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AccueilNuméros37-38Améliorer l’homme ?La greffe Nkisi.

Améliorer l’homme ?
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La greffe Nkisi.

Théories, cultes, et usages de la performance (Afrique centrale)
The Nkisi graft : theories, cults and uses of performance (Central Africa)
Serge Mboukou

Résumés

Cette contribution est un contrepoint vis-à-vis de l’élan général et consensuel sur la nouveauté et la radicalité des élaborations de l’ère biotechnologique. Si les vocabulaires, les jargons et les objets sont nouveaux et autres, des constantes, se maintiennent cependant quant à la démarche fondamentale et aux logiques mobilisées. Le foisonnement des élaborations issues de l’éros informatique et cybernétique en tant que solutions ne se démarquent pas foncièrement des efforts prodigieux entrepris par les hommes à travers le monde et les époques dans leurs différentes expériences. Leur obsession renvoie toujours au même but : combler leurs failles et remédier au manque ontologique qui les caractérise. À partir de l’observation des pratiques des experts Nganga du Congo et de l’Afrique centrale, on peut voir que les logiques à l’œuvre dans la démarche du Nkisi comme greffe opérée sur l’homme défaillant recoupent en plusieurs points les solutions les plus actuelles mobilisées autrement par les technologies les plus pointues. La marche des hommes relève donc d’une histoire riche en rebondissements qui parfois l’enivre. Il convient de retrouver la raison, la prudence et la mesure afin de tenter d’avancer sans pourtant se raconter d’histoires. Il faut sans cesse raisonner l’actualité et l’histoire contre les excès de l’idéologie et de la mystification. En cela, l’anthropologie nous aide à remettre certaines données à leur juste place par des rappels et rapprochements parfois surprenants et qui ne manquent pas d’ironie.

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Texte intégral

Je chante ma solitude hérissée d’orgueil. Comme les fétiches à clous.
Sony Labou Tansi, Les Sept Solitudes de Lorsa Lopez.

  • 1 Description d’un Nkisi Nkondi.

…Il n’est pas impensable qu’on voit un jour, au voisinage immédiat de la Joconde ou, pourquoi pas, juste face à elle, ce qui rendrait son sourire plus « énigmatique » que jamais, l’une de ces pièces anthropomorphes, yeux hagards, bouche ouverte et poing droit levé brandissant une arme manquante, tout encombrée de cordes, de nœuds, de cloches, de chaînes, de sacs avec un nombril proéminent en forme de boîte fermée d’un miroir, mais surtout lardée, depuis le bas des jambes jusqu’à presque dévorer le visage, de pointes et de lames de fer enfoncées dans le bois 1.
Jean Bazin, Des clous dans la Joconde, p.521.

1Notre temps de révolutions biotechnologiques est ivre de superlatifs quant aux pouvoirs, aux capacités et aux horizons réels ou supposés toujours plus grands qu’ouvrent devant nous les combinaisons toujours plus complexes, riches et surprenantes entre les ressources de la technologie, de la science d’une part et les prouesses de la cybernétique, d’autre part. Les mondes de l’informatique semblent avoir ouvert et démultiplié les possibilités à un niveau jusque-là inédit. Éblouis et sidérés, nous peinons à entrapercevoir les limites des modifications induites par l’eros informatique. Dans quelles sphères enchantées de la vie pénétrons-nous ? Les promesses des biotechnologies rêvées semblent nous mener droit aux portes d’une vie nouvelle et autre. Ivresse des transports. Extase des nouveautés. Des puissances d’argent (inouïes) mobilisent et stimulent en permanence les intelligences et les énergies à des échelles jusque-là inédites pour expérimenter et tenter de réaliser des ambitions à apprivoiser et à modifier la vie même et ses cours au point d’en être tenté de redéfinir l’homme : ses limites, ses moyens, ses rapports au temps, à l’espace, aux autres et au monde. Sommes-nous véritablement à la veille d’un basculement du monde ? Les chambardements qui nous sont annoncés sont-ils crédibles dans leur radicalité supposée ? À quels niveaux peuvent-ils seulement tenir leurs promesses de « changer la vie » ?

  • 2 G. Bachelard, La Dialectique de la durée, Paris, PUF.
  • 3 K. Marx, Écrits de jeunesse, Paris, Quai Voltaire, 1994.

2La présente contribution n’a pas la prétention de formuler des réponses précises à ces questions qu’il serait pourtant juste et prudent de nous poser toujours. Contre l’enthousiasme, je me bornerai à énoncer et indiquer quelques idées en guise de rappel du fait que « toute connaissance prise au moment de sa constitution est [toujours] une connaissance polémique » 2 et que donc l’exigence de la relativisation est un exercice sain pour les esprits prompts à s’échauffer et à prendre les lumignons pour d’ultimes et totaux embrasements et les lucioles pour de nouveaux soleils de midi. La sidération étant mauvaise conseillère, il conviendrait de suivre l’idée de Karl Marx, celle de « …faire danser les relations pétrifiées en leur chantant leur propre mélodie » 3.

