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- 1 . William Du Bois, « Les âmes du peuple noir », Éditions Rue d’Ulm/Presses de l’ENS, 2004, p. 10-11
- 2 . Voltaire, Œuvres complètes, Éd. Moland, t. XII, p. 210.
1« Le problème du xxe siècle est le problème de la ligne de partage des couleurs » : ainsi parlait William Du Bois en 1900, lors du premier congrès panafricain de Londres. Pionnier de la lutte des afro-américains pour les droits civiques, ce sociologue est l’auteur d’un ouvrage fondateur de la conscience collective noire : « Les âmes du peuple noir ». Dans ce livre, pour la première fois « le problème noir » est analysé à travers une tension entre l’universel et le particulier : d’une part les grands principes des droits de l’homme au cœur du rêve américain, d’autre part l’esclavage et les lois « Jim Crow » (ségrégation) au nom de la race. « Alors il m’est apparu avec une soudaine certitude que j’étais différent des autres, ou comme eux, peut-être, dans mon cœur, dans ma vie ou dans mes désirs, mais coupé de leur monde par un immense voile » 1. Qu’en est-il de ce voile ? C’est celui de la face sombre de l’Amérique. Mais c’est aussi, plus largement, celui d’une sinistre mémoire qui relie les deux rives de l’Atlantique. Car la ligne de partage des couleurs traverse aussi l’ancien monde du code noir ou des Lumières. N’est ce pas l’encyclopédie de Diderot et d’Alembert qui affirme que le noir est laid et vilain ? Et Voltaire n’ajoute-t-il pas que les blancs sont « supérieurs à ces nègres comme les nègres le sont aux singes » 2 ?
- 3 . Au-delà des dérives de la craniologie, c’est toute une problématique raciale que la fortune du mo (...)
- 4 . Michel Foucault, Dits et écrits, tome III, Cours du 7 janvier 1976, Gallimard, 1994, p. 165.
2Toutefois dans cette livraison du Portique, il ne s’agira pas vraiment d’apporter un éclairage sur ce côté obscur des Lumières, même si de critique de la modernité il sera question. Il ne s’agira pas non plus d’arpenter les frontières interraciales comme un domaine de constructions fantasmatiques liées à une nostalgie blanche des origines caucasiennes qui n’épargne pas les sciences humaines 3. Il s’agira plutôt de suivre les pas de William Du Bois et de ses héritiers minoritaires – des banlieues de la République à la postcolonie, des ghettos noirs made in USA aux terrains décoloniaux des féminismes en France, d’une oraliture de la rue jamaïcaine à l’invention d’une sociologie post-occidentale – qui ont su contourner la ligne de couleur pour échapper au clivage mortifère de l’universel en noir et blanc. Rendre compte ainsi de certains fragments d’actualité de ce que Michel Foucault, dans son projet généalogique, appelait « l’insurrection des savoirs assujettis » : « il s’agit en fait de faire jouer des savoirs locaux, discontinus, disqualifiés, non légitimés, contre l’instance théorique unitaire qui prétendrait les filtrer, les hiérarchiser, les ordonner au nom d’une connaissance vraie, au nom des droits d’une science qui serait détenue par quelques-uns » 4.
Une modernité à bout de souffle
- 5 . Jean-François Lyotard, La Postmodernité expliquée aux enfants, Galilée, 1985, p. 44.
- 6 . Georges Balandier, Le Détour, Fayard, 1985, p. 14.
- 7 . Ibid, p. 15.
- 8 . Ibid, p. 21.
3Commençons par une question : que vient faire la philosophie dans cette affaire de limites postcoloniales ? On sait que le concept de limite est au cœur de la révolution kantienne. Contre les prétentions de la métaphysique, le tribunal de la critique affirme les limites de la raison et un accès au monde restreint par les conditions de possibilité de l’expérience. C’est contre ces limites de la finitude de l’homme que vont ferrailler tous les courants philosophiques qui prétendent rompre avec le transcendantal. Mais pour Kant, nous sommes amenés à dépasser la nature, non par la connaissance ou la métaphysique, mais par la conscience de la liberté qui réoriente la métaphysique en morale. Hegel est sans doute la voix la plus illustre qui dénonce, au nom de son éthicité, cette fausse conscience sur laquelle se fonderait une autonomie politique. Reste que le sujet qu’il met ainsi en mouvement dialectique passe la négativité par pertes et profits d’une synthèse qui apparait tout aussi abstraite que la loi morale kantienne. Toutes les philosophies de la différence et de l’événement vont se canaliser sur ces situations limites du négatif – indépassable conscience malheureuse – dans l’espoir d’ouvrir de nouveaux champs à la liberté et à une histoire chaotique où l’homme se construirait sur la précarité de sa condition. Est-il besoin de rappeler que le happy end programmé par les Lumières a pour le moins mal tourné ? Désenchantement, déclin, perte de sens, crise de la modernité, les termes sont légion pour dire ce malaise qui s’impose dans une société du piétinement et de la misère mentale instituée ayant perdu les traces de ses origines et de sa destination. Fin des grands récits selon Lyotard : « L’histoire humaine comme histoire universelle de l’émancipation n’est plus crédible » 5. La fin des grands récits en question – et en premier lieu celui du progrès et de la promesse d’autonomie qui a donné sens à notre conception de la citoyenneté autour de l’État-Nation – s’ouvre sur un retour du refoulé. Ainsi des peurs archaïques que traduisent l’obsession sécuritaire et le déchaînement actuel des passions xénophobes. À contre-voie, c’est une autre histoire que celle des oubliés de l’histoire, ces « gens infâmes » selon Foucault, incapables majeurs sacrifiés sur l’autel de l’universalisme de la raison. Figures torturées de l’étrangéité, figures du tragique de l’action, hantées par la mémoire et l’oubli, ces agents troubles s’infiltrent entre les lignes du récit de la modernité et tendent à libérer nos humanités de leurs œillères moralisantes. Les anciens peuples colonisés et leurs héritiers de l’immigration revendiquent une identité fondée sur l’histoire, ce qui dérange l’univocité du récit des vainqueurs dans leurs missions civilisatrices. La modernité devrait donc désormais se conjuguer au pluriel, comme le souligne George Balandier pour lequel celle-ci « c’est le mouvement plus l’incertitude » 6. L’anthropologue précise que l’enjeu serait « de tracer d’autres itinéraires pour entreprendre l’exploration du continent modernité et inventer la cartographie résultant de cette reconnaissance » 7. Car les anciens clivages disciplinaires se devraient d’être révisés, et le détour serait de rigueur pour la découverte de nouveaux territoires, « ces lieux issus de la modernité qui émergent comme des terres ignorées » 8. Affronter de nouveaux terrains comme l’historien et l’anthropologue peuvent rassembler des pièces mélangées, des bouts de mémoires et de discours dans la grande dispersion des pratiques sociales et des conduites individuelles : c’est précisément pour répondre à cet enjeu heuristique d’un questionnement commun sur le postcolonial comme terra incognita de nos territoires épistémologiques que ce numéro du Portique réunit les contributions de chercheurs et chercheuses d’origines aussi diverses que leurs disciplines – philosophie, histoire, études littéraires, sociologie, ethnologie, sciences politiques. Tout l’enjeu est de croiser des regards nomades pour s’orienter dans la pluralité des mondes de signification « d’une société qui engendre ses propres dépaysements » selon une autre formule de George Balandier.
