdu de leur solidité, vigueur et cohérence. D’une part, des êtres faibles, tristement éblouis par des lumières déclinantes, fantasment une pleine puissance loin­taine et hiératique qu’ils n’ont, en dépit de tous les zèles, excès et violence, jamais réussi à vraiment conquérir. D’autre part, des êtres enfermés dans l’espace-limite de la zombification qui ne parviennent pas à sortir des impasses marécageuses et gluantes où de puissants sortilèges les maintiennent enfermés et comme fascinés par les ombres des discours et artefacts de leurs maîtres et pères d’hier. Aussi, repenser les cadres de la temporalité et de la spatialité du monde postcolonial suppose-t-il de, courageusement, redéfinir les termes d’un contrat renouvelé des rapports entre les uns et les autres. Il s’agit en fait de penser généreusement et, pour une fois, avec intelligence, une scène de l’altérité où les différents protagonistes ont à produire une lumière neuve sur les histoires et les fantômes qui hantent les consciences. Il s’agit d’exorciser la mémoire, de défaire les nœuds, d’évider et d’écluser les cloaques où stagnent les eaux croupies des fantasmes, de la mauvaise foi et des malentendus dans lesquels se sont empêtrés des traditions d’énoncia­tion faibles, des topologies, des opinions et des imaginaires pervertis sur le sujet, l’objet, l’espace, le temps et l’histoire des uns et des autres. Officiellement, le monde colonial fut celui d’un espace disjonctif sur le mode actif/passif. Si les conséquences de cette configuration historique entraînent et induisent aujourd’hui encore tant de conséquences, c’est dire combien et comment le phénomène aura, en profondeur, touché et modifié les lieux et les sens des mondes avec lesquels il entrait en rapport. Aussi, toute éventuelle sortie et rupture d’une telle expérience ne peuvent-elles se proclamer qu’avec d’infinies précautions si tant est qu’une telle sortie ou un tel dépassement soit raisonnablement envisageable. Il y a à réévaluer les subtilités, le riche nuancier des entremêlements qui font que l’idée même d’une indépendance suppose de prendre la réelle portée de toutes les interdépendances qui se sont nouées entre les hommes et les êtres dans le cadre d’expériences communes, voire intimes. Il y a des liens et des parentés qui sont si difficiles à mettre entre parenthèses qu’il faudrait prendre le temps et la mesure de ce que toutes ces démarches engagent. Ici, nous reviennent, les justes paroles du philosophe congolais V.-Y. Mudimbe reprenant les mots de Hegel pour les appliquer, mutatis mutandis, au monde colonial dans son rapport ambigu avec les mondes paradoxalement construits ensemble et [pourtant] et malgré tout « partagés » avec son maître et « père » colonisateur : « Pour l’Afrique, [prétendre] échapper réellement à l’Occident suppose de savoir jusqu’où l’Occident, insidieusement peut-être, s’est approché de nous ; cela suppose de savoir, dans ce qui nous permet de penser contre l’Occident, ce qui est encore occidental ; et de mesurer en quoi notre recours contre lui est encore peut-être une ruse qu’il nous oppose au terme de laquelle il nous attend, immobile et ailleurs » 2.

7Ainsi, après la pantalonnade de la décolonisation, la période postcoloniale semble apparaître comme celle de l’ouverture d’un espace baroque, lieu de la convulsion, de la dislocation et du vertige. Un espace officiellement ouvert et pourtant hermétiquement fermé. Un espace réputé global et pourtant en voie de fragmentation continue où le mur semble devenir un élément d’intelligibilité du rapport aux autres. Un lieu où les repères illégitimes du monde colonial ont brouillé les pistes, effacé les balisages et où, à force de malentendus et de duperies, les uns et les autres sont empêchés, non seulement de rejoindre leurs demeures oubliées, mais également de construire une mythique maison commune. Ainsi expulsés des lieux mythiques de l’origine et empêchés de contempler un horizon de destin véritablement partagé, les protagonistes du ratage colonial se doivent-ils de ferrailler dramatiquement dans les conditions arides et abruptes de l’his­toire et de la tragédie. Face à des catégories et des notions profondément altérées par les pathologies et les aberrations de la perception de l’autre, tout doit être analysé et repensé.

Un miroir brisé dont les brisures démultiplient encore les reflets : le simulacre de la décolonisation

8Tenter de se situer au-delà de la colonisation suppose, au préalable, d’impérativement rompre avec cette dernière. Lire aujourd’hui l’événement de la décolonisation comme moment fondateur se révèle comme un signifiant puissant aux signifiés faibles. Dans la puissance de son surgissement symbolique, il aura fasciné et aura eu un retentissement phénoménal. Passé l’ivresse du moment crucial et symbolique de la proclamation solennelle, il apparaît avec une évidence forte que la puissance évocatrice de ce dernier non seulement ne recouvrait pas l’aire expérientielle de ses prétentions mais aussi ne s’était pas donnée les moyens de vérifier le degré de pertinence des promesses et la réalité des vagues gonflées d’espérances qu’elle charriait. Le phénomène colonial est et reste d’abord et avant tout une puissante machine à fragmenter et à disloquer, mais aussi à unir sous la coupe de la force et de l’illusion. Les sujets historiques pris dans les mâchoires de ce monstre sont littéralement broyés dans et par leur expérience spécifique du monde et d’être au monde. Pour le colonisé, plus de possibilité d’une théorie du monde issue de son initiative. Dépossédé de ce qu’il est et de ce qui le fait, arraché à son être et à son univers, devenu étranger à lui-même, il n’a plus ni langue, ni religion, ni art, ni technique, ni économie, ni politique. Son existence précoloniale est proprement rabotée. Si d’aventure elle devait continuer à exister, cela ne se pourrait faire que sous le mode nocturne et mineur de la résistance et du murmure. Cette approche asymétrique de la configuration coloniale fait que, dans ce scénario, il n’y a pas deux sujets historiques en présence et en négociation. Il y a un unique moteur. Un unique sujet initiateur de la séquence historique et auto-proclamé maître du temps qui, selon ses intérêts ou son caprice, distribue les rôles, places et fonctions. Le colonisé, s’il figure dans la séquence coloniale, c’est uniquement sous la modalité de l’ombre. C’est uniquement en tant qu’objet à former et à forger selon les axes du projet colonial qu’il est envisagé. Ceux qui veulent nolens volens exister encore ne le peuvent que dans des non lieux désertiques et marginaux ou dans des interstices risqués ou insidieux. Loin de tout et de tous. Ils ne comptent plus vraiment au rang des humains. Dans le contexte colonial, être encore humain c’est de facto accepter de s’intégrer et de se fondre dans les machines et les cadres de l’imposition nouvelle. L’inté­gration et l’enrôlement obligatoires et inconditionnels dans les rangs de la nouvelle société coloniale, considérée unilatéralement comme la bonne et la plus à même de faire le bien et le bonheur de tous et de chacun, est la norme.

