L’esclavage n’a jamais été aboli. On faisait semblant de l’abolir à Rome, en Amérique et chez nous ; mais on n’abolissait en réalité que certaines lois, certains mots, jamais les choses.
Léon Tolstoï, L’Argent et le Travail, p. 74.
1Les exigences de résultat sous contrainte de temps et de moyens conduisent le travail à réclamer la performance. Le jeu de la concurrence économique grossit encore ce trait, et en procédant par comparaison, il fait même souvent de la compétitivité une véritable condition de survie. Une critique radicale de la performance et de ses contraintes manquerait par là même de réalisme et de sérieux, et se trouverait à bon droit suspectée d’idéologie. Il est vrai que le rapport de classe oriente presque systématiquement le débat sur le travail, et pèse inévitablement sur la façon dont ses exigences sont décrites et regardées. L’attention que l’on porte sur la performance professionnelle est bien tout d’abord politique, et de vives passions menacent toujours de déformer la question à l’ombre de l’idéologie et du rapport de force.
2Personne n’ignore pourtant que la performance professionnelle est loin de se réduire au jeu d’une domination de classe, et qu’elle est plutôt une contrainte objective qui pèse sur l’intégralité de la communauté de travail. La concurrence est d’ailleurs un fait de nature, dont le refus nous menacerait aussi d’un nivellement indifférencié interdisant tout talent et toute créativité. Une prospérité sans compétitivité tient à un modèle économique que le monde actuel a en outre condamné à la désuétude, aussi n’est-il pas plus raisonnable de dévaloriser la performance que de se défier des dirigeants chargés de la garantir.
3Le travail peut cependant devenir le lieu d’une exigence qui n’est plus du tout le fait naturel de la concurrence et de la compétition, mais d’une aliénation qui dépasse les limites de l’humain et choque ainsi la conscience. Au fond des choses, la question de la performance est effectivement une question de limite et de bornes, au-delà desquelles le travail donne l’impression d’une perte d’échelle et de dignité humaines. À l’image des exploits sportifs contemporains, les chaines de montages, les organisations tentaculaires, les connections permanentes… impliquent des performances professionnelles à bien des égards excessives et hors d’échelle, qui semblent par là même altérer la nature humaine. La surhumanité se fait alors inhumaine, au travail comme en tous lieux où la performance conduit à dépasser une certaine limite.
- 1 Ainsi qu’Emmanuel Kant l’a formulé une fois pour toutes au fondement de l’éthique, « l’homme, et en (...)
4Une telle impression fait peu de doute, mais peine également à être décrite plus avant, à l’image de tout ce dont la certitude découle davantage de la sensibilité et du sentiment que de l’analyse rationnelle. Cette question du dépassement de l’humain n’en reste pas moins des plus sérieuses, et parait d’autant plus délicate à aborder que sa réponse fait également la promesse de la performance. Quoi qu’il en soit, et au chapitre des principes généraux, aucun impératif professionnel ne peut effectivement justifier le dépassement de la limite au-delà de laquelle il ne serait plus humain de travailler 1.
5Afin d’échapper à la fascination pour la surhumanité autant qu’à la stigmatisation de tout travail organisé, ainsi d’ailleurs qu’au rapport de force qui en est la suite naturelle, il est nécessaire d’avoir recours aux catégories d’analyse qui permettent de comprendre les termes et les enjeux de la déshumanisation du travail. Ces catégories sont essentiellement celles d’un équilibre entre la quantité et la qualité, puis d’un décrochage du réel par le formalisme, quantitativisme et formalisme étant alors les deux caractères d’une performance littéralement inhumaine.
6La performance peut être entendue de diverses façons, et relativement à des critères forts différents, mais toutes ne conduisent pas nécessairement à la déshumanisation du travail. Le travail humain se caractérise par un équilibre entre les exigences quantitatives et les exigences qualitatives, une telle idée d’équilibre n’excluant d’ailleurs aucunement la production de grandes quantités. La performance devient cependant inhumaine lorsqu’elle est conçue en des termes exclusivement quantitatifs, c’est-à-dire exponentiels et linéaires, ce qui est une pure et simple impossibilité du point de vue de tout ce qui vit. Seule la quantité pure peut grandir indéfiniment, et en ce qui concerne le vivant en général et les actions humaines en particulier, l’idée d’une performance purement quantitative se heurte à un fait de nature.
- 2 Ces qualités sont ce qui « ne peut être traduit ni en termes quantitatifs, ni en rapports définis e (...)
7La nature humaine ne peut effectivement être réduite à des données quantitatives, mais implique toujours des manières d’être et des expériences subjectives, c’est-à-dire des qualités 2. Du point de vue du travail humain, et en son sens anthropologique, le qualitatif est cette série de modes d’êtres constitutifs de toute subjectivité et que l’humanité vivante implique par conséquent toujours. Un « comment » est inévitablement joint au « combien » pour caractériser la performance humaine, tandis que la vision purement quantitative et exponentielle ne peut être que celle des mathématiques.
8Il est vrai que ce qui est le plus souvent considéré est la matérialité du travail, et que la question de la qualité concerne tout d’abord l’état et les caractéristiques de ce qui est produit. Aussi toutes les professions se préoccupent-elles déjà d’une certaine « assurance qualité », en donnant à ce terme un sens presque inévitablement technique. Mais en ce qui concerne l’agent, c’est-à-dire l’humain, le qualitatif se rapporte également à une dimension subjective que l’on retrouve d’ailleurs dans l’expression désormais consacrée de « qualité de vie au travail ».
9Le travail humain est donc une articulation entre ses enjeux quantitatifs et ses enjeux qualitatifs, entre le produit mesurable et la façon dont cette production est vécue. Ces deux dimensions de la performance entrent naturellement en tension, et dans le réel de l’organisation du travail, l’optimisation consiste effectivement toujours à trouver le meilleur compromis entre la performance quantitative (le plus possible) et la performance qualitative (le mieux vécu possible). Cette tension inévitable, et en quelque sorte naturelle, tient à l’incommensurabilité entre l’objectivité des choses et le sujet qui les ressent, de sorte que l’humanité au travail est inévitablement concernée par deux ordres d’enjeux. Une performance humaine consiste effectivement toujours à produire un résultat objectif dans des conditions subjectivement ressenties et vécues.
10Le quantitativisme consiste justement à refuser tout compromis et à privilégier les aspects chiffrés du résultat et de la performance. Or, la prédominance de la quantité ignore les enjeux qualitatifs qui sont au fondement de la subjectivité, et implique alors des conditions de travail inévitablement déshumanisantes. La performance mesurable en chiffres et quantités rompt l’équilibre avec les exigences qualitatives d’un travail humain, et tente de faire oublier une croissante déshumanisation par la promesse de résultats quantitatifs effectivement exponentiels.
Schéma 1 : performance quantitative et performance qualitative
11Du point de vue de la performance, les exigences qualitatives et quantitatives qui définissent le travail humain conduisent à une réflexion sur l’équilibre et le juste milieu. L’optimisation du travail humain est effectivement la recherche du compromis entre la production de la plus grande quantité possible et des conditions qualitatives les plus acceptables possibles. Or, au-delà d’une certaine quantité, la dégradation croissante de la qualité menace l’équilibre nécessaire à tout travail humain et induit une progressive déshumanisation de la performance. Nous voyons que l’humanité et l’inhumanité du travail sont véritablement une question d’optimisation et d’équilibre, qui ne peut en aucun cas se poser dans les termes binaires d’un simple dépassement de limite. L’inhumanité de la performance quantitative a ce flou et cette relativité caractéristiques des choses qui sont susceptibles de plus ou de moins, et il serait effectivement difficile de caractériser un seuil qualitatif d’inhumanité. Mais, de proche en proche, la façon dont l’augmentation des quantités induit une progressive dégradation des conditions qualitatives n’en conduit pas moins à la déshumanisation du travail.
- 3 Il s’agit de toute façon toujours de se concentrer « sur le résultat du travail sans s’intéresser à (...)