3Cette contribution est à entendre comme un contre-point. Nous proposons d’examiner certains usages, discours et pratiques de mondes qu’une certaine tradition anthropologique classique, prise dans la faiblesse de lectures clivantes et sous l’emprise des théories du « grand partage », veut absolument poser comme « autres ». Ces derniers nous démontrent que, dans une certaine mesure, les ambitions qu’on veut nous présenter comme radicalement neuves et révolutionnaires sont, au fond, aussi vieilles que les hommes et leurs rêves, leurs ambitions et leurs désirs. La quête de la performance est une constante constitutive et obsessionnelle de l’humaine condition. Il est, de fait, intéressant de réfléchir également, outre les descriptions des formes toujours plus déstabilisantes qu’emprunte cette quête, sur ce dont elle pourrait être le symptôme. Au fil du temps et en fonction des aires géographiques, les vocabulaires, les lexiques et les jargons évoluent, changent de tonalités, de couleurs et de régimes selon des grammaires qui, globalement et fondamentalement, tendent à se maintenir fermes. Elles sont comme autant de repères fonciers, bornes immuables, vers lesquels, toujours, il nous faudrait séquentiellement revenir. Revenir comme à autant de points de réinitialisation et de relativisation de l’intelli­gence vis-à-vis de ce qui, un peu rapidement, nous apparaît comme révolutionnaire et inédit. En cela, un regard rétrospectif, un détour sur les « mondes autres » envisagés comme « ailleurs », « lointains » et lieux aux rythmes différents, servent d’authentiques révélateurs qui, de manière croisée, aident à la saine relativisation à laquelle nous voulons en appeler. Sur ce point et sur de nombreux autres, les « ailleurs » doublent et coïncident avec ce qui se joue « ici et maintenant ». Et, regarder, comme en trans­parence, ces décalques, permet de reconnaître plus qu’« un air de famille ».

  • 4 A. de Surgy, La Voie des fétiches. Essai sur le fondement et la perspective mystique des pratiques (...)

4La question de la quête mythique de la performance comme marqueur fort des dynamiques propres aux humains se laisse-t-elle saisir et discerner à travers diverses pratiques dans le cours même de l’histoire et au gré du mouvement des mondes ? Ainsi, en est-il des élaborations Nkisi de l’Afrique congolaise. Le nom générique de « fétiche » est attribué à ces objets. Nous parlerons des Nkisi qui sont des objets spécifiques qui ont pour centre d’émergence l’Afrique centrale. Ces « objets forts » (J.-P. Colleyn) ou « Dieu-objets » (M. Augé) sont des compositions, des conjugaisons matérielles, symboliques et socio-politiques qui doivent se penser et s’entendre comme autant de productions, des exemplaires typiques, adossés à la quête universelle de la performance. Celle d’hommes engagés dans une course contre eux-mêmes, contre leurs semblables et contre la nature. Ce sont des « centres d’accumulation et de rayonnement d’une énergie subtile permettant à des magiciens de remonter à des sources d’action correspondante pour y susciter, au profit de leur client, le déclenchement de certains effets sortant de l’ordinaire » 4. Le Nkisi est une réalité riche et centripète. Ils sont nombreux ceux qui s’agrègent autour de cet objet qui mobilise et croise diversement aussi bien des théories et conceptions du monde, des enjeux et valeurs historico-économiques et politiques, des compétences artisanales et artistiques, des savoirs sur les écosystèmes que des réélaborations, des équilibres entres les divers protagonistes. Lesquels agissent dans les champs de différents types de pouvoirs, engagés eux-mêmes dans des rapports de force subtils et complexes pour la captation, la capitalisation et la prééminence socio-symbolique ainsi que la conquête de différents types, formes et catégories de biens, moyens, positions et pouvoirs.

Les Nkisi : terrain d’exercice des experts et techniciens Nganga de l’Afrique congolaise 5

  • 5 Il y a une histoire et une géographie du Nkisi qui l’inscrit en Afrique centrale comme en sa terre (...)
  • 6 Ces mots de Marc Augé sur les Figurines fétiches et Nkisi renvoient à ces mots de Jean-Paul Colleyn (...)
  • 7 M. Augé, Le Dieu-objet, Paris, Flammarion, 1988, p. 30-31.
  • 8 M. Foucault, Les Mots et les Choses, Paris, Gallimard, 1966, p. 32.

