L’évaluation, entre contrôle et attention
Résumés
Omniprésente, mais hétérogène, l’évaluation fait débat en France, aussi bien au sein des organisations que dans la société. Elle va de soi pour certains, tandis que d’autres dénoncent ses dérives ou questionnent ses fondements: n’est-elle qu’un instrument de pouvoir au service de la performance, ou peut-elle contribuer à un partage du pouvoir et du savoir ? Comment oscille-t-elle entre les pôles du contrôle et de l’attention ? Le présent article explore cette question dans le secteur des établissements sociaux et médico-sociaux, puis tente de l’approfondir en élargissant le regard.
Plan
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1Pourquoi évoquer l’évaluation dans ce numéro consacré au transhumanisme ? Cette question sera traitée en conclusion.
2Mais à quoi bon écrire encore sur l’évaluation, ce « marronnier » des politiques publiques et des ouvrages sur l’entreprise privée et l’industrie financière ?
- 1 Barbara Cassin et Roland Gori, « Tous grillés ! Deux lettres ouvertes à ceux qui nous gouvernent » (...)
3L’évaluation n’est-elle pas devenue un mot d’ordre général, une matrice de pensée incontournable dans tous les domaines, métiers, et instants de notre vie ? « C’est virtuellement - le mot est important, car il renvoie à l’emprise des nouvelles technologies - chaque geste de chaque technicien de surface, infirmier, cadre hospitalier, médecin, maître, enseignant, chercheur, directeur d’établissement, magistrat, travailleur social, mais aussi femme enceinte, nouveau-né, enfant, élève, malade, dépendant, mourant, SDF, acheteur, promeneur, amoureux, usager en général de la rue ou de la Toile, qui est soumis à évaluation. Quelle que soit l’action ou la passion, elle est évaluée » 1.
4Une telle évidence pose question. Omniprésente, mais hétérogène, l’évaluation fait débat en France, dans les organisations comme dans la société. Elle va de soi pour certains, tandis que d’autres dénoncent ses dérives ou questionnent ses fondements : n’est-elle qu’un instrument du pouvoir au service de la performance ou peut-elle contribuer à un partage du pouvoir et du savoir ?
- 2 Patrick Viveret, L’Évaluation des politiques et des actions publiques. Rapport au Premier ministre(...)
- 3 Pierre Savignat, Évaluer les établissements et services sociaux ou médico-sociaux, Journées ANESM (...)
5Mais qu’est-ce qu’« évaluer » ? Parmi les multiples définitions existantes, peut-être peut-on retenir d’une part la formule concise de Patrick Viveret : « évaluer une politique publique, c’est former un jugement sur sa valeur » 2, d’autre part l’explicitation de Pierre Savignat : « La notion d’évaluation est polysémique : mettre en valeur ; apprécier ; mesurer (au double sens de mesurer une distance ou de prendre la mesure d’une situation)…Mais surtout elle recouvre une pluralité de pratiques qui ont en commun de porter un regard sur une situation dans un but d’aide à la décision. […] Dans chaque cas, l’on trouve un questionnement qui renvoie à l’idée d’objectiver ce qui se passe (connaître), d’analyser (comprendre) pour améliorer une situation (agir) » 3.
6Cet article s’inspire d’une pratique réflexive, retrace un va-et-vient entre expérience et réflexion partagée. Cette démarche est issue d’un étonnement, d’une question et d’une hypothèse.
7Dans l’éventail si varié de la littérature sur l’évaluation, émergent notamment deux blocs opposés : celui des « guides » exposant les principes et la méthodologie de l’évaluation, et celui des « livres noirs » analysant les erreurs et/ou les effets néfastes de certaines pratiques d’évaluation.
8Ce constat peut susciter la question suivante : ce clivage est-il l’indice de simples dérives dans l’application des principes et des méthodes ? Ou ne révèle-t-il pas plutôt une ambiguïté foncière de l’évaluation, une tension entre deux visées contraires, sinon contradictoires, que l’on peut qualifier provisoirement de « managériale et gestionnaire » pour l’une, « critique, éthique et démocratique » pour l’autre ?
9Cette question me conduit à formuler l’hypothèse suivante : cette visée-ci s’avérant, le plus souvent, soit rejetée, soit instrumentalisée au profit de celle-là, la pleine reconnaissance de celle-ci et la prise en compte de la tension entre ces deux orientations constituent l’une des conditions de possibilité d’une évaluation pertinente et partagée.
10J’ai expérimenté cette hypothèse dans le champ social, notamment à l’égard des établissements et services sociaux et médico-sociaux (ESMS). Cette expérimentation s’est récemment traduite par la participation à l’évaluation externe d’un établissement social. Cette évaluation a été accompagnée par la question suivante : l’évaluation externe des ESMS vise-t-elle essentiellement à contrôler les écarts par rapport aux normes et aux recommandations de bonnes pratiques, ou ne devrait-elle pas avant tout porter attention à la singularité des pratiques innovantes des collectifs de travail ?
11Les apports de cette expérimentation m’incitent à approfondir la réflexion en élargissant le regard, grâce aux travaux de chercheurs soucieux de conjuguer analyse empirique et concepts opératoires.
12Avant d’évoquer cette expérimentation, il convient de présenter son contexte, c’est-à-dire de s’appuyer sur une proposition de bilan provisoire des évaluations externes effectuées dans les ESMS, puis d’analyser sommairement la logique du texte de référence.
I. Esquisse de bilan provisoire des évaluations externes effectuées dans le secteur des établissements sociaux et médico-sociaux (ESMS)
13Ces évaluations se réfèrent à deux conceptions de l’évaluation qui s’affrontent depuis le lancement de ce dispositif dans le secteur des ESMS.
- 4 Laurent Barbe, « L’évaluation au risque des malentendus », Actualités sociales hebdomadaires N° 29 (...)
14Dans l’article « L’évaluation au risque des malentendus », paru le 22 mai 2015 4, le consultant Laurent Barbe formule une esquisse de bilan très critique des évaluations externes réalisées dans les ESMS.
15Après avoir rappelé l’inscription dans la loi n°2002-2 de l’obligation de l’évaluation externe et interne dans ce secteur et la « progression fulgurante » (de 29% à 83%) de la démarche d’évaluation externe au cours de la dernière année du cycle prévu pour les structures autorisées avant 2002, il déplore la faiblesse de la plupart des évaluations et distingue deux conceptions qui « n’ont cessé de s’opposer depuis le démarrage du dispositif » :
« La première, tout en utilisant la terminologie de l’évaluation, emprunte en fait sa logique aux démarches « qualité » issues du monde des services. Elle se caractérise par son formalisme, par l’importance donnée au respect du prescrit et par une analyse des écarts observés essentiellement dans le registre de manquements (voire de fautes) à corriger par de la procédure et de la formalisation.
Cette approche souffre à l’évidence de nombreux défauts rédhibitoires dont les principaux sont : une vision taylorienne de l’action dans laquelle l’essentiel tient dans le respect de règles, de procédures, de recommandations édictées sur un mode descendant ; une faible place donnée à la parole et à la réflexivité des parties prenantes qui ne sont invitées que comme informateurs des tableaux (faits/à faire) qui constituent la structure centrale du travail ; une approche vécue par les professionnels comme très loin de leur travail réel tant dans son langage que dans ses modes de présentation ; une faible capacité à questionner les cultures professionnelles et donc à enclencher une dynamique continue».
16Après avoir évoqué quelques-uns des « nombreux facteurs » pouvant expliquer « la prépondérance » croissante de cette orientation, Laurent Barbe présente celle qu’il ne cesse de promouvoir :
« La seconde approche, qui paraît minoritaire, s’inscrit dans une perspective plus clairement évaluative, comportant aussi une dimension d’analyse de conformité des fonctionnements, mais l’intégrant dans une réflexion plus large, sur l’articulation entre des missions, des publics, des moyens et aussi sur les effets, impacts ou résultats de l’action. Elle est, à mon avis, bien plus proche de l’esprit des textes (loi 2002-2 et décret du 15 mai 2007) pour qui veut bien prendre le temps de les lire. Elle est surtout bien plus cohérente avec la perspective d’une amélioration continue des pratiques, qui ne peut pas se mener contre les acteurs concernés, mais doit chercher à mobiliser leurs capacités d’analyse et d’engagement dans un débat exigeant ». Laurent Barbe explicite cette approche dans la suite de son article.
17Le 15 octobre 2015, Laurent Barbe est l’un des intervenants conviés au colloque organisé par la Société française de l’évaluation (SFE), sur « l’évaluation des ESMS ».
18Le 15 décembre 2015, le cabinet KPMG, dans le cadre d’une journée sur les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD), largement ouverts au secteur marchand, consacre une table ronde à la restitution de son enquête de satisfaction sur l’évaluation des ESMS, faite auprès de gestionnaires (d’EHPAD, surtout). Cette enquête fait état d’un large satisfecit, valorisant des items qui correspondent souvent aux griefs faits par Laurent Barbe à l’approche majoritaire des évaluateurs (donnant priorité à la traçabilité des actes, à la démarche qualité, à l’appropriation des recommandations de bonnes pratiques). Par ailleurs, alors qu’une forte minorité des gestionnaires interrogés par KPMG demande une homogénéisation de la forme des rapports, la SFE met en garde contre les risques d’une telle standardisation, tout en préconisant un meilleur cadrage méthodologique. L’évaluation de l’évaluation ne fait pas consensus !
19Tout en partageant globalement l’orientation préconisée par Laurent Barbe, ainsi que sa critique de l’orientation majoritaire, je propose d’examiner dans quelle mesure cette bipolarisation ne renvoie pas, pour partie, à la présence d’une tension entre deux logiques antagonistes dans le décret de référence lui-même.
II. Analyse sommaire du décret de référence et mise en évidence de la juxtaposition de deux logiques en tension
20Le décret n°2007-975 du 15 mai 2007 fixe le contenu du cahier des charges pour l’évaluation des activités et de la qualité des prestations des ESMS. Il constitue l’annexe 3-10 du Code de l’action sociale et des familles (CASF).
21Ce texte me paraît conjuguer 2 visées distinctes, en tension :
-
D’une part, l’évaluation vise à analyser la logique propre de l’établissement concerné, dans sa singularité et sa complexité.
-
D’autre part, l’évaluation doit aboutir à des résultats prenant en compte de nombreuses rubriques et formulés dans un cadre homogène : rapport, synthèse et abrégé. De plus, elle comporte une finalité prescriptive et normative.
22La première visée est surtout développée dans le chapitre I de l’annexe, qui traite des « fondements de l’évaluation », et la seconde marque le chapitre V sur « les résultats de l’évaluation ». Mais la tension entre ces deux visées paraît « travailler » l’ensemble de l’annexe :
-
D’une part, l’évaluation externe « est distincte du contrôle des normes en vigueur » ; elle « se distingue également de la certification » : elle se situe en continuité avec l’évaluation interne.