12Le quantitativisme est donc une conception déshumanisante dans sa définition même, car elle ignore les enjeux qualitatifs sans lesquels aucune subjectivité vivante ne se peut concevoir. Cette ignorance est à la fois intellectuelle et morale, mais trouve la compensation de sa bêtise dans les attraits d’une vision exponentielle de la performance. Cette augmentation indéfinie est effectivement le fait de la quantité pure, mais ne parvient déjà pas à s’appliquer à la matière inerte et mécanique. Sa transposition au travail humain ne peut alors être que le fait du monde souvent très fantaisiste des cercles et séminaires dévoués au monde des affaires 3.
- 4 L’obligation de prévention des risques psychosociaux et leur intégration dans le document unique d’ (...)
13La performance ainsi conçue, programmée, et plus gravement encore attendue des communautés de travail, rompt un équilibre en dehors duquel nous avons soit un excès de qualité, ce qui reviendrait à une sorte de maniérisme artistique dont le monde économique ne peut fatalement donner que très peu d’exemples, soit un excès de quantité, justifié par des performances productivistes mais dont le prix est une croissante déshumanisation. Ce prix qualitatif est spontanément ignoré par ceux dont l’attention est principalement retenue par les quantités, à moins que le déséquilibre ne menace de ruiner le travail en son entier 4.
14Il est important de faire remarquer qu’indépendamment de toute production proprement dite, les services publics et les administrations sont tout aussi exposés au quantitativisme, mais sous le signe de la réduction de temps, de budgets ou de personnel. Ce quantitativisme par défaut et par économie produit les mêmes déséquilibres que le productivisme, car il est finalement tout aussi problématique de devoir travailler autant avec moins de moyens que de devoir produire toujours plus. Tandis que la production voit sans cesse augmenter ses objectifs, les services publics voient effectivement baisser leurs moyens, ce qui décrit assez bien les deux façons dont la quantité peut peser sur le travail et en faire oublier les exigences qualitatives.
- 5 L’entreprise doit donc, « sauf à se faire inhumaine – concourir à ce double but : elle a certes voc (...)
15Au fond des choses, la conception quantitativiste et productiviste de la performance est portée par ce qui en est à la fois le mobile et la divinité tutélaire, à savoir le profit financier. C’est là une correspondance qui nous ne soulignons qu’en passant, mais qui n’est pourtant pas une petite affaire. La condition du financier est effectivement intégralement mathématique et quantitative, et à la lumière de ce qui précède, nous voyons bien en quoi son assimilation à l’économie en son entier est à la fois un abus et une monstruosité. La vocation première de l’économie est au contraire de gérer les affaires humaines, ce qui implique les considérations qualitatives sans lesquelles il ne reste effectivement que des chiffres 5.
- 6 Ainsi que le rappelle Jean-Claude Michéa, « la simple décision, pour une firme, de maintenir ses ac (...)
16En se soumettant aux impératifs de la gestion financière, l’économie se réduit à des données quantitatives qui semblent alors justifier une conception productiviste du travail et de la performance. Ce productivisme est déshumanisant en ce qu’il confond le moyen et la fin, mais il est aussi le prolongement d’une logique financière dont le point de départ est tout d’abord la convoitise de ceux à laquelle elle profite. Nous voyons qu’au fond, la racine de la perte d’humanité et de qualité est bien humaine et qualitative, et qu’elle tient finalement à une économie qui n’est pas faite que de chiffres. Elle est cependant morbide et immorale en ce que sa finalité et sa cohérence humaines sont le profit de quelques-uns aux dépens du plus grand nombre, et qu’au fondement de ses performances quantitatives et financières, elle plonge également ses racines dans l’irresponsabilité des plus riches 6.
- 7 C’est ainsi que le capital se sépare du travail. Pour le dire comme Bernard Stiegler, le capitalism (...)
17En tout état de cause, et même si sa racine est finalement « humaine trop humaine », il n’en reste pas moins que la logique financière qui domine l’économie est de même condition que la logique productiviste, et qu’elle favorise ainsi tout ce qui contribue à la domination des considérations quantitatives et rompt ainsi l’équilibre 7.
- 8 Cette expression est celle d’un des plus importants ouvrages de René Guénon, Le règne de la quantit (...)
- 9 En milieu professionnel en effet, « l’être humain devient un homo economicus, individu rationnel do (...)
18Le quantitativisme financier est désormais un implicite philosophique de l’organisation du travail, et c’est là que réside son extraordinaire puissance. De la formation intellectuelle des décideurs à la gestion et l’évaluation des performances, du cadre réglementaire à l’organisation du travail, le « règne de la quantité » 8 est une logique et un horizon dont le productivisme n’est finalement que l’expression dans les pratiques professionnelles 9. Or ce déséquilibre quantitativiste porte aussi la promesse d’une pure et simple déshumanisation…
- 10 Il est effectivement devenu classique de considérer « l’existence d’un décalage irréductible entre (...)
19La déshumanisation est aussi le fait d’un déséquilibre plus subtil et plus redoutable encore que celui qui affecte la production, et se loge à présent au cœur des modèles et indépendamment de toute mise en œuvre. Cette indépendance est justement au cœur de la question, dans une sorte de décrochage entre ce qui est conçu et ce qui se fait, entre ce qui est prescrit par les concepteurs ou décideurs et ce qui devra être réalisé 10. Cette discontinuité entre les modèles prescrits et le travail réel expose ceux qui doivent le mettre en œuvre à d’insurmontables difficultés et incompréhensions, et semble effectivement donner lieu à une pure et simple perte de l’échelle humaine. Ce décrochage du réel est un mal plus insidieux que le simple quantitativisme, et menace finalement toutes les pratiques professionnelles qui se fondent sur des modèles théoriques.
- 11 Arthur Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, trad. A. Burdeau, Paris, Press (...)
20Le discours théorique n’est problématique et déshumanisant que s’il se sépare du réel, là où il devient le moyen de l’imposture et de la tromperie, du brouillage des repères et de la sortie du monde humain. Un tel dépassement de l’échelle humaine peut alors être décrit en termes de formalisme, c’est-à-dire par toutes les formes théoriques et abstraites qui sont sans véritable rapport avec la réalité. C’est aussi ce que désigne Schopenhauer lorsqu’il fait remarquer que les systèmes qui « s’en tiennent aux concepts généraux, sans revenir au réel, ne sont presque que des jeux de mots » 11.
Schéma 2 : réalisme et formalisme
- 12 Antoine Darima fait clairement entendre que « les éléments qui forment en quelque sorte l’âme de l’ (...)
21Le réel s’oppose donc au formalisme, dont la condition est justement celle des formes vides et détachées du monde vivant dans lequel nous expérimentons les contraintes et les résultats du travail. C’est ce que les professionnels entendent exprimer quand ils estiment que « ce ne sont que des mots », ou bien des « théories très éloignées de la vraie vie », des « utopies » qui « manquent de réalisme »… autant d’expression qui voudraient aussi résister à la déshumanisation du travail. Pour le dire aussi simplement que possible, le travail doit rester humain tandis que la pensée, les mots et les modèles qui s’y rapportent sont susceptibles d’un décrochage qui les fait sortir de la réalité, et se développer dans un formalisme qui n’a que peu de rapport avec ce que vivent les acteurs. Chaque fois que la prescription n’est plus de même condition que le travail réel, on entend dire que « les chefs sont totalement déconnectés du terrain », qu’ils « demandent l’impossible » et « ne connaissent pas le travail »… Un tel décrochage du réel est le fait du formalisme 12.
22Il faut cependant bien prendre garde de préciser que tous les modèles formels et théoriques ne sont pas en cause. Les catégories qui permettent de penser l’inhumanité de la prescription et le décrochage du réel sont effectivement celles du formalisme et du réalisme, et en aucun cas celles du formel et du réel, ou encore du théorique et du pratique.