5Les sociétés de l’Afrique congolaise implantées dans le Bassin central du fleuve Congo s’organisent et se structurent autour d’un certain nombre de personnages emblématiques. Les Nganga en sont. Ce sont, au sens propre, des chercheurs et des expérimentateurs (Galilée dirait des « essayeurs » : Mayela, du verbe ki-kongo : yéla : essayer, tenter) de formules (efficaces) visant à répondre à des questions et demandes d’individus en quête d’augmentation et de dépassement de leur potentiel et de leur capacité d’agir, de réagir et d’être. Pour ce faire, les Nganga élaborent, confectionnent, croisent et combinent toutes sortes de compositions, de formules et d’agencements susceptibles d’augmenter et d’accroître la vitalité, le rayonnement, la richesse, la sécurité et un tas d’autres valeurs. Dans ce contexte, l’accumulation et l’accroissement semblent être les canons majeurs de la compréhension de la théorie, de l’art et de la technique liés aux univers de la Ki-Nganga. En cela, les experts Nganga accompagnent et, souvent, suscitent voire suggèrent la demande et les évolutions inhérentes à ces espaces. Ils sont, à leur manière, force de proposition et de prescription. La pratique des Nganga est probablement à comprendre comme un lieu de récapitulation de l’universelle fascination de l’homme devant la puissance, l’énigme et l’insondable silence, étrangeté et extériorité de la matière ; opacité offerte. La matière, si proche et pourtant si lointaine. La prolifération discursive de la culture est probablement une manière d’apprivoiser la submersion, l’énigme de l’effusion de la vie et de la génération incessante des formes. « Le naturel, donc, c’est la vie – ce qui laisse penser que le surnaturel est du côté de l’inerte. Assez remarquables, de ce point de vue, sont les représentations des “fétiches” africains, toutes très proches de la matière brute ; le caractère anthropomorphe y est à peine esquissé, comme une allusion 6 à la nécessité de comprendre quelque chose et, simultanément, à l’impossibilité d’y parvenir : comme s’il ne s’agissait que d’animer “au plus juste”, juste pour comprendre l’inanimé, l’inflexible, l’inexorable, le déjà-là […]. Mais s’étonner du miracle que constitue la vie, c’est aussi bien s’étonner du mystère que constitue la matière » 7. Le désir d’intelligence est à la base des théories qui fondent les univers des spéculations et des œuvres des Nganga. Le savoir et la pratique de la Ki-Nganga sont basés sur une combinatoire de différents discours et pouvoirs issus aussi bien d’une longue méditation sur le mystère de la vie que de la longue observation des éléments de la nature et des énergies portées par des entités supposées répandues dans certains lieux et sites secrets connus des Nganga seuls. Les hypothèses qu’ils énoncent relèvent de diverses logiques : analogique, identificatoire, allusive, comparative, associative… Cette démarche se rapproche de celle décrite par Michel Foucault dans Les Mots et les Choses. Logique à l’œuvre au cœur de l’élaboration du savoir occidental : « Jusqu’à la fin du xvie siècle, la ressemblance a joué un rôle bâtisseur dans le savoir de la culture occidentale. C’est elle qui a conduit pour une grande part l’exégèse et l’interprétation des textes ; c’est elle qui a organisé le jeu des symboles, permis la connaissance des choses visibles et invisibles, guidé l’art de les représenter. Le monde s’enroulait sur lui-même : la terre répétant le ciel, les visages se mirant dans les étoiles, et l’herbe enveloppant dans ses tiges les secrets qui servaient à l’homme ». 8 Par une longue initiation dispensée à travers les âges, par des filières et des collèges de Nganga ou à l’initiative de recherches individuelles, s’élabore une véritable « prose du monde » (M. Foucault). Ces personnages de Nganga sont réputés capables, par des techniques, des arts et des pouvoirs particuliers, de décrypter et de capter diverses forces extrahumaines, de les apprivoiser et de les plier ainsi que de les soumettre à un « programme » et à une série de tâches et missions qu’ils leurs assignent. La Ki-Nganga relèverait donc d’une forme particulière d’ingénierie vouée et consacrée à la quête de réponses pertinentes vis-à-vis de la demande réitérée de performance des hommes. Ainsi, la principale tâche dévolue aux Nganga reste-t-elle la recherche et l’expérimentation de formules, de combinaisons et d’artefacts pour l’élaboration de réponses les plus ajustées à l’angoisse sociale et humaine croissante, vis-à-vis des béances et des failles que l’histoire creuse dans la chair des structures de la société et dans l’économie générale dérégulée des flux, courants et régimes de la vie.

6Relevons que les temps prospères de l’activité des Nganga ont tendance à coïncider avec les temps critiques et périodes de doutes et d’incertitudes liées aux mutations sociales et aux modifications fortes qui affectent les formations sociales dans les cours mouvements et tumultes de leur histoire. Les réponses et recettes habituelles et traditionnelles n’étant plus pertinentes, un tremblement saisit les fondements mêmes des sociétés et instille un sentiment diffus d’insécurité qui s’empare des hommes et des êtres. Perte généralisée de confiance. Les hommes se lancent, souvent individuellement, à la quête de solutions autres et nouvelles, réputées plus efficaces.

7C’est ainsi qu’en Afrique congolaise, un âge d’or de la Ki-Nganga correspond-t-il aux modifications, aux bouleversements et aux renouvellements des rapports de force, des postures et des codes induits par la rencontre des mondes négro-africains du Bassin central du Congo avec les mondes européens principalement lors de la session d’ouverture au xve siècle du Royaume du Congo aux navigateurs Portugais. Non pas que la Ki-Nganga soit exclusivement liée à cette période historique particulière. Bien avant cette période, des montées de recours aux Nkisi se sont toujours périodiquement manifestées. Ce qui fait que le recours aux Mi-Nkisi reste une pratique qui se maintient insidieusement et transversalement dans les diverses couches des sociétés d’Afrique centrale. Néanmoins, la session historique de la rencontre avec le monde européen est intéressante à examiner compte tenu de la grande et inédite portée des bouleversements induits et aussi parce que jusqu’à présent nous sommes notablement comptables des conséquences, vocabulaires et manières de faire liés à cette session historique. En ce xve siècle donc, l’espace de l’Afrique congolaise se trouve brutalement éperonné par un puissant et nouveau vecteur historique. La région se trouve pénétrée et reliée aux courants et flux qui transportent des idées nouvelles, des objets et marchandises ainsi que des façons de faire et des imaginaires venus de mondes lointains et impossibles à envisager. Un déficit de compréhension dans le cadre des données intellectuelles disponibles ouvrira les écluses des fantasmes et de l’imagination créatrice comme mode compensation. Les sens, les intelligences et les perceptions habituels se trouvent non seulement bouleversés mais aussi fécondés par l’irruption dans le champ socio-symbolique et historico-économique, de puissants et nouveaux acteurs et protagonistes. Cette donne historique induira de nombreuses accélérations et mutations dans les pratiques, pensées et usages.