23Elle « interroge la mise en œuvre d’une action, sa pertinence, les effets prévus ou imprévus, son efficience, en considération du contexte observé. Elle implique un diagnostic partagé, la construction d’un cadre de référence spécifique d’évaluation, le choix d’outils de mesure et d’appréciation adaptés. Elle repose sur la mobilisation des partenaires concernés ».
24Elle « ne permet pas de comparer les établissements entre eux. Seule la comparabilité dans le temps entre les résultats des évaluations peut être recherchée, pour un établissement donné ».
25Elle « s’appuie sur l’observation des pratiques sur le terrain, auprès de groupes d’acteurs interdépendants : elle analyse des systèmes complexes intégrant l’interférence de nombreux facteurs, notamment les interactions entre bénéficiaires et institutions et des facteurs externes ».
-
D’autre part, s’agissant de la formalisation des résultats, tout en renonçant à décalquer l’approche normative de la certification des établissements de santé, l’administration centrale a établi un cadre contraignant de présentation : synthèse du rapport, abrégé, annexe. Au fil des évaluations, il semble que le rapport ait perdu de l’importance au profit de sa synthèse et de son abrégé. L’analyse de la logique propre des institutions est devenue secondaire par rapport au renseignement des items obligatoires.
26De plus, sans leur donner le caractère de normes opposables, l’annexe souligne l’importance des « recommandations de bonnes pratiques professionnelles » (RBPP) de l’Agence nationale de l’évaluation et de la qualité des établissements et services sociaux et médico-sociaux (ANESM). Ce sont des documents de réflexion et d’aide à la décision qui représentent une forme de consensus ; chaque établissement doit connaître celles qui le concernent, mais reste libre de les appliquer, totalement ou partiellement, ou d’adopter des références plus adaptées à sa logique propre…ou, si besoin, de les construire lui-même en partenariat avec d’autres. L’important est que l’institution mène une réflexion approfondie sur ses pratiques. La diffusion de ces recommandations successives et l’importance croissante donnée à celles-ci par les acteurs dominants du système de l’évaluation (autorités destinataires, évaluateurs, instances gestionnaires) ont tendu à accentuer l’homogénéisation des pratiques.
27Venons-en à la première étape, dite « d’observation et de description », de la procédure d’évaluation : elle « doit aboutir à la formalisation du « projet évaluatif » qui comprend deux parties : la construction du cadre de référence spécifique de l’évaluation et l’élaboration du questionnement évaluatif.
28Le cadre de référence spécifique se conçoit dans la première visée : il est à « construire » de façon à prendre en compte la singularité du projet de chaque institution et de sa logique d’action.
29Quant à l’élaboration du questionnement évaluatif, elle paraît se situer à l’intersection des deux visées :
-
Elle se fonde sur le cadre de référence spécifique puisqu’elle doit aboutir à « la formulation de questions évaluatives hiérarchisées et adaptées à la logique de chaque établissement ». L’évaluateur n’impose pas son questionnement, mais « aide l’établissement à cette formalisation ».
-
Mais il importe également que « ce questionnement intègre les objectifs de l’évaluation », qui sont les suivants :
-
« Porter une appréciation globale » sur les activités et la qualité des prestations, les activités ou prestations étant comprises comme « un ensemble d’actions et interventions organisées autour d’un ou plusieurs objectifs » ;
-
« Examiner les suites réservées aux résultats issus de l’évaluation interne » ;
-
« Examiner certaines thématiques ou registres spécifiques ».
30À ce titre, l’appréciation demandée porte prioritairement sur la prise en compte des droits des usagers et les conditions de réalisation du projet personnalisé, ainsi que sur l’ouverture de l’établissement sur son environnement et les interactions.
31Cette appréciation doit aussi, « en prenant en compte les particularités de l’établissement », aborder une quinzaine de points concernant les usagers, la structure, les pratiques et les missions.
32L’annexe 3-10 souligne que « l’observation porte sur une analyse des pratiques collectives définies comme l’ensemble des manières de faire, de dire et d’agir des professionnels » et « ne doit pas être une évaluation de la pratique individuelle ».
33Les contraintes régissant la restitution des résultats induisent la vérification de l’effectivité de nombreux points. Mais il convient d’éviter tout contrôle de conformité et d’élaborer le questionnement sur la base du cadre de référence spécifique, qui fournit « le fil rouge » de l’évaluation et facilite le choix de « portes d’entrée » adaptées à la singularité de l’établissement.
34Ainsi, cette première étape doit d’abord porter attention à la logique propre de chaque institution, mais dans le but d’apprécier « la qualité de ses prestations » à partir d’items homogènes et de la référence aux RBPP, donc dans une visée de contrôle.
35La définition des deux étapes suivantes -celle d’étude et d’analyse, et celle de synthèse aboutissant à des propositions/préconisations- conjugue les deux visées précitées, mais en déplaçant le curseur vers la seconde.
36Ce déplacement est encore plus manifeste dans la trame recommandée pour la rédaction de la synthèse et de son abrégé. L’exigence de ce dernier document marque la rupture progressive de l’équilibre qui semblait souhaité entre les visées d’« attention » et de « contrôle ».
37Cette évolution se confirme dans la circulaire du 21 octobre 2011 qui accentue la standardisation formelle des évaluations et l’objectif d’homogénéisation des pratiques dont les évaluateurs sont invités à mesurer la conformité aux procédures, références et RBPP, diffusées par l’ANESM.
38Il conviendrait de situer cette évolution dans une perspective historique centrée sur la loi n°2002-2 du 2 janvier 2002 rénovant l’action sociale et médico-sociale, qui a imposé l’évaluation dans ce secteur, avec une intention sans doute plus nuancée que sa mise en œuvre. Il conviendrait d’analyser également les pratiques antérieures d’évaluation. La question de la fidélité aux textes est donc à relativiser par une approche critique et généalogique.
- 5 Sandrine Garcia et Sabine Montaigne, « Pour une sociologie critique des dispositifs d’évaluation » (...)
- 6 Ibid., p. 11.
39Mais il est sans doute prioritaire, comme le proposent Sandrine Garcia et Sabine Montaigne, de considérer « les effets concrets qui résultent de la mise en œuvre des pratiques d’évaluation, […de] prendre au sérieux les objectifs d’efficacité, sans oublier le point de vue de ceux auxquels les services sont dispensés » 5. Il s’agit d’analyser l’« écart entre effet concret ex post et objectif théorique ex ante » 6, de manière inductive, à partir du terrain, comme l’entreprennent de nombreux chercheurs dans des secteurs très variés : hôpitaux publics, caisses d’assurance maladie, administrations publiques, établissements d’enseignement et/ou de recherche, établissements sociaux associatifs, chaînes hôtelières, grandes entreprises, etc.
40Venons-en à un exemple concret de choix et/ou de conciliation entre « l’évaluation-contrôle » et « l’évaluation-attention ».
III. Expérimentation dans le cadre de l’évaluation externe d’un établissement social
41Pour des raisons de confidentialité, la structure évaluée sera évoquée de façon anonyme et très simplifiée ; de l’évaluation, ne seront retenus que quelques éléments significatifs au regard de la question posée dans l’introduction : l’enjeu principal de l’évaluation d’une institution est-il de contrôler sa conformité aux normes et recommandations ou de porter attention à la singularité et à la complexité des pratiques innovantes du collectif de travail ?
Choix de l’approche pertinente pour l’évaluation externe de l’institution concernée
42Cette évaluation externe devait être remise avant janvier 2015 pour permettre le renouvellement tacite de l’autorisation de la structure en tant que centre d’hébergement et de réinsertion sociale (CHRS).
43Mais l’institution n’est pas un CHRS généraliste. Elle est spécialisée dans l’écoute, l’accueil et l’accompagnement spécifique des femmes victimes de violences conjugales (et de leurs enfants) ; elle met en œuvre un ensemble d’actions très diversifiées, bien plus large que ce que l’on entend généralement par « CHRS » : « l’hébergement d’insertion » ; corrélativement, l’effectif des femmes qui bénéficient d’une écoute et/ou d’un accompagnement est nettement plus nombreux que l’effectif hébergé dans le CHRS.
44Dès lors, comment « construire le cadre de référence spécifique de l’évaluation » qui va largement déterminer celle-ci ?
45L’annexe 3-10 du CASF précise : « Ce cadre comprend un volet commun et un volet propre à l’établissement.
46– un volet commun comportant le rappel des orientations définies par les autorités compétentes sur le champ observé et les RBPP de l’ANESM,
47– un volet propre …décrivant la stratégie, les objectifs de l’établissement…et les missions confiées sur un territoire géographique donné, dans le cadre des procédures d’autorisation. »
48Il aurait pu paraître logique de simplement juxtaposer un volet commun présentant les orientations relatives aux CHRS et les RBPP applicables, et un volet propre à l’institution soulignant ses spécificités : projet associatif, public accueilli, activités complémentaires.
49Mais cette approche aurait méconnu la singularité de l’établissement, son histoire et son contexte, l’approfondissement progressif du projet associatif, la diversification des actions de l’institution.
50Cette application simpliste de l’annexe 3-10 se serait d’ailleurs heurtée au critère prioritaire de choix du prestataire posé par le conseil d’administration : la cohérence de l’évaluation avec la spécificité des violences conjugales et le projet associatif.
51Il importait donc de ne pas enfermer l’évaluation dans le seul champ des CHRS, même en se référant à la formulation opportunément élargie de l’article L 312-1 8 du CASF :
« établissements ou services comportant ou non un hébergement, assurant l’accueil, notamment dans les situations d’urgence, le soutien ou l’accompagnement social, l’adaptation à la vie active ou l’insertion sociale et professionnelle des personnes ou des familles en difficulté ou en situation de détresse ».
52En accord avec l’institution, les évaluateurs ont jugé plus pertinent de prendre d’emblée en compte les projets associatif et d’établissement dans leur cohérence complexe, de considérer la stratégie, les objectifs et les missions de l’association, avant d’approfondir le fonctionnement de ses divers dispositifs, dont, bien évidemment, le CHRS.
53Dès lors, le contexte législatif de référence ne se réduit pas à celui qui régit les CHRS et l’ensemble des ESMS. Il inclut la globalité du CASF (y compris l’aide sociale à l’enfance) et surtout les diverses lois modifiant le Code civil et le Code pénal et visant à réprimer les violences conjugales et à promouvoir l’égalité entre les femmes et les hommes.
54Ainsi, le projet de l’institution se réfère simultanément à deux politiques publiques distinctes, mais complémentaires, visant à lutter, l’une, contre les violences conjugales, l’autre contre l’exclusion.
55 Le cadre de référence spécifique s’est donc construit autour de l’articulation singulière qu’élabore l’établissement sur son territoire, entre deux « volets communs » :
-
Son classement dans la catégorie juridique des CHRS, qui le fait bénéficier du financement de droit commun afférent (au titre de l’aide sociale de l’État).
-
Son projet global centré sur l’écoute, l’accueil et l’accompagnement des femmes victimes de violences conjugales, pratiques spécifiques entraînant divers surcoûts.