  • 3 A. Mbembe, De la postcolonie. Essai sur l’imagination politique dans l’Afrique contemporaine, Paris (...)
  • 4 Ibid.

9Aujourd’hui encore, il se trouve, toujours et trop souvent, des voix pour relativiser la portée disruptive et catastrophique du phénomène colonial. Et il se trouve aussi, toujours et trop souvent, des voix pour louer de prétendus et hypothétiques bienfaits de la colonisation. Et à ces dévots du colonialisme de dérouler et d’énumérer triomphalement des statistiques, symboles de leur dévouement à la cause : écoles, usines, hôpitaux, routes bitumées... Ces réalisations sont proprement des fleurs qui poussent et prospèrent sur une tête de mort grimaçante, sur un ossuaire. Le système colonial est un fait historique qu’il faut recevoir et critiquer comme tel. En faire encore l’éloge c’est certainement accuser un déficit de compréhension du désastre qu’il est par définition. C’est refuser de comprendre et de voir, qu’aujourd’hui encore, les effets catastrophiques induits de la colonisation sont toujours à l’œuvre. Ils constituent, à divers niveaux, un puissant frein pour un possible avenir des peuples naguère colonisés. Aussi, les zélateurs de la colonisation, par leurs thèses, démontrent et confirment bien que, pour eux, les colonisés, leur histoire et leur expérience du monde relèvent sinon du négligeable, du rien, voire du non-être. Et, c’est bien pour de telles raisons de fond que le dégagement et l’émergence d’une société véritablement postcoloniale s’avère aujourd’hui problématique et encore difficilement envisageable. C’est pour de telles raisons de fond, la négation foncière de l’être et de l’expérience du colonisé, que la décolonisation elle-même, en tant qu’expé­rience et moment qui aurait dû être déterminant, portait déjà en elle-même les linéaments de son échec propre. Cette négation de l’être du colonisé, on l’a dit et écrit en plusieurs endroits déjà, n’est pas un incident encore moins une donnée aléatoire. Elle est le fruit et le résultat d’une pensée construite, argumentée et structurée. Elle est la résultante d’une entreprise théorique ambitieuse, conséquente et de longue lignée dont le marqueur fort et récurrent reste le « solipsisme occidental ». Où il apparaît que l’extrême-centre-occident ne pense l’autre qu’à l’unique condition et qu’en tant que le privilège de sa centralité demeure préservé, inaltéré et inaltérable. De fait, « qu’il s’agisse du continent noir ou des autres “mondes non-européens”, cette tradition a longtemps récusé l’existence de tout “soi” autre que le sien. Chaque fois qu’il s’agit de peuples différents par la race, par la langue et par la culture, l’idée selon laquelle nous avons concrètement et typiquement, la même chair, ou encore que “ma chair a déjà le sens d’être une chair typique en général pour nous tous” (Husserl) devient problématique » 3. La difficulté à admettre une universalité qui serait une plate-forme de rencontre et de négociation plonge profond dans des systèmes de pensée qui ont toujours voulu et cherché, par toutes sortes de détours herméneutico-philosophiques, à fonder prioritairement la différence afin de préserver l’assise théorique du centre européen. Au fond, « la reconnaissance théorique et pratique du corps et de la chair de l’“étranger” en tant que chair et corps semblable au mien, bref l’idée d’une nature humaine commune, d’une humanité avec les autres, a longtemps fait et continue de faire problème pour la conscience occidentale » 4.

  • 5 F. Fanon, Les Damnés de la terre, Paris, François Maspéro, 1961, p. 62-63.
  • 6 A. Mbembe, De la postcolonie…, op. cit., p. 43.
  • 7 Ibid.
  • 8 Ibid.