8Les Nganga et en particulier les Nganga-Nkisi font partie des personnages qui ré-émergeront de cette séquence historique avec une force accrue comme autant de porteurs, de producteurs et de techniciens dans le champ général du sens. Face à la perturbation et aux crises engendrées par l’irruption de ces nouveaux signes, face à l’ouverture et à l’élargissement du monde à de nouvelles dimensions, face aux différentes ruptures, entre fascination, enchantement et tragédies, les Nganga travailleront à retisser et à ré-usiner de nouvelles sutures et jonctions. L’intelligence, l’acuité, la créativité, la liberté ainsi que la nécessaire dose d’opportunisme qui caractérisent les Nganga, leur permettront, bien souvent, de tirer avantageusement profit de cette nouvelle donne socio-historique. Le pouvoir des autorités traditionnelles clanico-lignagères se trouve affaibli ; les mécanismes de gestion des tensions sociales et de préservation des sécurités psycho-sociologiques et symboliques peinent à rassurer les hommes. Les hiérarchies établies sont de plus en plus contestées. L’ordre de la sacralité est de plus en plus profané par des impies de toutes parts venus. La cohérence et la sérénité des continuités ordinaires semblent rompues. L’insécurité est partout. Le pays « fuit » de tous les côtés. Des puissances étranges et étran­gères, difficiles à nommer, semblent être désormais aux prises avec les cadres mêmes et les structures du Nsi (Nsi : le pays total et global avec tous ses équilibres).

9Jusqu’à l’arrivée des Portugais, des marchands hollandais et des missionnaires italiens, de tous les aventuriers, commerçants et négriers, l’autorité restait incarnée par le Ntinu (Ntinu : le souverain régnant sur une étendue géographique) et les collèges des Nganga-Nkita, les prêtres de la gentilité. Ces derniers veillent et interviennent dans le cadre de la restauration des équilibres toujours précaires entre les agencements clanico-lignagers. Ils veillent à l’observation des grandes traditions et à l’accomplissement ordinaire des grands et petits rituels qui permettent aux populations de vivre en bonne intelligence les uns avec les autres et aves les forces telluriques et les génies (Bi-simbi bia Nsi/Bi-tomisi bia Nsi) qui maintiennent les équilibres globaux. Les Nganga-Nkita s’inscrivent donc dans un ordre et une logique politiques voués et consacrés à la préservation des équilibres nécessaires au vivre-ensemble. Ils sont les représentants et les garants d’une théorie du monde admise et comprise, légitime et cohérente dans l’ordre de ce qu’il est convenu d’appeler « la tradition », à savoir un système de représentations structurant un imaginaire et des pratiques histo­riques canoniques, relativement consacrées par des usages communs ayant atteint un seuil temporel accepté par le plus grand nombre. Si des évolutions demeurent inévitables, elles semblent se faire selon et suivant un régime lent. Par diverses ruses et détours, il évite la saturation du système de représentation garantissant la lisibilité, par le plus grand nombre, du roman de la tradition. Autrement dit l’acceptation de l’ensemble du paysage mental qui structure et compose un certain profil général de la société où semblent s’ajuster les choses, s’équilibrer les rapports et s’harmoniser les ambiances.

10À partir du xve siècle, de nouveaux acteurs qui relèvent des ordres du sacré, du politique, de l’économie font irruption aussi bien dans le champ des représentations que sur le terrain de l’action en Afrique centrale. Ils proposent voire imposent de nouvelles visions et de nouvelles logiques qui opèrent un véritable mitage dans l’ordre des cohérences d’antan. L’ordre de l’enchantement lui-même prend de nouvelles dimensions. Des rythmes nouveaux du temps redéfinissent les rapports économiques. Des richesses nouvelles et de nouvelles formes d’enrichissement apparaissent. Des rapports de force nouveaux s’imposent dans les échanges et génèrent des violences, des malentendus et des perturbations dans le cadre social global. Les objets semblent échapper à leur inscription ordinaire dans le réel et des produits manufacturés surgissent dans l’espace social comme autant de spectres ou de fantômes. Les marchandises et leur circulation tissent un réseau complexe de relations sémantiques et économiques ayant de singulières accointances avec une violence d’une nouvelle espèce. Les armes à feu notamment font une impression forte. De même, un nouvel ordre magico-religieux tend à discréditer et à diaboliser les ordres anciens sapant ipso facto les bases des représentations ordinaires. Des hommes différents (les Blancs) venus d’un monde dont on ignore tout font leur apparition dans le paysage. L’espace lui-même semble s’élargir à des frontières que nul encore ne maîtrise. Avec l’accentuation de l’esclavage atlantique, des hommes, de plus en plus nombreux, disparaissent brutalement et ne reviennent plus jamais. Et, les chasseurs des nouvelles richesses (les marchandises) semblent avoir des accointances avec le nouveau désordre sémantique et économique qui fait, plus que jamais, de l’homme, une proie chassable, pour l’homme. La logique cynégétique s’insinue ainsi partout dans la société. Tous ces bouleversements finissent par générer un sentiment d’angoisse et d’insécu­rité généralisée.