56Cette dualité de références induit plusieurs conséquences :
-
une pluralité de financements, la lutte contre les violences conjugales ne bénéficiant que d’infimes financements spécifiques (l’ensemble des crédits du Secrétariat aux droits des femmes ne représentant que 0,006% du projet de budget 2016 de l’État) et constituant plutôt un impératif interministériel de mobilisation des financements de droit commun, complétés ou suppléés par la contribution des collectivités territoriales aux budgets en baisse ;
-
une dualité partielle de systèmes de normes, de procédures, de partenariat et de RBPP.
57La prise en compte des spécificités des violences conjugales et ses incidences sur l’organisation, l’accompagnement et le droit des femmes accueillies ainsi que sur le partenariat ont été retenues comme « le fil rouge », qui s’avère être au cœur de la dynamique, de la pertinence et de la cohérence des actions de l’association, mais aussi de ses questionnements et fragilités.
Implications de ce choix pour la conduite de l’évaluation
58L’annexe 3-10 souligne que « l’évaluation externe doit répondre à des exigences de qualité en termes de pertinence, de fiabilité, d’objectivité et de transparence » et qu’« elle repose sur la mobilisation des partenaires concernés aux différentes étapes de la démarche évaluative », contribuant ainsi « à la coopération entre les usagers, les professionnels, les gestionnaires des établissements et services médico-sociaux et les autorités publiques ».
- 7 Voir par exemple Georges Devereux, De l’angoisse à la méthode dans les sciences du comportement, t (...)
- 8 Voir Christophe Dejours, notamment L’Évaluation du travail à l’épreuve du réel. Critique des fonde (...)
- 9 Voir notamment Marie Mormesse, L’Évaluation du travail social : une nécessité impossible, Paris, L (...)
59Or, toute observation-évaluation est, par construction, partielle, subjective et partiale, a fortiori lorsque son objet est le comportement humain 7, plus précisément le travail 8, et de surcroît un travail social 9. Pour atténuer ces limites, il convient de considérer les divers acteurs concernés comme les premiers experts du dispositif qu’il s’agit d’évaluer.
- 10 Laurent Barbe, « Sur les chemins de l’évaluation », in Dominique Fablet (dir.), Intervenants socia (...)
60Comme le souligne Laurent Barbe dans son article « Sur les chemins de l’évaluation » 10, l’objectivité de la démarche ne résulte pas d’abord « de la qualité des indicateurs et du dispositif de recueil », mais « de la qualité du processus collectif d’échange mis en place et de la confrontation itérative des conclusions », « la subjectivité inhérente à l’expression des acteurs » étant à considérer comme « un élément structurel et fondamental du système qu’il s’agit d’évaluer ».
61Ces acteurs sont en premier lieu la direction, les professionnels et « les usagers », en l’occurrence les femmes accueillies et accompagnées, éminemment prises en considération dans le projet de l’association, ainsi que les nombreux partenaires de l’institution, leur sensibilisation et leur implication étant une priorité majeure de l’association.
62Il convenait donc pour les évaluateurs d’éviter toute approche en surplomb, de sortir de leurs grilles et schémas et d’aller à la rencontre des acteurs de l’institution pour écouter leur analyse, construire avec eux le processus d’évaluation à partir de leur logique d’action et leur soumettre les conclusions, dans le cadre d’un échange itératif à la fois écrit et oral.
63Ainsi, la tension entre attention et contrôle peut constituer le ressort d’un processus dynamique qui place l’attention au départ et au terme de la démarche de l’évaluation.
Quelques incidences de ce choix sur le contenu de l’évaluation
Le caractère central du « fil rouge » relevé plus haut
64Le choix de ce « fil rouge » s’écarte du type d’évaluation pratiqué dans les CHRS généralistes.
65Jusqu’en 2009, les missions des CHRS étaient centrées sur l’accompagnement social global des personnes hébergées. Les budgets étaient calculés compte tenu des activités menées pour répondre aux besoins des personnes accueillies. À partir de 2009, la « refondation » de la politique de l’hébergement en fonction de l’objectif « le logement d’abord » (celui-ci étant considéré comme une étape préalable et non plus comme un aboutissement) vise à améliorer leur efficience en renforçant leur coordination et en réduisant leur dotation globale de fonctionnement (DGF) dans le cadre d’une stratégie de convergence tarifaire.
66Les structures pratiquant l’écoute, l’accueil et l’accompagnement des femmes victimes de violences conjugales, très minoritaires parmi les CHRS, subissent une méconnaissance de leur logique d’action par leur principal financeur et une amputation progressive de leur DGF.
67Une évaluation pertinente se doit de porter d’abord attention à la spécificité des violences conjugales et aux traits particuliers de l’accompagnement requis.
68Cette spécificité est officiellement reconnue par la circulaire interministérielle n°2013-197 du 12 avril 2013 qui reconnaît le bien-fondé des modalités spécifiques d’écoute, d’accueil et d’accompagnement et invite les préfets de région à financer le surcoût afférent.
Quelques traits de cet accompagnement spécifique, qui assure la cohérence systémique des actions de l’institution
69Cet accompagnement s’appuie sur une analyse à la fois psychologique, sociale et juridique des violences conjugales dans leurs répercussions multiples sur la vie des femmes, et des processus de sortie de l’emprise dans ses trois phases de déculpabilisation, conscientisation et reconstruction.
70Cet accompagnement repose sur une posture singulière auprès des femmes (écoute bienveillante et empathique, respectant l’histoire et le rythme de chaque femme et valorisant ses ressources), sur la dynamique de l’accompagnement collectif et de l’entraide solidaire entre les femmes qui se rencontrent à des stades différents de leur parcours d’émancipation, sur la prise en compte de tous les champs impactés : santé, droits, éducation et parentalité, emploi, logement, expression artistique et accès à la culture, ainsi qu’aux sports, etc.
71Cet accompagnement spécifique induit une organisation des actions de l’institution en plusieurs dispositifs susceptibles de favoriser la personnalisation de chaque parcours dans ses diverses étapes (écoute téléphonique, entretiens d’accueil, mise en sécurité à l’hôtel avec accueil de jour, hébergement avec accompagnement renforcé, etc.) et l’articulation de ces dispositifs avec les axes transversaux visant les divers champs de la vie de chaque femme.
72Cet accompagnement mobilise un partenariat diversifié, notamment avec les services de police/gendarmerie et de la Justice. Il implique une vigilance constante concernant la protection des femmes dans les phases critiques de sortie de l’emprise du conjoint violent : mise en sécurité au moment de leur décision de séparation, avec confidentialité de leur nouveau domicile, accompagnement et sécurisation de leurs démarches auprès des tribunaux.
73Cet accompagnement comporte ainsi une forte dimension juridique dans la durée et, dans la phase initiale d’accueil, une pratique d’écoute en binôme pour recueillir avec exactitude la parole des femmes.
74L’équipe pluri-professionnelle veille à échanger régulièrement sur la pertinence et l’efficacité de ses pratiques internes et partenariales. Elle constitue un centre de ressources sur la question des violences conjugales dans son secteur géographique, contribue à la formation des professionnels extérieurs et développe des actions de prévention auprès des adolescents.
75Ainsi, tout en prenant en compte les RBPP applicables aux CHRS, elle travaille en réseau à l’élaboration des bonnes pratiques spécifiques à l’accompagnement des femmes victimes de violences conjugales.
Conséquences en termes de préconisations : de l’attention à l’alerte
76L’annexe 3-10 invite les évaluateurs à formuler, en les hiérarchisant, « des propositions et/ou des préconisations » tant sur « les aspects stratégiques » que sur « des éléments plus directement opérationnels ». Elle précise notamment : « L’évaluateur analyse la pertinence des activités et de l’organisation par rapport aux besoins identifiés et aux objectifs assignés, en tenant compte des moyens disponibles de l’établissement ou du service et des choix opérés dans leur répartition ».
77La consigne « tenir compte des moyens disponibles » est une invitation au réalisme. Toutefois elle reste ambiguë : elle ne paraît ni envisager, ni exclure, une éventuelle appréciation de l’adéquation des moyens aux besoins identifiés et aux objectifs assignés, ainsi que de l’évolution de ces moyens.
78Au terme de l’évaluation de l’institution concernée, les évaluateurs lui ont adressé quelques préconisations mineures. Ils ont surtout souligné la pertinence, la cohérence et l’efficacité de l’accompagnement pratiqué…ainsi que son « efficience contrainte », l’établissement réussissant à développer et diversifier son activité dans le cadre d’un budget de plus en plus contraint.
79Ils ont, en effet, progressivement relevé une tension manifeste entre deux logiques :
80– une logique d’action très dynamique parvenant à aider les femmes accompagnées à « revivre » (comme le donnent à penser à la fois statistiques, témoignages, expressions artistiques, etc.)
81– une stratégie budgétaire défensive visant à imaginer comment l’institution peut « survivre » et compenser, chaque année, la réduction de la DGF versée au titre de « l’hébergement d’insertion », c’est-à-dire du CHRS au sens restreint, qui ne constitue que l’une des faces du système d’action de l’institution : entre 2008 et 2014, la DGF a diminué de plus de 15% en euros courants, soit plus de 25 % en euros constants, du fait de la convergence tarifaire. L’institution a su à la fois se restructurer et obtenir des subventions complémentaires en concevant de nouvelles actions collectives cohérentes avec son projet. Mais son avenir paraît menacé par cette convergence tarifaire appliquée de façon trop simpliste et sur la seule base des places autorisées au titre de l’hébergement d’insertion.
82Il serait urgent que cette convergence soit modulée en tenant enfin compte de deux éléments :
83– d’une part, les activités d’écoute, d’accueil de jour et d’accompagnement « hors les murs » font partie intégrante de la définition actuelle des CHRS et du projet d’établissement approuvé par l’autorité de contrôle et de tarification ;
84– d’autre part, la circulaire interministérielle du 12 avril 2013 a reconnu la pertinence de l’accompagnement spécifique des femmes victimes de violences conjugales et le fait qu’il induit des surcoûts qu’il convient de financer.
85Le projet de loi de finances 2015 (p.93) a d’ailleurs indiqué, s’agissant des structures accueillant des femmes victimes de violences, que la première étude nationale des coûts complète allait enfin permettre « d’identifier pour ces structures les prestations réalisées et les coûts qui y sont associés ». Il est regrettable qu’une telle étude, préconisée dès 2005 par l’inspection générale des affaires sociales et l’inspection générale des finances, comme étape préalable à la mise en place de la convergence tarifaire, intervienne si tardivement après des années d’application indifférenciée. Cette inversion des étapes n’est-elle pas significative d’une tendance à niveler et homogénéiser les structures ?
86La poursuite du nivellement tarifaire et de l’homogénéisation des CHRS autour du modèle généraliste n’est-elle pas paradoxale dans la mesure où elle paraît aller à l’encontre des orientations des plans successifs de lutte contre les violences conjugales, et de la valorisation des institutions œuvrant dans le cadre de cette politique ?