4Mais comment prendre à revers le discours de la modernité ? Nous sommes des orphelins de la promesse et il faut bien souligner l’échec des stratèges qui promettaient l’émancipation au nom de la raison, du progrès ou de la dialectique. Est-ce qu’il y a une vie après le fiasco de la maîtrise symbolique ? Cet échec de nos institutions n’est-il pas d’abord celui de la philosophie politique, celui du concept et d’une tradition de la pensée occidentale ? Constatant ainsi que le roi est nu, on pourrait en conclure que son pouvoir était un leurre et fouler au pied les valeurs qu’on idéalisait jadis. Pourtant, comme le souligne Jacques Rancière, la faillite des stratèges ne prouve rien contre l’émancipation ; pour sauver quelque chose de la promesse, il s’agirait plutôt de retrouver le lieu du politique qui n’a pas eu lieu. Et pour rouvrir des formes fermées par le rationalisme organisateur de la modernité, peut-on faire autrement que s’inscrire dans la dynamique d’un système faillible loin des illusions d’une transparence du social à lui-même ? Ne s’agit-il pas aussi de reconnaître les limites même d’une reconnaissance possible pour se prémunir du fait que la réalité nous fait toujours des enfants dans le dos ?
- 9 . Albert Camus, L’Homme révolté, Gallimard, p. 25.
- 10 . Edmond Beaujon, Némésis ou la limite, Gallimard, 1965, p. 137.
5Déjà les philosophies de l’existence, si elles insistaient sur l’absurde, s’appuyaient aussi sur des modes privés ou semi-privés de gestion des paradoxes existentiels qui ne se cantonnent pas au discours : le symbolique ne se réduit certainement pas au conceptuel, il s’appuie d’abord sur un domaine de la foi et de l’affect ou même sur un rapport à la gestuelle et au corps, sur des imaginaires qui témoignent avant tout d’un primat de l’existence sur la pensée. Ainsi de la « pensée de midi » chère à Camus qui nous incite à retrouver les sources de la révolte où refus et consentement s’équilibrent « dans la tension la plus dure » : « L’esclave révolté dit à la fois oui et non. Il affirme, en même temps que la frontière, tout ce qu’il soupçonne et veut préserver en deçà de la frontière. Il démontre, avec entêtement, qu’il y a en lui quelque chose qui “vaut la peine de”, qui demande qu’on y prenne garde » 9. Ainsi encore des figures paradoxales du désespoir selon Kierkegaard, entre désespoir dans la nécessité et désespoir du possible qui font écho au drame de la « double pensée » décrit par Du Bois. Entre consentement et idéal, adaptation à la ségrégation et revendication du rêve américain, les deux positions expriment chacune un sentiment de la limite qui leur est propre, même si elles se confondent dans l’impasse d’une injonction paradoxale. Plus largement, c’est la quête du sens qui a toujours oscillé dans une tension entre ces deux limites « l’une qui mesure le possible d’après nos faiblesses, l’autre qui l’identifie avec l’idéal seule mesure applicable au réel » 10 comme l’écrit Edmond Beaujon. Que l’on évoque le nihilisme contemporain, la crise des valeurs, la fin des grands récits, l’ère du vide ou du narcissisme postmoderne, c’est toujours l’enfermement en soi-même, l’impossibilité de se situer ou de trouver des points de repères dont il est question.
- 11 . Yves Barel, La Quête du sens, Seuil, 1987, p. 10-11.
- 12 . Arjun Appadurai, Géographie de la colère. La violence à l’âge de la globalisation, Payot, 2007. D (...)
6Mais il ne s’agit pourtant pas que d’une question existentielle. Yves Barel souligne ainsi que c’est aussi à l’échelle de nos sociétés que la quête de sens se heurte à des apories et ne peut éviter de se confronter aux paradoxes : « une société qui veut produire du sens dispose de deux techniques mentales en apparence inconciliables et exclusives l’une de l’autre : elle peut se référer à une source de sens extérieure et supérieure à elle-même ou bien elle peut se référer à elle-même comme source de son propre sens. On reconnait là l’opposition classique entre la transcendance et l’immanence » 11. Mais précise Barel, « l’ambivalence du préfixe trans, qui signifie à la fois à travers et au-delà de, traduit l’ambiguïté de la transcendance qui pose et brouille à la fois la frontière entre l’intérieur et l’extérieur : une transcendance qui est autodépassement a son siège à l’intérieur du sujet qui transcende ou se transcende. La même remarque avec une parfaite symétrie peut être faite à propos de l’immanence [...] les critères de l’extériorité et de l’intériorité sont intenables jusqu’au bout ». Barel ajoute que si aucune société autoréférentielle ne parvient à empêcher la production de sources de sens extérieures à elle-même, il faut distinguer des périodes de relative maîtrise du paradoxe… et d’autres de vide social. Il va sans dire que nous sommes aujourd’hui plutôt dans le second cas. Bouleversés par la globalisation, les pays européens ont du mal à se situer relativement à une différence qui leur est devenue consubstantielle. L’un des plus grands faits des trente dernières années reste celui d’une démultiplication des flux des migrations internationales qui ont accompagné les grands soubresauts de la planète, entre guerres, décolonisation, bouleversements économiques et faillite des idéologies nationalistes dans le tiers monde. La realpolitik d’une sagesse gestionnaire censée nous guérir des illusions de l’histoire et de la révolution ravive le fantasme d’une citadelle européenne assiégée par des hordes barbares. En panne de projet, l’Europe a peur du monde. Les « fractures sociales et ethniques » de nos États-nations sont ainsi devenues le lieu de toutes les tensions, mais précisons avec Arjun Appadurai que celles-ci sont moins le fait d’identités antagonistes que l’expression d’un nouveau régime d’incertitudes dans la vie sociale vecteur de réactions de repli 12.
