Ainsi Barthes, ainsi
Résumés
Tout en accordant à Roland Barthes sa critique de la tautologie, n’est-il pas possible de trouver dans ses textes des formes non stériles de tautologie ?
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Ces fragments sont dédiés à Abdelwahab Meddeb.
Texte intégral
Fragment R 1
- 1 Lecture aux Rencontres d’Arles le 8 juillet 2015 à l’invitation de Rodolphe Burger dans l’atelier « (...)
1« Racine, c’est Racine ».
2On connaît la critique virulente que Roland Barthes fait de cette tautologie : anti-intellectualisme petit-bourgeois (le pire), arrogance, spontanéisme, refus de la pensée et de la critique, etc.
3Tout cela admirablement résumé en :
4« Racine, c’est Racine : sécurité admirable du néant »
5On sait combien, plus tard, Roland Barthes devait être atteint par le conflit que déclencha son Sur Racine ; il apprit à ses dépens que « Racine, c’est Racine » et qu’il ne faut pas toucher à l’incarnation tautologique du génie national.
6Cette polémique lui donnait donc raison, lui qui, de plus n’aimait pas Racine !
7N’y a-t-il vraiment rien à dire en faveur de cette tautologie ?
8L’actrice qui déclenche l’ironie de Barthes vient de jouer le rôle d’Athalie. Qu’a fait cette actrice sinon « dire Racine ». Barthes, lui, n’a pas su dire Racine. Il raconte que pour se désennuyer lors des nombreux voyages Paris-Urt, il a tenté d’apprendre la mort de Phèdre et qu’il n’y est jamais parvenu !
9Moins théâtralement, cette tautologie énonce une proposition qui met en jeu un nom propre. Le nom propre est hors signifié : il ne renvoie qu’à un être unique. Cette tautologie n’a rien à voir avec l’autre tautologie mentionnée par Barthes dans cette même mythologie : « un sou est un sou ». Car il s’agit alors d’une stricte équivalence – et même selon Marx de « l’équivalence générale » – alors que « Racine c’est Racine » tente d’évoquer l’incomparable.
10Il écrit lui-même : « le nom propre est une monstruosité sémantique, il est le siège d’un phénomène d’hypersémanticité qui l’apparente de très près au mot poétique » (Proust et les noms).
11Que dire de Roland Barthes sinon que c’est Roland Barthes – ou bien qu’il est Roland Barthes ? et comment faire la différence entre ce qu’il est et qui il est ? Roland Barthes écrit un Roland Barthes par lui-même. Lui m’aime. Que désirer d’autre – sinon le même, le « m’aime » ?
Fragment B
12Dans Roland Barthes par lui-même on trouve un fragment intitulé « j’aime/je n’aime pas ». Nous retrouverons plus tard le verbe « aimer » et sa déclaration. Pour le moment, arrêtons-nous sur ce que Barthes dit ne pas aimer.
13La liste commence par « les loulous blancs ». Bien entendu je m’intéresse à la répétition qui forme le mot « loulou ». Je remarque aussi qu’il peut paraître surprenant que le blanc de ces loulous soit enveloppé dans le rejet de celui qui a créé l’expression d’« écriture blanche ». Il faut que le rejet des répétitifs loulous soit bien fort pour emporter le blanc avec lui.
14La liste continue : « les femmes en pantalon, les géraniums, les fraises, le clavecin, Miro, les tautologies »
15Je m’arrête à ce mot. Vingt-et-un autres mots et noms vont suivre jusqu’au « etc. » final. « Tautologie » est le seul terme qui désigne une forme langagière (il n’y en a aucune dans la liste des « j’aime » qui a précédé).
16Qu’appelle-t-on tautologie ?
17Barthes donne l’exemple de Bouvard et Pécuchet : « le goût c’est le goût ».
18(Ce qui donne en somme, si on y pense, le principe du fragment « j’aime/ je n’aime pas » !!!).
19(Le goût, c’est le goût et le dégoût c’est le dégoût).
20Formalisé, cela donne A est A, B est B, etc.
21B est B, c’est la formule juste. Beaucoup se trompent et disent « B=B ». C’est faux. Il existe des centaines de pages dans des traités de logique et de métaphysique pour tenter de dire le sens de « B est B », qui n’est précisément pas une égalité.
