1La communication instrumentale, en général, se contente du niveau d’une compréhension plus extérieure que la communication non-instrumentale. Une coopération pratique effective est possible même dans le cas d’un désaccord radical des significations intérieures, uniquement si les sujets de la communication ont pu définir certains objets en tant que valeurs communes. Dans un certain nombre de cas, cette connaissance de la logique intérieure de l’Autre, au contraire, compliquerait la possibilité de l’interaction instrumentale.
2La communication esthétique, non-instrumentale, demande à son tour une assimilation plus profonde de la structure sémantique de l’autre communicant. Il s’agit notamment de la communication esthétique, et non pas simplement d’une relation esthétique envers l’Autre, pour lequel il pourrait être suffisant d’avoir une connaissance superficielle de l’Autre, qui devient non plus un sujet mais un objet esthétique et se recrée grâce à l’inscription dans la logique du sujet de la relation esthétique, par exemple, un modèle ou même une muse pour un artiste. La spécificité de la communication esthétique consiste en sa non-instrumentalité, quand nous accordons à l’Autre une valeur exceptionnelle et indépendante, déterminée par le fait même de son être, et notamment en tant que sujet. Cette communication se déploie autour de l’intérêt vers cet Autre être. Apparemment, une telle communication n’est pas une condition indispensable pour que la plupart des formes institutionnalisées de coexistence des personnes dans la société existent ; nous supposons que la communication instrumentale n’est ni exhaustive, ni même suffisante pour une réalisation propre de la nécessité communicative d’un individu.
3Dans ce contexte nous impliquons une vision de la communication qui est nécessairement proche de sa définition classique, en mettant l’accent sur la transmission d’un certain sens entre les deux sujets dans le contexte d’une certaine logique, sur l’échange des significations. En plus, dans notre question il convient de parler des individus, non pas des groupes sociaux. Quant aux mécanismes de transmission des significations, nous analysons tout l’ensemble des systèmes de signes, linguistiques (verbaux) et paralinguistiques (non-verbaux).
4Nous partons de la position selon laquelle le transmissible existe avant la transmission, lorsque le message est un produit de la communication, quand nous donnons une forme au transmissible, à partir des idées qu’un sujet de la communication a concernant l’Autre. Ces idées sont engendrées par la logique des significations du sujet communicant, elles ne sont évidemment pas figées, elles se changent suite au défi de la communication ; bien que ce défi soit finalement interprété toujours à travers la logique du communicant. Les sources de cette logique (de cette structure intérieure, qui assure les liaisons entre les significations et les priorités entre elles), les facteurs qui influencent sa formation, ne seront pas analysés maintenant, mais il est facile de remarquer leur caractère complexe : ce sont les significations et les structures propres à une « époque » et à une société concrète avec sa culture, ses grands et petits groupes sociaux, auxquels le sujet appartient, et finalement une expérience biographique personnelle, qui réfracte d’une manière unique toutes les significations et toutes les structures indiquées.
5La conception d’un message reçu peut s’effectuer avec une perte de certaines significations et une distorsion des autres, qui posent un problème de désagrément communicationnel ou de ce que E. Shannon et W. Weaver appelaient les bruits sémantiques. Ces désagréments sont inévitables dans les communications avec n’importe quel Autre, mais surtout ils se multiplient dans le cas où avant toute communication il y a déjà une certaine re-présentation initiale par rapport à la différence subsistante entre les sujets de la future communication : telle représentation d’une femme par rapport à l’image d’un homme ou le contraire, celle d’un homme d’une certaine culture par rapport à un autre ; une telle idée ne peut pas être négligeable dans les communications interreligieuses, multiethniques et cætera.
6Quand nous rassemblons sous la même question le problème de la compréhension de l’Autre, et celui de la communication non-instrumentale, il faudra aussi préciser si nous cherchons la compréhension de l’Autre pour une communication avec lui, ou au contraire – la communication pour une compréhension ? On envisage telle réponse : nous commençons une communication non-instrumentale pour pouvoir aboutir à un certain point de compréhension de l’Autre, et ce point-là est nécessaire pour construire une nouvelle communication (encore non-instrumentale). Pourtant, il est impossible de savoir quelle communication ce sera avant qu’une compréhension de l’Autre ait lieu.