11Une sorte de raison cynique semble poser que, désormais, personne n’est à l’abri. Les démons semblent déchaînés. Dans ce contexte nouveau et particulier, les Nganga-Nkisi se révèlent des acteurs qui proposent des réponses adéquates. Ils fonctionneront comme de véritables « entrepreneurs des biens de salut » (P. Bourdieu). En tant que tels, ils capitaliseront toutes sortes de bénéfices sur les décombres d’une société en décomposition et désagrégation. Il en résultera la méfiance résiduelle qui s’attache à leur statut, à leur art et à leur positionnement sur l’échiquier social. En vrai saprophyte social, le Nganga-Nkisi prospère et se nourrit des débris et lambeaux des organismes sociaux en décomposition. La montée en puissance des Nganga-Nkisi est ainsi, inversement proportionnelle à l’affaiblisse­ment des cadres garantissant la sécurité et la cohérence sociales. Ils assurent théoriquement la sécurité individuelle contre l’insécurité collective. C’est l’affaiblissement des liens et des assurances collectives qui justifie, assure, explique et renforce leur statut dans sa pertinence contextuelle. Le Nganga-Nkisi est le héros toujours inquiétant dont le sourire reste énigmatiquement porteur de menaces. Son rire sardonique et sinistre résonne dans une maison qui tombe en ruine. Il s’éclaire, toujours mal, du flambeau même qui allume les dissensions entre les hommes et brûle les chairs des faibles : pompier-pyromane. Quand il ne fomente pas la confusion dont il est objectivement susceptible de tirer in fine profit, il veille au seuil critique de saturation des tensions sociales. Comme un homme ambivalent qui, toujours, intervient à la limite de la dislocation, le Nganga-Nkisi est un technicien. Du technicien, il a la neutralité. Ses différentes élaborations Nkisi seront toujours des pis-aller, des solutions de fortune. Elles renforcent théoriquement le potentiel des individus dans le mouvement même où elles affaiblissent les fondements des communautés. Les Nganga-Nkisi soufflent sur les braises qui embrasent et consument en un funeste brasier le peu de bois qui compose encore une forêt qui a perdu de sa majesté. Hérauts du triomphe des solutions individuelles, ce sont des opérateurs farouches du désajustement des équilibres qui fait leur fortune et garantit leur pérennité. Là où le Nganga-Nkita, prêtre de gentilité, adepte des cultes diurnes, des chants qui fédèrent les hommes est adepte de la conciliation des groupes et collectivités, le Nganga-Nkisi, lui, est un opérateur préférentiellement nocturne, adepte forcené du secret et intervenant dans le cadre d’une démarche privée et pour des raisons pas toujours avouables. Là où le Nganga-Nkita pose et table que la libération de la parole et la prise de conscience par chacun des membres du groupe malade ou affaibli est la condition sine qua non de la réussite de la session thérapeutique, le Nganga-Nkisi, lui, privilégiera l’occultation et le mutisme sur ce qui est en train de se faire comme gage de son efficacité. Là où le Nganga-Nkita privilégie la parole, le chant et la danse collective comme facteur de la promotion de la santé qui ne peut être comprise que comme santé, à un degré ou à un autre, du groupe à recouvrer collectivement, le Nganga-Nkisi s’emploiera quant à lui à isoler et enfermer son client dans le silence sournois d’un pacte de complicité à ne rompre sous aucun prétexte au risque de compromettre l’ensemble de l’opération en cours. Là où le Nganga-Nkita privilégie le sens, la signification et la prise de conscience, la participation d’un groupe où chacun est membre à part entière co-responsable du bien-être de chacun et de tous ainsi que de la manipulation d’objets symboliques, le Nganga-Nkisi, lui, s’arrogera la totalité du pouvoir, faisant du consultant un simple client enfermé dans le rôle stérile de consommateur craintif, susceptible de deve­nir lui-même la victime de sa propre initiative. Là où le Nganga-Nkita privilégie la manipulation d’objets monumentaux censés rester dans la mé-moire collective de la communauté et dans le cadre de cérémonies publiques, solennelles et enthousiastes, le Nganga-Nkisi, lui, privilégiera le murmure, les conciliabules et la manipulation énigmatiques et elliptiques de petits objets : talismans, onguents, poudres, bracelets, cordelettes et petits paquets à tenir et à détenir secrètement qui se dérobent au sens et à la perception du public.

Un tableau ouvert : éléments pour une typologie provisoire des Nkisi

12Le (Mi)nkisi se présentent sous forme de compositions, d’accumula­tions, de paquets, de cordelettes tressées, de mélanges de poudres, d’onguents... Une des caractéristiques principales des Nkisi est sans doute leur dimension protéiforme. Ce sont des lieux d’intégration et d’assimi­lation. Compte-tenu de leur sensibilité au tumulte de l’histoire et de leur capacité à capter et à se mouler aux besoins de la demande sociale et contextuelle, une typologie des Nkisi ne peut être que provisoire et nécessairement non exhaustive. Les Nkisi sont des compositions composites et toujours à ajuster aux intentions propres et secrètes du client-commanditaire afin de stimuler des fonctions déterminées, d’assister le récipiendaire dans l’accomplissement d’un programme dédié. La justification d’un Nkisi tient dans la capacité de ce dernier à contribuer à la réalisation des performances d’un individu précis. Bouclier et/ou glaive. L’augmentation des moyens, l’agression de tiers, la défense contre d’éventuelles attaques, la protection d’intérêts particuliers, le désamorçage de charges offensives, la protection contre la malveillance d’autrui, l’augmentation de son charisme personnel, la prospérité dans ses initiatives individuelles.