- 13 Le préjugé matérialiste tend également à réduire le réel au concret, tandis que les réalités humain (...)
23La réduction du réalisme aux pratiques réelles participe d’un préjugé matérialiste et d’un fait de culture, puisqu’on parle aussi des « pratiques professionnelles » en croyant en épuiser ainsi toute la réalité 13. Les performances professionnelles et les faits humains en général impliquent au contraire toujours certaines bases théoriques, ainsi que le savent d’ailleurs tous ceux qui ont en charge de formaliser le travail. Or une telle formalisation n’est pas du formalisme, justement parce qu’elle entretient une correspondance ferme avec le réel, pour en constituer la forme théorique qui est aussi le propre de la pensée et de la conception.
24En dernière analyse, la forme théorique ne déshumanise pas le travail et reste humaine dans l’exacte mesure où elle est réaliste. Le formel n’a effectivement pas besoin d’être réel pour entretenir un rapport structurel et signifiant avec les expériences ou les pratiques, tel est le principe de tous les modèles, scientifiques ou discursifs, à partir desquels le réel va pouvoir être informé à l’image de ce qui n’est tout d’abord qu’une forme théorique. Tel est également le sens profond et finalement très imagé de toute réflexion…
- 14 Dans la tradition aristotélicienne, le formel est même le complément du matériel, et à bien y regar (...)
25La saine articulation entre la conception formelle du travail et sa réalité pratique est le propre de la performance professionnelle, et seul un militantisme de classe ayant perdu la tête pourrait prétendre y déceler le fait d’une déshumanisation 14. La complémentarité entre le réel et le formel trouve une illustration exemplaire au travers des figures de l’ingénieur qui formalise et de l’opérateur qui réalise. Entre les deux, et afin d’assurer la continuité du réalisme, c’est en quelque sorte le contremaître qui « joint le geste à la parole » et utilise les modèles techniques qui permettent la mise en pratique.
26Il est vrai que les modèles théoriques peuvent donner lieu à des réalisations destructrices et malsaines pour l’homme, mais cela concerne alors moins l’humanité du travail lui-même que ses finalités, et se rapporte donc à une tout autre question, celle des causes finales précisément. Il est par exemple possible de produire des bombes ou des armes dans des conditions tout à fait humaines et conviviales…
- 15 Platon, Sophiste, trad. Émile Chambry, Paris, Garnier-Flammarion, 1969, 236 c.
27La perte d’humanité du travail vient d’un décrochage du réel, d’un formalisme qui coupe les formes théoriques du vrai monde. Ces formes ne correspondent à rien de réel, elles sont celles d’un « non-être », cohérentes et vraies en elles-mêmes mais trompeuses et inutiles pour ce qui est. Cette rupture ontologique est précisément celle du simulacre 15, et permet au sophiste de se soulager des exigences et des contraintes du réel pour tourner en quelque sorte en circuit fermé dans ses propres modèles, réalisant ainsi la prouesse de faire « du plein avec du vide » et de « parler tout seul ».
28La figure du sophiste est complexe et difficile à saisir, car elle se réfugie dans l’abstraction théorique dont elle adopte les formes et la condition. Mais les formes sophistiques sont en quelque sorte libérées des entraves du réalisme, et finalement de toute contrainte autre que leur cohérence interne. Comme dans le monde de l’imagination, le formalisme ne tient pas compte des limites et des exigences du réel, de ce que les lois de la nature formulent pour tout ce qui est destiné à vivre et à se réaliser, pour ne se payer au contraire que de mots. Mais le sophisme est aussi une contrefaçon, et contrairement au discours imaginaire, il imite la cohérence et la structure des formes théoriques afin de pouvoir en revendiquer les prétentions et la légitimité. C’est ainsi que le poison formaliste parvient à garantir son immunité.
29Le sophisme est un fléau que la subtilité permet de tout surmonter et de tout contaminer. Partout où l’on parle et où l’on formalise, à chaque colloque, réunion, assemblée (fut-elle nationale), bureau d’étude ou cercle de décision, il menace de remplacer les formes théoriques par un formalisme qui ne témoigne que du non-être, de ce qui n’est pas vrai ou de ce qui n’existe pas, de ce qui n’est pas possible ou de ce qui ne se peut réaliser… Ce discours et ces modèles ont quelque chose de malsain qui fait reposer le travail sur le néant, sans rapport avec les réalités humaines et objectives qu’ils ont pourtant la prétention de réformer. En tout état de cause, et sans lien nécessaire avec un quelconque quantitativisme, la rupture ontologique du formalisme est le second agent d’une totale déshumanisation du travail.
- 16 Les expériences humaines peuvent également être reflétées par des symboles, que l’on doit par consé (...)
30La formalisation n’est donc pas ce qui trahit et abime l’humanité, mais seulement sa contrefaçon formaliste qui en usurpe à la fois le prestige et le style. Pour le dire simplement, les contenus théoriques peuvent avoir deux grands types de formes, scientifiques et discussives, et se traduisent effectivement toujours en chiffres ou en lettres 16. Ces formes ne sont en elles-mêmes pas du tout déshumanisantes, elles sont ce qui permet à la culture professionnelle d’éclairer la réalité financière, technique et humaine du travail.
- 17 Christophe Dejours fait souvent remarquer que « la description du travail est fortement contrastée, (...)
- 18 Michela Marzano a bien décrit dans quelle mesure les managers pouvaient être « les nouveaux sophist (...)
31Nous ne songeons donc pas du tout à formuler une critique systématique du gestionnaire, de l’ingénieur ou du manager, qui sont au contraire les agents d’une formalisation nécessaire à l’organisation et à la description de la réalité du travail. C’est cependant parmi eux que se cachent les sophistes, qui malgré leurs prétentions contraires ne décrivent et ne programment rien de réel. Les formes abstraites des modèles scientifiques et techniques peuvent donner lieu à un formalisme totalement déconnecté du travail réel, qu’il s’agisse de l’ingénierie ou de la gestion financière. Nous disons bien que tous les ingénieurs ou les gestionnaires ne sont pas des sophistes, la plupart de ceux que nous rencontrons sont bien plutôt de grands professionnels, mais lorsque les échelons hiérarchiques se multiplient au-delà de toute mesure, le décrochage au profit du monde indolore et narcissique des formes vides représente une véritable tentation 17. Le discours managérial est plus propice encore à ce glissement, auquel on peut même dire que nul n’échappe s’il n’y prend pas garde. Il est effectivement facile de discourir dans l’ignorance de la réalité du travail, et de sembler ainsi diriger tout en ne parlant jamais de ce qui est 18.
32Le formalisme scientifique ou discursif est inhumain en ce qu’il a perdu le contact avec le réel, et dans les formes ainsi proposées, il n’est d’ailleurs pas rare que cette inhumanité ait également les attributs de la performance. C’est effectivement là une question de point de vue, selon que l’on doive concevoir des formes imaginaires ou que l’on soit chargé de les mettre en œuvre dans la réalité. C’est une fois encore seulement la continuité entre le formel et le réel qui promet d’augmenter l’humain sans le déshumaniser.
- 19 En termes aristotéliciens, on pourrait dire que la cause formelle du simulacre est décrochée du rée (...)
33De la même façon que le quantitativisme financier, le formalisme qui déshumanise le travail ne s’enracine pas moins dans le sol de la plus épaisse humanité. Le sophiste manipule un non-être qui se justifie par des effets et avantages bien réels, même si tout « art du simulacre » ne sert que les intérêts de celui qui en maîtrise le jeu. Le vide du non-être trouve effectivement toute sa consistance ontologique dans sa finalité, et le profit que le sophiste tire de ce qui n’est pas est quant à lui indéniablement quelque chose ! 19 Le formalisme gestionnaire, technique ou managérial voit effectivement sa réalité dans l’intérêt personnel et la satisfaction des désirs égoïstes, autant par un gain positif de pouvoir ou de profit que par des avantages par défaut liés à la peur et à l’évitement. Le sophisme puise donc son énergie dans le très large éventail des passions humaines, et se dévoue totalement à leur cause sans égard pour les réalités objectives qui ne participent pas à les satisfaire.