10Le moment de la décolonisation, rendez-vous manqué avec l’histoire, est devenu un moment de défondation et de fragmentation d’expériences humaines constituées qui étaient déjà, elles-mêmes, marquées et travaillées par la cassure. De la colonisation-décolonisation aura résulté des personnalités aliénées incapables d’initier et d’engager de vrais parcours de liberté et d’autonomie. Aussi, les anciens colonisés nouvellement indépendants traî­nent-ils alors avec leur nouveau statut, le tristement fameux complexe du colonisé. Réputés incapables de résolument prendre en main leur destin et la part historique qui leur revient dans l’édification d’un monde plus juste, ils rêvent les yeux ouverts, enfermés qu’ils sont dans l’impasse d’un passé de domination, de violence et de négation d’un futur inaccessible. Cette inaccessibilité est liée au fait que le monde qui est supposé les attendre est un espace où les initiatives et les possibilités sont encore implicitement orientés par les maîtres d’hier. Le colonisé-décolonisé est un exilé errant chez lui-même et qui ne sait plus retrouver les chemins perdus de sa demeure et de son identité. Ayant désappris ses langues et ses noms propres, il est comme enfermé dans une impasse de silence, et le non-lieu identitaire où il n’est plus lui-même et n’est pas non plus devenu complètement autre. Mutique et amnésique, il a perdu ses coordonnées, sa langue, son histoire, ses religions, ses systèmes économiques, ses techniques. On attend de lui qu’il prenne son destin en main, qu’il se développe et qu’il s’affirme enfin. On attend de lui qu’il réinvente un chemin original pour initier un parcours crédible de développement global. Lui, sombre et oublieux de lui-même, ne sait que tristement et sans vergogne plagier et imiter son maître. On attend qu’il invente des institutions économico-politiques originales, adaptées à ses réalités. Lui, fantasme la mise en place de systèmes politiques exogènes inspirés de et par ses maîtres qui lui certifient et lui martèlent que ce sont les meilleurs et les seuls. Comment, dans de telles conditions, ne pas produire de dérisoires caricatures sans grandeur et sans âme ? La vie du décolonisé est végétative, une quasi-vie inauthentique. Son monde est une triste imposture sans le moindre panache ni grandeur. Considérons, par exemple, les villes qu’édifient, dans la continuité de la colonisation, les décolonisés. Leurs maisons, leur mobilier, leurs écoles, leurs idées, leurs religions, leurs rêves mêmes, sont encore et souvent de mauvaises répliques de l’ordre colonial. Le décolonisé est un somnambule qui vit et marche à côté de lui-même. Sa fierté, son prestige et son orgueil sont dans l’art de se consumer et de s’épuiser à atteindre une maîtrise acceptable des canons et manières du maître. Faudrait-il évoquer le cas de ce ministre d’un pays décolonisé-colonisé d’Afrique centrale, riche producteur de bois, qui se targuait de construire une école pilote qui soit un modèle de modernité. Son idée la plus originale a consisté en l’importation à prix d’or, d’Europe, du mobilier, tableaux, tables et bancs, destinés à cet établissement. Faudrait-il évoquer les paroles symptomatiques de ce chef d’État africain qui, invité officiel à Paris, déclarait solennellement : « Le Gabon est indépendant, mais entre le Gabon et la France rien n’est changé, tout continue comme avant ». Comment, dans ces conditions, ne pas s’engluer dans des chemins boueux et qui ne mènent nulle part ? De telles démarches sont d’emblée condamnées à l’échec. Le décolonisé-colonisé se mire dans le miroir enchanté de son maître où il se voit et se croit libre parce qu’il croit ce que lui a dit son maître. Le miroir colonial est un miroir aux alouettes où le décolonisé est mystifié. En se brisant en mille morceaux, il a produit et généré autant de reproductions de petits colons, aussi fiers, ridicules et mauvais que fragiles. Structure perverse. Ils ne rêvent que de micro-coloniser et de violenter à leur tour leur monde : voisins, épouses, employés, amis, concitoyens, voire enfants. Reconduire autrement et toujours aussi cyniquement le rapport colonial devient une obsession, une modalité foncière de l’habitation d’un monde lui-même pensé comme déchiré et brisé. La violence, l’arbitraire, le cynisme, la déshumanisation… l’histoire de la colonisation est centralement celle de la violence. « Le régime colonial, écrit à juste titre Franz Fanon, tire sa légitimité de la force et à aucun moment n’essaie de ruser avec cette nature des choses. Chaque statue, celle de Faidherbe ou de Lyautey, de Bugeaud ou du sergent Blandan, tout ces conquistadors juchés sur le sol colonial n’arrêtent pas de signifier une seule et même chose : “nous sommes ici par la force des baïonnettes” » 5. Ainsi, suivant Achille Mbembe, trois principales sortes de violences peuvent être répertoriées. La violence fondatrice qui institue unilatéralement l’espace colonial au mépris total de l’existant et de l’antériorité de ses ordres. S’arrogeant le droit de nier et de détruire, « son droit suprême était simultanément le suprême déni de droit » 6. La légitimation de la violence passe aussi par le fait d’imposer des formes, des langages, une religion, des manières de penser et d’être. Une mobilisation générale du champ interprétatif visant à produire l’ordre colonial comme justifié, légitime et nécessaire parce qu’inscrit dans le cadre d’une mission vue comme mission universalisante. Un tour de passe-passe destiné à « produire une capacité imaginaire dont l’effet était de convertir la violence fondatrice en autorité autorisante » 7. Enfin, la violence ordinaire, constante et de basse tension, elle, « se sit[ue] nettement en deçà de la guerre proprement dite, elle se répète constamment, dans les situations les plus banales et les plus ordinaires. Elle se cristallise ensuite dans une sédimentation d’innom­brables actes et rites, bref, elle joue un rôle si important dans la vie quotidienne qu’elle finit par constituer comme l’ima­ginaire central d’une culture que l’État partage avec la société » 8. Telle est la toile paysagère et violente qui ouvre une zone de continuité qui va de la colonisation à la décolonisation. Le ratage de la décolonisation ne peut donc aboutir logiquement qu’à la continuation de la violence. La violence en héritage. Une violence constante et omniprésente qui se diffuse et travaille la société, les institutions et l’imaginaire en les ruinant. Ainsi, n’est-il pas étonnant que le mot servant à désigner l’État sur les deux rives du fleuve Congo soit Bula-Matari, « le briseur de rochers ». L’État, c’est la vio­lence de celui qui brise les rochers. On peut comprendre l’impact d’une telle image pour des hommes pour qui les pierres sont l’objet d’un culte. Le culte des bi-simbi, les génies de la terre. Au quotidien et concrètement, que fait l’État décolonisé-colonisé ? Il poursuit l’œuvre de sape systématique qui correspond à son esprit et à sa définition même. Il disloque les corps, détruit la confiance et désorganise la cohérence des propos et des initiatives, gage ou brade les terres, dilapide les sources de revenus. La fracture, la violence, la dislocation, la ruine, la perte, l’errance sont des figures qui peuvent servir à penser les fourvoiements et les impasses de la fausse décolonisation. Ces figures se traduisent diversement. Elles ouvrent un espace où les sujets sont, de diverses manières, vidés de l’intérieur et littéralement zombifiés.

Les colonisés-décolonisés ou la fabrique continue de zombies

  • 9 Sidney Mintz & Michel-Rolph Trouillot, « Pour une histoire sociale du Vaudou », Vaudou, Abbaye Daou (...)
  • 10 L. Hurbon, Le Barbare imaginaire, Paris, Cerf, 1988, p. 83.

11Des ténèbres esclavagistes à la nuit coloniale jusqu’au crépuscule du monde prétendu décolonisé, il est possible de dire et de poser qu’un personnage central en est devenu le motif fort : le zombie. Il est le signe même de l’extrême violence, de la déshumanisation et de la faiblesse des expériences historiques qui se sont tentées, dans la longueur du temps, par les différents protagonistes de ces séquences. Autour de la figure du zombie peuvent ainsi être agrégés les motifs, thèmes et symboles, qui traversent et caractérisent le monde colonisé-décolonisé : le travail à mort et au-delà de la mort, la violence, l’errance, la privation de liberté, la domination, l’asservissement, la faiblesse, la dépossession de sa vie et de son être… Le zombie est cet emblématique « personnage de mort vivant sans plus de volonté, soumis aux caprices de son maître, pour lequel, dès lors, il va travailler… » 9. Supposés être fabriqués par les Houngans (prêtres vaudous), le zombi présente la contradiction terrifiante d’avoir l’apparence d’un humain d’où toute humanité a été extraite. « Des zombies, il en existait de nombreux dans les champs et dans les ounfo (temple vaudou) où ils sont attachés, attelés au travail permanent pour leur propriétaire qui dicte des ordres exécutés automatiquement. On distingue d’ordinaire les zombis, morts vivants en chair et en os, des zombis tenus pour des esprits de morts prématurés ou négligés qu’on peut expédier dans le corps d’un individu ou qui s’y glissent par hasard s’il est dépourvu d’un système de protection » 10.

  • 11 Sidney Mintz & Michel-Rolph Trouillot, « Pour une histoire sociale du Vaudou », op. cit., p. 40.
  • 12 Nous rapportons les notes de L. Hurbon, Le Barbare imaginaire, op. cit., p. 88 note 13 bis, « cf. p (...)
  • 13 L. Hurbon, Le Barbare imaginaire, op. cit., p. 88.
  • 14 L. Hurbon, Culture et dictature en Haïti. L’imaginaire sous contrôle, Paris, L’Har­mattan, 1979, p. (...)