87Il convient de noter que l’examen de l’évolution budgétaire et financière de la structure n’était pas prévu dans le projet d’évaluation et qu’il s’est progressivement imposé, en fin de processus, comme la clef de compréhension d’une énigme pesante.
Portée de ce type d’évaluation
88Sans doute est-ce cette tendance à l’homogénéisation qui explique que ce type d’évaluation (pratiqué dans les contraintes de l’annexe 3-10) reste très minoritaire : il requiert un processus artisanal de création interactive, gratifiante mais chronophage, alors qu’une évaluation proche d’une démarche d’audit ou de contrôle-qualité est aisément reproductible selon des procédures formatées.
89Par ailleurs, les autorités de contrôle, devant traiter rapidement de nombreux rapports d’évaluation, ont souvent une préférence pour des documents succincts, de forme homogène, faciles à exploiter : le rapport est moins lu que sa synthèse et que l’abrégé de celle-ci, rédigés selon des items imposés.
90Dès lors, au-delà de la satisfaction vécue par les évaluateurs et acteurs de l’institution (reconnaissance réciproque, qualité des échanges, conclusions consensuelles), quelle peut être la portée réelle d’une évaluation sauvegardant une tension dynamique entre les deux pôles de l’attention et du contrôle ? Sans doute peut-on envisager des réponses divergentes.
91En premier lieu, l’évaluation externe, requise pour le renouvellement de l’autorisation, n’est qu’une composante secondaire du « dispositif » qui régit à distance le fonctionnement et la gestion des établissements sociaux et médico-sociaux.
92Le terme de « dispositif » peut être entendu au sens fort que lui donne Giorgio Agamben, à la suite de Michel Foucault, et qu’on ne saurait réduire à une simple technologie de management à distance des hommes et des organisations.
93Rappelons d’un mot que Foucault reprend, en 1977, ce terme à la fois juridique, technologique et militaire pour analyser la « gouvernementalité néolibérale » comme une transformation de l’économie du pouvoir (plutôt qu’une simple extension du pouvoir de l’économie). Soulignons seulement deux traits : l’État devient le promoteur de l’ordre de la concurrence dans l’économie, la société et ses propres services ; le gouvernement des hommes devient l’art de « conduire les conduites », et notamment d’amener les individus à devenir responsables de leur bien-être et entrepreneurs de soi, ce qui génère de nouvelles injonctions, un nouvel imaginaire et un transfert de responsabilité de la société vers les individus eux-mêmes.
94Agamben résume ainsi les propos de Foucault sur le concept de « dispositif » :
«1) Il s’agit d’un ensemble hétérogène qui inclut virtuellement chaque chose, qu’elle soit discursive ou non : discours, institutions, édifices, lois, mesures de police, propositions philosophiques. Le dispositif pris en lui-même est le réseau qui s’établit entre ces éléments.
2) Le dispositif a toujours une fonction stratégique concrète et s’inscrit toujours dans une relation de pouvoir.
- 11 Giorgio Agamben, Qu’est-ce qu’un dispositif ? Traduction, Paris Payot et Rivages 2014, p. 10.
3) Comme tel, il résulte du croisement des relations de pouvoir et de savoir » 11.
95En prolongeant les analyses de Foucault sur « la conduite des conduites », Agamben précise :
- 12 Ibid., p. 31.
« J’appelle dispositif tout ce qui a, d’une manière ou d’une autre, la capacité de capturer, d’orienter, de déterminer, d’intercepter, de modeler, de contrôler et d’assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtres vivants » 12.
- 13 Voir notamment Pierre Dardot et Christian Laval, La Nouvelle raison du monde. Essai sur la société (...)
96Sans aborder les mutations progressives de l’État social français sous la pression de l’idéologie néolibérale, ou ordo-libérale dans le contexte de l’Union européenne 13, soulignons deux traits du « dispositif » qui régit actuellement les établissements sociaux et médico-sociaux :
-
L’État promeut activement l’ordre de la concurrence dans ce secteur traditionnellement confié majoritairement à des associations : celles-ci sont désormais considérées comme des opérateurs parmi d’autres, même si la légitimité de leur projet associatif n’est pas contestée ; la procédure des appels à projet se généralise, conformément aux principes de l’Union européenne ; les associations sont vivement invitées à se regrouper dans des entités plus compétitives générant des économies d’échelle.
-
La politique de réduction des dépenses publiques se traduit par une diminution des dotations ou subventions, plus ou moins marquée selon les secteurs, par une politique de convergence tarifaire et par une incitation à recourir au mécénat, fiscalement encouragé par l’État.
97Ces deux facteurs se conjuguent pour favoriser une homogénéisation des pratiques et entraîner un hiatus croissant entre les objectifs et la mise en œuvre de certaines politiques publiques.
98C’est ce hiatus que dénoncent, le 25 novembre 2015, plusieurs associations œuvrant pour les droits des femmes. Elles interpellent les pouvoirs publics, mais aussi, par réalisme, les citoyen(ne)s dans un appel aux dons et au mécénat :
« Comme chaque année, ce 25 novembre, nous nous mobilisons pour l’élimination des violences faites aux femmes. Les condamnations politiques, de gauche comme de droite sont unanimes. Pendant ce temps, les femmes continuent à subir des violences sexistes dans la sphère publique et surtout dans la sphère privée. […]
Nous voyons les inégalités se reconfigurer. Nous observons les violences stagner à un niveau intolérable. Nous constatons avec effroi les obscurantismes progresser. […]
Pourtant, nous faisons la preuve au quotidien que des solutions existent pour éliminer ces violences.
Nous œuvrons contre les violences faites aux femmes et nous tirons la sonnette d’alarme : où est l’argent pour les droits des femmes ?
Alors qu’on nous répète que l’égalité femmes-hommes est au cœur des valeurs de notre société, c’est pourtant le secteur le moins financé. La majorité des associations est appuyée par les collectivités territoriales, aux budgets en berne, voire en baisse. Le secrétariat aux droits des femmes fait pâle figure : les députés-es viennent de lui accorder 0,006% du budget de l’État, soit le plus petit du gouvernement. Si on ne nous donne pas les moyens, nous ne pourrons pas parvenir à éradiquer ces violences. Nous avons besoin de développer nos lieux d’écoute et d’accueil, de nouveaux centres d’hébergement spécialisés pour les femmes victimes de violences, de poursuivre les actions de défense, de sensibilisation et de plaidoyer…
C’est pourquoi nous lançons un appel à tou-te-s les citoyen-ne-s ? Donner c’est agir. C’est aussi poser un acte politique. […] »
99Dans ce contexte d’austérité et de contrainte, que pèse réellement le choix du type d’évaluation ?
100Il reste que l’évaluation, en tant que processus d’observation et de discernement partagé, garde sans doute toujours une marge de manœuvre.
101Elle peut, soit se borner à accompagner cette orientation gestionnaire et managériale, soit favoriser une réflexion critique, éthique et démocratique.
102Il convient donc d’approfondir et d’élargir ce questionnement sur l’évaluation, en analysant les configurations dans lesquelles elle peut s’inscrire.
IV. Les configurations de l’évaluation
- 14 Patrick Viveret, op. cit. p. 27.
103Comment poursuivre l’analyse de la tension irréductible de l’évaluation entre les pôles du contrôle et de l’attention ? En 1989, dans son rapport au Premier ministre, Patrick Viveret affirmait : « une tension dynamique doit s’instaurer entre la logique démocratique […] et la logique de l’efficacité décisionnelle » 14.
104Malgré leur hétérogénéité, les pratiques et théories de l’évaluation peuvent peut-être se figurer par rapport à deux axes orthogonaux, ou plus précisément une asymptote verticale correspondant au contrôle « top-down » et une asymptote horizontale visant l’attention interactive. Ainsi les multiples variations de l’évaluation oscilleraient dans une tension entre les deux bornes extrêmes que seraient « l’évaluation-contrôle » et « l’évaluation-attention ».
L’axe vertical de l’évaluation-contrôle
- 15 Nicolas Belorgey, « Réduire le temps d’attente et de passage aux urgences. Une entreprise de « réf (...)
105Certes, l’évaluation ne peut jamais, en principe, s’identifier au simple contrôle de la conformité à un modèle. Mais l’expression vise « le mode décisionniste » de l’évaluation, dans lequel, selon Nicolas Belorgey, « l’évaluateur est subordonné aux consignes de son donneur d’ordres, voire lui sert de légitimation » 15.
106« L’évaluation-contrôle » peut être envisagée comme l’une des modalités des nouvelles formes d’exercice du pouvoir au sein des organisations et de la société dans son ensemble.
107Sans prétendre présenter cet immense champ de recherches, il convient de préciser l’objet de l’évaluation, avant d’évoquer le jeu des acteurs de ce processus et la logique dans laquelle celui-ci s’inscrit.
L’objet de l’évaluation: la qualité, quantifiée et normalisée… grâce au benchmarking
108La loi de 2002 (article L 312-8 du CASF) et le décret de 2007 désignent dans les mêmes termes l’objet de l’évaluation des ESMS : celle-ci vise à apprécier « les activités et la qualité des prestations qu’ils délivrent ».
109Malgré leur banalité, ces termes traduisent la pénétration de la langue néolibérale dans le champ social. Auparavant, le travail social était distingué des « prestations de service » ; son unité paradoxale était recherchée dans un mode spécifique de relation de service : c’est la relation elle-même qui constitue le service, la relation étant entendue comme la capacité de coproduire le service avec l’usager (dans le but de faciliter son accès aux droits fondamentaux et de restaurer ou développer son autonomie de vie, ainsi que sa place dans la société).
110Le décret assimile « prestations » et « activités » définies comme « un ensemble d’actions et interventions organisées autour d’un ou plusieurs objectifs ».
- 16 Isabelle Bruno et Emmanuel Didier, Benchmarking. L’État sous pression statistique, Paris, Zones La (...)
- 17 Ibid., p. 72.
111La « qualité » elle-même n’est jamais définie, malgré la fréquence de ce terme et de la formule « l’amélioration continue de la qualité des activités et prestations délivrées ». Si l’on veut dépasser sa polysémie, sans doute est-il bon de se référer aux chercheurs qui ont exploré sa généalogie dans le contexte de la stratégie des entreprises japonaises, puis américaines, centrée, à partir de la décennie 1980, sur le contrôle, puis le « management de la qualité totale ». Dans leur ouvrage Benchmarking. L’État sous pression statistique, Isabelle Bruno et Emmanuel Didier montrent comment la « qualité totale » se lie très vite au « benchmarking », que Laurence Parisot définissait en 2008 comme le fait d’« évaluer dans une optique concurrentielle pour s’améliorer » 16. Vingt ans plus tôt, le PDG de Xerox, David Kearns affirmait « La qualité est une course sans ligne d’arrivée. […] Notre mission est l’amélioration continue de la qualité » 17.
112La qualité présente deux faces, l’une objective et l’autre subjective : elle requiert la conformité à des spécifications techniques consignées dans un cahier des charges ; ces caractéristiques ont été conçues pour satisfaire les besoins et attentes des clients.