- 20 Dans un trait d’humour qui fait également frémir, Jean-Claude Michéa fait remarquer que ceux qu’il (...)
34Comme la logique financière, le formalisme n’est autre qu’une technique de la voracité et du vice, et correspond finalement à une très humaine inhumanité. La finalité de l’intelligence sophistique est la satisfaction des caprices immatures de ceux qui n’ont pas appris à dominer leur convoitise, et à devenir pleinement humains en dépassant le stade des motivations infantiles liées à la satisfaction des désirs naturels. D’un point de vue psychologique, le sophisme est une immaturité, tandis que le réalisme consiste au contraire à se montrer capable d’assumer le monde des choses et des êtres 20.
- 21 Dans le sens platonicien, céder à ses désirs est effectivement « la pire des ignorances ». Platon, (...)
35Les motivations infantiles ne deviennent barbares et inhumaines que lorsqu’elles se joignent aux moyens et à l’intelligence de la maturité, précisément là où émerge la sinistre figure du sophiste. Les compétences (techniques ou discursives) et le pouvoir de décision sont les deux éléments à partir desquels le formalisme peut produire ses effets, et ce sont effectivement des personnes à la fois bien formées et haut placées qui donnent le plus triste exemple d’une certaine déshumanisation du travail. Le niveau hiérarchique et le bagage théorique, qui n’est d’ailleurs que le plus bas degré de l’intelligence humaine, ne révèlent rien de la maturité et de la conscience morale, qui tiennent quant à elles à des horizons intellectuels autrement plus vastes. Cette culture humaine ne partage effectivement que peu de territoires avec les compétences purement professionnelles, dont les modèles peuvent toujours être détournés à des fins formalistes. Le sophiste est inculte et ignorant, au sens plein de ce mot, car il ne saisit pas dans quelle mesure son rapport au monde implique des devoirs et une responsabilité qui surpassent de beaucoup sa seule satisfaction personnelle 21.
- 22 C’est la raison pour laquelle Jean-Pierre Le Goff estime à bon droit qu’une « formation de culture (...)
36La déshumanisation est donc aussi le fait de la formation et de la sélection des décideurs, le plus souvent selon des critères techniques que rien n’oblige à un sain réalisme. En pratique, la résistance à la tentation formaliste et à ses avantages est alors le fait d’une culture laissée en quelque sorte au hasard de l’éducation et de l’intelligence des professionnels, et que le sophiste peut au contraire se permettre de totalement ignorer. Une culture professionnelle qui excèderait la simple reproduction des modèles et des méthodes, pour y ajouter ce qui en dernière analyse peut se décrire en termes de discernement et de conscience humaine, est pourtant la seule garantie d’un travail réaliste au sein duquel aucune formalisation ne dégénère en formalisme. Au lieu de cela, l’inculture de l’horizon professionnel, ou plus exactement sa limitation à la rationalité technique sans garantie de complément éthique, laisse la voie totalement libre au sophiste dont rien ne semble alors devoir menacer la triste domination 22.
- 23 Ces catégories sont celles de la rationalité logique et de la rationalité éthique. La logique donne (...)
37Il nous a même souvent semblé qu’une gestion très technique des métiers et des compétences pouvait faire de l’inculture un atout, et permettre de ne pas s’encombrer d’une dimension absente de ce qu’il est pourtant convenu d’appeler la « culture d’entreprise »… Les individus les plus immatures et les moins portés à la culture de soi réussissent effectivement toujours mieux à l’aune de modèles à appliquer sans réflexion, et c’est fatalement aussi dans de tels rangs que l’on trouve le plus de sophistes. Les décideurs enrichis et pour ainsi dire encombrés de culture humaine ne disposent pas toujours des catégories qui leur permettent de comprendre ce qui les distingue, et bien qu’ils en ressentent clairement les effets, spécialement vis-à-vis des supérieurs hiérarchiques les plus obscurément formalistes, ils décodent parfois difficilement les rouages de la fantastique promotion de l’idiotie dont ils sont les éternels oubliés 23.
38Se tisse alors un réseau informel, et en quelque sorte laissé au hasard, dans lequel entreprend de survivre une culture professionnelle qui n’est pourtant rien de moins que la dimension humaine du travail. À compétence technique égale, le sophiste convoite quant à lui le niveau de décision qui lui permettra de tout déréaliser à son propre profit. Or, ainsi que le signifie l’argument, les sophistes sont le plus souvent mieux adaptés aux critères de la promotion, dans le secteur public certainement plus encore que dans le secteur privé...
- 24 Voir à ce propos les passionnantes analyses de Christophe Dejours, L’Évaluation du travail à l’épre (...)
39Le formalisme scientifique et technique permet aux sophistes de se réfugier derrière des modèles dont les conditions de mise en œuvre ne sont manifestement pas leur affaire. Qu’il s’agisse des matrices d’ingénierie ou des petits comptes du gestionnaire, le manque de réalisme des modèles qui prétendent ainsi s’imposer meurtrit les communautés de travail auxquelles ils font effectivement perdre la trace du réel. Mais une telle déshumanisation se heurte le plus souvent à un principe de réalité, auquel on peut se demander comment certains cadres parviennent parfois à échapper si longtemps. La réponse est certainement dans la façon dont les exécutants contournent leurs prescriptions, afin que le travail puisse se réaliser malgré tout et donner les fruits qui restent tout de même sa première finalité 24.
- 25 Le monde du travail est effectivement familier d’une certaine « tendance à la logomachie, au formal (...)
40Les formes discursives sont en revanche la voie royale du sophiste, dans lequel il ne rencontre pratiquement aucune autre exigence que celle d’une certaine structure et cohérence internes. L’argumentation doit effectivement être crédible afin de se faire passer pour vraie, et ainsi le simulacre formaliste pouvoir être entendu comme un reflet de la réalité. Le discours est en quelque sorte plus détaché du réel que les sciences et techniques, et son lien avec les choses est si fragile que nul ne peut dire avec certitude à quel moment les mots deviennent des formes vides et détournées dans l’intérêt de qui les prononce. Le sophiste est bien celui qui tire parti de cette fragilité ontologique des formes discussives, pour « leur faire dire » ce qu’il veut et « les tourner » à son avantage 25.
41À notre connaissance, dans le monde du travail comme en tout autre lieu de détournement du discours, le formalisme a trois grandes dimensions toujours inextricablement liées. D’abord une dimension psychologique, qui vise à produire un effet psychique sur un interlocuteur ou un groupe d’interlocuteurs. Le sophiste fait donc œuvre de manipulation. Ensuite une dimension politique, par laquelle le discours est le moyen de rapport de force ou de défense d’intérêts de groupe. Le sophiste est ainsi dans une logique de domination. Une dimension idéologique enfin, qui permet d’imposer des valeurs et des visions d’ailleurs souvent dites « d’entreprise ». Le sophiste travaille ici à la conversion. De telles œuvres de manipulation, de domination et de conversion des communautés de travail doivent être entendues comme les diverses facettes et finalités d’une même utilisation formaliste du discours, et qui ne peuvent par conséquent jamais être véritablement dissociées.
- 26 Michela Marzano fait très justement remarquer qu’il faut « la logique philosophique pour réfuter le (...)
42La déshumanisation du travail et de la performance est donc le fait d’un détournement du discours et d’un usage des mots qui est la première arme du sophiste. Mais le brouillage des pistes et la manipulation ne sont possibles qu’en raison de l’extraordinaire puissance du verbe, dont l’efficacité psychique réclame un contrepoison et des moyens de défense auxquels les missions de conseil en entreprise consistent justement à sensibiliser les communautés de travail, et qui reposent finalement sur une solide compréhension des règles du raisonnement et du discours. La capacité de nuisance du sophiste implique de disposer de moyens correspondants et de même nature, précisément afin de démasquer et de désamorcer la réelle emprise que le formalisme exerce à présent sur le travail 26.