22C’est Heidegger qui a donné l’expression la plus précise d’une pensée rigoureuse de la tautologie :
23« La formule A=A indique une égalité. Elle ne présente pas A comme étant le même. La formule courante du principe d’identité voile précisément ce que le principe voudrait dire, à savoir que A est A, en d’autres termes, que tout A est lui-même le même. […]
24Il est donc préférable de donner au principe d’identité la forme A est A, et cette forme ne dit pas seulement : Tout A est lui-même le même, mais bien plutôt : Tout A est lui-même le même avec lui-même. L’identité implique la relation marquée par la préposition « avec », donc une médiation, une liaison, une synthèse : l’union en une unité. De là vient que, d’un bout à l’autre de l’histoire de la pensée occidentale, l’identité se présente avec le caractère de l’unité » (Identité et différence).
25Lorsque Heidegger dit « d’un bout à l’autre » il veut rappeler que la philosophie commence par l’énoncé de Parménide : « l’être est, le non-être n’est pas ». De Parménide à Heidegger et à aujourd’hui, on s’est posé la question du sens de : être.
26Parménide : « l’être est », 2500 ans de philosophie plus tard : Heidegger, « l’être n’est pas ». Ça pourrait faire rire mais c’est 2500 ans de la pensée spéculative la plus haute ! Ce qui veut dire que « être » n’est rien de simple. Ce n’est pas « quelque chose » et en ce sens ça n’est pas.
27Le même, idem, est une pensée aussi difficile que celle de l’être. On est aux limites du langage, le langage défaille dès qu’on cherche à définir les mots les plus banals, c’est-à-dire ceux qu’on répète sans cesse. Or c’est bien de répétition qu’il s’agit (ou de déport : dans la tautologie, B est indifféremment sujet ou prédicat, chacun peut être déporté sur l’autre. Se pourrait-il que cette translation ne touche en rien à B ?).
28Qu’appelle-t-on tautologie ? Une double énigme ! Énigme que « être », énigme que « même ».
29La tautologie est-elle clôturante ? Non, Barthes. Non, justement parce qu’il y a énigme. Et peut-être le pressentez-vous, Barthes…
30Si on admet savoir ce qu’est une tautologie en affirmant qu’elle ne dit rien, pourquoi cette proposition aurait-elle le moindre intérêt ? Eh bien nous dit Clément Rosset, « la tautologie rend justice au réel sur le point crucial de son unicité, elle nous rend attentif au fait émouvant que ce qui existe, existe ».
31J’ajoute qu’elle nous rend aussi attentif au fait parfois cruel que ce qui n’existe plus n’existe plus.
32Qu’est-ce qui se passe devant ces faits, ces émotions ?
33Il se passe ce que le bouddhisme nomme en japonais satori : le réveil devant le fait. L’éveil plutôt. L’éveil devant le fait et par le fait.
34Pessoa : « les choses n’ont pas de signification : elles ont une existence. Les choses sont l’unique sens occulte des choses » (le Gardeur de troupeaux). Je relève « occulte » : c’est ce que j’ai tenté de dire, que le sens s’occulte, que le sens « unique » s’occulte.
35Dernière remarque : l’énoncé de Parménide se trouve dans un texte en vers, on parle du poème de Parménide. Et le poète nous dit cet énoncé : « l’être est, le non être n’est pas ». Il nous le dit en hexamètres dactyliques et il nous dit que c’est la seule parole, monos mythos, et qu’elle nous conduit hors des sentiers battus ! (le contraire de Barthes) !
36Ainsi avons-nous quitté la logique, peut-être la métaphysique et aussi la rhétorique : peut-être ne peut-on penser la tautologie que poétiquement ?
Fragment T – t(el)
37Ce serait d’abord une poétique du TEL. Voire une rythmique, une idiorrythmie comme il dit : à chaque étape, on retrouve le TEL. Et d’abord en amour. Comme écrit Barthes :
38« Mon amoureux je le veux immortel ». Tel. Tel Quel.
39Cet accueil du tel va conduire Barthes au-delà de la critique de la tautologie. Dans Roland Barthes, roman, Philippe Roger écrit : « c’est l’un des coups de théâtre de ce discours amoureux que de réhabiliter la tautologie – à sa manière, la tautologie est intraitable. Ce qui dans la topique amoureuse est bien ». Intraitable la tautologie ? Trop tard… je poursuis mon petit traité…
40Exemples :
41« Le bon amour relève de la pure tautologie ».
42« Que dire de ce qu’on aime, sinon je l’aime et le répéter sans fin » ?
43« Est adorable, ce qui est adorable », etc.
44Barthes reconnaît un certain pouvoir hypnotique au stéréotype : quand on est amoureux on répète des mots dans la magie et l’enthousiasme. Est-ce la répétition qui engendre la jouissance ?