13Matériellement, le Nkisi emprunte une pluralité de formes et de supports. Le plus souvent, il est supporté par une structure solide servant de socle ou de contenant : sculpture, poterie, boîte, coquille, corne, flacon, paquet, tissu... Il peut se présenter également sous forme de cordelettes tressées, nouées ou repliées. Le Nkisi peut aussi consister en une composition plus « discrète » : poudres à insuffler sur un individu, ensemble de composants écrasés, réduits en poudre et additionnés à des humeurs et liquides, frottés sur le corps ou sur des incisions préalablement faites sur des parties précises et choisis du corps. Ce peut être aussi des liquides à ingérer. Le Nkisi opère des transferts de qualités ou de vertus sur le corps de requérant pour faire accéder ce dernier à un régime augmenté, amélioré de fonctionnement.

  • 9 Le « prix » du Nkisi est le lieu d’une grande discussion. Il permet d’établir une distinction et un (...)

14Cependant, la greffe n’est pas sans entraîner de contraintes induites. Il y a toujours un rapport « contractuel » avec le Nkisi qui soumet le porteur à des séries de contraintes, de « devoirs, une discipline. Comme pour toute prothèse ou pour tout assistant ou auxiliaire, la possession d’un Nkisi suppose des précautions, engendre des servitudes et des contraintes. Face à ces effets indésirables ou secondaires, il faut s’habituer à son Nkisi. Outre le prix 9 dont doit s’acquitter le requérant auprès de l’expert-concepteur, il y a toutes sortes de limitations. Entretenir, « nourrir » et soigner son Nkisi afin que ce dernier conserve et renouvelle son efficience est un devoir. Les éventuelles négligences ou des transgressions peuvent générer de gros risques pour son porteur. Un rapport analogue à celui qu’entretient le porteur d’une greffe avec sa prothèse. Les conditionnalités liées à la possession de la greffe Nkisi peuvent limiter drastiquement la liberté de son porteur : tabous, interdits alimentaires, relationnels, comportementaux, spatiaux, temporels… Au fond, la greffe Nkisi revêt littéralement l’individu et, d’une certaine manière, l’altère voire l’aliène par le mouvement même où elle est supposée l’enrichir et accroître ses performances. Endosser un Nkisi c’est consentir ipso facto à modifier son régime d’existence. C’est ajouter des qualités autres à son individualité. Il y a une sorte de zone d’indécidabilité qui s’ouvre alors dans l’ordre de la souveraineté du greffé-Nkisi. Aussi, le Nkisi, pose-t-il des questions fortes et déterminantes sur l’identité, sur la liberté, sur l’altérité et sur le sens même de l’humanité. C’est en cela que les questions posées par la problématique du transhumanisme nous enjoignent à nous questionner. L’univers prothétique qui fait de nous des porteurs d’autant d’« amulettes » de toutes sortes dédiées à une diversité de programmes nous ouvre des espaces de liberté dans le mouvement même où ces prothèses nous soumettent à une multitude de limitations, de restrictions et de servitudes. Le Nkisi est toujours à entretenir. Il soumet son porteur à des conditionnalités qui restreignent sa liberté en échange des performances qu’il est supposées stimuler.

  • 10 Nous voulons établir ici une analogie avec « la Nuit », le « monde invisible » des mondes sorciers. (...)

15Il est par exemple intéressant d’étudier l’affiche accompagnant un produit de consommation courante de notre modernité : un antivirus pour ordinateur. L’antivirus est présenté comme une solution pour les particuliers possesseurs d’un ordinateur. Les choses se passent comme si dans la « Nuit » 10 du monde virtuel, monde anomique, les membres de la communauté numérique sont toujours et sans cesse menacés par toutes sortes d’attaques, de pièges, d’agressions, d’intrusions et de détournements, œuvres d’entités malveillantes et innombrables, toutes plus rusées les unes que les autres : virus, spams, chevaux de Troie, pirates, crashers, carders... Face à ce monde peu rassurant, le texte affiché sur le carton de l’antivirus promet la sécurité et la tranquillité (« ESET vous protège ») de notre « vie numérique ». Cela, nonobstant le fait que nous savons que tous les antivirus sont susceptibles d’être vaincus par de nouvelles entités plus fortes et encore plus rusées. De même, tout antivirus comme n’importe quel Nkisi a besoin d’être périodiquement « mis à jour », stimulé et « nourri » par son possesseur. Et lorsque des problèmes particulièrement graves surviennent, le Nganga numérique n’est pas loin. Il est toujours prêt à proposer son « aide et assistance » pour assurer la lutte et votre victoire contre tous les « maliciels », les « logiciels malveillants sur votre ordinateur ». L’analogie est frappante entre les logiques Nkisi et les fonctionnements des outils technologiques qui sont l’emblème de notre hypermodernité. Le marché des Nkisi est un lieu de foisonnement de produits. On trouve des élaborations Nkisi de toutes sortes et pour toutes sortes de services et prestations. Ainsi, cette logique Nkisi peut-elle être étendue à toutes les prothèses qui nous soutiennent et nous aident au quotidien.