43Bien qu’elle soit parmi les choses les plus naturellement en usage, la puissance du verbe est largement sous-estimée et rarement regardée dans toute sa magie et sa dangerosité. Les mots ont effectivement le pouvoir de dire le réel, elles sont les formes qu’une intelligence pleinement humaine est capable de concevoir pour décrire et interpréter ce qui est. Les sciences et techniques ont déjà cette puissance sur la structure des choses, mais le discours éclaire aussi le sens et le mystère des réalités subjectives. Cette puissance du logos repose une fois encore sur la croyance et le présupposé d’une correspondance entre les formes et le réel, entre ce que l’on dit et ce qui est, crédit que nous portons spontanément aux discours structurés et cohérents, aux discours « dignes de foi » précisément.
Schéma 3 : objectivité et subjectivité du réel et des formes
44Les formes sont le propre de la civilisation humaine en ce qu’elles éclairent sa réalité, et lui permettent donc de la concevoir, de la comprendre et de la maitriser. La nécessité du détour par les modèles formels au-delà de la simple expérience du réel serait susceptible de longs développements, mais dans le domaine de la performance professionnelle déjà, ce sont bien les formes scientifiques ou discursives qui permettent une transformation et ce que l’on appelle un travail. Nous sommes là au cœur des actions humaines, qui peuvent bien évidemment être étendues au-delà du domaine professionnel. La puissance de ces formes tient à leur objectivité, c’est-à-dire finalement à leur correspondance avec une des diverses dimensions du réel. Pour le dire en un mot, le discours est sain s’il reflète un ou plusieurs aspects de la réalité, s’il est en quelque sorte réaliste et éclairant.
45La complexité du discours et des autres formes de culture, qu’elles soient professionnelles ou non, tient au fait que son objectivité se rapporte plutôt à des réalités subjectives et intérieures. Une culture spécifiquement humaine repose sur toutes les formes de langage qui correspondent à ces réalités subjectives, et qui consistent justement à les décrire et les concevoir abstraitement afin d’en comprendre la cohérence et d’accéder à leur maitrise. La culture de soi implique effectivement de pouvoir disposer d’un modèle ou d’un reflet à partir duquel il est possible de « réfléchir » et de « travailler ».
46La réalité objective est la plus rassurante et en quelque sorte la plus sécurisante, précisément parce que ce qui est concret est à la fois plus facile à concevoir et à manipuler. Le domaine professionnel connait cette réalité et les modèles techniques qui lui permettent de s’en faire « maitre et possesseur », selon le projet cartésien qui est finalement le point de départ du travail moderne. Dans le domaine de la connaissance, et en raison de l’assurance que donne la réalité objective, les modernes ont fort logiquement été tentés d’utiliser cette certitude comme preuve, et de ne tenir pour vraies que les formes théoriques qui pouvaient être ainsi vérifiées. La méthode expérimentale est effectivement la plus sécurisante et la moins exposée au formalisme, mais elle réduit aussi la réalité humaine à des données objectives qui peuvent être sans lien avec la subjectivité de ses expériences.
- 27 Les cultures traditionnelles sont aussi le fait d’un travail et d’une transformation intérieure, ma (...)
47Cette subjectivité est ce qui distingue la réalité humaine des objets inertes, elle est une intériorité qui contraint la culture et les « humanités » à renoncer au confort intellectuel et à la certitude mesurable du concret. À moins de se faire inhumain, le domaine professionnel ne peut bien évidemment faire exception à la règle. Les réalités intérieures et subjectives sont autrement plus vastes que les réalités concrètes et objectives, et pourraient donner lieu à bien des développements, mais quoi qu’il en soit, la culture est justement cette puissance qui révèle, décrit, et par conséquent donne accès à cette réalité humaine. Le travail peut alors être entendu en autant de façons que l’on reconnait de dimensions à l’intériorité, mais toujours dans le sens de l’emprise et de la transformation 27.
48Le discours est la forme théorique qui correspond à la réalité subjective du travail et de la performance, et il tire toute son objectivité de cette correspondance. Mais l’extraordinaire puissance du sophiste vient de la peine à garantir qu’un discours se soit décroché du réel pour devenir purement et simplement subjectif et arbitraire. La subjectivité des formes abstraites est un voile qui peut se déposer involontairement sur toute réflexion du réel, spécialement sur celles qui concernent les réalités subjectives, et menace déjà la validité des discours bien intentionnés. Le sophiste ne perd quant à lui pas la trace du réel par manque de rigueur et de vigilance, mais au contraire afin de faire comme bon lui semble et de créer son propre monde. Il est effectivement comme le démiurge et le dieu créateur de formes abstraites libérées des limites du vrai monde, et sur lesquelles il régnera alors en maître afin de produire des effets psychologiques, politiques et idéologiques dont il sera toujours le principal bénéficiaire. Le sophiste est le dieu et premier servi du monde qu’il crée pour rien et à partir de rien, ce qui à bien y regarder se rapporte à une manœuvre véritablement maléfique. Il est par exemple possible de concevoir une procédure sans lien avec la réalité du travail mais dont le lustre soulignera le mérite de son auteur, et d’utiliser ensuite le manque de réalisme de cette prescription soit pour souligner l’incapacité de ses subordonnés, soit pour provoquer l’occasion de magistralement les tirer d’affaire.
49L’original est l’antidote naturel de la contrefaçon, et c’est effectivement le discours objectif et réaliste qui guérit les communautés de travail et démasque le sophiste. Outre sa finalité et son intention morale, le discours réaliste se distingue par la correspondance aux choses et aux êtres qui caractérise justement le pénible effort de la culture. La concurrence des formes vides est cependant déloyale, car le réalisme réclame une rigueur et une précision dont les mots vides entendent au contraire de faire l’économie. Le discours sain guérit le réel en l’éclairant, tandis que le sophiste y superpose des formes vides afin de produire des effets de manipulation, de domination ou de conversion qui serviront ses intérêts. En cette circonstance, nous voyons que le discours est aussi bien le poison que le remède, selon qu’il éclaire les choses afin de les transformer à des fins collectives ou qu’il brouille les pistes à son propre profit. Il est immédiatement compréhensible que seul le discours réaliste puisse produire des effets véritablement humains, tandis que le formalisme et l’éloignement du réel formulent au contraire la promesse de la tromperie et de l’aliénation.
50Afin de séparer le bon grain de l’ivraie, et de faire véritablement preuve de discernement, il convient d’insister sur les vertus d’un discours sain et réaliste au travail. Or cette santé tient à ce réalisme même, à la correspondance entre d’une part le sens et les catégories qui constituent les formes discursives, et d’autre part les choses ou les expériences subjectives qui font toute l’humanité du travail. Ces catégories sont « magiques », au sens où elles font apparaitre la structure ou les enjeux de la réalité, spécialement quand cette réalité est de l’ordre d’une subjectivité abstraite et par là même difficile à appréhender. Dans ce cas, l’analyse n’est donc pas du tout de type scientifique et technique, mais n’en reste pas moins le reflet objectif et fidèle de ce qui se joue réellement au cœur de l’expérience humaine. Ces catégories balisent un réel sur lequel il est alors possible de gagner une emprise qui, à bien y regarder, est même la pure et simple condition de la liberté.