Limites postcoloniales
- 13 . Stuart Hall, Identités et cultures, Amsterdam, 2007, p. 277.
- 14 . Ralph Elison, Homme invisible pour qui chantes-tu ? Grasset, 1984.
- 15 . Ils ont construit ainsi certains repères notamment à travers le rire ou le blues comme le soulign (...)
- 16 . Alain Tarrius et alii, Transmigrants et nouveaux étrangers, Presses Universitaires du Mirail, 201 (...)
- 17 . Gilles Deleuze, Critique et Clinique, Minuit, 1993, p. 100.
7Et si la perspective postcoloniale pouvait faciliter une « reformulation rétrospective de la modernité » 13 comme l’écrit Stuart Hall ? En effet, la fin des grands récits chers aux humanités occidentales oublieuses du monde, ce n’est pas pour autant la fin de l’histoire. Car c’est précisément le monde refoulé qui fait retour, des mémoires oubliées, des formes de vie et de résistances cachées, tout un patrimoine vivant qui refait surface après avoir repoussé les frontières de la différence ouvrant sur de nouveaux imaginaires de la modernité. L’esclavage n’a pas réussi à réduire le nègre à la condition animale. Le colonialisme n’est pas parvenu à maintenir la vigie aux frontières entre « nous et eux ». Et, la domination masculine est même sommée aujourd’hui de revoir ses règles grammaticales d’accord en genre. Force est de constater que si les lumières de l’ancien monde bien ordonné des catégories kantiennes ont pâli, c’est que les focales des grands principes universels ne parviennent plus à cacher les ombres portées dans le placard de la modernité. Il y a quelque chose qui échappe au tribunal de la raison occidentale. Quelque chose qui s’exprime d’abord par une force d’endurance, une étonnante faculté de résilience des damnés de la terre, puis par une capacité d’imagination et de ruse qui permet d’autres modes de projection – au-delà des stéréotypes du regard dominant ! Quelque chose qui tente enfin de se faire reconnaitre, par une révolte ouverte pour ouvrir les grands récits à une pluralité d’expériences, pour une plus grande corrélation entre les concepts démocratiques et les rêves d’émancipation comme autant de négro spiritual qui les portent. La littérature noire américaine en témoigne : des hommes et des femmes invisibles, tel le héros du roman de Ralph Elison 14, ont su s’adapter à des limites ethniques pour développer des stratégies de survie. Et ils ont su jouer avec ces frontières pour construire des formes de reconnaissance et une certaine autonomie 15 de définition de soi. La limite, nous l’avons vu, est toujours paradoxale et doit se comprendre dans le double sens de la borne et du seuil. Tout l’enjeu est dans une bonne gestion de la tension du paradoxe pour traverser la ligne de couleur comme on change de monde. Là où il n’y avait qu’un mur, une clôture, une borne, il s’agit de passer. Passer au-delà : de l’état de minorité ghettoïsée derrière les murailles d’un ordre national à celui de transmigrants 16 ou de diasporas qui se réfèrent à un ordre supérieur de la mondialisation en subsumant les frontières, pour les transformer en passages, en vecteurs d’un savoir circuler. La plus haute tradition de la culture américaine, pays de migrants par excellence, nous parle de cette quête sur la frontière. Comment passer à un monde nouveau avec de nouvelles attitudes en « se scalpant des valeurs dépassées de l’ancien monde » selon la formule d’Emerson ? Toute la réflexion de ce grand pionnier de la pensée étasunienne repose sur une singularité du départ et de l’abandon au-delà des grands mythes de l’installation : une absence de racines et de fondements qui ferait que l’Amérique n’existerait que dans sa découverte comme l’héritage d’une fragilité. Fragilité que l’on retrouve dans l’œuvre de Melville selon Deleuze : ça commence à l’anglaise avec des portraits de famille sous la statue du père, mais ça continue à l’américaine lorsque les traits du héros s’estompent. L’image se brouille et une incertitude essentielle défait le sujet : la statue du père fait place à un portrait ambigu qui est celui de n’importe qui – I prefer not to selon la formule de Bartleby – perte des références, absence, mystère d’une vie dans une ligne de fuite. Le sujet perd sa texture : le patchwork américain devient la loi nous dit Deleuze : « Des traits d’expression s’échappent de la forme, telles des lignes abstraites d’une écriture inconnue, telles des rides qui se tordent du front d’Achab à celui de la baleine [...] qui risquent d’entraîner un marin dans la mer, un sujet dans la mort » 17. I prefer not to, trait d’expression émancipé, échappé de la forme linguistique qui contamine le langage, destituant le père de la parole exemplaire autant que le fils de sa possibilité de reproduire. L’émergence du nouveau consisterait ainsi à « pousser le trait », selon Deleuze, jusqu’à toucher la zone d’indiscernabilité, d’ambiguïté d’un autre devenir possible.
- 18 . Ahmed Boubeker, Les Mondes de l’ethnicité. Les ritournelles de l’ethnicité en pays jacobin, Balla (...)
- 19 . Judith Butler, Le Récit de soi, PUF, 2007, p. 42.