113La qualité devient à la fois la figure des exigences du client, l’arme de la compétition et l’outil pour enrôler tous les salariés dans une course sans fin.
- 18 Ibid., p. 86.
« Le Total Quality Management insiste sur la nécessaire décentralisation du contrôle de la qualité : sa responsabilité échoit à l’ensemble des personnels. […] Chaque activité dans l’entreprise est ainsi conçue comme un process, avec ses inputs et ses outputs, ses coûts et ses bénéfices, ses objectifs et ses résultats. Quelle que soit sa nature, il s’agit toujours de produire un bien ou un service destiné à un client (interne ou externe à l’organisation). C’est donc ce dernier qui est tenu pour le juge en dernière instance, l’ultime évaluateur, celui dont le choix souverain se porte sur l’offre la plus compétitive, c’est-à-dire celle qui satisfait sa demande à moindre coût. Faire de la qualité, c’est répondre aux besoins du consommateur, tout en proposant mieux que le concurrent. Se tourner vers le client ne suffit donc pas : il faut également savoir ce qui se fait de mieux par ailleurs pour être à la hauteur de ses attentes » 18.
114C’est ainsi que « l’amélioration continue de la qualité » requiert le benchmarking compétitif, puis le benchmarking des meilleures pratiques : dès lors que la démarche cible moins le produit final que l’enchaînement des process, le benchmarking sort d’une simple logique d’analyse compétitive pour sélectionner les organisations avec lesquelles il est opportun de se comparer pour chaque process, quel que soit le secteur d’activité ; cette comparaison implique de « quantifier la qualité » en choisissant les indicateurs pertinents et de repérer les meilleures pratiques. Elle doit permettre de déterminer des cibles (en termes d’objectifs chiffrés et de procédures formalisées) et un plan d’action pour les atteindre.
115Le benchmarking devient ainsi la pièce maîtresse du management des entreprises privées et de l’évaluation de leurs performances, au cours des années 1980, puis des politiques et administrations publiques des pays occidentaux, au cours des années 1990 et surtout à partir de mars 2000 :
- 19 Ibid., p. 118. Voir également I. Bruno, « La stratégie de Lisbonne, une révolution silencieuse » i (...)
« Au printemps 2000, c’est l’ensemble des chefs d’État et de gouvernement de l’Union Européenne qui adopte le benchmarking comme technique de coordination intergouvernementale, […] comme l’outil principal pour que l’économie de l’UE puisse “devenir l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde” » 19.
- 20 Ibid., p. 119.
116L’UE incite fortement les États membres à nouer des « partenariats de benchmarking » et à réorganiser l’ensemble de leurs administrations et services publics sur la base de cette même évaluation comparative : « Dans le cas français, la pleine entrée en vigueur de la LOLF en 2006, suivie en 2007 du lancement de la RGPP, a institutionnalisé une transformation rampante des processus décisionnels et de la fabrique des politiques publiques sur le modèle entrepreneurial du management par objectifs » 20. Cette transformation du management et de l’évaluation sur la base du benchmarking s’étend progressivement à toutes les organisations financées sur fonds publics.
117Ainsi, dès lors que le CASF affiche « l’amélioration continue de la qualité » comme principe et finalité de l’évaluation sans définir la « qualité » et qu’il donne une place centrale aux RBPP, n’invite-t-il pas implicitement à concevoir l’évaluation en lien avec le benchmarking, bien qu’il les oppose explicitement, tandis que l’évaluation/benchmarking des établissements hospitaliers, souvent critiquée comme simpliste, vise clairement à les classer pour les soumettre à une stimulation concurrentielle ?
118L’évaluation des ESMS ne risque-t-elle pas de se réduire à un benchmarking qui s’avance masqué, subordonné à la promotion des RBPP, voire à la réduction des dépenses publiques ?
- 21 Voir le décret N°2012-147 du 30 janvier 2012 relatif aux conditions de prise en compte de la certi (...)
- 22 Voir notamment Chauviere, op. cit.
- 23 Voir Rapport Hugues Sibille sur l’investissement à impact social, remis le 25 septembre 2014 à la (...)
119Cette interprétation doit-elle être tempérée par l’importance qu’accorde le CASF aux droits des usagers et à l’écoute de leur parole (bien que ce souci puisse se traduire en termes de benchmarking, comme le font les hôpitaux)? Ou ne risque-t-elle pas d’être confortée à la fois par l’effritement de la distinction entre évaluation et certification 21 et par la « marchandisation » croissante du secteur social 22. Celle-ci pourrait franchir une nouvelle étape avec la financiarisation envisagée de l’action associative : son financement par « l’investissement à impact social » est recommandé par le G8, l’Union européenne et plusieurs grandes banques mondiales 23.
120Si l’évaluation ne s’affiche pas d’emblée comme comparative dans le champ social, c’est que la détermination des critères de la « qualité » et le choix des indicateurs s’y avèrent particulièrement ardus et conflictuels.
Le jeu des acteurs : le contrôle à distance de l’activité par les « planneurs »
121Il convient de s’intéresser à l’évaluation en acte, au jeu des acteurs de l’évaluation, en tant que celle-ci constitue l’une des composantes du management par les dispositifs, caractérisé, selon la sociologue Marie-Anne Dujarier, par un rapport à distance, sans interaction, entre prescripteurs et opérationnels. C’est ce qui la conduit à créer le néologisme de « planneurs » pour désigner les « cadres organisateurs à distance », producteurs et diffuseurs des dispositifs qui régissent l’activité, et pour les opposer aux managers de proximité qui encadrent le travail opérationnel.
122Dans la profusion des dispositifs, Anne-Marie Dujarier distingue les dispositifs quantitatifs de finalités qui désignent les objectifs à atteindre et les critères quantifiés d’appréciation, les dispositifs de procédés qui ordonnent les tâches et imposent une manière de les réaliser, les dispositifs d’enrôlement qui visent à produire l’acceptation et la participation des salariés.
- 24 Marie-Anne Dujarier, Le Management désincarné. Enquête sur les nouveaux cadres du travail, Paris L (...)
123L’encadrement par les dispositifs promet de multiples avantages : « il favorise le calcul et le choix stratégique, autonomise les fonctions et tend à universaliser les activités tout en les formalisant » 24.
124Mais l’enquête menée sur leur réception et surtout sur leur fabrication révèle un écart croissant entre ceux qui subissent ces dispositifs et ceux qui les diffusent, au sein des grandes organisations, privées ou publiques.
- 25 Ibid., p. 34.
125Du côté de ceux dont l’activité est encadrée par ces dispositifs, « quatre processus sont décrits avec constance comme dégradant le plaisir de travailler, jusqu’à rendre parfois l’activité invivable : le renversement des moyens en fins, la rigidité des plans face au réel, la confrontation de rythmes différents et, enfin, une confiance empêchée » 25. Une seconde série de critiques dénote une différence radicale de conception et de perception entre « la qualité vue d’en haut », programmée et mesurée (la performance), et « la qualité vue d’en bas », soit par les agents et les managers de proximité, soit par les clients, usagers et citoyens.
126Quant aux « planneurs », ils encadrent à distance une activité humaine qu’ils ne connaissent pas concrètement, malgré l’abondance des informations abstraites, souvent chiffrées, qui leur remontent. Leur activité propre est centrée sur le déploiement de leurs dispositifs et la mesure de leurs effets, à travers quelques critères de performance.
127Tout en exerçant des spécialités gestionnaires très distinctes, ils partagent un même mandat axé sur la performance. Ils paraissent se vivre à la fois comme les rouages impuissants d’une grande machine et comme des acteurs valorisés et motivés. Malgré leurs différences de fonctions, pouvoir hiérarchique et type d’employeur, ils se sentent appartenir à un même espace professionnel marqué par de multiples distances avec l’activité encadrée par leurs dispositifs et exercée par les travailleurs, mais aussi par les consommateurs et les citoyens. Cette distance et le cadrage ludique qui accompagne celle-ci incitent les « planneurs » à « jouer le jeu » avec passion et une certaine indifférence pour ce qui est « hors-jeu ». Ils sont parfois dubitatifs sur la pertinence des dispositifs qu’ils conçoivent…et généralement très critiques à l’égard de ceux qu’ils subissent de la part de gestionnaires d’autres spécialités.
128Anne-Marie Dujarier met en évidence « le rapport social sans relation » que développe ce management par les dispositifs. Celui-ci s’avère fondé sur une anthropologie simpliste de l’activité humaine et du sujet au travail.
129L’évaluation de la structure évoquée précédemment a révélé un contraste étonnant entre le soutien attentif des préfets successifs du département (sensibilisés par leur déléguée aux droits des femmes) et la volonté de distanciation de la part des services locaux de tarification relevant de l’autorité du préfet de région, depuis la mise en place de la convergence tarifaire, comme si ce nouveau dispositif de gestion à distance avait profondément modifié « l’habitus » de ses exécutants locaux.
130Qu’en est-il des évaluateurs, qui vont sur « le terrain » et sont censés favoriser un dialogue interactif entre l’ensemble des parties prenantes ? Il semble qu’ils aient souvent du mal à sortir de leur rôle, de leurs procédures et de leurs grilles d’analyse pour aller à la rencontre des collectifs de travail et commencer par écouter leur expérience du travail réel dans sa complexité.
La logique de cette dynamique sociale : la bureaucratisation néolibérale du monde
131Les techniques d’évaluation s’inscrivent dans un développement général des normes, règles, procédures et formalités qui affecte toutes les organisations, privées ou publiques et tous les domaines de notre société. Cette dynamique peut être analysée, selon la politologue Béatrice Hibou, sous les traits d’une bureaucratisation, au point de rencontre entre Max Weber et Michel Foucault.
132La bureaucratisation, en tant que processus de formalisation et d’abstraction, est requise par le besoin croissant de calculabilité et de prévisibilité. Béatrice Hibou souligne deux traits qui font la marque néolibérale de la bureaucratie actuelle :
« Le premier réside dans le caractère largement “privé” des normes, règles et procédures, formalités le plus souvent coproduites dans une dynamique d’hybridation, d’articulation et de chevauchement entre “privé” et “public” ».
- 26 Béatrice Hibou, La Bureaucratisation du monde à l’ère néolibérale Paris, La Découverte, 2012, p. 2 (...)
« Le second trait de la bureaucratie actuelle est l’exacerbation de sa nature formelle. Le processus d’abstraction et de catégorisation est si poussé et généralisé qu’il fait perdre le sens des opérations mentales qui le guident et tend à assimiler le codage et la formalisation à la réalité » 26.
133Cette bureaucratisation se recompose constamment (ce qui peut donner l’illusion d’une « débureaucratisation »). La financiarisation accentue la prééminence des données financières, l’importance de la quantification et la conception managériale de la compétence. L’exercice du pouvoir se renforce tout en se rendant moins visible : il se complexifie et s’appuie sur un système de plus en plus sophistiqué de normes, rapports contractuels, technologies et codifications, ainsi que sur une dictature renforcée de l’informatique.