12Le zombie apparaît comme une figure et un personnage situé et inscrit au cœur de problématiques liées directement au rapport de production. La question du travail et ses conséquences sociales et économique se trouve être le vrai cœur du problème : le travail forcé et la contrainte en général, la dépersonnalisation, la perte d’identité, l’incapacité à prendre des initiatives afin d’être véritablement sujet de son histoire, les rapports maître-esclave, la perte de l’humanité comme statut. Ainsi, le monde zombie et le mode zombie de vivre le monde sont-ils consécutifs aux épreuves de la conquête, à la montée et à l’expansion des modes capitalistes d’exploitation du monde et des hommes. Ce mode de fonctionnement de la colonie-monde et du monde colonial consiste à toujours affaiblir, cela par tous les moyens, la capacité d’être sujet. Chosifier toujours plus les sujets pour augmenter les troupes (les troupeaux ?) des travailleurs et des esclaves à qui on rabote leur esprit et leur âme. Pour ce faire, on leur extrait leur culture, leur langue, leur religion, leurs institutions, leur terre, leur enracinement. Le sujet libre, devenu zombie, désormais erre. Sans feu ni lieu, sans foi ni loi. Nu et affaibli, il est livré à tous et est ainsi fragilisé, vendable et tuable. Déraciné, il est facilement pris dans les courants et flux de forces dont lui-même ignore aussi bien les tenants que les aboutissants. Réduire des sujets historiquement qualifiés à de pures forces neutres disponibles et usables devient un impératif. Quand, par un dernier sursaut ou râle, les esclaves, les colonisés ou les décolonisés veulent se relever pour encore tenter d’exister, leur langue et leurs manières d’être sont systématiquement disqualifiées. La religion est ravalée au rang de superstitions, de croyances primitives, archaïques, naïves et prélogiques. Leur pensée, magique. Leurs prêtres, de dangereux et inquiétants sorciers. Leurs célébrations et fêtes, des rassemblements où l’on se livre à des libations cannibaliques. Leurs cérémonies, barbares et sauvages. Les théories du monde, irrationnelles et sans cohérences. Leurs objets de dévotion et de piété, de repoussants fétiches et idoles. Les danses et les chants, de vulgaires bondissements et des hurlements diaboliques. L’histoire fantasmatique du zombie est un des hauts lieux de traduction et de cristallisation de l’histoire sociale et des luttes des esclaves africains pour l’existence. Elle correspond aussi aux péripéties de la religion Vaudou comme socle, laboratoire, langage et outil de résistance et de remobilisation des initiatives en vue de re-collecter et de retisser les fils et fragments d’une humanité qu’on s’acharne à nier et à disloquer. Socialisation et relecture de l’expérience socio-historique afin de retrouver et de redonner un sens à une vie qu’on veut laisser sombrer dans l’inhu­manité. Nous sommes là au cœur même de ce qui fait le religare-relegere (relation-relecture). Il apparaîtra donc que derrière ou sous les accusations de barbarie, sauvagerie, sorcellerie et diablerie, se maintiennent, brulantes, ardentes et tendues, les questions liées aux luttes sociales, économiques et historiques contre toutes les formes de domination. De même, la peur qui entoure ces évocations et ces imaginations enflammées disent toutes les peurs et frayeurs éprouvées par les uns et les autres en tant qu’ils sont pris dans la tension et la méfiance sécrétées par les rapports caractéristiques d’un monde de domination. En effet, « c’est à travers le regard du maître que l’Europe découvre le Vaudou, c’est la peur des planteurs qui s’y exprime d’abord, peur de la révolte, peur de l’autre, peur de soi, vertige devant ce que l’on perçoit comme une masse ténébreuse, hostile, incompréhensible – et discours d’autojustification » 11. Ainsi, la peur de l’autre, couplée à la volonté déterminée de maintenir sous la férule du régime de la domination esclavagiste une masse d’hommes expliqueront tous les corpus juridiques discriminatoires à l’égard d’autres hommes, les représentations déshumanisantes, les hiérarchisations visant à produire des sous-catégories d’hommes. Lutter contre le Vaudou c’est lutter au fond contre un mouvement social et fondamentalement politique et culturel. Le sorcier, le houngans, l’adepte du culte des esprits vaudous, c’est le paysan, le rebelle, le révolté, le bandit, le délinquant, qu’il faut à tout prix éliminer. Laennec Hurbon cite Moreau de Saint Méry qui est le premier à signaler « l’exis­tence d’un “culte du serpent” qui semble bien correspondre au culte ordinaire du Vaudou, mais pour les colons et les missionnaires, seule importe la lutte contre ce qui se donne pour un danger grave, c’est-à-dire le marronnage ou la fuite systématique des esclaves hors des plantations, capable d’emporter l’ordre esclavagiste. Toutes les pratiques religieuses africaines vont basculer vers un seul pôle : le pôle de la sorcellerie comme subversion de l’ordre établi. On apprendra bientôt que des chefs sorciers se mêlent aux marrons rebelles, et même que des pactes rituels lieront les esclaves révoltés pour l’assaut contre les maîtres. Pour certains historiens 12, l’orientation révolutionnaire des pratiques du Vaudou pendant la lutte pour l’indépendance d’Haïti est indéniable » 13. La qualification du marronnage est au cœur d’un malentendu historique. « Le marronnage c’était la retraite des esclaves vers des espaces inaccessibles aux maîtres, et par la reprise des pratiques culturelles africaines, le moment de la reconstitution d’un langage propre – le Vaudou/le créole – pour la réaf­firmation d’un pouvoir sur son propre destin, dans le refus de tout apprivoisement, de tout assujettissement » 14. Il est aisé de comprendre rétro­spectivement l’esprit de condamnations, les interdits et les répressions qui se sont abattus contre les houngans et les adeptes du Vaudou. Cependant, en dépit de toutes ces persécutions, cette résistance ne s’est jamais vraiment éteinte. Les répressions contre les prophètes et les messies d’Afrique noire qui, leaders populaires et charismatiques, conduisaient des mouvements de masses à caractère socio-politique et religieux de prise de conscience histo­rique, procédaient de la même logique d’endiguement et de marginalisation. Il y a une tendance à la continuation de cette ligne d’action majeure.

  • 15 D. Lapeyronnie, « La banlieue comme théâtre colonial, ou la fracture coloniale dans les quartiers » (...)
  • 16 F. Fanon, Les Damnés de la terre, op. cit., p. 40.