51Dans le domaine de la connaissance et de l’analyse, les formes discursives sont souvent moins favorisées que les sciences et les techniques, justement parce que leur objet est une subjectivité qui se refuse aux preuves et à l’accessibilité de la réalité objective et concrète. Mais quand entendra-t-on enfin que les expériences subjectives sont justement le propre de l’humanité, et que sans elles les êtres sont conçus et analysés comme des objets inertes ? Les sciences humaines ne peuvent effectivement se limiter à des techniques, méthodes, et tristement célèbres « boites à outils », précisément parce que leur objet n’a pas l’objectivité mesurable et manipulable des réalités extérieures. La compréhension de l’humain consiste au contraire en cette forme de culture capable de décrire la subjectivité qui est au cœur de ses expériences, et dont aucune formalisation technique ne pourra jamais épuiser la nature. Les formes théoriques qui se rapportent à la réalité subjective et humaine sont effectivement toujours discursives ou symboliques, et les lointaines héritières de la vieille dialectique. Indépendamment du décrochage formaliste, et en raison du complexe dont les sciences humaines souffrent vis-à-vis des formes proprement scientifiques et techniques, les théories qui écrivent les lois d’une humanité objective et concrète entreprennent par là même de la déshumaniser. En marge de notre propos et des agissements du sophiste, la déshumanisation du travail est donc aussi épistémologique, et découle de cette fureur technicienne qui entend réduire la performance professionnelle à des process comparables à ceux que l’on applique avec succès à la réalité objective et inerte. Cet oubli de la culture au profit de la technique est le plus sombre nuage qui ne se soit jamais avancé sur nos sociétés savantes.
52En pratique, les catégories des sciences humaines permettent de se repérer et de discerner là où nos expériences risquent au contraire d’être passives et subies, et de véritablement choisir et s’orienter au moyen des nuances et distinctions qui sont justement le principe même de toute catégorie. Dans une situation de travail par exemple, un même évènement peut être vécu différemment par deux collaborateurs, l’un y voyant une simple modification de degré dans la continuité de l’état précédent, et l’autre un véritable changement de nature. Ces catégories de rupture/continuité et de nature/degré sont objectives dans la mesure où elles permettent de décrire et de baliser une expérience subjective réellement vécue et endurée, et de dissiper ainsi le bouillard et la confusion.
53Les catégories culturelles éclairent le monde des choses et des expériences, et produisent par là même un puissant effet sur les communautés humaines. L’efficacité psychique du discours réaliste est effectivement la conséquence directe de sa capacité à éclairer le réel, de son réalisme même, et porte donc les consciences et les réflexions au cœur même de l’humain. C’est en ce sens qu’elles sont proprement fascinantes et extraordinaires, mais aussi « humanisantes » en donnant la possibilité de choisir et de délibérer. C’est en facilitant la relation entre les mots et les choses, entre la pensée et le réel, que les catégories du discours réaliste permettent aux hommes de dépasser le stade de la rivalité et de la survie, et pour tout dire les met en demeure de penser. C’est justement la raison pour laquelle le défaut de discours sain et de catégories réalistes déshumanise le travail, et le réduit à une activité mécanique où l’on ne pense plus. Or nous savons qu’une telle aliénation n’est pas seulement le fait du silence et de l’abrutissement automatisé, mais qu’elle vient aussi de la soumission à des formes vides.
54La réflexion du réel par les catégories est le propre de la culture et de la civilisation, tandis que les sophismes qui encombrent l’horizon et détournent le discours à des fins personnelles sont au contraire purement et simplement destructrices. Ces formes vides sont aussi des catégories, mais elles « simulent » le réel et décrivent des choses qui ne sont pas. Elles n’ont donc pas à s’encombrer des contraintes de l’objectivité, mais doivent simplement veiller à être suffisamment crédibles et cohérentes pour fixer les attentions sur le monde qu’elles inventent. La supercherie ne dure toujours qu’un temps, et dans le travail comme dans tous les autres registres de la pensée sophistique, la dissonance entre les formes du simulacre et le réel finit par ne plus échapper à personne. Mais un tel discrédit ne décourage pas le sophiste, qui peut manipuler des formes vides aussi longtemps qu’aucune autre preuve que l’intime conviction du plus grand nombre n’aura été apportée à la supercherie. Le divorce entre le discours inhumain et la communauté humaine du travail est alors consommé sans retour, mais le sophisme est en quelque sorte devenu une profession, qui consiste à justifier son statut et son salaire en produisant des formes aussi élaborées qu’inutiles aux subordonnés qu’elles prétendent pourtant orienter. Un tel discours parasite aujourd’hui tous les secteurs d’activité, et produit ses effets avec une impunité qui ne cesse de surprendre.
55Les catégories employées à vide par les sophistes sont en outre d’une extraordinaire pauvreté, et se rapportent toujours aux mêmes considérations structurelles et logiques (opérationnel, transversal, modulaire, innovant, adapté…), humaines et psychologiques (cohésion, concertation, communication, transparence, adhésion…), philosophiques et éthiques (valeurs, sens, vision, stratégie, responsabilité…). De telles formes sont faciles d’accès et suffisamment générales pour ne pas être prises en défaut d’irréalisme, ce qui permet aussi de réussir ce qu’il est par ailleurs convenu d’appeler « parler pour ne rien dire ». Nous pouvons malheureusement promettre que les grands discours, spécialement ceux qui se tiennent aussi éloignés que possible du travail réel, se réduisent presque systématiquement à ce type de « jeu de mots ».
56De telles catégories tournent à vide, et peuvent être employées sans un seul regard pour la réalité à laquelle elles prétendent apporter leurs lumières. Dans le meilleur des cas, qui est aussi la pire des choses, un tel discours produit un effet de suggestion et exerce une emprise qui permet de manipuler, de dominer ou de convertir les consciences endormies. Mais le plus souvent, le formalisme laisse clairement apparaitre sa nature de simulacre et de supercherie au profit de l’intérêt personnel. Les desseins égoïstes étant la chose la plus naturellement partagée, et ne se heurtant dans bien des cas à aucun véritable contrepouvoir, le sophiste se présente comme la figure dominante de nombreux domaines d’activité. Le discours est effectivement le premier moyen du travail managérial, mais aussi politique et intellectuel, de sorte qu’un formalisme habile et à l’abri des exigences du réel y est une tentation à laquelle pouvait seule résister une minorité héroïque et promise à la disparition. Car il est toujours plus difficile d’œuvrer que de faire semblant, tandis que ceux qui travaillent d’abord dans l’intérêt collectif ne défendent pas bien leur propre situation.
- 28 Il est vrai que « des individus pervers peuvent sans difficulté s’engouffrer dans des méthodes de d (...)
57Le détournement du discours en vue de l’intérêt particulier est inévitablement nuisible à tous ceux dont le travail concerne la mise en œuvre, et qui se font ainsi les ambassadeurs d’une réalité que le sophiste s’emploie au contraire à recouvrir de formes vides et inventées à son profit. Outre ce vide ontologique, la finalité morale du sophisme est certainement ce qui le rend le plus détestable et malsain, et il est malheureusement fréquent que ses nuisances soient volontaires et délibérées. À bien y regarder, l’inhumanité du formalisme est la suite naturelle de sa subjectivité, tandis que les exigences de l’objectivité sont au contraire le rempart naturel contre les prédominances égoïstes et artificielles. Dans l’ordre du discours formaliste, il n’est alors plus aucune limite à la toxicité du sophiste 28.
58Le déséquilibre quantitativiste et le décrochage formaliste sont au fondement d’une déshumanisation du travail très largement à l’œuvre dans le monde professionnel, sans qu’aucune distinction de secteur d’activité n’implique davantage que des nuances de formes et de degrés. Ce double phénomène tient à une problématique générale dont l’examen nous conduirait sans doute à la domination de la logique financière que nous avons déjà évoquée, elle-même simple moyen au service de la convoitise et de la domination des intérêts particuliers. La cime de notre problématique est à n’en point douter d’ordre culturel, psychique et moral, et en partie liée à une prime éducation qui échappe à toute mission de conseil en entreprise.