45Barthes avait examiné cette thèse dans le Plaisir du texte pour dire qu’il ne la partageait pas : « […] la répétition engendrerait elle-même la jouissance. Les exemples ethnographiques abondent : rythmes obsessionnels, musiques incantatoires, litanies, rites [… or] répéter à l’excès, c’est entrer dans la perte, dans le zéro du signifié ».
46C’est donc plutôt la jouissance qui appelle la répétition, dont la tautologie est la forme absolue.
47D’un cliché l’autre, du cliché langagier au cliché photographique, ça se déclenche autrement ; ça devient amoureux.
48Et c’est l’amour qui va conduire Barthes à la photo du jardin d’hiver et à cette affirmation : « par nature, la photo a quelque chose de tautologique ». Cette tautologie consiste en ce que la photo est « littéralement une émanation du référent ».
49Le « tel » ou le « c’est ça » : « ainsi parcourais-je les photos de ma mère selon un schéma initiatique qui m’amenait à ce cri, fin de tout langage : « c’est ça ». Le plat « c’est ça » juste « ça ». Rien de spécial.
50Si devant une photo ou un haïku, on est amené à dire « c’est ça, c’est bien ça », ce n’est pas pour établir que la photo ou le haïku serait bien conforme au modèle, identique au référent, pas du tout : en effet « ça » lui-même ne préexiste pas dans le modèle mais a été produit par le texte du haïku ou par la photo.
51À propos de la mimesis, on sait qu’Aristote dans la Poétique dit d’un bon portrait qu’on pense « c’est bien lui » et donc qu’il renvoie évidemment au modèle. Mais si on dit « c’est ça », on aurait peut-être affaire à ce que Lacoue-Labarthe désigne comme une mimèsis sans modèle (Je signale que dans la Chambre claire, Lacoue-Labarthe est cité par Barthes, j’imagine que celui-ci a trouvé du plaisir à se féminiser discrètement tout en se tautologisant). (Par ailleurs, je me demande si dans la Chambre claire, Barthes ne se présente pas tout du long selon une certaine mimèsis de la Sainte Thérèse de Bernini – irradié jusqu’à l’extase – un des derniers mots du texte.)
52Le « ça » semble d’abord être une pure émanation du référent, ce qui ferait perdre tout caractère de ressemblance. On oublie alors qu’il a fallu l’intervention du photographe ou du poète comme si leurs œuvres étaient acheiropoïètes.
53Barthes le souligne lui-même dans la Chambre claire. « La Photographie a quelque chose à voir avec la résurrection : ne peut-on dire d’elle ce que disaient les Byzantins de l’image du Christ… à savoir qu’elle n’était pas faite de main d’homme, acheiropoïetos ?
54Dans la Chambre claire, la note est tenue (au sens musical) du « ça a été » au « c’est ça » : la photo, c’est tout à la fois le passé immobilisé dans le passé et le passé présenté au présent. Il est difficile alors de ne pas songer au « ça » de Freud qui ignore le temps et qui est la présence en nous de ce que nous appelons « passé ».
55Barthes écrit : « On dirait que la Photographie emporte toujours son référent avec elle, tous deux frappés de la même immobilité amoureuse ou funèbre, au sein même du monde en mouvement ». On dirait – écrit-il au conditionnel, puisqu’il sait très bien que la photo n’emporte rien – Barthes pourrait donc bien être d’accord avec ça…
56Je reprends.
57« La photo est littéralement une émanation du référent » cela veut dire que la photo coule (manare en latin), découle de la personne photographiée, de sa « chair » selon le mot que Barthes emploie aussi à ce propos. L’émanation est une provenance physique ou plus exactement chimique, une empreinte, un jaillissement ou un suintement. Bien sûr pour un philosophe le mot « émanation » fait penser à Plotin. C’est bien de l’Un que ça émane ou c’est l’Un qui émane, procède ou irradie – l’Un lui-même…
58L’émanation donne lieu à l’« évidence rare du “ainsi, oui, ainsi, et rien de plus” ».
59Dans la Chambre claire, il dit de la photo qu’elle n’est jamais qu’un « chant alterné » de « voyez, vois, voici », qu’elle ne peut sortir de ce pur langage déictique. C’est pourquoi elle est si proche du haïku.
60Et pourtant on peut approcher par ce biais la grande tautologie d’Exode, III, 14.
61Ehyeh asher ehyeh. Yahwé désigne la création, se désigne et nous dit : voyez, voici. Voici mon selfie, voici ma photo ! Tel je suis ! tel je serai ! fiat lux, flash. « Le sens n’y est qu’un flash, une griffure de lumière ». Clic ! Barthes aime beaucoup le bruit des appareils photo.