  • 11 M. Habi Buganza, « Le Nkisi dans la tradition Woyo du Bas-Zaïre » in Systèmes de pensée en Afrique (...)

16Dans son excellent article sur Le Nkisi dans la tradition Woyo du Bas-Zaïre 11, Mulinda Habi Buganza en tente une typologie :

17Les Nkisi thérapeutiques. Ils sont de plusieurs sortes. Ils sont très proches des solutions ordinairement phytothérapeutiques basées sur les principes actifs des simples. Le Nganga-Nkisi, dans cette configuration, est assez proche de l’herboriste. L’élaboration et l’administration des « produits » sont toujours néanmoins accompagnées de formules secrètes et magiques supposées accentuer la force des compositions proposées.

18Les Nkisi de la fécondité (Nkisi Mbumba). Ils regroupent les élaborations réalisées pour satisfaire le désir de richesse, il attire sur son possesseur la chance, la bonne fortune ainsi que la longévité.

19Les Nkisi de divination (Lumonya mpimpa). Généralement de petite taille, ils sont souvent munis d’un miroir ventral. Ils sont réputés percer les mystères de « la nuit » et « voir » au-delà du monde diurne et visible.

20Les Nkisi de protection (Mbandi), munis de deux miroirs, un ventral et un dorsal. Ils sont vigilants et détectent l’adversaire et les éventuelles attaques d’où qu’elles proviennent. Ils peuvent aider leur possesseur à acquérir une part d’invulnérabilité.

  • 12 M. Habi Buganza, op. cit., p. 209.

21Les Nkisi d’imprécation (Nkisi Loko), réputés particulièrement agressifs, ils permettent d’attaquer, de nuire à autrui et de jeter des sorts. Ils reçoivent leur charge d’activation dans la région ombilicale. « On pense que le propriétaire y enferme le principe vital d’un ou de plusieurs membres de son clan, d’un esclave ou encore d’un esprit errant en vue d’activer la puissance du Nkisi. Le propriétaire du Nkisi est donc un personnage redouté » 12. Ils affectent généralement une attitude menaçante et effrayante qui leur permet d’éloigner les mauvais esprits et les sorciers. Il n’est pas rare que l’acquisition d’un Nkisi particulièrement redoutable soit adossée à la commission d’un crime rituel afin d’en favoriser l’efficacité.

22Il est impossible d’établir un tableau exhaustif des Nkisi. Ils couvrent aussi bien l’étendue des désirs que l’écheveau varié et complexe des aspirations et fantasmes des hommes. Les désirs de Nkisi accompagnent les évolutions socio-historiques en ses conséquences et en ses formes. Les Nkisi en sont, d’une certaine manière, la traduction fantasmatique.

23La quête effrénée des greffes Nkisi comme autant d’auxiliaires et de prothèses est un signe et un symptôme. Au fond, les Nkisi sont greffés eux-mêmes, comme autant d’amulettes et de talismans, aussi bien sur les corps individuels que sur le corps social. En tant que greffons donc, ils constituent un témoin de la faille, de la faiblesse, de la précarité et de la pauvreté ontologique qui marquent l’humaine condition. Le mouvement même où ses battements et pulsations creusent le désir, il se traduit par une vie qui devient une course folle, une échappée forcenée à la performance. Les nouvelles technologies nous fascinent et nous enchantent à travers leurs découvertes et toutes leurs brillantes prothèses. De bien des manières, elles accompagnent et facilitent notre quotidien ; elles reconduisent, à nos yeux et à notre intelligence sidérés, des questions qui demeurent nouvellement archaïques. Ce détour du côté des différents recours et usages des greffes Nkisi en Afrique congolaise nous aide à révéler, en transparence, combien est longue et tortueuse, diverse et mythique la quête de la performance. Les conquêtes de cette course ouvrent sur des séductions et des tentations. Elles sont souvent creuses en leur cœur et, souvent, rendent un son caverneux et inauthentique. Les enjeux sous-jacents à cette course se vérifient encore et toujours : élaboration-réponse vis-à-vis de la profonde crise, fêlure et faille qui, insidieusement, traversent et perforent tragiquement l’histoire des hommes. Une suture, toujours bricolée, qui, toujours, tire sur des blessures dont la béance est loin d’être résorbée. Et, cela, en dépit des incantations de tous les chamans, anciens et modernes, qui sont penchés sur un corps corrompu et suppurant. Retour sur un eros intraitable et terrible qui découvre et révèle une part de sa vérité dans le manque tantôt aride, tantôt suave. Face à la prétention, vent debout, de toute la prothétique, l’irréductibilité des questions et des enjeux moraux et politiques nous acculent à l’élaboration de réponses nécessairement à hauteur d’homme face au soleil qui, toujours, risque de nous éblouir dans le mouvement même où il nous éclaire. Peu importe tout l’art des Nganga-Nkisi et la quantité des Nkisi-prothèses dont nous nous barderons, le chantier des hommes relèvera toujours d’un travail de patiente accommodation, de recherche de la juste mesure, de la prudence et de la sagesse pour ne pas tomber dans la démesure qui vainement nous fera croire que, « ça y est !», nous sommes devenus autres, d’autres hommes. Méfions-nous donc du masque grimaçant de tous les défigurés du vain vertige épileptique de l’orgueil. Dans un coin, il nous fait maladroitement signe de n’avancer qu’avec une infinie prudence vers la possibilité toujours lointaine de la lumière.