13Aujourd’hui encore, le rejet larvé et le scepticisme constant vis-à-vis d’expériences et d’expressions artistiques, politiques ou religieuses, qui sont autant de légitimes et spécifiques aspirations des individus, peuples et citoyens théoriquement membres issus de sociétés anciennement colonisées, ne cessent pas. Des peurs et répressions anciennes aux stigmatisations et humiliations actuelles, une seule ligne continue et pleine peut être tirée. Elle réunit toutes ces manifestations dans une même logique de continuation de la fragmentation et de la dislocation du monde. Que des discriminations explicites ou implicites, dont on voit et lit partout les traces, dont on entend et sent partout la résonnance des amers échos, que des prises de paroles et déclarations publiques des principaux dirigeants et figures des pays décolonisateurs puent encore la condescendance des mépris d’hier sans que cela ne suscite tant d’émotion que cela. Qu’on bafoue publiquement l’honneur et la dignité d’une ministre de la République au seul motif de sa couleur de peau sans que cela ne suscite ni sanction exemplaire ni condamnation ferme du gouvernement auquel elle appartient pourtant. Qu’un vocabulaire institutionnel et administratif soit toujours marqué d’un impensé colonial, de signes et de symptômes d’une volonté de marginaliser un type particulier de population. Qu’il leur faille distinguer, différencier, cantonner les uns par rapport aux autres, n’est ni anodin ni anecdotique. Ainsi, les institutions et les administrations sont-elles obsessionnellement occupées à rechercher et à construire des stratégies et des tactiques de classification, de nomination et/ou de stigmatisation de populations dites hypocritement et pudiquement « sensibles », « difficiles », « minoritaires et visibles », « issus de l’immigration », membre de la « diversité »… Le mot de banlieue même, alors qu’il tentait péniblement de se défaire de sa lourde histoire faite de bannissement et de relégation a repris activement du service. Il se révèle très commode pour désigner ces quartiers de nos villes, ces « zones » dont un homme public n’a pas hésité à dire qu’ils sont les lieux où règne « l’apartheid social ». Au moins, c’est clair et grave. Quand bien même, ce sont, dit-on, des « cas sociaux » qui tentent d’y survivre, ne sont-ce pas des citoyens encore ? C’est une question à laquelle il faudra un jour répondre. En fait, ces tactiques et stratégies par leur faiblesse théorique et leur non-pertinence, nomment, en creux, le désir et la volonté régressifs du rejet ainsi que la peur de l’autre. Aussi, la généralisation et la banalisation de l’érection de toutes sortes de clôtures, murs de béton armé ou de barbelés électrifiés et de dispositifs de rétention, de marginalisation et de cantonnement, deviennent-elles hautement significatives. L’impératif semble être d’écarter et de maintenir les uns loin et dans un ailleurs rassurant pour les autres. Cependant, ces indésirables sont, on semble l’oublier un peu vite, des masses et des multitudes. N’est-ce pas une pure vanité que ces démarches dites « d’éloigne­ment », car qu’est-ce que c’est que l’éloignement aujourd’hui, a-t-on envie de penser ? L’impensé colonial n’a jamais su se défaire d’une pensée maladroitement défensive de l’espace. Cet impensé co­lonial comme économie spatiale de la marginalisation des uns par les autres travaille si bien les représentations sociales des membres des sociétés actuelles que leur identité même se reflète dans les manières d’investir les lieux et espaces urbains. « Certes, les “banlieues” ne sont pas un territoire conquis et occupé par l’armée, et les colons ne sont pas venus s’installer pour “exploiter” les ressources et la population en la maintenant dans une situation de subordination et de dépendance justifiée par le racisme. Mais, il n’empêche. Le vécu de la discrimination et de la ségrégation et peut-être plus encore, le sentiment d’être un sujet défini par un déficit permanent de “civilisation” dans les discours du pouvoir, d’être soumis à des injonctions d’intégration au moment même où la société vous prive des moyens de la construire, évoquent directement la colonie » 15. Cette colonie qui, marquée du sceau de la peur de l’autre, a toujours été un monde de cloisonnement. Frantz Fanon : « Monde compartimenté, manichéiste, immobile. [C’est un monde où] l’indigène est un être parqué, l’apartheid n’est qu’une des nombreuses modalités de la compartimentation du monde colonial. La pre­mière chose que l’indigène apprend, c’est à rester à sa place, à ne pas dépasser les limites » 16. Comment fait-on pour ne pas comprendre que les parcs, camps et autres zones parquent dans un même mouvement autant les parqueurs que les parqués condamnant ainsi le monde lui-même à l’étroitesse universelle d’un immonde monde de camps. En tout cas, tous ces stigmates et toutes ces mou­chetures sur le corps meurtri et déjà si peu évident des sociétés sont autant de fêlures et de fissures qui ouvrent des points de dé-tissage et tendent les relations entre des hommes officiellement entrés dans le cadre d’un nouveau contrat social basé sur la reconnaissance de l’égalité et de l’égale dignité de tous. Ils signifient et marquent bien les points sensibles des dislo­cations qui sont encore et déjà là et qui risquent de se multiplier, de s’accu­ser et de continuer à se généraliser encore.

14Les relations colonisateurs-colonisés-décolonisés se perpétuant, de fait, par-delà les nouveaux statuts théoriques et les nouvelles officialités, inaugurent et ouvrent un nouvel espace à moins que ce ne soit une nouvelle dimension du même espace. Un continuum où les uns et les autres survivent dans un monde de zombies. Là, en ce lieu, les individus sont possédés, travaillés et contraints par des esprits, des attitudes et des logiques propres à un autre temps, un autre monde et une autre histoire. Les uns et les autres ont tendance à « survivre », à partir et suivant des normes théoriques qui officiellement et historiquement n’ont plus lieu d’être. De même que les zombies sont des êtres enfermés dans l’impasse de la mort-vie, de même, les colonisés et les décolonisateurs, tous également non décolonisés au fond, se trainent et errent dans un monde de délire, de fictions et de fantasmes. Ils sont incapables de sortir par le haut de cette impasse historique. Ils sont incapables de procéder à l’identification claire des démons de la hantise, des illusions et des préjugés, des idéologies rétrogrades, des certitudes dog­matiques et surannées, des irrationalités de l’égocentrisme et de l’égoïsme qui les possèdent et les rendent esclaves de leurs sortilèges.

  • 17 G. Balandier, Sociologie des Brazzavilles noires, Presses de la Fondation des sciences politiques, (...)

15La spatialité urbaine des pays décolonisés elle-même reste marquée par d’anciennes dislocations et fragmentations qui datent du temps de la colonisation manifeste. Aujourd’hui, à l’heure de la colonisation implicite et indirecte, l’espace binaire décrit par Georges Balandier dans son ouvrage fondateur Sociologie des Brazzavilles noires 17 reste d’actualité. Les quartiers Blancs ont été promptement remplacés par les bourgeoisies décolonisées qui y reconduisent les manières et les modèles sociaux de leurs maîtres qui restent et demeurent omniprésents jusque dans leur absence même. Cette distribution binaire ressurgit dans les mondes d’après décolonisation aussi bien en Afrique que dans les mondes occidentaux. Au centre, la civilisation, à la périphérie, la barbarie et la jungle, telle semble fonctionner la nouvelle grille de perception et l’imaginaire de la spatialité des urbanités du monde prétendument postcolonial.

Zombies en liberté : entre effroi et fascination

16Le phénomène du monde-zombie entraîne d’importantes conséquences dans la perception et la constitution de l’imaginaire des peuples pris dans les rapports sociaux et politiques du monde dit postcolonial. Les grandes frayeurs des européens « civilisés » vis-à-vis des nègres « cruels, cannibales, barbares et sauvages » se sont non seulement bien conservées mais enrichies et passées à la postérité. Une saturation de l’imaginaire. Elles hantent fortement les clichés et préjugés d’aujourd’hui sur les anciens colonisés et leurs descendants. L’antienne de l’intégration nationale et obligatoire ne fait-elle pas écho à l’impératif de « dés-ensauvagement » décrété par les officiels ? Et, en même temps, les échecs retentissants de ces démarches ne disent-ils pas autre chose des rapports sociaux réels ? A-t-on réellement la volonté d’établir dans les faits concrets des sociétés où règne l’égalité ? On peut raisonnablement en douter. Comment se penserait-on les égaux de ces sauvages et zombies qu’un imaginaire a définitivement parqué et cantonné dans les obscurs mondes condamnés à l’irréductible horreur ? L’impératif semble donc pour les uns de se protéger et de se prémunir des autres.