8Mais il est trop souvent impossible de passer la frontière ou de trouver dans la domination des possibilités de détour, de ruse ou de transgression. C’est le drame des « situations limites » autrement plus diverses que les grandes questions métaphysiques auxquelles les réduisait Karl Jaspers. C’est presque l’ordinaire de la vie quotidienne que d’assumer ou de ne plus supporter les tensions du paradoxe quand on vit dans un ghetto noir américain ou une banlieue française. Lieu de diffraction des valeurs dominantes et de l’errance immobile, lieu révélateur de la fragilité et de la précarité du sens, lieu de focalisation des contradictions et des problèmes de toutes sortes, ces no man’s land sont la quintessence de situations limites révélatrices des frontières intérieures de nos sociétés nationales. Comment en sortir ? Comment échapper à l’absurdité ordinaire et trouver une voie de passage vers d’autres mondes possibles pour soi et dans la relation à autrui ? Toute la littérature existentielle abonde sur le thème et il n’est pas anodin que les romanciers noirs en exil aient fréquenté le Saint-Germain des prés de Camus et Sartre. Un sujet qui a fait l’expérience de l’effondrement de sa vie peut se retrouver. Cela peut commencer par une confrontation à ses propres limites, dans un rapport aux autres ou à ses propres inclinations, et cette situation peut être tellement déstabilisante qu’elle devient une faille qui se profile derrière les façades de l’égo. La plupart des gens traversent ces crises de dépression et s’en relèvent en se bourrant de tranquillisants pour soigner le mal de l’infini, mais d’autres laissent la faille s’approfondir jusqu’à la nullification du soi, comme si dans une coquille brisée, les ténèbres intérieures voulaient s’échapper en dévorant la lumière. L’expérience de la fêlure et de l’épuisement devient éveil à soi. Ces nuits de l’identité abondent dans les histoires de vies immigrées, mais elles sont aussi parfois des seuils de changement : l’épreuve des limites semble nécessaire pour passer à une autre vie. Dans nos mondes de banlieue 18, les ritournelles de l’ethnicité sont une histoire d’échecs successifs et de rebonds qui témoignent d’une capacité de résilience ou d’une perlaboration – la construction d’un soi et d’un nous sur la précarité même de sa condition. Chaque génération a ses propres trous existentiels et ses lignes de fuite. Mais si les trajectoires du malheur se font écho, s’il y a toujours un cadavre au carrefour des mondes de l’ethnicité, à chaque âge, chaque ritournelle, le héros sacrifié invente la topologie en se tenant au seuil du monde qu’il veut ouvrir. En faisant de son corps une balise. Les ritournelles territoriales se composent sur le cadavre des aïeux. Si elles sont donc souvent des trajectoires du malheur, les parcours des figures de l’ethnicité sont donc aussi celles de héros d’endurance qui font de la souffrance, non pas un destin, mais un moyen de vivre une autre vie. Comme l’écrit Judith Butler, être défait, vaincu dès l’origine, est une souffrance mais aussi une chance d’être interpellé, obligé d’agir : « On ne peut offrir et recevoir de reconnaissance qu’à la condition d’être détourné de soi par autre chose que soi, de subir un décentrage et d’échouer à réaliser l’identité à soi. L’éthique peut-elle alors prendre un nouveau sens à partir de cet inévitable échec moral ? Je suggérerai que c’est possible et que celui-ci naîtra d’une certaine volonté de reconnaître les limites de la reconnaissance elle-même » 19. Le rapport aux circonstances et aux autres devient constitutif de l’impossible rapport à soi. Car il s’agit toujours de pondérer l’impondérable, organiser la dispersion, réfléchir aux conditions de possibilité du possible ou se construire en exposant ses propres limites. Quand le sujet doit ainsi penser les conditions de sa propre émergence, il doit nécessairement devenir un expert des circonstances ou des processus. Un sujet ou plutôt un « mauvais sujet » qui ne se reconnaît lui-même que dans des brefs passages à la limite qui le font sortir de lui-même. Un sujet comme foyer linéaire au carrefour des multiples trames des circonstances qui ne peut se concevoir que dans une perspective baroque.
Du baroque à l’anamorphose
- 20 . Henri Lopès, Le Pleurer-rire, Présence africaine, 1982. Ce roman de l’écrivain congolais H. Lopès (...)
- 21 . M. de Certeau, L’Invention du quotidien. 1. Les arts de faire, Gallimard, 1990.
- 22 . M. de Certeau, op. cit., p. 37-38.
9Issus de la diversité des poussées historiques, des intérêts et des pressions socio-économiques exercés par les différents vecteurs de forces continues, les mondes nouveaux sont, au sens propre, difformes et mal en point. Les emboîtements ne se font pas harmonieusement, d’après leurs promoteurs, comme il se devrait. Diverses tensions caractérisent, marquent et traversent ces douteux et « mauvais sujets » qui crient, bruissent au lieu de parler normalement, qui bondissent et sautillent à cloche-pied au lieu de marcher droit et bien. En outre, ces « mauvais sujets » ne savent plus se taire. Remuants, ils ne cessent de brouiller et déranger les lignes, cadres et jeux de l’ordre officiel si bien agencé. Indisciplinés notoires, ils n’ont de cesse de poser toutes sortes de questions et de problèmes. Il faut dire que ces êtres étranges ont toujours été des assignés de l’enclosure, des sujets des lieux étroits, sombres et silencieux, ils ont toujours été voués à l’insignifiance et à l’invisibilité. Quand bien même crieraient -ils au soleil de midi, leurs voix sont des murmures ou des bégaiements inintelligibles au regard du vocabulaire et de la grammaire classiques. Eux, tendus et aux aguets, c’est par les longues et déchirantes stridences qu’ils poussent et parviennent à fendiller et parfois à briser les épais murs de verre qui les enferment dans de splendides prisons de cristal. Une créativité de crise et de survie, avec la vitalité, la force et parfois la naïveté qui va avec, en surgit. Leur modalité de présence au monde ne peut donc pas ne pas être expérimentale. En ce sens, ils sont toujours acculés à hanter les caves et les lieux inhospitaliers de la