59Le quantitativisme et le formalisme concernent une même situation de travail, ils ne sont distingués que pour les besoins de l’analyse et gagnent maintenant à être considérés ensemble. Le déséquilibre quantitativiste est un productivisme dont les effets qualitatifs sont indéniablement réels. Le déséquilibre inverse consisterait à privilégier l’expérience au fruit du travail, ce qui ne semble pas à proprement parler déshumanisant, mais qui ne peut se rapporter qu’à une situation extrêmement marginale du point de vue économique. Le formalisme est quant à lui davantage le fait d’un décrochage que d’un déséquilibre, et représente le pur et simple dépassement des limites réalistes. Un tel réalisme est parfois susceptible de nuances, mais il implique en réalité toujours une limite à ne pas franchir. En deçà de cette limite, les formes théoriques sont indispensables au travail réel, et les compétences scientifiques et discursives vont respectivement permettre de garantir l’équilibre entre les performances quantitatives et les performances qualitatives. C’est justement pourquoi les entreprises ont depuis longtemps ressenti la nécessité que des « savoirs-êtres » qualitatifs viennent compléter les « savoir-faire » techniques. Ces formes théoriques et abstraites sont donc au cœur des compétences professionnelles, et éclairent les réalités d’un travail alors parfaitement équilibré et humain.
Schéma 4 : les enjeux de la déshumanisation du travail
60Le décrochage formaliste peut simuler les réalités plus ou moins quantitatives et plus ou moins qualitatives du travail. La figure du sophiste quantitativiste et technique est certainement le gestionnaire, qui n’est une fois encore que la contrefaçon d’un original hautement nécessaire à tout travail organisé. Il n’en reste pas moins que toutes les formes mathématiques et techniques sont le lieu idéal d’une formalisation à la fois parfaitement structurée et totalement détachée du travail réel. Les données réglementaires peuvent avoir la même fonction, et constituer un ensemble de formes qui ont perdu la trace du travail humain.
61Un tel décrochage formaliste n’est pas toujours le fait des sophistes, mais peut également tenir à des effets de distorsion organisationnelle séparant les services « opérationnels » des services « supports ». Le formalisme peut donc être involontaire et induit par le fonctionnement même du collectif de travail, ce qui permet alors de faire l’économie de toute question morale. La compétence du gestionnaire peut par exemple se réduire à l’objet de ses missions, à savoir les données budgétaires et réglementaires, sans qu’il lui soit possible de garder la trace du réalisme et de l’humanité de ses prescriptions. Seules les organisations à l’échelle humaine et la culture personnelle des professionnels peuvent permettre de compenser ce danger formaliste, et d’humaniser ainsi le travail. Mais dans bien des cas au contraire, spécialement dans les organisations dont la taille coupe le contact entre les formes et le réel, c’est le process qui peut s’avérer intrinsèquement inhumain.
- 29 Le psychologique tel que nous l’entendons ici désigne l’analyse des enjeux subjectifs et humains du (...)
62Le sort de la figure du sophiste qualitativiste et discursif est plus vite réglé, même si un tel manager n’est là encore que la contrefaçon d’un original aussi méritant qu’indispensable. Mais le discours qui se rapporte aux enjeux subjectifs et qualitatifs du travail perd si facilement la trace du réel qu’au fond des choses, le réalisme et l’humanité des théories managériales ne peuvent même être que l’exception. Seule une profonde connaissance et maitrise des enjeux de la subjectivité humaine permet au discours managérial de ne pas décrocher, et pour tout dire d’accéder à une rationalité qui implique effectivement de « savoir de quoi on parle ». Un tel discours est bien évidemment possible, et même hautement profitable aux communautés de travail, afin de ne pas laisser dans l’ombre, et en quelque sorte au hasard, les réalités subjectives du travail qui en font aussi toute l’humanité. La psychologie en tant que connaissance du subjectif est cependant un métier à part entière, et implique des compétences dont les managers ne peuvent alors faire preuve que personnellement et en quelque sorte par hasard 29. C’est la raison pour laquelle les conditions de travail varient tellement en fonction de la personnalité de celui qui l’encadre, sans que les dirigeants et responsables ne prennent toujours la mesure d’une telle variable individuelle. Le plus souvent au contraire, les promotions se décident sur la base de compétences purement techniques et objectives, ce qui consiste aussi à ignorer l’importance des enjeux qualitatifs et subjectifs du travail réel.
63Quoi qu’il en soit, cette subjectivité se prête à un simulacre facile, et dans la visée de manipulation, de domination et de conversion qui est la sienne, le champ justement très qualitatif du discours est le domaine favori du sophiste. Il jouit de la parfaite légitimité des considérations psychologiques au travail, y obtenant même le certificat de son humanité, et s’avance dans un domaine dont la complexité recouvre des impostures qui ne peuvent par conséquent que rarement être démasquées. L’antidote vient au contraire de la compréhension et de l’analyse des enjeux subjectifs du travail, qui permettent de dépasser le stade du malaise intuitif que suscite déjà le discours faux et intéressé.
64La déshumanisation quantitativiste et formaliste du travail repose sur des moyens techniques qui en permettent la réalisation et en décuplent les effets. C’est effectivement l’artifice des machines qui permet de réaliser le projet quantitativiste, et de contraindre ainsi la production à sa logique industrielle. Un tel artifice est le propre de la technique et de toute transformation de la matière brute, mais n’implique en lui-même aucun glissement productiviste. Le travail reste effectivement artisanal aussi longtemps que sa technique se rapporte à des modes opératoires et des façons de faire qualitatifs. Si un artisan est difficile à former et à remplacer, c’est justement parce que son « tour de main » est profondément ancré dans sa subjectivité, parfois même dans sa manière d’être, et que ses performances sont par conséquent tout aussi qualitatives que quantitatives.
- 30 Bien avant le cinéma, Friedrich Nietzsche faisait déjà clairement remarquer que « la machine est im (...)
65Les artifices de la technique recouvrent donc le monde naturel et transforment la matière brute, mais ne sont pas nécessairement déshumanisants et mis à contribution du déséquilibre quantitativiste. Avec l’industrialisation au contraire, et l’extraordinaire augmentation des quantités produites autant d’ailleurs que des résultats financiers de cette production, l’oubli de la valeur subjective du travail est une perte qualitative à laquelle le seul compte des quantités permet de rester aveugle. La réalité subjective du travail est une donnée qualitative qui participe à son équilibre et à son humanité, mais qui limite et en quelque sorte contrarie ses résultats purement quantitatifs. La technique et les machines ne sont donc pas inhumaines en soi, mais simplement le moyen privilégié d’un écrasement du travail par la logique exponentielle de la performance quantitative. L’ouvrier est littéralement « écrasé de travail », et les célèbres scènes du film « Les temps modernes » sont l’illustration exemplaire et indépassable d’une véritable déshumanisation 30.
66L’humanité du travail est bien l’enjeu de l’équilibre entre ce qui est produit et ce qui est vécu, entre l’objectivité et la subjectivité de la production, seulement voilà, seules les quantités peuvent être directement converties en résultats financiers… Avec l’aide de la technique, la logique d’argent et de profit devait donc fatalement mettre l’accent sur les quantités de la production et négliger ses conditions qualitatives.