17Une scène du film La Nuit des morts-vivants, de Georges A. Romero, pourrait remarquablement résumer la situation que nous tentons de décrire :

  • 18 F. Laplantine & A. Nouss, Métissages, Paris, Pauvert, 2001, p. 604-605.

Une expérience militaire tourne mal et l’ordre auparavant contrôlé de la société vacille. Les campagnes, les villes se voient envahies par des hordes d’êtres à la démarche chancelante, habillés de haillons ou de tenues qui, dans l’autre vie faisaient d’eux des citoyens identifiables (infirmière, bonne sœur, adepte de Hare Krisna…). L’armée, la police, les gouvernements, toutes les formes de pouvoirs ainsi que les moyens de communication tels que la télévision ou la radio se heurtent rapidement à leur propre impuissance. Rien ne semble arrêter la vague continue de créatures surgissant de toutes parts, engloutissant dans ses gestes maladroits tout ce qu’elle rencontre. Les vivants s’organisent alors. Ils s’arment, montent des milices d’autodéfense, se réfugient dans leurs maisons, ou dans les vastes temples de la société de consommation qu’ils barricadent, obstruent et défendent tant bien que mal 18.

  • 19 Anatole France (1906), cité par Olivier Le Cour Grandmaison in Coloniser. Exterminer. Sur la guerre (...)

18La peur et la méfiance généralisées semblent clairement être devenues non seulement la norme mais aussi le code majeur régissant le rapport à autrui. Le capital-terreur accumulé, chez les uns et chez les autres, dans la longueur des siècles et de l’histoire, sur fond d’exploitation et de violation systémique du droit et de la dignité des peuples, reste actif. C’est un feu qui couve sous la cendre des nouveaux sous-statuts. Faudrait-il encore énoncer cette évidence ? Les peuples sont toujours susceptibles de se révolter et de diversement renverser ou de ruiner les autorités et les ordres dominants. Cette tension sourde, ces haines enfouies et ces méfiances entremêlées et entretenues secrètent et nourrissent la suppuration des produits aberrants de la caricature, des hallucinations, des hantises et des phobies les plus échevelées. Les logiques et les débordements de l’imaginaire se déchaînent, se prolongent et rencontrent les logiques de la force, du pouvoir et de la violence. Ainsi ce cocktail aboutit-il non seulement à des représentations fantasques des uns par les autres et vice versa mais aussi à des démarches politiques répressives ainsi qu’au développement social de stratégies et de tactiques de catégorisation et de marginalisation de pans entiers de la population qui se voient disqualifiés dans leur désir et volonté légitimes de s’épanouir. C’est une vieille histoire qu’identifiait déjà Anatole France lorsque ce dernier écrivait qu’on peut, aujourd’hui encore, nuancer mais difficilement démentir : « Les Blancs ne communiquent avec les Noirs ou les Jaunes que pour les asservir ou les massacrer. Les peuples que nous appelons barbares ne nous connaissent encore que par nos crimes. […] Allons-nous armer sans cesse contre nous en Afrique, en Asie, d’inextinguibles colères et des haines insatiables et nous préparer pour un avenir lointain sans doute, mais assuré, des millions d’ennemis ? » 19. Cette alternative, indigne de tout le trésor accumulé par l’intelligence des civilisations, peut et doit être annulée pour s’inscrire dans la consolidation, la réinvention et le renforcement de la cohérence et des cohésions au sein les espaces sociaux et historiques. Si, en effet, on ne s’engage pas résolument à travailler et à penser rigoureusement les points sensibles qui traduisent et trahissent la persistance de cet impensé colonial, les espaces sociaux ne feront que toujours et encore se fragmenter et se disloquer. Il convient donc de faire en sorte que les « passions tristes » (Spinoza) ne tendent pas, en­core et toujours, à augmenter et à l’emporter sur les « passions joyeuses » de la générosité et de l’intelligence. Une insurrection de la raison est désirable afin que triomphe une ingénierie audacieuse pour une expérience sociale et politique alternative.

  • 20 On pourra lire à ce propos le texte d’Arjun Appadurai, Géographie de la colère. La violence à l’âge (...)
  • 21 J’emprunte cette expression à Peter Geschiere et au titre de son livre Sorcellerie et politique en (...)
  • 22 F. De Boeck, « La ville de Kinshasa comme architecture du verbe », Esprit n° 330, décembre 2006, p. (...)

19Le règne des imaginaires pervertis, sous l’emprise et la fascination de la saturation pour un pouvoir exorbitant, ne cesse, comme une obsession, de récapituler les séquences d’une histoire violente patronnée par les maîtres d’hier toujours présents même et surtout dans leur supposée absence. Il aboutit, chez les néo-colonisés du dedans et de dehors, au développement de toutes sortes d’expériences, d’aberrations, de réclusions et d’expressions baroques aussi violentes que grotesques mais qui sont un cri à décrypter 20. Pris dans les puissantes serres de la répression omniprésente, l’imaginaire du pouvoir, là aussi, mute et devient littéralement et simultanément magique et miraculeux. La folie, la violence, l’excès, le cynisme et la vulgarité consonnent avec l’expansion exponentielle de la misère, de la déshumanité et de la faiblesse d’une quasi-vie, voire d’une infra-vie végétative et régressive. Aussi, le paradigme cynégétique tend-il, par voie de conséquence, à s’imposer comme modèle de la politique et comme lieu de réinvention permanente du sens, de la loi et des limites, restreignant ainsi l’espace de l’optimisation d’une vie commune ouverte à la participation du plus grand nombre. En continuité donc avec l’arbitraire et les violences coloniales, dans les espaces néo-colonisés, tout le monde est, sous tous les prétextes y compris les plus risibles, susceptible d’être accusé, agressé, chassé, attrapé, rattrapé, pris en otage, violenté, piégé, découpé en morceaux, mangé, sacrifié, consommé ou consumé. Littéralement, on est toujours potentiellement « la viande des autres » 21. Un monde de toutes les insécurités s’ouvre. Un béant ravin qui peut vous engloutir à tout moment. Alors, d’autrui, on tente de se protéger et de se prémunir comme on peut. La menace généralisée, diffuse, devient invisible, insidieuse, obsédante donc omniprésente. Le contexte anxiogène et anomique qui se présente comme hérissé de toutes les insécurités matérielles et psychologiques, de tous les arbitraires et de toutes les violences expliquerait-il, à terme, l’exceptionnelle montée de la religiosité ambiante et le recours quasi-systématique aux solutions dites « mystiques », magiques, dans toutes les sphères de la vie sociale, économique et politique ? Des villes entières, des mégapoles immenses du monde néo-colonisé sont devenues des « ville-mantrique » 22 où, à longueur de journée et de nuit, montent une clameur où s’enchaînent, prières et chants, cantiques, incantations, veillées et louanges. Des villes invisibles, des mondes invisibles hantent et doublent les mondes visibles et ordinaires.