marginalité et des périphéries. Expérimentaux sont leurs langages, leurs démarches et leur style. Ce sont de vraies perles mais irrégulières qui croissent à l’ombre de toutes les clandestinités. Quand bien même les convoquerait-on au centre, pour distraire et divertir les nantis et les notables, le poison de la condescendance ne leur est pas épargné. Les usages et les pratiques de ces « sauvages » semblent d’emblée voués à la disqualification tant ils sont réputés vénéneux pour les normes traditionnelles constituées et établies. Mais il apparait inévitablement que c’est par le rauque et le gouailleux ou même le strident des voix, par les contorsions, les danses et les acrobaties des corps de ces révoltés qui rient, crient, grimacent, parlent fort et jouent au « pleurer-rire » (Henri Lopès) 20 en inventant et usinant toutes sortes d’espaces, langues et lieux de contre-pouvoir que les limites seront critiquées et retravaillées, que les forteresses et citadelles de la centralité seront débordées et excédées pour être « pro-voquées » à et par de nouvelles dimensions. Face à la persistance d’un ethos de la domination qui (en dépit du fait que ses formes et ses moyens soient devenus officieux) n’a malgré tout pas cessé de s’adapter et de se réinventer, par sa capacité à la métamorphose, en générant toujours plus de diffraction, en disloquant toujours plus les solidités et les solidarités des corps et des espaces, des fronts et des zones de résistance se constituent, des initiatives et ruses nouvelles sont imaginées et s’inventent. Si cet ethos de la domination élargit son espace et tente d’augmenter son emprise sur les sociétés en accroissant toujours plus son espace et en rendant toujours plus subtils ses voies (voix) et moyens, les initiatives des dominés comme affirmation, dérobade, esquive, détournement, retournement, invention de langages baroques… sont une réponse aux manœuvres des dominants. Les idées développées par les travaux de Michel de Certeau, lui qui s’est tant intéressé aux insignifiants et aux illisibles, peuvent éclairer de manière pertinente les « arts de faire » propre à ces sauvages du monde prétendu postcolonial en tant qu’ils tentent avec dextérité et entêtement d’entreprendre une vraie « invention du quotidien ». 21 Surgissent alors au niveau des strates littéraires, associatives, politiques, économiques et religieuses des pratiques « buissonnières », des « braconnages », des « ruses ». Ceci n’est pas nouveau. Il semble que la colonisation a le don de réveiller cette réserve de créativité et d’inventivité potentielle qui git au cœur des groupes socio-historiques. En effet, «il y a longtemps, écrit Michel de Certeau, qu’on a étudié de l’intérieur la « réussite » des colonisateurs espagnols auprès des ethnies indiennes : soumis et même consentants, souvent ces Indiens faisaient des actions rituelles, des représentations ou des lois qui leur étaient imposées autre chose que ce que le conquérant croyait obtenir par elles ; ils les subvertissaient non en les rejetant ou en les changeant, mais par leur manière de les utiliser à des fins et en fonction de références étrangères au système qu’ils ne pouvaient fuir » 22.
10Ainsi vivant inévitablement proches, les uns à côté des autres dans un monde fini, il est désormais impossible d’éloigner quiconque. Les exils ne peuvent être qu’intérieurs entraînant des accentuations de la hantise et de la paranoïa chez les initiateurs de ces démarches d’exclusions intérieures. Les refoulés ne cessent, par tous les moyens, de faire retour. Seule la violence irrémédiable de la mort peut entraîner ceux qui sont décrétés, au nom d’on ne sait quel critère, indésirables peuvent être précipités dans l’obscurité du non-être. Mais même ainsi, leurs spectres et fantômes ne cessent, zombies, de revenir. Aussi, sommes-nous acculés à inventer des formules nouvelles et originales pour habiter encore le monde. Un monde de miroirs est ouvert à un miroitement universel. Par la pression ambiante, ces derniers peuvent être convexes, concaves, cylindriques ou autres. Les images des uns et des autres sont infiniment reflétées, déformées, transformées, décomposées et recomposées. Un monde spectaculaire se donne et s’ouvre à nous où tout est scoops, spectacle et spéculation. Il faudrait admettre que ces nouvelles plates-formes peuvent inaugurer une nouvelle session historique dans les rapports entre sujets engagés dans la longue négociation de l’histoire des peuples. Mais cela pourrait aussi se révéler une ornière où pourraient tomber les faibles, victimes des séductions du miroir aux alouettes qui, impitoyablement, piège ceux qui sont sujets au vertige et à l’éblouissement. Ainsi, les gestes, les usages et les théories se produisent-ils sous le modèle de l’anamorphose. Lire, traduire, interpréter, réinventer un discours original devient un mythe. Il y a à engager des programmes de critique et d’innovation voire de rénovation à partir du milieu. Il s’agit, non pas de fantasmer d’hypothétiques lumières du feu des origines, mais de s’engager hic et nunc dans la longue entreprise de la renégociation des codes, textes et images. Il s’agit d’embrayer avec les « moyens du bord » sans se raconter d’histoires. Il s’agit d’engager et d’avancer, à partir d’une critique transversale et sans complaisance, la réflexion et le discours vers des horizons historiques et non fabuleux. L’impératif déconstructiviste conduit à ne surtout plus être dupe de cet inconscient colonial comme force incidente de distorsion du sens. Ces rayons incidents et aberrants qui saturent, hantent tant la langue que les usages les plus quotidiens sont à démystifier par les armes de la critique déconstructrice.
Patchwork
- 23 . Homi Bhabha, Les Lieux de la culture, Paris, Payot, 2007, p. 77.
- 24 . Arjun Appadurai, Après le colonialisme, Paris, Payot, 2001.
- 25 . Paul Gilroy, L’Atlantique noire, modernité et double conscience, Paris, Éditions Kargo, 2003.
- 26 . Ce domaine d’étude reste embryonnaire en France et sa réception a fait l’objet de multiples malen (...)
- 27 . Christopher Alan Bayly, La Naissance du monde moderne, Les Éditions de l’Atelier, Paris, 2007, p. (...)