7Qu’est-ce qui nous empêche de comprendre un Autre ? C’est étrange, mais c’est la Vérité. Il nous semblerait que c’est une combinaison incombinable de principes relativistes sophistiques qui empêche cette compréhension, cette combinaison disant que chacun a sa vérité, tout en étant accompagnée par la foi socratique envers la nécessité d’une Vérité universelle. Ce qui va difficilement ensemble au niveau de la théorie, est en réalité viable. Qu’est-ce nous avons en « multipliant » les sophistes par Socrate ? Chacun a sa vérité, et chacun considère que sa Vérité est en fait universelle. D’autant plus, l’être du sujet est conçu réel à la mesure de la réalité de sa Vérité, à la mesure de son universalité, et par conséquent de son ontologisme. L’universalité d’une Vérité l’approche du statut d’Absolu, qui rend inacceptable l’existence d’une autre Vérité universelle, qui est similaire mais différente, et qui appartient à une autre personne. Toutes les tentatives de « reconnaître » le « droit » de l’Autre d’avoir sa Vérité soit s’arrêtent au niveau formel, soit, dans le meilleur des cas aboutissent à une relation condescendante de la part du prétendant à la Vérité envers ceux qui sont encore perdus dans les ténèbres. Une relation véritablement tolérante, qui se composerait non pas seulement de la patience, mais aussi du respect de la Vérité de l’Autre, s’avère être compliquée par le fait que le vrai respect (non pas formel) et la condescendance ont des directions différentes – celui envers lequel nous condescendons, peut être un objet de souci, d’intérêt, mais non pas de respect, parce qu’il ne peut pas être plus haut placé ou être sur le même niveau que celui qui condescend dans ce cas.
8La conception de la Vérité dérive d’une certaine logique concrète propre au sujet, et à son tour, influence lui-même la logique, en la légitimant ou en demandant quelques corrections ou précisions. Pour qu’on puisse s’approcher de la compréhension de l’Autre, il faut au moins s’ouvrir un passage à travers les structures de sa logique, pour que la lumière de notre Vérité n’obscurcisse plus l’être de l’Autre. Le principe de paralogie pourrait être un moyen de cette percée, transgressive par rapport à notre propre Vérité.
9La conception même de la paralogie peut être expliquée comme « malgré le bon sens », elle témoigne traditionnellement d’une erreur dans le meilleur des cas, et du délire, déséquilibre psychique dans le pire des cas. Ce concept a eu une nouvelle interprétation dans le cadre du discours « postmoderne », en particulier dans le travail de Jean-François Lyotard, La condition postmoderne. La paralogie, comment est-elle possible et comment pourrait-elle aider dans une situation de compréhension de l’Autre ?
10« La situation postmoderne » par son idée correspond à la société industrielle avancée (et d’autant plus à celle postindustrielle), à la société post-séculaire (J. Habermas). Le postmoderne ici, contrairement au moderne et d’autant plus au pré-moderne, ne cherche pas la propagation dans telle ou telle société, car elle est un réseau, qui se compose de plusieurs îlots dans un océan du moderne et même parfois du pré-moderne.
11Deux principes de la situation postmoderne, déclarés par Lyotard, sont l’hétérogénéité et l’hétéromorphisme des règles. Les règles selon lesquelles vivent les sociétés modernes et pré-modernes, appartiennent généralement aux mêmes sources. En plus, les normes différentes qui règlent les interactions sociales dans les aspects divers de la vie sociale, sont apparentées entre elles quant à la forme. Les formes du discours du pouvoir s’avèrent être pareilles dans la famille, dans les institutions politiques, dans le secteur productif – entre employeur et employé. Tel état des choses fait que la logique de l’Autre, qui implique éventuellement des règles dérivant d’une source différente, devient non pas seulement inconcevable, mais aussi négligée de toutes les manières.
12En passant à la situation postmoderne, notons qu’il s’effectue un remplacement progressif de la logique universalisante par le principe de paralogie. La paralogie devient, de plus en plus souvent, non pas quelque chose qui est « malgré le bon sens », mais quelque chose qui est « malgré le bon sens » d’un sujet concret. Elle ne devient pas non plus un principe alogique, mais une autre logique, une logique de l’Autre.
13Néanmoins, comment un sujet peut accepter la vérité de l’Autre, sans l’avoir reconsidérée à travers sa propre logique (puisque dans ce cas-là il n’aura qu’une vérité à lui sur la vérité de l’Autre) ? Nous pourrions supposer que c’est possible, si le sujet sait renoncer à sa vérité et sa logique, mais dans ce cas-là nous devrons accepter la possibilité d’un sujet vide, ce qui n’est pas possible. Mais même si on a pu imaginer que la vérité de l’autre pouvait remplacer ma vérité sans être défigurée, et que sa logique pouvait remplacer la mienne, alors, puisqu’on parle de la communication, qu’est-ce qu’il resterait de nous-même aux yeux de l’Autre ? Rien qu’une répétition de soi-même.