  • 23 Ibid.

20C’est peut-être ici, le lieu de réaffirmer toute la place du verbe comme opérateur majeur de résistance pour le maintien et la présence des colonisés dans l’espace. Alors que les choses, les structures matérielles et les dispositifs solides sont totalement décrépis, attaqués et mangés par la rouille et la pourriture, des zones de résistance se maintiennent. Le monde zombie se donne aussi comme ultime lieu d’une résistance résiduelle. Il est le lieu où s’expérimentent des substitutions de l’expérience historique par la fiction et les spectacles hallucinants et hallucinés d’hommes ivres de rêves, d’espé­rances et de promesses souvent non tenues. À partir du reste de vitalité, à partir de ce résiduel, les zombies s’élancent dans une résistance créatrice où ils tordent les langages, les mots, les paroles et les corps pour en extraire des figures folles de rires et des larmes, des riens d’où s’élèvent des hymnes et des mélopées. « C’est donc essentiellement par le biais du langage que le Kinois, sans relâche, dessine et recrée sa ville et impose un certain ordre au chaos urbain » 23. Après toutes les cassures et les mutismes, après toutes les intimidations et les disqualifications des langues et des choses du local, la reconquête d’une parole libre qui est lieu de résistance, de critique, d’affir­mation, de création et de recréation, est une des premières armes qui parti­cipent à l’énonciation des linéaments du monde postcolonial comme vecteur critique, travail sur les limites et ferment tant pour la fécondation que l’hybridation du monde.

  • 24 Selon le titre du livre d’Achille Mbembe, Sortir de la grande nuit, Essai sur l’Afrique décolonisée(...)
  • 25 M. de Certeau, La Possession de Loudun, Paris, Gallimard/Julliard, 2005, p. 421-422 : « Certes, il (...)
  • 26 Il semble être devenu courant que les chefs d’État français, mais ils ne sont pas les seuls, y aill (...)
  • 27 P. Sloterdijk, Le Palais de cristal. À l’intérieur du capitalisme planétaire, Maren Sell Éditeurs, (...)
  • 28 Les Lumières n’échappent pas à l’esprit de leur temps et surtout à la pulsion du centre. Le corpus (...)

21Il est encore tôt pour parler d’une réelle entrée dans le monde postcolonial. Il est surtout urgent de trouver les bonnes pistes et voies pour tenter de « sortir de la grande nuit » 24. Ces voies et pistes sont inconditionnellement liées à une critique sans complaisance des métamorphoses du colonial. Son impensé, ses modes de spatialisation, ses ruses langagières ainsi que ses différents systèmes d’attitudes qui sont autant de lieux que la critique du colonialisme métamorphosé se doit d’investir. Parler aujourd’hui de postcolonialisme comme d’un moment positif, évident et établi peut distraire de la grande tâche critique à renouveler et à continuer. Les mots peuvent se révéler être des pièges à dynamiques. Commencer par poser clairement que le monde ne nous situe pas encore positivement au-delà du colonialisme est un préalable. Aussi, parler du postcolonialisme ne serait-ce pas une façon d’encore flouer les esprits, les choses et le monde ? Par-delà le bruit et les gesticulations du folklore de la décolonisation comme moment historique situé dans une chronologie qui peut parfois « faire croire », les métamorphoses du colonial ne se sont-elles pas in fine renforcées, complexifiées et enrichies en formes, en discours et images, en stratégies ? L’épreuve historique révèle et confirme au quotidien combien les modalités anthropémiques 25 qui consistent à vomir, à rejeter les autres derrière des murs, bar­rières où à les enfermer dans des « quartiers » ou des camps, sont encore virulentes et tendent à devenir la norme de l’habitation du monde réputé postcolonial. La fable de l’égalité, de la liberté et de la fraternité des peuples réputés décolonisés ne résiste pas de façon exemplaire à l’épreuve des faits et de l’histoire passée et immédiate. Ne nous « embrouillez » 26 pas. Les grands malheurs du monde sont encore et toujours à lire et à comprendre comme autant de feux mal éteints des grands foyers mortifères d’une histoire coloniale encore à penser. Aller au-delà du colonialisme, suppose impérativement d’engager une vraie pédagogie de l’histoire coloniale qui parvienne nolens volens à en décentrer les centralités d’hier encore puissamment actives aujourd’hui. « …Aujourd’hui il faut enfin faire s’exprimer une pensée d’un tout autre genre – un discours sur les choses historiques, discret, polyvalent, non totalisant, mais surtout conscient de la relativité de sa propre perspective ». Parler de postcolonialisme ne peut avoir de sens qu’à partir d’une pensée de l’histoire qui ne soit plus celle de somnambules qui se racontent à eux-mêmes « des histoires » tout en ayant l’outrecui­dance de les faire croire aux subalternes et aux victimes. Il s’agit de restaurer les droits de l’histoire et ne plus « sous-vivre » dans la nuit du mythe et de la fable. La condition postcoloniale se doit de coïncider avec l’ouverture de perspectives historiques neuves, plus grandes, plus généreuses et qui aménagent véritablement et réellement de la place aux uns et aux autres. Pour cela, il y a à repenser le temps et l’espace, le langage et la politique selon des canons nouveaux et autres. De nouveaux récits sont donc à admettre, à entendre et à intégrer. Il y a à penser encore des mondes habitables et hospitaliers. En effet, l’ordre colonial coïncide encore trop souvent avec de grands récits-totems qui résonnent faux et creux vis-à-vis des vrais enjeux du présent. Peter Sloterdijk pointe ce déphasage falsificateur en constatant que « si les grands récits connus jusqu’ici – le chrétien, le libéral-progressiste, l’hégélien, le marxiste, le fasciste – ont été démasqués comme des tentatives inadéquates de maîtriser la complexité du monde, cette découverte critique ne délégitime pas le récit des choses qui ont été [mais] ne dispense pas la pensée de l’effort visant à produire une optique lumineuse capable de saisir les détails saisissables d’un Tout qui pratique l’esquive. Penser n’a-t-il pas toujours signifié répondre au défi consistant à faire apparaître le démesuré objectivement devant nous ? » 27. Face au crépuscule et à la grande nuit où s’accroissent et prospèrent les zombies de toutes sortes, il y a urgence à construire ces puissants dispositifs optiques lumineux qu’évoque Peter Sloterdijk. Nous sommes donc questionnés, en tant que civilisation-monde encore ouverte, sur l’idée d’un universel bloqué dans le cours de son avènement. Quel est notre disposition, notre engagement à travailler pour l’émergence d’authentiques sujets qui soient les protagonistes à part entière d’une modernité postcoloniale en phase avec les vrais enjeux du temps qui vient ? Comment et dans quel sens travailler pour une modernité postcoloniale qui tienne enfin les promesses passées, en dépit des contradictions de ses propres penseurs 28, par l’esprit et l’idéal des Lumières ?