11Cette livraison du portique a une dimension patchwork – du fait de l’articulation des perspectives, des regards nomades, des écritures – dont nous assumons pleinement les risques. Tenter de « mettre l’invisibilité noir sur blanc » selon la formule d’Elison, c’est une gageure qui ne doit jamais perdre de vue sa dimension incertaine et le chaos sur lequel elle s’élabore : le patchwork, c’est déjà une exposition des limites qui peuvent tout aussi bien frayer une voie de passage que renvoyer à une dérive du repli. Les études postcoloniales ont-elles-mêmes essuyé le feu d’une critique les réduisant à une pensée éclatée, une pensée du fragment à l’image du postmodernisme. C’est pourtant cet éclectisme – appuyé par une certaine radicalité – qui a fait aussi la force de ce courant de pensée dans le monde universitaire anglo-saxon. Ce courant est une galaxie intellectuelle, née de la circulation des savoirs entre divers continents, qui est parvenue à décentrer le questionnaire des humanités. Grâce à son insistance sur le pluralisme culturel et épistémologique, il a permis l’installation, au cœur même de l’Académie, d’autres questions et d’autres savoirs. Si le discours sur la diversité culturelle n’est jamais neutre dans le champ social, dans les pays anglo-saxons les Postcolonial studies ont su se l’approprier en refusant le monopole du discours légitime dominant qui bloque toute rencontre dialogique dans une relation asymétrique. À un regard entendu sur la diversité, en termes de contenus culturels inscrits dans une séparation des cultures, Homi K. Bhabha, figure des Postcolonial studies, oppose sa version de la différence culturelle « centrée sur le problème de l’ambivalence de l’autorité culturelle » 23. Or les cultures sont toujours faites de discours mêlés, hétérogènes et mêmes contradictoires et dans n’importe quel groupe, l’affirmation de l’autorité culturelle pose le clivage entre tradition et innovation, entre identité et altérité, entre système de références stables et nouvelles significations. Bhabha nous propose donc de penser la culture loin du musée imaginaire bien ordonné des cultures nationales. Sa mise en œuvre comme stratégie de survie, intriquée dans de multiples formes hybrides, serait transnationale. Transparaît ainsi un monde de cosmopolites vernaculaires se glissant entre les traditions dans une perspective de la migration comme rencontres : on croit toujours recréer ici le monde de là bas, mais on est ici et le monde est toujours nouveau car on ne cesse de le créer. Et les origines elles-mêmes se meuvent et se redéfinissent avec les frontières. Sur un registre voisin, l’anthropologie transnationale d’Arjun Appaduraï, auteur de « Après le colonialisme » 24 prétend rompre avec une conception de la globalisation fondée sur un clivage entre centre et périphérie. Il insiste sur la dimension diasporique des nouvelles cultures de l’immigration, sur une capacité à réinventer des communautés à distance dans le grand maelström de la mondialisation. Dans cette perspective, les frontières interethniques, loin d’être des barrières protectrices d’identités préalablement définies de manière close, sont le lieu de construction d’identités nouvelles. Une culture diasporique donc, fondée sur des phénomènes d’hybridation. Hybridation ou encore créolisation pour reprendre le terme des Antillais Édouard Glissant, Patrick Chamoiseau et, sur un autre registre, Paul Gilroy qui découvre une mémoire longue de l’Atlantique noire 25. L’apport de ces auteurs parmi d’autres permet ainsi une compréhension du postcolonial émancipée du relativisme culturel en situant l’argument de la différence dans son historicité. Et l’on comprend mieux l’usage qu’ont pu faire les Subaltern studies du concept gramscien d’hégémonie pour s’opposer à une vision dogmatique de la domination : l’autonomie de la culture ne prend sens que dans cette perspective qui la relie à d’autres domaines dans une logique de rapports de force relevant d’une historicité. Rien de tel encore en France où règne le malentendu sur le postcolonial, la confusion avec un multiculturalisme débridé virant à la guerre des mémoires. Mais on ne saurait s’en étonner vu l’illégitimité universitaire de l’histoire coloniale. Cette dernière ne semblait n’intéresser d’autant plus personne qu’elle est restée longtemps conçue que dans son rapport à l’hexagone, ignorant le point de vue des principaux intéressés, « peuples sans histoire » ou ayant raté le train de l’histoire selon le discours de Dakar du Président Nicolas Sarkozy (Juillet 2007). Et que dire des malentendus de la réception des Postcolonial studies en France 26 ! Et pourtant les auteurs de ce courant ont été eux-mêmes inspirés par les œuvres de Derrida, Foucault, Deleuze, Lacan… La French Theory a été en effet une pionnière de la critique et de la déconstruction des métarécits de la philosophie occidentale. Là où la tradition métaphysique situait la superbe du sujet universel, elle a dévoilé la supercherie d’une forteresse vide construite sur une généalogie de discours articulant pouvoir et savoirs. Et en contrechamp de ces régimes de vérité caporalisant le monde sous la botte du concept, elle a mis en perspectives des ritournelles du nomadisme et de l’échappée belle. Le paradoxe est que cet héritage semble s’être perdu dans les limbes en France alors qu’il a fructifié hors de nos frontières. C’est précisément tout l’enjeu de ce numéro du Portique dans sa dimension patchwork que de renouer avec cet héritage et de mettre en perspective des convergences à travers des effets concrets de limites postcoloniales qui recouvrent des situations diverses. Dans un rapport étroit à l’actualité, la question postcoloniale apparaît comme un régime d’historicité commun à nos sociétés. Ou plutôt, comme le connecteur d’une histoire globale au sens de Christopher A. Bayly, dans la mesure où elle refuse toute contradiction « entre l’étude des fragments de société ou des exclus du pouvoir d’une part et celle des grands processus par lesquels la modernité s’est construite de l’autre » 27.
- 28 . François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Seuil, 2003.
- 29 . Ibid.
- 30 . L’Odyssée n’est-il pas un texte fondateur qui s’est prêté à d’inépuisables relectures – Joyce not (...)