14Nous voyons deux passages principaux dans l’histoire des pratiques heuristiques : premièrement, c’est le passage de la recherche de la vérité vers la recherche du consensus sur la vérité, et deuxièmement, c’est le passage de la recherche du consensus vers la recherche des désaccords. La dernière demande un regard fixe non pas sur les points de contact (une part de moi en l’Autre), mais au contraire sur les points de disparité, et cela pourrait nous donner une expérience singulière et unique. Quand nous cherchons les points de contact, nous nous adressons inévitablement à ce qui nous est déjà connu ; et quand nous analysons les lacunes, les vides, cela ouvre sur une possibilité de savoir l’inconnu.
15Dans le cas où il y a une seule vérité, elle remplit tout le sujet. Pour pouvoir accepter une vérité égale, il faudra extraordinairement baisser le statut de notre vérité initiale, puisqu’il y en a deux à la place d’une, et cela ne signifie pas seulement que la vérité initiale s’est diminuée deux fois, cela veut dire tout d’abord qu’elle s’est transformée de totale et universelle en une vérité personnelle, et est même devenue une demi-vérité.
16Si on parle de la connaissance comme recherche du consensus, le sujet de la connaissance se manifestait dans son être en confirmant le statut de sa Vérité à travers sa découverte dans l’Autre ; et si on parle de la connaissance comme recherche des désaccords, nous mettons en question notre être en tant qu’un sujet de Vérité. La question « est-ce que c’est possible ? » est cruciale ici. Le sujet peut-il se décider à cette mise en question sans sa destruction ? Non, s’il écrit sa Vérité avec une majuscule, si son être pour lui est identique à son être en tant que le sujet de sa Vérité. Et oui, dans le cas où sa vérité est comme si c’est la Vérité en Majuscule, et le sujet – comme si il est identique à sa Vérité. « Comme si » est le principe du jeu, mais il y a des jeux différents.
17Le jeu du pré-moderne a été tellement sérieux, que parfois à cause de ce sérieux le corps d’un croyant se faisait couvrir par les stigmates des plaies de l’objet de sa foi, ce jeu – c’est « omnia aut nihil », que nous connaissons par la littérature russe classique. Le jeu du moderne se restreint en général par les frontières de la réalité de la nature et de la société sans prétendre aux contenus métaphysiques, mais il reste encore total dans son sérieux.
18Le sérieux inévitable du sujet qui joue dans les conditions du moderne, est déterminé par des mises élevées. Si on ne prend pas au sérieux les jeux, dans lesquels nous jouons des rôles dans une telle société, il est possible de tout perdre. Le tableau se change radicalement dans la société postmoderne, où, comme le montre R. Inglehart, la participation du sujet dans tel ou tel processus social peut avoir un caractère de jeu, conditionnel, avec des garanties basiques inconditionnelles (la formule du postmoderne « anything goes » – tout est possible – comme disait P. K. Gretchko, ne signifie pas l’absence des principes en tant que tels ; mais si le dévouement d’un homme moderne à ses principes, selon la définition de P. K. Gretchko, pouvait être exprimé comme « j’y tiens et ne peut pas autrement ! », la fermeté des principes d’un homme postmoderne pourrait être décrite comme « j’y tiens, mais je peux faire comme je veux »).
19D’ici vient une remarque importante : le jeu du postmoderne est possible uniquement dans le cas où la société a atteint une prospérité stable et peut garantir aux sujets des jeux sociaux, que dans une situation de n’importe quelle perte (sauf s’ils ont violé les règles nécessaires pour la possibilité même de ce jeu), ils ne perdront jamais tout, ils auront le minimum pour une vie, qui est conçue comme digne dans cette société. Dans les sociétés qui n’ont pas encore atteint ce niveau, ce jeu est impossible. Il est aussi juste que même une société qui connaît cette prospérité stable peut refuser à ses membres de jouer à ce jeu, au cas où il est possible de perdre la prospérité, où il y a le risque de déstabilisation à cause d’une menace extérieure (militaire, démographique, etc.) ou à cause des raisons intérieures (économiques, politiques, etc.). Quand la société postmoderne est menacée, elle est forcée à « régresser » jusqu’à l’état moderne, et si cette régression n’est pas effectuée à l’heure, et la « maladie » est négligée, il peut y être un moment où le seul sauvetage est la « régression » vers l’état pré-moderne.
20Concernant la question de la communication, qui vise à comprendre l’Autre, un tel jeu reste toujours le moyen non seulement actuel, mais aussi, ce qui est fort possible, unique pour ce but. La vérité, à laquelle s’identifie le sujet dans ce jeu, reste la vérité (sinon il ne pourrait pas jouer le rôle), mais avec cela il connaît que peut-être il pourra essayer un autre rôle de ce jeu (ou d’un autre jeu) avec plus ou moins de succès ― ou n’importe quel rôle de n’importe quel jeu possible. La capacité du sujet de s’identifier dans un je avec des rôles différents témoigne de la structure initiale très plastique du sujet, ou de la possibilité du sujet de pouvoir jouer n’importe quel rôle et détenir n’importe quelle vérité possible. Proprement dit, la différence entre l’idée de la plasticité du sujet, et l’idée que le sujet initialement contient une multitude de sujets possibles, n’est pas très grande – cela peuvent être deux raccourcis du même phénomène, notamment du phénomène qui dans le discours postmoderne a été appelé la schizosubjectivité (R. D. Laing, G. Deleuze et F. Guattari, V. A. Podoroga).