134La trilogie objectifs-évaluation-sanctions (généralisation des contrats pluriannuels d’objectifs et de moyens, etc.) induit de nouvelles modalités de subordination consentie. L’autorité hiérarchique laisse place à l’autocontrôle du responsable de chaque maillon de la chaîne, à la responsabilité (accountability) de chaque délégataire interne ou externe.
- 27 Ibid., p. 44. L’auteur cite longuement Castoriadis, L’Institution imaginaire de la société.
135Dans ce nouvel « imaginaire » 27 qui institue notre monde commun, la détermination sélective d’un ensemble de normes, procédures et codes est prise efficacement pour la réalité : cette abstraction homogène structure l’espace des transactions au prix d’une réduction du singulier et de l’hétérogène. Cette fiction a des effets bien réels : par exemple, le fait de se comporter « comme si » le respect de la norme ISO 9001 et de ses procédures attestait de la qualité simplifie la gestion de systèmes complexes, permet de s’assurer contre les risques judiciaires et financiers, mais génère l’euphémisation des problèmes et l’indifférence aux personnes.
- 28 Voir Catherine Thibierge, La Densification normative. Découverte d’un processus, Mare et Martin 20 (...)
136Béatrice Hibou montre comment ce besoin de normes, de procédures, de traçabilité, pénètre tous les secteurs d’activité, à commencer par celui de la finance, dans lequel l’inflation normative a accompagné la dérégulation. Ce mouvement contrasté de « densification normative » 28 imprègne aussi l’ensemble de notre société, obsédée par la gestion des « risques » touchant notamment la sécurité, la santé, les écosystèmes, etc.
137Cette dynamique normative s’avère ambivalente et conflictuelle : elle peut aussi bien viser à renforcer la primauté du droit commercial international, au prix d’une réduction des normes sociales et environnementales, qu’à développer de nouvelles exigences éthiques et juridiques fondées sur la perception des risques systémiques inhérents au franchissement de plusieurs limites planétaires.
- 29 Béatrice Hibou, op. cit., p. 156.
- 30 Ibid., p. 156.
- 31 Ibid., p. 188.
138Pour Béatrice Hibou, la bureaucratisation néolibérale reste évolutive et traversée de tensions. Elle apparaît « formée par des comportements, des logiques d’action et des compréhensions hétérogènes » 29. De plus, elle laisse se développer « la créativité singulière des formalités […et] la prolifération des informalités » 30. Les formalités laissent souvent place à l’interprétation, en raison de leur incomplétude et de leurs contradictions, ainsi que des rapports de forces entre les acteurs. Elles peuvent faire l’objet d’arrangements ou de résistances. « Si l’on adopte le point de vue de Georges Canguilhem, Michel Foucault et Pierre Macherey pour qui l’exercice concret et l’expérience personnelle seuls donnent sens aux normes et définissent le processus normatif, alors le quotidien ne peut se comprendre que dans l’enchevêtrement des formalités et des informalités » 31.
139Ainsi, paraît se confirmer l’hypothèse que les normes et procédures ne prennent sens que lorsque leurs utilisateurs perçoivent leurs limites, savent jouer avec elles et y ajouter leur marque personnelle, leur expérience vécue, et que l’évaluation n’a de pertinence que lorsqu’elle s’écarte de la verticale du contrôle descendant pour prêter attention à ce qui échappe à ses grilles.
L’axe horizontal de l’évaluation-attention
- 32 Voir Yves Citton, Pour une écologie de l’attention, Paris, Seuil, 2015.
140Il peut paraître étrange de vouloir préciser le second pôle de l’évaluation en lui adjoignant un terme tout aussi ambivalent : « l’attention » visée n’est évidemment pas celle que captent les réseaux médiatiques et technologies numériques en vue du profit, et dont traite « l’économie de l’attention », mais l’attention réfléchie et interactive que cultive « l’écologie de l’attention » 32. Cela dit, il ne saurait s’agir d’une opposition simple : l’écologie de l’attention requiert la traversée critique de l’économie de l’attention.
141Le passage de l’évaluation-contrôle à l’évaluation-attention ne relève pas de la recherche d’un « juste milieu ». C’est plutôt une démarche critique qui surgit de la perception d’une perte de sens que ressentent beaucoup d’acteurs et de sujets des procédures d’évaluation.
142Cette démarche critique se joue à plusieurs niveaux.
143Elle se nourrit de la perception et de l’analyse de conflits d’évaluations, dans de nombreux domaines, en lien avec des logiques de domination qui s’entrecroisent et souvent se renforcent.
144Il serait vain d’évoquer en quelques pages le foisonnement passionnant des diverses recherches en sciences sociales (économie politique comprise) qui traitent des diverses facettes de l’évaluation.
- 33 Yves Zarka, « L’évaluation, un pouvoir supposé savoir », in Cités 37, 2009, L’Idéologie de l’évalu (...)
145Peut-on prendre le risque d’avancer, de façon lapidaire, que ce qui est en jeu, c’est toujours plus ou moins, d’une part la « double fonction » de l’évaluation qui vise simultanément à mesurer et à juger (et en fin de compte, à juger faute de pouvoir mesurer, sinon par équivalence convenue avec un étalon), d’autre part sa « double nature » : monde clos d’un « pouvoir supposé savoir » 33, structuré en puissantes institutions chargées de dire le vrai, voire le bon, mais aussi champ toujours ouvert à la multiforme « bataille du réel » ?
146Cette dernière expression est d’Alain Wisner, pionnier de l’ergonomie, dont les analyses sur le travail réel en situation, dans les années 1960, montraient l’intelligence des travailleurs et le conduisaient à contester la pertinence du taylorisme.
- 34 Danièle Linhart, La Comédie humaine du travail. De la déshumanisation taylorienne à la sur-humanis (...)
147Le titre du dernier ouvrage de Danièle Linhart La comédie humaine du travail. De la déshumanisation taylorienne à la sur-humanisation managériale 34 illustre le chemin parcouru par l’art du management dans le contexte néolibéral : la domination au sein de l’entreprise se nourrit désormais de la liberté, de la créativité, de la subjectivité des salariés, et même d’une certaine attention « humaniste » à leur souffrance, en échange de leur identification à l’entreprise et de leur soumission à l’évaluation hiérarchique. De nombreuses autres recherches, notamment celles de Christophe Dejours, se rejoignent pour déceler une occultation progressive du travail non prescrit, de la dimension collective du travail et des savoir-faire professionnels transformés en savoir-faire organisationnels, au détriment de la prise en compte des sujets au travail.
- 35 Voir notamment Dominique Cardon, À quoi rêvent les algorithmes ? Paris, Seuil, 2015.
148Cette vigilance critique ne saurait suffire dans la mesure où « la bataille du réel » affecte également notre attention elle-même, dans un contexte marqué par l’omniprésence du numérique et d’internet et tout particulièrement par la greffe du calcul algorithmique sur la logique des indicateurs chiffrés, qui amplifie les possibilités de prévision et de manipulation du comportement des publics 35 :
- 36 Voir sur le site d’Ars industrialis, diverses conférences de Bernard Stiegler.
149Dans le cadre de sa réflexion sur l’histoire complexe des interactions entre la technique et la connaissance humaine et sur les actuels enjeux de l’automatisation pour notre société, Bernard Stiegler souligne, de façon dialectique que, si l’autonomie se conquiert, pour partie, par l’automatisation (l’acquisition de routines), l’enjeu actuel est de mettre les automatismes au service de la dés-automatisation et de l’interprétation coopérative 36. Il cite volontiers l’aveu d’Alan Greenspan qui, le 23 octobre 2008, reconnaissait devant le Congrès, en tant qu’ancien président de la FED, que c’était une folie d’avoir fait confiance à l’automatisation du trading haute fréquence.
150Yves Citton s’emploie lui aussi à mettre en évidence l’enjeu de la culture de l’attention et de son apprentissage :
- 37 Yves Citton, op. cit., p. 14.
« Si notre attention est le champ de bataille où se joue le sort de nos soumissions quotidiennes et de nos soulèvements à venir, alors nous sommes à la croisée des chemins. Chacun peut apprendre à mieux gérer ses ressources attentionnelles pour être plus “performant” et plus “compétitif”… Ou alors, nous pouvons apprendre à nous rendre mieux attentifs les uns aux autres, ainsi qu’aux relations qui tissent notre vie commune » 37.
151« L’écologie/échologie » de l’attention est à concevoir comme un système dont nous devons prendre soin. Croisant souvent la route de Bernard Stiegler, Yves Citton analyse l’articulation entre nos divers niveaux d’attention qui construisent notre individuation et nos liens sociaux : notre attention est à la fois collective (sous l’emprise des « envoûtements médiatiques), conjointe (grâce à la reconnaissance mutuelle), individuelle (en lien avec notre environnement immédiat), réfléchie (à travers le questionnement de nos habitudes), écologique (par notre capacité à réaménager notre environnement qui conditionne nos perceptions à venir, à moduler notre attention, voire à la suspendre). Le souci de l’attention peut contribuer à valoriser certains axes proches d’un « care » dé-sentimentalisé et repolitisé : écoute, soin pluraliste, avance de confiance. Un usage maîtrisé des technologies numériques peut renforcer nos capacités d’intelligence collective.
152Ce détour par « l’écologie de l’attention » peut nous aider à concevoir la visée d’une « évaluation-attention », en reprenant notamment les trois qualificatifs avancés dans l’introduction : critique, éthique et démocratique.
- 38 André Orléan, L’Empire de la valeur. Refonder l’économie, Paris, Seuil, 2011, p. 329.
153Cette évaluation-attention peut être qualifiée de critique dans la mesure où elle s’appuie sur une conception de la valeur comme production commune et non substance présupposée. Comme le résume André Orléan en conclusion de son ouvrage L’Empire de la valeur. Refonder l’économie : « Il s’agit de rompre avec la valeur substance qui objective indûment les relations économiques. La valeur n’est pas dans les objets ; elle est une production collective qui permet la vie en commun. Elle a la nature d’une institution » 38.
- 39 Luc Boltanski, De la critique. Précis de sociologie de l’émancipation, Paris, Gallimard, 2009, p. (...)
154S’agissant des institutions, faut-il, comme le fait Luc Boltanski, les classer dans « l’ordre du sens » en les opposant à l’ordre de la puissance, représenté par les « administrations qui assurent des fonctions de police » et les « organisations qui assurent des fonctions de coordination » 39.
155Ne faut-il pas plutôt reconnaître, avec Frédéric Lordon, que
- 40 Frédéric Lordon, La Société des affects. Pour un structuralisme des passions, Paris, Seuil, 2013, (...)
« la production de sens et d’idées n’est nullement étrangère à l’ordre de la puissance. […] L’ordre du sens n’est constitutif d’aucune extra-territorialité du monde humain-social et ne suspend nullement le jeu des puissances ; au contraire, il lui donne de nouvelles expressions. Parler “fait quelque chose” à celui qui écoute, parler affecte, et “affecter” est le nom même de l’effet de puissance. C’est à la puissance que fonctionne l’autorité véridictionnelle des institutions » 40.