12Une histoire qui serait aussi une épopée, un nouveau grand récit…from below ! Osons même un parallèle avec la légende d’Ulysse. L’Odyssée narre les épreuves du héros grec à la reconquête de lui-même, après une longue expérience de l’invisibilité et de la nostalgie qui, à bien des égards, évoque celle d’une actualité de l’immigration postcoloniale. François Hartog nous raconte ainsi que chaque épisode du voyage d’Ulysse construit un élément de réponse à la question que se pose la pensée grecque à ses origines. Et Ulysse apparaît comme le héros qui essaie de construire l’humain en cherchant ses limites dans un projet de fidélité et de mémoire. Pour François Hartog 28, l’Odyssée dessine une topologie plutôt qu’une topographie : une topologie qui permet de tracer les contours d’une identité grecque par le mouvement d’un retour sans cesse contrarié. Ce n’est pas le voyage lui-même qui importe, nous dit Hartog, mais le voyage comme opérateur discursif et comme schème narratif, le voyage comme regard éloigné qui, par le détour de l’ailleurs, met en question le même. C’est donc la question de l’autre comme condition de l’identité à soi qui est posée, ce qui souligne une conception essentielle de la culture ne se reconnaissant que sur la frontière avec d’autres mondes, où elle peut déployer toutes ses capacités d’écoute et d’étonnement. Comme l’immigré, Ulysse est donc un homme de la frontière, des multiples frontières qu’il ose passer au risque de se perdre. Et son voyage qui apparaît « comme un effort de la culture grecque pour s’élancer vers elle-même en se reliant à d’autres sources » 29, n’ouvre-t-il pas aussi une perspective de l’ethnicité – une multiplicité au lieu d’un centre ? Du héros grec 30 aux antihéros de la déshérence postcoloniale, on peut ainsi découvrir l’ethnicité du point de vue d’une topologie articulant espaces multiples et différentes temporalités. Et, au-delà de l’épopée homérique, notre théâtre urbain pourrait témoigner d’un parcours de l’ethnicité qui affronte ses limitations, répond au défi de situations limites – urbaines, historiques, éthiques ou politiques, mêlant la ségrégation urbaine, le non-lieu de mémoire, l’impasse existentielle et l’inexistence politique – dont les grandes lignes de fuite passent par des carrefours de lieux et de liens, en quête d’une reconnaissance toujours inachevée, se heurtant à des visions publiques qui les identifient à un défaut d’intégration ou des dérives communautaristes. Il faut y voir aussi une histoire des rencontres entre l’immigration et la société française, une histoire pleine de bruits et de fureur, mais aussi, le plus souvent, de silences, de dénis, de refus de voir ou de reconnaître, une histoire d’échecs, de mésentente, de fin de non recevoir réitérée dont il s’agirait de retrouver les traces dans différents contextes, sur une ligne de circonstances discontinue, de fêlures, fractures et ruptures aux croisements des sites d’une crise de notre société postmoderne.
Le Portique et les frontières ouvertes de la Philosophie
- 31 . L’affirmation du sensible a été conceptualisée par des philosophes comme Deleuze ou Lyotard, figu (...)
- 32 . Sur l’engagement dans l’actualité, se référer à Michel Foucault, « Qu’est ce que Les Lumières ? » (...)
13La démarche initiée par le présent numéro rencontre en son point crucial l’esprit et l’histoire de la revue le Portique, revue de philosophie et sciences humaines qui dès sa naissance a toujours porté la préoccupation de l’ouverture, voire de l’aventure en des territoires autres. Tresser et tisser des liens, croiser des approches et des démarches, se laisser interpeller par ce qui ne va pas de soi ou par ce qui semble trop bien admis et semble donner des gages de normalité à tel point qu’on oublie de l’interroger. Apprendre à se méfier des lieux et objets silencieux, lisses et rassurants. Quoi de plus stimulant qu’une démarche croisée qui se déplace souvent sur des points et lignes de tension où l’on flirte avec le déséquilibre, la rupture et le risque de basculement ? En superposant les grilles de lecture, en n’hésitant pas à « trafiquer » et à retourner les optiques, nous courons, et tant mieux, le risque de voir autrement, de voir différemment. Et, tant pis si nous risquons l’hallucination ou le strabisme devant des images et des profils étranges ou baroques. Faire se croiser dans une composition pas toujours disciplinée, les ressources, méthodes et thématiques des sciences humaines dans leur diversité est le gage d’un possible retournement du regard qui pourrait permettre de saisir de l’intérieur toute la vitalité des dynamiques discrètes qui couvent au cœur des lieux pas toujours fréquentés voire pas fréquentables. Les lieux théoriques, culturels et sociopolitiques qu’on voudrait officiellement inscrire et cantonner dans les non-lieux des marges et qui de ce fait là même ouvrent à la saine et nécessaire controverse sont toujours susceptibles de fécondité. Il convient de les investir avec les outils des sciences humaines pour faire émerger d’autres lieux sous-jacents, d’autres histoires, d’autres sensibilités et d’autres images. Les moyens du regard philosophique qui est accommodation permanente et perception toujours corrigée doivent être mobilisés pour ajuster des focales qui sont toujours excédées par un réel qui aura toujours une longueur d’avance. Parce que lorsqu’elle renonce à la quête des essences dans le ciel des idées pour se confronter aux réalités sensibles 31 des sciences sociales et humaines, la démarche philosophique peut encore toucher à l’essentiel. La philosophie à contre-courant comme questionnement ou comme réflexion sur des savoirs assujettis. La philosophie comme engagement au nom des enjeux de notre actualité 32 qui rend sa place au foisonnement d’une capacité d’agir qu’aucune discipline ne saurait borner entièrement. La philosophie, en contre-champ d’un formatage sociétal et de son système d’évidences qui font passer les vessies pour des lanternes.
Notes
1 . William Du Bois, « Les âmes du peuple noir », Éditions Rue d’Ulm/Presses de l’ENS, 2004, p. 10-11.
2 . Voltaire, Œuvres complètes, Éd. Moland, t. XII, p. 210.
3 . Au-delà des dérives de la craniologie, c’est toute une problématique raciale que la fortune du mot « ethnie » en France souligne au xixe siècle. Issu du grec « ethnos », le terme est adopté par des théoriciens modernes en référence à une problématique raciale. Dans l’Essai sur l’inégalité des races humaines (1854), Gobineau utilise l’adjectif « ethnique » pour mettre en avant une dégénérescence qui serait liée au mélange des races. Mais la fortune du mot est surtout le fait de l’ethnologie et de la pensée coloniale. Pour la politique des administrateurs coloniaux en Afrique et en Asie à laquelle l’ethnologie française apporta son concours théorique, il s’agissait à la fois d’identifier les races et de les réduire à une position subalterne. Une qualité spécifique était ainsi déniée aux « sociétés exotiques » restées à des « stades d’enfance de l’humanité » : l’historicité.
4 . Michel Foucault, Dits et écrits, tome III, Cours du 7 janvier 1976, Gallimard, 1994, p. 165.
5 . Jean-François Lyotard, La Postmodernité expliquée aux enfants, Galilée, 1985, p. 44.
6 . Georges Balandier, Le Détour, Fayard, 1985, p. 14.
7 . Ibid, p. 15.
8 . Ibid, p. 21.
9 . Albert Camus, L’Homme révolté, Gallimard, p. 25.
10 . Edmond Beaujon, Némésis ou la limite, Gallimard, 1965, p. 137.
11 . Yves Barel, La Quête du sens, Seuil, 1987, p. 10-11.