21Le principe de paralogie s’avère être étroitement lié aux jeux de langage (L. Wittgenstein) et jeux de vérité (M. Foucault). La vérité n’est pas un événement ni de la réalité, ni même de l’image de la réalité en nous, la vérité est tout d’abord un événement de notre langage (aussi : J. Lacan). Dans le cadre du langage constamment changeant (en train de se renouveler), du discours, s’instaurent certaines relations de vérité, qui peuvent avoir n’importe quelle importance à l’intérieur de ce discours, ce qui ne signifie pas que cette importance sera la même dans le cadre d’un autre discours ou dans le Discours d’un Autre. Mais le drame de la situation est qu’un tel statut de la vérité ne peut pas être vu, quand on se trouve dedans, dans le discours qui légitime ce jeu de vérité, et pour découvrir la « vérité sur la vérité », il faudra se lever jusqu’au niveau métadiscursif.
22Depuis ce niveau métadiscursif l’interprétativité de nos propos sur la réalité et sur nous-même devient évidente pour nous. La paralogie va plus loin et nous amène vers l’idée que « l’auteur est mort » (R. Barthes), ou n’est pas mort mais engage le lecteur dans une relation non-monologique dans le cadre d’une « œuvre ouverte » (U. Eco). Ceci veut dire que notre compréhension de la réalité ne se compose pas seulement des interprétations différentes, parmi lesquelles il faut distinguer les vraies interprétations et éliminer les fausses ; sachant que le critère même selon lequel nous sélectionnons les interprétations est une interprétation de ce critère, choisi en suivant les règles du jeu de vérité de notre discours.
23Depuis longtemps on conçoit la réalité comme un certain texte, qui se compose de signes susceptibles d’être lus (interprétés), si nous avons une clé pour ce code. Le principe de paralogie convertit la réalité du texte à l’hypertexte, où la multitude des textes qui se suivent l’un l’autre, coexiste dans la simultanéité et se croise dans plusieurs points, droites, plans, grâce à quoi la circulation transitive entre des textes très divers devient possible. Le rapport de l’hypertextualité envers la textualité est analogue à celui entre une bibliothèque traditionnelle et l’Internet. Et si nous supposons que le sujet classique ne fait que se déplacer d’une manière non-linéaire dans cet hypertexte, en construisant un nouveau texte par sa trajectoire, alors le schizosujet d’emblée voit la réalité non-linéairement, elle est toujours hypertextuelle.
24Puisque nous avons évoqué des « maladies » psychiques, il conviendrait de noter que le sujet classique moderne est souvent comparé à un paranoïaque, obsédé par le système des idées sur-précieuses, organisées en concordance avec une logique assez précise. L’émancipation du schizosujet est bien illustrée par Le Loup des steppes de Herman Hesse, où la contradiction dramatique entre Harry Haller et le loup des steppes qui vit en lui se trouve résolue, quand Harry découvre qu’il est habité par plusieurs personnalités : Harry-enfant, Harry-adolescent, et les autres Harrys, qui sont tous les composants de sa personnalité, et en plus toutes des personnalités, elles-mêmes. Le schizosujet, par sa multi-universalité intrinsèque, par sa possibilité potentielle de contenir des autres subjectivités, nous rappelle dans un certain sens l’idée d’identité de notre « je » individuel avec le Atman universel, qui nous est connu par la tradition métaphysique indienne du pré-moderne ; « je suis tout ». À chaque instant, pendant une certaine durée, le schizosujet a une personnalité concrète sous la forme actuelle, mais même en étant cette personnalité, il est informé tacitement de la présence cachée des autres.
25Pour conclure, disons que nous n’essayons pas d’imposer le soi et sa vérité, sa logique à l’Autre, mais sommes capables d’accueillir sa vérité et sa logique, puisque en réalité nous avons déjà une expérience de la pluralité, l’expérience de contenir plusieurs personnalités dans le cadre d’une méta-personnalité, avec laquelle nous nous identifions en disant « je » – c’est l’expérience paralogique de la schizosubjectivité. Et enfin, on peut risquer de supposer, même sous la forme d’une hypothèse, qu’il se peut que dans cette pluralité des personnalités que nous avons en nous, il y ait déjà la personnalité actuelle de la multitude schizosubjective des personnalités de l’Autre, que nous cherchons à comprendre dans notre communication instrumentale.