- 41 À ce niveau, il conviendrait d’évoquer le rapport complexe entre le capital et l’État néolibéral, (...)
156Celles-ci s’adossent, de façon plus ou moins directe, à l’État « prêteur d’autorité en dernier ressort » 41.
157Cette évaluation-attention peut également être qualifiée d’éthique dans la mesure où elle met en question « l’évaluation par l’équivalence » pour affirmer « l’inéquivalence », selon les termes de Jean-Luc Nancy :
- 42 Jean-Luc Nancy, Vérité de la démocratie, Paris, Galilée, 2008, p. 47.
« c’est l’affirmation de chacun que le commun doit rendre possible, mais une affirmation qui ne “vaille” précisément qu’entre tous et en quelque sorte par tous, qui renvoie à tous comme à la possibilité et à l’ouverture du sens singulier de chacun et de chaque rapport.[…] Rien ne s’équivaut. […] Chacun […] est unique, d’une unicité, d’une singularité qui oblige infiniment et qui s’oblige elle-même à être mise en acte, en œuvre ou en labeur. Mais en même temps la stricte égalité est le régime où se partagent ces incommensurables » 42.
- 43 Op. cit., p. 61.
- 44 Étienne Balibar, Spinoza et la politique, Paris, PUF, 1985, p. 118.
158De ce fait, cette évaluation-attention requiert un espace démocratique, si l’on entend par démocratie d’une part une « aristocratie égalitaire » 43, qui permet d’« être le plus nombreux possible à penser le plus possible » 44, en dépassant autant qu’il est possible le clivage entre fonctions de conception et tâches d’exécution, d’autre part un espace qui maintient la distinction entre moyens et fins, et constitue la condition d’exercice de la mise en œuvre de celles-ci.
159Quels que soient les niveaux d’évaluation, la seule objectivité qui vaille résulte de la discussion, de la confrontation aussi démocratique que possible entre les points de vue des divers acteurs. L’exigence critique, éthique et démocratique semble particulièrement portée par certaines pratiques comme la psychodynamique du travail, l’analyse des pratiques ou l’analyse institutionnelle. Ces pratiques paraissent avoir certains traits communs : le refus de toute approche en surplomb, la capacité à s’étonner et à accueillir ce qui advient, le souci prioritaire de la complexité du travail réel, la prise en compte de la richesse et de la fragilité des dynamiques collectives, l’attention au processus itératif d’échanges entre les divers acteurs.
- 45 Nicolas Belorgey, article cité, p. 19.
160Ce type d’évaluation requiert donc, comme le souligne Nicolas Belorgey, une approche inductive, qui ne raisonne pas, selon une procédure déterminée a priori, en termes de « mise en œuvre » d’une décision, mais à partir d’une observation du terrain, contextualisée et transdisciplinaire : « il s’agit […] de s’interroger sur les conditions qui président à l’obtention de régularités statistiques, ainsi que de montrer le caractère temporellement et socialement situé des matériaux qualitatifs sur lesquels ces régularités sont indexées et qui seuls permettent de leur donner un sens » 45.
- 46 Christophe Dejours, op. cit. p. 29 à 39.
161Cette évaluation-attention reste, par définition, toujours inachevée, comme toute évaluation. Ce n’est pas d’abord par manque de temps, mais du fait de raisons structurelles. Même pour cette forme d’évaluation simple que paraît constituer la notation des épreuves scolaires, la docimologie critique a analysé depuis un siècle tous les biais/parasitages qui rendent l’évaluation subjective et inégale. En ce qui concerne l’évaluation du travail, Christophe Dejours a repéré, par ses études de terrain, les multiples facteurs qui laissent l’essentiel du travail réel invisible aux yeux des évaluateurs 46. De même, l’analyse fine du fonctionnement d’une institution ne parvient jamais à le rendre transparent. L’évaluation ne peut donc que s’interrompre par la remise, à l’échéance fixée par l’autorité décisionnaire, d’un avis dont le caractère inachevé ne saurait sans doute être reconnu par une évaluation-contrôle, mais devrait l’être dans une visée d’évaluation-attention.
L’évaluation émancipatrice : de l’idée régulatrice aux pratiques de résistance constructive
- 47 Voir, par exemple, le numéro mentionné de Cités, mais aussi Annie Thebaud-Mony, La Science asservi (...)
162Cet article ne questionne pas le principe même de l’évaluation, dans la mesure où il présuppose que toute action, décision, pratique collective s’accompagne -ou plutôt devrait s’accompagner- d’une certaine réflexivité, d’un travail collectif de discernement ex post et autant que possible ex ante. Ce qui est examiné, c’est la réalité actuelle des pratiques et des conceptions de l’évaluation. Celle-ci met en jeu un lien complexe entre le savoir et le pouvoir. L’évaluation peut être aussi bien une machine à asservir le savoir 47 et les conduites humaines qu’un outil de reconquête du contrôle démocratique.
- 48 Frédéric Lordon, Imperium. Structures et affects des corps politiques, La Fabrique, 2015, p. 68 : (...)
163Comme l’analyse Frédéric Lordon dans une perspective spinoziste, tout pouvoir tend à faire oublier qu’il n’est que la capture instituée de la puissance de la multitude, dans une double dynamique ascendante-descendante, ce que peut figurer la Vague d’Hokusai 48.
164En tension avec l’évaluation-contrôle, l’évaluation-attention prend en compte le désir des membres du collectif de travail et soutient les dynamiques de coopération, la puissance d’agir du collectif, dans une démarche non seulement participative, mais émancipatrice. On peut imaginer ce que pourrait devenir une évaluation dans un cadre démocratique plus effectif.
165Mais, d’une part, viser une évaluation-attention pure de toute évaluation-contrôle est un leurre, tout comme rêver d’un autogouvernement. Une évaluation est le plus souvent engagée à la demande d’une instance de décision. On ne peut concevoir une communauté humaine relativement importante, quelles que soient la volonté partagée de décider en commun et les compétences de ses membres, sans une certaine verticalité structurelle, dont les modalités peuvent beaucoup varier : c’est ce qui donne à la collectivité la consistance qui lui permet de perdurer malgré ses déficiences et ses clivages.
- 49 Op. cit., p. 339.
166Le fait qu’une telle évaluation-attention soit irréalisable n’empêche pas de tenter de s’en rapprocher de façon asymptotique, à travers demi-échecs ou demi-succès. Il s’agit donc d’une idée régulatrice qui peut servir de boussole en quelque sorte, au cœur d’une tension irréductible entre les axes vertical et horizontal de l’évaluation, et d’une conflictualité (plus ou moins exprimée) indépassable entre les groupes d’acteurs impliqués. Dans le cadre de sa réflexion beaucoup plus générale sur les corps politiques, Frédéric Lordon conclut : « Entre le rêve éveillé et la démission, l’écart a un nom : modification. La modification, c’est l’émancipation travaillant au cœur de la tension. Avec persévérance, quoique sans espoir d’en triompher complètement » 49.
- 50 Voir Transverse. Philosophie des milieux Marylin Molinet, Jean-Paul Resweber (dir.), Strasbourg, 2 (...)
- 51 Voir Serge Bronstein, « Les grilles de notation financière3, in Sortir des grilles, op. cit., p. 3 (...)
- 52 Roland Gori et Christian Vedie, À travers les mailles des grilles : le sujet, op. cit., p. 146.
167D’autre part, l’évaluation-contrôle tend à régir l’ensemble de nos pratiques et de nos vies au point de devenir la nouvelle forme (Bildung) de notre « milieu » 50, un milieu qui donne à voir et fait interagir, tout en se rendant invisible et hors de prise : elle est à la fois une diversité de technologies de savoir/pouvoir propres à chaque domaine, un système global de gouvernement et la justification/croyance de ce système. L’évaluation-contrôle procède par glissements incessants entre ces divers niveaux. Par exemple, au sommet de la pyramide, les agences de notation n’ont pour fonction que d’apprécier le risque de crédit d’une entreprise ou d’un État, mais (abstraction faite du problème des conflits d’intérêts et de l’effet d’amplification du mimétisme des investisseurs), elles apprécient également la pertinence des politiques des États et émettent des pronostics qui peuvent s’avérer auto-réalisateurs 51. Au bas de la pyramide, s’agissant de la santé du sujet, les multiples grilles d’évaluation en « santé mentale » tendent à identifier norme-moyenne et norme-modèle et à transformer « le clinicien en expert, permettant à la fois traçabilité et idéologie prédictive, c’est-à-dire alliance du juridique et de l’économique » 52.
168Dès lors, face à ces deux piliers de l’évaluation-contrôle que sont la réduction numérique et la densification normative, ne faut-il pas inventer d’autres usages des nombres et des normes, dans une visée de « résistance constructive » ?
- 53 Isabelle Bruno, Emmanuel Didier et Julien Previeux, Statactivisme, Paris, La Découverte, 2014, p. (...)
169S’agissant de « la quantification comme instrument d’ouverture du possible », selon Isabelle Bruno, Emmanuel Didier et Julien Previeux, des pratiques statistiques critiques s’emploient, tout en se plaçant dans le cadre préétabli, à y trouver des marges suffisantes pour le modifier : le « statactivisme » consiste notamment à porter une attention vigilante aux moments d’instauration des mesures et de choix des indicateurs, à « mettre en évidence et à faire usage de toutes les marges de liberté que les règles de production des chiffres laissent aux agents qui les subissent […], « à utiliser diverses méthodes de quantification pour produire les groupes, sujets à venir d’une aspiration à s’émanciper des conditions auxquelles ils sont soumis […], à utiliser les statistiques pour redéfinir les objectifs qui sont poursuivis par les institutions » 53, sans renoncer à « la force créatrice du rire ».
- 54 Conférence, lors d’un colloque de L’Appel des appels, en 2013. Voir fiche sur le site.
170S’agissant des possibilités d’inverser, au moins localement, le processus aliénant de densification normative, et/ou de s’en affranchir, au moins en partie, Catherine Thibierge propose, en conclusion d’une expérimentation, « cinq CLES pour une résistance constructive » : « résister sans alimenter l’hydre normative » (en déjouant les pièges d’une résistance contre-productive), « mettre en lumière pour légitimer la résistance et inverser le processus » (par un travail de déconstruction rigoureux), « remonter à la source pour désamorcer la dynamique (en activant les bons leviers), « s’engager dans les brèches de liberté » (sur la base d’une prise de conscience de l’intériorisation de la contrainte, et dans un rapport éclairé à l’autorité des règles, permettant la perception des choix possibles), « faire vivre les valeurs qui donnent sens à notre métier et joie à notre pratique » ( l’analyse de la normalisation pouvant susciter le choix de contre-modèles : gratuité, qualité du fond, coopération, convivialité, maturation, etc.) 54. Ces expérimentations font coopérer experts citoyens et citoyens experts.