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Notes

1 Description d’un Nkisi Nkondi.

2 G. Bachelard, La Dialectique de la durée, Paris, PUF.

3 K. Marx, Écrits de jeunesse, Paris, Quai Voltaire, 1994.

4 A. de Surgy, La Voie des fétiches. Essai sur le fondement et la perspective mystique des pratiques des féticheurs, Paris, L’Harmattan, 2002, p. 7.

5 Il y a une histoire et une géographie du Nkisi qui l’inscrit en Afrique centrale comme en sa terre d’émergence. Mais les usages des Nkisi se sont étendues dans les Amériques en suivant les vecteurs de la déportation des Noirs. Aux Amériques, les Nkisi se sont enrichis et/ou ont capté les autres signes, discours et procédures issus des usages des autres peuples, aussi bien des Caraïbes que des peuples de l’Afrique de l’Ouest et du Nigeria. De même, ils se sont enrichis, dans un mouvement de captation, des signes du catholicisme européen. De nombreux travaux restituent ce phénomène qui démontre la singulière vitalité des greffes et combinaisons Nkisi, comme manière de vivre et de voir le monde aujourd’hui encore dans tous les Amériques. Sur l’actualité des Nkisi au Brésil et à Cuba, je veux indiquer ici tout particulièrement l’intéressant et stimulant travail de Ana Stela Cunha, Caboclos Nkisi. A territoria de Banto no Brasil e em Cuba.

6 Ces mots de Marc Augé sur les Figurines fétiches et Nkisi renvoient à ces mots de Jean-Paul Colleyn sur des « objets-forts » d’une autre région d’Afrique (Afrique de l’ouest : Togo-Bénin-Mali). Qu’ils soient appelés Legba, Sakpata ou Djagli…, ils renvoient à ce que découvriront, plus tard les artistes du Surréalisme dans le cadre de la crise de la représentation. « Visiblement, avec les Legba, les Sakpata, les Djagli et autres vodu des Ewhé, autant qu’avec les boliw bamana, nous ne sommes pas en présence d’une tradition artistique fondée sur la mimesis, sur l’imitation la plus fidèle possible de la perception visuelle. Si l’on considère l’histoire de la crise de la représentation dans l’art occidental, on peut dire que ces œuvres portent un éclairage critique sur nos propres formes d’expression artistique, dans la mesure où des créateurs africains initiés à travers de strictes traditions religieuses, semblent explorer des jeux de formes, des mises en scène et des installations que découvrent les concepteurs européens et américains les plus audacieux. En effet, à la fin du xxe siècle, différentes formes d’art conceptuel apparurent en Occident, dans lesquelles l’idée était objet, fût-ce au prix d’un abandon du critère esthétique. », in C de Clippel & J.-P. Colleyn, Secrets. Fétiches d’Afrique, Éditions de la Martinière, 2007, p. 18-19.

7 M. Augé, Le Dieu-objet, Paris, Flammarion, 1988, p. 30-31.

8 M. Foucault, Les Mots et les Choses, Paris, Gallimard, 1966, p. 32.

9 Le « prix » du Nkisi est le lieu d’une grande discussion. Il permet d’établir une distinction et une typologie de ces derniers. La question du « prix » situe le Nganga-Nkisi dans une zone complexe où règne une quasi-indistinction entre sorciers (Ndoki), guérisseurs(Mbuki), bienfaiteurs ou malfaiteurs. Le « prix » du Nkisi peut se libeller en argent, en services, en épreuves à subir ou en performances particulières à accomplir. Il peut aussi se libeller en vies humaines à sacrifier. Ainsi, pour l’efficacité d’un Nkisi, le Nganga-Nkisi peut requérir du client qu’il lui désigne un ou plusieurs des membres de sa famille ou de son clan voire de ses amis à moins que ce ne soit des éléments de la propre vie du requérant (sa fécondité, son intelligence, sa longévité, sa beauté…) à sacrifier pour l’efficience du Nkisi. Les critères et conditions d’acquisition constituent une ligne de partage forte de la typologie des Nkisi. Entre ceux qui achètent les Nkisi et ceux qui « donnent » d’autres choses ou d’autres êtres, passe une des frontière-limite de la légitimité et de l’illégitimité sociales des requérants.

10 Nous voulons établir ici une analogie avec « la Nuit », le « monde invisible » des mondes sorciers. Un monde fabuleux, fantastique mais aussi régi par des logiques cynégétiques où les possibilités sont démultipliées et où tous les coups et toutes les ruses semblent permis.

11 M. Habi Buganza, « Le Nkisi dans la tradition Woyo du Bas-Zaïre » in Systèmes de pensée en Afrique noire, n° 8 (1987).

12 M. Habi Buganza, op. cit., p. 209.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Serge Mboukou, « La greffe Nkisi. »Le Portique [En ligne], 37-38 | 2016, document 8, mis en ligne le 01 octobre 2017, consulté le 08 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/leportique/2872

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Auteur

Serge Mboukou

Serge Mboukou est docteur en Anthropologie sociale et ethnologie. Il est Maître-assistant associé à l’École d’architecture de Nancy et Professeur de philosophie en CPGE. Il a publié en 2016, La Parole recouvrée. Simon Kimbangu. Prophète et passeur de cultures (L’Harmattan).

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