12 . Arjun Appadurai, Géographie de la colère. La violence à l’âge de la globalisation, Payot, 2007. Dans un monde aux frontières brouillées par les flux globaux, la violence interethnique, le nationalisme débridé ou la politique sécuritaire sont autant de pis-aller pour raviver le flambeau de certitudes culturelles déclinantes.
13 . Stuart Hall, Identités et cultures, Amsterdam, 2007, p. 277.
14 . Ralph Elison, Homme invisible pour qui chantes-tu ? Grasset, 1984.
15 . Ils ont construit ainsi certains repères notamment à travers le rire ou le blues comme le souligne Nathalie Cochoy. « Le blues, c’est le désir de garder en vie, au cœur d’une conscience meurtrie, les détails et les épisodes d’une expérience brutale, de mettre le doigt sur ces déchirures et de les transcender [...] en puisant dans cette expérience une forme de lyrisme proche du tragique, proche du comique » (Nathalie Cochoy, Ralph Elison, Paris, Belin, 1998, p. 10). Nathalie Cochoy précise que dans les essais d’Elison, « le blues rejoint l’idéal de la frontière. L’auteur évoque en des termes similaires l’espoir qui vibre dans le blues et celui qui motive la progression vers l’ouest : état de veille teinté de rêve, la frontière est à l’origine cette soif d’infini qui ébranle sans regrets toutes les certitudes, toutes les connaissances ». Elle évoque une « discipline doublement culturelle et existentielle » qui loin de nier la douleur au nom du rêve et de l’illusion fait l’épreuve de la frontière et des limites imposées pour aller au-delà : « le blues commence par le désastre ».
16 . Alain Tarrius et alii, Transmigrants et nouveaux étrangers, Presses Universitaires du Mirail, 2013.
17 . Gilles Deleuze, Critique et Clinique, Minuit, 1993, p. 100.
18 . Ahmed Boubeker, Les Mondes de l’ethnicité. Les ritournelles de l’ethnicité en pays jacobin, Balland, 2003.
19 . Judith Butler, Le Récit de soi, PUF, 2007, p. 42.
20 . Henri Lopès, Le Pleurer-rire, Présence africaine, 1982. Ce roman de l’écrivain congolais H. Lopès est désormais une œuvre classique de la littérature africaine. Le protagoniste est le président Tonton Bwakamabé na Sakkadé. Un ancien combattant devenu, à la faveur d’un coup de force, président de la République. Son pouvoir est caricatural. Il ne cesse cependant pas de susciter l’invention de nombreuses ruses qui sont autant de contre-pouvoirs.
21 . M. de Certeau, L’Invention du quotidien. 1. Les arts de faire, Gallimard, 1990.
22 . M. de Certeau, op. cit., p. 37-38.
23 . Homi Bhabha, Les Lieux de la culture, Paris, Payot, 2007, p. 77.
24 . Arjun Appadurai, Après le colonialisme, Paris, Payot, 2001.
25 . Paul Gilroy, L’Atlantique noire, modernité et double conscience, Paris, Éditions Kargo, 2003.
26 . Ce domaine d’étude reste embryonnaire en France et sa réception a fait l’objet de multiples malentendus. Le principal porte sur le mot postcolonial lui-même : en France on s’arrête à une étymologie basique : postcolonial, ça veut dire benoîtement après la colonisation ! En revanche dans le monde anglo-saxon le mot a pris une dimension épistémologique qui permet de dépasser la simple chronologie : l’enjeu, précisément, c’est de sortir d’une lecture linéaire de l’histoire, considérer le post comme un « au-delà », une rupture radicale qui ouvre sur la construction d’un autre rapport au passé, au présent et au futur. Dans cette perspective la scène de l’histoire est constamment agrandie et le pont de l’histoire est comme jeté, entre hier et demain, l’événement présent comme une corde tendue qui ne saurait être imaginée sans les nœuds d’impact dans le passé et l’avenir. Pour les Postcolonial studies, seuls ces allers retours dans le temps permettent d’appréhender les multiplicités qui nous traversent, les agencements de sens et les devenirs minoritaires de tout un chacun. Et si les temporalités ne sont plus embrigadées dans des séquences basiques, il en est de même pour l’espace : entre l’ici et là bas, le centre et la périphérie, les vieux clivages sont mis à mal. Car l’enjeu est de renverser les perspectives, « Provincialiser L’Europe » selon la formule de Dipesh Chakrabarty.
27 . Christopher Alan Bayly, La Naissance du monde moderne, Les Éditions de l’Atelier, Paris, 2007, p. 30.
28 . François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Seuil, 2003.
29 . Ibid.
30 . L’Odyssée n’est-il pas un texte fondateur qui s’est prêté à d’inépuisables relectures – Joyce notamment, qui fait d’Ulysse le héros misérable d’une épopée moderne qui souligne toute la dérision de l’histoire contemporaine ?
31 . L’affirmation du sensible a été conceptualisée par des philosophes comme Deleuze ou Lyotard, figures de la « French theory ». Elle a permis de contester l’uniformité sociale et de discuter les rapports de visibilité et d’invisibilité. Mais c’est Jacques Rancière qui lui donne un sens plus politique : faire bouger les lignes des partages a-priori qui orientent l’action. La politique selon Rancière travaille le cœur même des évidences ou le partage du sensible, « ce système d’évidences sensibles qui donne à voir en même temps l’existence d’un commun et les découpages qui définissent les places et les parts respectives » (Jacques Rancière, Le Partage du sensible, esthétique et politique, La Fabrique, Paris, 2000, p. 12).
32 . Sur l’engagement dans l’actualité, se référer à Michel Foucault, « Qu’est ce que Les Lumières ? », Dits et écrits, tome IV, Gallimard, Paris ? 1994. Une relecture de Kant permet à Foucault de proposer une conception de la modernité comme un ethos, une « attitude qui permet de saisir ce qu’il y a d’héroïque dans le moment présent » (p. 569). Un ethos, un questionnement ou plus précisément la réactivation permanente d’une « critique de notre être historique » pour échapper à l’éternel chantage du choix binaire entre nous et les autres.
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Electronic reference
Ahmed Boubeker and Serge Mboukou, “Présentation”, Le Portique [Online], 39-40 | 2017, Online since 20 January 2019, connection on 03 October 2024. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/leportique/2910; DOI: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/leportique.2910
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