En guise de conclusion : d’un « pharmakon » à l’autre
171L’ambivalence foncière de l’évaluation et sa tension irréductible entre les pôles du contrôle et de l’attention peuvent conduire à la qualifier de « pharmakon », ce terme grec (au neutre) qui pouvait signifier à la fois le remède et le poison, tandis que « pharmakos » (au masculin) désignait le sorcier/magicien ou le bouc-émissaire.
172Outil omniprésent pouvant contribuer soit à une discipline asservissante, soit à un discernement collectif émancipateur, l’évaluation fait souvent figure de bouc-émissaire. Il paraît plus pertinent de lui opposer la vigilance critique que recommande Bernard Stiegler à l’égard de la technique.
173Sur le site de son « association internationale pour une politique industrielle des technologies de l’esprit », celui-ci joue avec la « pharmacologie » de la technique : « Tout objet technique est pharmacologique : il est à la fois poison et remède. Le pharmakon est à la fois ce qui permet de prendre soin et ce dont il faut prendre soin, au sens où il faut y faire attention : c’est une puissance curative dans la mesure et la démesure où c’est une puissance destructrice. Cet « à la fois » est ce qui caractérise la pharmacologie qui tente d’appréhender dans le même geste le danger et ce qui sauve ».
174C’est cette ambivalence qu’il élucide dans son analyse des nouvelles techniques et sciences de l’esprit. Les enjeux que soulèvent ces technosciences requièrent en effet, tout autant que des études d’impact sur la croissance et l’emploi, un ensemble d’évaluations à la fois critiques, éthiques et démocratiques.
- 55 Voir Barbara Cassin, « L’État schizophrène, Dieu et le nous raisonnable », in Roland Gori, Barbara (...)
175Quant à l’utopie transhumaniste (en ses diverses variantes), n’est-elle pas en harmonie avec l’addiction à la performance, synthèse fantasmée de la quantité et de la qualité, du plus mesurable et du plus singulier 55, et moteur de l’évaluation-contrôle ? Sans doute convient-il d’évaluer quelle fonction cette utopie joue dans un monde où progrès technoscientifiques et processus d’entropie s’entrecroisent. Ce nouvel imaginaire ne risque-t-il pas d’induire l’oubli de notre commune humanité, affectée/stimulée par notre interdépendance, notre finitude et l’infini du sens ?
Notes
1 Barbara Cassin et Roland Gori, « Tous grillés ! Deux lettres ouvertes à ceux qui nous gouvernent » in Barbara Cassin (dir.), Derrière les grilles. Sortons du tout-évaluation, Paris, Mille et une nuits, 2014, p. 14.
2 Patrick Viveret, L’Évaluation des politiques et des actions publiques. Rapport au Premier ministre, 1989, La Documentation française, p. 15.
3 Pierre Savignat, Évaluer les établissements et services sociaux ou médico-sociaux, Journées ANESM 2009-2010, site de l’auteur. Pierre Savignat est membre du conseil scientifique de l’ANESM, président de la Société française d’évaluation et auteur, notamment, du guide pratique, précis et nuancé : Conduire l’évaluation externe dans les établissements et services sociaux et médico-sociaux, Paris, Dunod, 2014 (2e édition).
4 Laurent Barbe, « L’évaluation au risque des malentendus », Actualités sociales hebdomadaires N° 2911, 22 mai 2015, p. 32 à 34.
5 Sandrine Garcia et Sabine Montaigne, « Pour une sociologie critique des dispositifs d’évaluation », in Actes de la recherche en sciences sociales 2011/4 (n° 189, septembre 2011), p. 5.
6 Ibid., p. 11.
7 Voir par exemple Georges Devereux, De l’angoisse à la méthode dans les sciences du comportement, traduction Flammarion, Aubier, 1994.
8 Voir Christophe Dejours, notamment L’Évaluation du travail à l’épreuve du réel. Critique des fondements de l’évaluation, conférence, Paris, INRA, 2003.
9 Voir notamment Marie Mormesse, L’Évaluation du travail social : une nécessité impossible, Paris, L’Harmattan, 2015. Et Michel Chauviere, L’Intelligence sociale en danger. Chemins de résistance et propositions, Paris, La Découverte, 2011, Paris.
10 Laurent Barbe, « Sur les chemins de l’évaluation », in Dominique Fablet (dir.), Intervenants sociaux et analyse des pratiques, Paris, L’Harmattan, 2012, p. 138.
11 Giorgio Agamben, Qu’est-ce qu’un dispositif ? Traduction, Paris Payot et Rivages 2014, p. 10.
12 Ibid., p. 31.
13 Voir notamment Pierre Dardot et Christian Laval, La Nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale, Paris, La Découverte, 2009.
14 Patrick Viveret, op. cit. p. 27.
15 Nicolas Belorgey, « Réduire le temps d’attente et de passage aux urgences. Une entreprise de « réforme » d’un service public et ses effets spéciaux, in ARSS 2011/4, p. 19.
16 Isabelle Bruno et Emmanuel Didier, Benchmarking. L’État sous pression statistique, Paris, Zones La Découverte, 2013, p. 8.
17 Ibid., p. 72.
18 Ibid., p. 86.
19 Ibid., p. 118. Voir également I. Bruno, « La stratégie de Lisbonne, une révolution silencieuse » in Savoir agir 5, septembre 2008, p. 143 à 152.
20 Ibid., p. 119.
21 Voir le décret N°2012-147 du 30 janvier 2012 relatif aux conditions de prise en compte de la certification dans le cadre de l’évaluation externe des ESMS.
22 Voir notamment Chauviere, op. cit.
23 Voir Rapport Hugues Sibille sur l’investissement à impact social, remis le 25 septembre 2014 à la secrétaire d’État chargée de l’économie sociale et solidaire, mais aussi la question de la députée Jacqueline FRAYSSE au Gouvernement le 26 mai 2015, ainsi que les analyses du Collectif des associations citoyennes (CAC).
24 Marie-Anne Dujarier, Le Management désincarné. Enquête sur les nouveaux cadres du travail, Paris La Découverte, 2015, p. 23.
25 Ibid., p. 34.
26 Béatrice Hibou, La Bureaucratisation du monde à l’ère néolibérale Paris, La Découverte, 2012, p. 22.
27 Ibid., p. 44. L’auteur cite longuement Castoriadis, L’Institution imaginaire de la société.
28 Voir Catherine Thibierge, La Densification normative. Découverte d’un processus, Mare et Martin 2014, ouvrage de 1200 pages [collaboration internationale de 69 juristes, sociologues, gestionnaires].
29 Béatrice Hibou, op. cit., p. 156.
30 Ibid., p. 156.
31 Ibid., p. 188.
32 Voir Yves Citton, Pour une écologie de l’attention, Paris, Seuil, 2015.
33 Yves Zarka, « L’évaluation, un pouvoir supposé savoir », in Cités 37, 2009, L’Idéologie de l’évaluation.
34 Danièle Linhart, La Comédie humaine du travail. De la déshumanisation taylorienne à la sur-humanisation managériale, Paris, Érès, 2015.
35 Voir notamment Dominique Cardon, À quoi rêvent les algorithmes ? Paris, Seuil, 2015.
36 Voir sur le site d’Ars industrialis, diverses conférences de Bernard Stiegler.
37 Yves Citton, op. cit., p. 14.
38 André Orléan, L’Empire de la valeur. Refonder l’économie, Paris, Seuil, 2011, p. 329.
39 Luc Boltanski, De la critique. Précis de sociologie de l’émancipation, Paris, Gallimard, 2009, p. 123.
40 Frédéric Lordon, La Société des affects. Pour un structuralisme des passions, Paris, Seuil, 2013, p. 203.
41 À ce niveau, il conviendrait d’évoquer le rapport complexe entre le capital et l’État néolibéral, en lien avec « l’économie de la dette » analysée notamment par Mauricio Lazzarato dans La Fabrique de l’homme endetté. Essai sur la condition néolibérale, Paris, Éd. Amsterdam, 2011 (p. 105). Celui-ci prolonge les analyses de Foucault sur le néolibéralisme à la lumière de celles de Gilles Deleuze sur le rapport créancier-débiteur pensé comme fondement du rapport social, ce qui fournit une nouvelle interprétation de « l’accountability » et de l’architecture pyramidale de l’évaluation : « c’est dans la dette que s’enracine l’évaluation comme technique de gouvernement des conduites qui désormais s’exerce dans tous les secteurs économiques et sociaux ».
42 Jean-Luc Nancy, Vérité de la démocratie, Paris, Galilée, 2008, p. 47.
43 Op. cit., p. 61.
44 Étienne Balibar, Spinoza et la politique, Paris, PUF, 1985, p. 118.
45 Nicolas Belorgey, article cité, p. 19.
46 Christophe Dejours, op. cit. p. 29 à 39.
47 Voir, par exemple, le numéro mentionné de Cités, mais aussi Annie Thebaud-Mony, La Science asservie, Paris, La Découverte, 2014, et Robert N. Proctor, Golden Holocaust, trad. Paris, Les Équateurs, 2014 [Cet historien des sciences a fondé « l’agnotologie »].
48 Frédéric Lordon, Imperium. Structures et affects des corps politiques, La Fabrique, 2015, p. 68 : « La vague d’Hokusai par exemple. C’est bien de la masse liquide, du bas donc, que se forme la vague qui s’élève au-dessus de la masse, et vient, par passage du point de déferlement, la dominer d’en haut. Et telle est bien la singulière figure que dessine la transcendance du social, émergée d’“en bas” mais s’élevant au-dessus du substrat qui lui a donné naissance pour le dominer comme un “en haut”, en une double dynamique ascendante-descendante où chaque moment capture l’un des termes : l’immanence est la phase ascendante, la transcendance la phase descendante. Le haut procède du bas en dernière analyse, voilà le paradoxe apparent de la transcendance immanente ».
49 Op. cit., p. 339.
50 Voir Transverse. Philosophie des milieux Marylin Molinet, Jean-Paul Resweber (dir.), Strasbourg, 2011.
51 Voir Serge Bronstein, « Les grilles de notation financière3, in Sortir des grilles, op. cit., p. 35 à 50.
52 Roland Gori et Christian Vedie, À travers les mailles des grilles : le sujet, op. cit., p. 146.
53 Isabelle Bruno, Emmanuel Didier et Julien Previeux, Statactivisme, Paris, La Découverte, 2014, p. 27-28.
54 Conférence, lors d’un colloque de L’Appel des appels, en 2013. Voir fiche sur le site.
55 Voir Barbara Cassin, « L’État schizophrène, Dieu et le nous raisonnable », in Roland Gori, Barbara Cassin et Christian Laval (dir.), L’Appel des appels. Pour une insurrection des consciences, Paris Mille et une nuits, p. 362.
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Référence électronique
Michel Marquis, « L’évaluation, entre contrôle et attention », Le Portique [En ligne], 37-38 | 2016, document 7, mis en ligne le 17 novembre 2017, consulté le 07 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/leportique/2870 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/leportique.2870
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