62Il va de soi qu’il n’y a pas de pellicule dans l’appareil, pas plus qu’il n’y a de sé dans le sa « Dieu » comme le souligne Barthes dans Comment vivre ensemble ?
63« Dieu comme sa » (alors que Dieu = sé absolu puisqu’en bonne théologie, il ne peut être le sa de rien d’autre que de lui-même : « Je suis celui qui suis »).
64Phototautothéologie.
65Et que dit Yahwé ou que montre-t-il ? il répète RB, Rimbaud cette fois : « Je est un autre » : bien sûr puisqu’il est l’Autre (avec majuscule). Dans FDA, Barthes dit que comme sujet amoureux, il n’est pas un autre, qu’il ne peut être autre et que c’est ça qui le rend fou !
66Donc il est « je », « je est je », tautologique. Démoniaque la tautologie ?
67C’est le moment de revenir à l’unicité dont parlait Clément Rosset et qui est essentiellement liée à l’existence réelle du to auto, du même. Unicité de l’aimé, unicité de l’instantané saisi par la photo ou le haïku et unicité du Dieu unique. Tel : El est après tout le plus ancien nom du dieu qui n’a pas de nom.
Fragment ARTS
68Dans le nom de Barthes il y a le mot « arts » au singulier et au pluriel. Jude Stefan a également repéré « art » dans le nom de Barthes. J’intègre le « s » final pour engager une diversité de pratiques, puisque c’est ce qui arrive chez Barthes. Était-il gêné de cette boursouflure au sein de son nom ? mais avec le H E, le nom s’écarte du mot et part dans une échappée silencieuse, discrète – hypersémantique.
69Georges Steiner, dans le commentaire qu’il fait de la tautologie yawhique, pense que ses échos au xxe siècle sont artistiques ; j’ajoute qu’ils ne peuvent que l’être : la tautologie divine ou le divin comme tautologie ne peuvent aujourd’hui qu’émaner - en art.
70L’une des formes artistiques est musicale : c’est Schoenberg, dans le Moïse et Aaron.
71Schoenberg ne met pas en musique le « je suis qui je suis » « mais laisse Moïse décliner la liste des traits de son inaccessibilité ». Inconcevable parce qu’invisible, inconcevable parce que incommensurable, inconcevable parce que infini.
72Les voix qui sortent du buisson ardent (tous les modes de voix) suggèrent que ce n’est que par la pluralité « via une perception fragmentée, que l’oreille humaine peut saisir l’unité cachée de l’auto-désignation de Dieu ».
73Répétons que le Moïse et Aaron est inachevé et que la partition se termine sur le cri de Moïse :
74« O Wort, du Wort das mir fehlt » =
75« Rien ne saurait, rien ne peut Lui donner expression.
76O mot, mot qui se dérobe à moi ! » (mot, ou « verbe »…)
77Inexpressif Yahwé ? Cela doit plaire à Barthes.
78L’autre évocation est poétique puis qu’elle se trouve dans le Psaume (ou contre-psaume) de Celan qui, selon Steiner, en écrivant :
79Loué sois-tu, Personne
80paraphrase la tautologie et profère : « Je ne suis pas ce que je suis » ou « Je ne suis plus ce que j’étais ».
81Quand Barthes recherche la bonne photo de la mère – l’aphoto (« l » apostrophe) de l’amer (« l » apostrophe) –, il est seul, sa mère est morte. Seul comme Yahvé ? selon Steiner on peut entendre dans la grande tautologie divine, « l’écho assourdi d’une solitude infinie, la grammaire du spéculaire dans la tautologie étant la figuration d’un esseulement ».
82La bonne émanation de celle qui me laisse seul, irrémédiablement, est aussi celle qui me permet de dire sa tautologie. « Mam » c’est presque « même » aussi bien que « m’aime ». Mais c’est mieux encore si m – a – m : à la place d’un « être » et d’une identité simple, un « avoir » et un rapport, ou bien une exclamation (ah !).
83« Oh ! ah ! personnellement j’aime ces interjections très littéraires ; il me semble que ça déraidit la syntaxe […] un oubli du thétique, un non-contrôle de la loi sujet/prédicat ; un bref sanglot ou soupir (comme en musique) ».
84Le développement d’une tautologie ne peut s’accomplir dans le langage si ce n’est par la répétition toujours à nouveau remarquée qu’en a faite Gertrud Stein « a rose is a rose is a rose ». En se relançant, la tautologie se révèle infinie.