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Notes

1 A. Mbembe, Sortir de la grande nuit. Essai sur l’Afrique décolonisée, Paris, La Découverte, 2010, p. 11.

2 V.-Y. Mudimbe, L’Odeur du père. Essai sur des limites de la science et de la vie en Afrique noire, Paris, Présence africaine, 1982, p. 13.

3 A. Mbembe, De la postcolonie. Essai sur l’imagination politique dans l’Afrique contemporaine, Paris, Karthala, 2000, p. 9.

4 Ibid.

5 F. Fanon, Les Damnés de la terre, Paris, François Maspéro, 1961, p. 62-63.

6 A. Mbembe, De la postcolonie…, op. cit., p. 43.

7 Ibid.

8 Ibid.

9 Sidney Mintz & Michel-Rolph Trouillot, « Pour une histoire sociale du Vaudou », Vaudou, Abbaye Daoulas, catalogue, exposition Vaudou, 2004, p. 40.

10 L. Hurbon, Le Barbare imaginaire, Paris, Cerf, 1988, p. 83.

11 Sidney Mintz & Michel-Rolph Trouillot, « Pour une histoire sociale du Vaudou », op. cit., p. 40.

12 Nous rapportons les notes de L. Hurbon, Le Barbare imaginaire, op. cit., p. 88 note 13 bis, « cf. par ex. Th. Madiou, Histoire d’Haïti, Port-au-Prince, 1843-1847 ; L. J. Janvier, Les constitutions d’Haïti, tome I, Paris, 1886 ; « Les chefs des insurgés eurent recours au fétichisme, s’en servirent comme moyen politique », et encore : « Les recours aux croyances africaines furent un excellent instrument de cohésion pour les initiés, leurs mots de passe, leurs gestes de reconnaissance des signes de ralliement… », p. 281.

13 L. Hurbon, Le Barbare imaginaire, op. cit., p. 88.

14 L. Hurbon, Culture et dictature en Haïti. L’imaginaire sous contrôle, Paris, L’Har­mattan, 1979, p. 16.

15 D. Lapeyronnie, « La banlieue comme théâtre colonial, ou la fracture coloniale dans les quartiers », in P. Blanchard, N. Bancel, S. Lemaire (Dirs.), La Fracture coloniale. La société française au prisme de l’héritage colonial, Paris, La découverte, 2005, p. 210.

16 F. Fanon, Les Damnés de la terre, op. cit., p. 40.

17 G. Balandier, Sociologie des Brazzavilles noires, Presses de la Fondation des sciences politiques, 1954.

18 F. Laplantine & A. Nouss, Métissages, Paris, Pauvert, 2001, p. 604-605.

19 Anatole France (1906), cité par Olivier Le Cour Grandmaison in Coloniser. Exterminer. Sur la guerre et l’État colonial, Paris, Fayard, 2005, p. 335.

20 On pourra lire à ce propos le texte d’Arjun Appadurai, Géographie de la colère. La violence à l’âge de la globalisation, Paris, Payot, 2007.

21 J’emprunte cette expression à Peter Geschiere et au titre de son livre Sorcellerie et politique en Afrique. La viande des autres, Paris, Karthala, 1995.

22 F. De Boeck, « La ville de Kinshasa comme architecture du verbe », Esprit n° 330, décembre 2006, p. 105 : « Grâce à une architecture verbale, chaque jour le Kinois redouble d’efforts acharnés pour donner à cette ville un sens nouveau, plus vivable. Et dans une cité où l’Esprit-Saint se manifeste à chaque instant à travers la glossolalie des fidèles en transe, où les prières et les paroles de ces fidèles sont constamment rechargées par l’énergie du Verbe Divin, il n’est vraiment pas difficile de croire dans le pur pouvoir des mots de ré-imaginer la ville. Les mots forment les fondations de la vie urbaines et de sa culture spécifique. Dans ce sens Kin est une ville “parlée”, une ville mantrique, une inlassable prière. Et quotidiennement ses habitants la réinventent dans leur langage, l’exorcisent et la refondent sans cesse… La ville est toujours à construire… ».

23 Ibid.

24 Selon le titre du livre d’Achille Mbembe, Sortir de la grande nuit, Essai sur l’Afrique décolonisée, Paris, La Découverte, 2010.

25 M. de Certeau, La Possession de Loudun, Paris, Gallimard/Julliard, 2005, p. 421-422 : « Certes, il [l’historien] a reçu de la société, lui aussi, une tâche d’exorciste. On lui de­mande d’éliminer le danger de l’autre. Il fait partie de ces sociétés (dont la nôtre) que Lévi-Strauss caractérise par l’anthropémie (de emein, vomir) en les opposant aux sociétés anthropophages : les secondes, dit-il, voient dans l’absorption de certains individus, détenteurs de forces redoutables, le seul moyen de neutraliser celles-ci et même les mettre à profit ».

26 Il semble être devenu courant que les chefs d’État français, mais ils ne sont pas les seuls, y aillent chacun de leur « bon mot » condescendant pour les autres peuples et leur histoire. Le plus récent, après Nicolas Sarkozy et son discours de Dakar, par lequel il est entré, par la porte de derrière, dans l’histoire, est le président E. Macron qui a demandé à ce qu’on ne l’« embrouille » pas avec ces « histoires de colonisation ». Manifestement, nous ne voyons encore pas « très clair » avec ces « histoires ». Notre vue est littéralement brouillée. La critique des limites postcoloniales doit se penser aussi comme une critique des limites de l’histoire globale tout court. En effet, il n’y a pas là, en l’occurrence, l’Histoire et les histoires qui seraient négligeables et dignes de demeurer dans le brouillard.

27 P. Sloterdijk, Le Palais de cristal. À l’intérieur du capitalisme planétaire, Maren Sell Éditeurs, 2006, p. 13.

28 Les Lumières n’échappent pas à l’esprit de leur temps et surtout à la pulsion du centre. Le corpus des penseurs des Lumières est marqué, il n’est point besoin de l’expliciter, des stigmates du racisme le plus étonnant pour des esprits « éclairés ». Kant, Voltaire, D’Alembert et Diderot et d’autres encore y sont allés chacun de leur « petite » note raciste

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Pour citer cet article

Référence électronique

Serge Mboukou, « Les métamorphoses du colonial : entre diffraction et dislocation continues. »Le Portique [En ligne], 39-40 | 2017, document 1, mis en ligne le 20 janvier 2019, consulté le 09 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/leportique/2929 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/leportique.2929

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Auteur

Serge Mboukou

Serge Mboukou est docteur en Anthropologie sociale et ethnologie. Il est Maître-assistant associé à l’École d’architecture de Nancy (Ensa) et Professeur de philosophie en CPGE. Membre du Laboratoire d’histoire de l’architecture contemporaine (Lhac) et membre associé de Laboratoire lorrain des sciences sociales (2L2S).

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