85« … Et la littérature commence, c’est-à-dire un langage mystérieusement tautologique » (préface à Chateaubriand : Vie de Rancé).
86« A rose is a rose is a rose… » – On sent bien que c’est immédiatement musical (n’est-ce pas, Rose ? RB, Rodolphe Burger pourrait le chanter ?). La tautologie bascule dans l’alogie, dans l’exemption de sens si recherchée, si goûtée par Barthes.
87Le poétique a en charge le bruissement de la langue : l’affleurement du sens, l’effloresens (s-e-n-s) de la pivoine, de la rose en son propre nom – « la rose de rien, de personne » (dans Psaume, toujours).
88Comme lorsqu’on entend parler une langue étrangère inconnue mais pas trop lointaine, par exemple dans les films d’Oliveira, quand on entend parler portugais et qu’on ne connaît que le français et l’espagnol, c’est très beau.
89Et si l’on comprend aisément le basculement dans le poétique et le musical, il est remarquable que la tautologie ait aussi ses versions picturales par exemple chez un des maîtres du genre de l’art dit « tautologique » Joseph Kosuth : or – c’est à peine croyable – cet artiste est une référence de Barthes… et notamment Thing.
90La chose, dans la définition par le dictionnaire du mot « chose » montrée ou exposée en tant qu’œuvre donne ce que Jean-François Lyotard appelle, à propos de Kosuth, « la tautologie visible et lisible » dont la forme générale est « ceci est une phrase » où la phrase devient elle-même et une chose.
91Les choses étant ce qu’elles sont…
Fragment M : même – le fragment même (m’aime, mam)
92Comment parler, comment écrire quand sont exclus définitions, nominations, stéréotypes, signifiés, grands mots usés et usants, quand sont exclus articulations, continuités, descriptions, sujets, prédicats, tous les sujets, tous les prédicats, tous les mécanismes du sens, les thèses, les antithèses, la dialectique ?
93(Je ne voudrais pas paraître défendre la tautologie. Elle me lasse comme me lassent le sujet, le prédicat, la copule privée d’esprit. Plutôt que « la nuit c’est la nuit », ôter l’être : « nuit et nuit ».)
94Que reste-t-il de la langue ? Que reste-t-il à la langue ?
95« Seule demeure la langue maternelle », nous dit Hannah Arendt.
96Il ne s’agit pas d’idéaliser la langue maternelle. C’est plutôt le maternel de toute langue qui est en jeu.
97Éric Marty note qu’il avait été frappé du fait que la mère parlait « le barthes » – j’ajoute : les barthes, plus d’une langue. Barthes aura répété la langue maternelle, il aura dit le même qu’elle. « Dans la Chambre claire, l’amour de la langue et l’amour de la mère ne font qu’un» écrit Milner.
98Ça – faut-il même le dire ? Faut-il dire le rien à dire, le rien du dire ? Barthes se pose la question et répond : « oui »…
99« Grand paradoxe d’écriture : rien ne peut se dire que rien » (préface à Pierre Loti : Aziyadé).
100Avec toutes ces contraintes coincées dans la gorge, avec « le sens obstrué », avec rien à dire, Barthes a écrit tout ce qu’il a écrit ; il ne fallait donc pas lui « couper la gorge » (ce qu’annonce Barthes à ses amis avant sa trachéotomie) d’autant que :
101« C’est dans le gosier, lieu où le métal phonique se durcit et se découpe…que la signifiance éclate, fait surgir, non l’âme, mais la jouissance ».
102Une voix s’éteint : l’impossible même. Il est impossible que Barthes perde sa voix, même si et justement si « la voix est toujours déjà morte ». Le mort ne cesse pas de nous parler, répétant la chose même.
103Cher Roland Barthes, Platon et Derrida ont écrit une Thotologie (t-h-o-t), du nom du dieu de l’écriture – Thot.
104Me déplaçant de l’Égypte vers l’Orient extrême j’aurai tenté gauchement de vous désécrire une Taotologie.
Notes
1 Lecture aux Rencontres d’Arles le 8 juillet 2015 à l’invitation de Rodolphe Burger dans l’atelier « Barthes is back » organisé par Bernard Comment et Nathalie Lacroix.
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Pour citer cet article
Référence électronique
Hélène Nancy, « Ainsi Barthes, ainsi », Le Portique [En ligne], 37-38 | 2016, document 2, mis en ligne le 01 octobre 2017, consulté le 08 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/leportique/2887 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/leportique.2887
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