67Il est important de bien faire entendre que la qualité telle que nous l’entendons ici est une qualité subjective et en quelque sorte entendue en son sens philosophique, mais en aucun cas en son sens industriel. La mesure des quantités est effectivement incommensurable avec la façon dont la production est vécue, et donc avec sa condition qualitative, mais doit tout de même composer avec une « qualité produit » qui aura quant à elle une influence sur le prix et la « satisfaction client ». La logique industrielle et marchande peut donc rester impunément inhumaine, mais voit son productivisme entravé par les exigences de qualité dont dépendent la vente et le profit dégagé. Mais cette qualité « industrielle » est celle du produit et en aucun cas celle des conditions de la production, qui sont pourtant les seules à envisager pour instruire la question de l’humanité du travail. Il ne fait pas de mystère que si l’on permet à cette « qualité produit » de contrarier ou de limiter la sacrosainte quantité de production, c’est que l’état de ce produit a une influence directe sur sa valeur marchande. Cette « qualité » tient donc en réalité à un simple calcul coût/bénéfice, dont la logique reste par conséquent toujours purement financière et quantitativiste. Les conditions de la production déterminant aussi son résultat, ces deux dimensions philosophiques et industrielles de la « qualité » ne sont cependant jamais sans rapport, aussi nous voyons que le mauvais jeu managérial consiste souvent à « assurer la qualité » malgré une fort mauvaise « qualité de vie au travail »…
68Le glissement de l’artisanat vers l’industrialisation est vraiment paradigmatique d’un déséquilibre qui affecte tous les domaines de l’activité humaine, et en même temps que les artifices de la technique allègent la peine des hommes ou décuplent leur puissance, la nécessité d’une conversion financière tend à imposer une logique productiviste selon laquelle tout détour par la subjectivité humaine menace de représenter un « manque à gagner ». L’approche artisanale est pourtant consubstantielle de toutes les œuvres qui ne peuvent se concevoir indépendamment du sujet singulier qui les produit, de la consultation médicale à la prestation intellectuelle, du management à la communication… Mais le règne de la quantité contraint à une logique financière et comptable, en ne rendant économiquement viable que ce qui est en quelque sorte industrialisé, c’est-à-dire produit en des quantités suffisantes pour générer un profit et couvrir des frais de fonctionnement par lesquels les règles de l’argent réussissent une sorte de conversion forcée. L’étau de l’industrialisation se resserre sur le travail, et impose des résultats « comptables » sans lesquels le travail organisé se trouve purement et simplement menacé dans sa survie. Le système économique, fiscal et réglementaire dans lequel s’inscrit le travail moderne est effectivement pensé à des fins de profit financier, selon une logique quantitativiste qui contraint à délaisser ce que l’on pourrait appeler le capital qualitatif et humain. La créativité, la beauté, et pour tout dire la qualité du travail artisanal, ne sont plus adaptées à un système de mesure quantitative dont seule l’industrialisation parvient à assumer les exigences, et bien au-delà du secteur industriel, la production en série tend à devenir un impératif qui décourage le fastidieux détour de l’investissement subjectif.
69Si les artifices de la technique tendent à industrialiser le travail au profit du quantitativisme, les nouveaux outils de l’information et de la communication sont aussi le puissant auxiliaire du décrochage formaliste. Les machines ne sont désormais plus seulement le moyen d’une transformation industrielle du travail, mais aussi de son détournement forcé dans le réseau des médias de l’information et de la communication. Ces outils facilitent et décuplent les échanges, mais imposent aussi ce qu’il est d’ailleurs convenu d’appeler une interface, une barrière médiatique qui encourage la production d’un discours détaché de la réalité subjective du travail, et par lequel nous avons justement caractérisé le sophiste.
70Les emails professionnels sont l’archétype de ce formalisme communicationnel au travers duquel toute relation intersubjective et humaine est pour ainsi dire découragée. De la même façon que la machine industrielle est le moyen du quantitativisme, la machine communicationnelle est le média idéal du formalisme, et permet effectivement de gommer la réalité subjective et humaine du travail. La froideur de l’interface évite au sophiste tous les simulacres de la convivialité, et propose des formes de communication déjà irréelles et déshumanisées. Fille d’un préjugé matérialiste qui réduit la communication à son contenu objectif et concret, les messageries virtuelles donnent lieu à un échange d’informations objectives auxquelles elles permettent donc de se limiter, un peu comme si la réalité humaine du travail n’existait pas. Plus fort que les formes discursives par lesquelles le sophiste pouvait simuler le réalisme, les messageries invitent à ne plus du tout s’encombrer des enjeux subjectifs de la communication et de la réalité humaine du travail.
71Les communautés de travail dont la taille implique à présent l’utilisation d’un tel média témoignent toutes d’une certaine déshumanisation des relations professionnelles. La subjectivité n’est cependant pas totalement effacée par les emails, qui ont au contraire une efficacité psychique dès l’instant où ils sont préférés à une communication directe, spécialement lorsque le destinataire occupe le bureau d’en face... Le ton, les mots et tournures de phrases sont aussi l’ouvrage avancé d’une subjectivité qui habite de toute façon toujours le territoire de cette communication par ailleurs froide et déshumanisante.
- 31 L’Obsolescence de l’homme, trad. Christophe David, Paris, Édition de l’Encyclopédie des Nuisances, (...)
- 32 Dans leur rapport ministériel, Henri Lachmann, Christian Larose et Muriel Penicaud, ont le mérite d (...)
72De la même façon que pour le productivisme, l’étau du virtuel se resserre sur le travail et y impose sa marque en rendant purement et simplement impossible de travailler sans internet et ses messageries, et dans l’immense majorité des cas, l’usage de ces machines est structurellement lié à l’organisation même du travail. Günther Anders faisait déjà remarquer que prétendre avoir « la liberté de posséder ou non ces sortes d’appareils, de les utiliser ou non, est naturellement une pure illusion » 31. Le formalisme s’impose par le média même de la communication, et en se coupant ainsi de la subjectivité de leurs interlocuteurs, tous les professionnels sont plus ou moins portés à déshumaniser leurs relations de travail. La connexion se justifie en décuplant le volet objectif des échanges, précisément celui qui intéresse le plus la logique quantitativiste, mais compromet aussi les relations intersubjectives qui sont le propre d’une relation de travail proprement humaine 32.
- 33 Une telle réflexion consisterait entre autres choses à rappeler la place particulière que Platon do (...)
- 34 Une telle vampirisation est souvent décrite par les professionnels, tels Thomas, 32 ans, ingénieur (...)
73Les nouvelles techniques de l’information et de la communication ne programment pas seulement un décrochage de la réalité subjective du travail, elles inscrivent aussi les actions dans le monde virtuel et déréalisé du numérique. C’est principalement le rapport à l’espace et au temps du travail qui est menacé, lui préférant les repères numériques et artificiels qui abolissent également le réel. Sans formalisme aucun cette fois, mais du fait même de sa nature, le monde virtuel est détaché de la réalité humaine du travail et y impose son rythme singulier. L’importance fondamentale de cette notion de rythme dans la caractérisation de la vie bonne et juste serait susceptible de bien des développements 33, disons simplement que l’abolition de distances et de moments contrastés au profit de l’indifférenciation uniforme du monde numérique ne peut que perturber et abîmer ce qui est humain. Etre dans un espace-temps toujours connecté et sans lien avec la vie humaine contraint l’expérience subjective du travail à une certaine flexibilité, une fois encore à l’avantage du point de vue quantitatif et financier et à l’encontre des aspérités qualitatives de la réalité. La technique se meut ici en technologie de déshumanisation du travail, et plie la subjectivité aux conditions les plus avantageuses à sa logique productiviste 34.
74La déshumanisation semble parfois programmée par le fonctionnement et l’organisation même du travail, dans un productivisme et un formalisme sous-tendu par de puissants intérêts financiers. À défaut de pouvoir être totalement mécanisée, et ainsi réduite à des process objectifs, la subjectivité est une vie qui reprend inlassablement ses droits et persiste à produire ses effets en dépit des organisations du travail qui s’ingénient à la recouvrir. Un tel recouvrement confine à l’utopie de la plus dramatique aliénation, mais nul ne peut dire si l’usure du temps ne réussira pas la mutation anthropologique d’un travail finalement rendu inhumain.
75Dans un tel contexte, et s’il devient effectivement impossible de générer du profit sans abîmer le monde et les êtres, les stratégies de défense du travail humain semblent tenir à l’initiative et la culture personnelles. Depuis longtemps déjà, la qualité est le plus souvent maintenue en dépit des impératifs productivistes et le réalisme malgré les prescriptions formalistes, mais ne sont jamais envisagés comme des principes d’organisation du travail. Aussi méritoires soient-elles, les résistances n’en restent pas moins le signe d’une position défensive, le sujet pensant étant désormais le dernier à défendre l’humanité de son travail.
76Les menaces naturelles ont contraint le xxe siècle à l’écologie, le xxie sera peut-être celui d’une éthologie vouée à l’étude des savoir-être humains, et à l’impératif de « sauver la planète » semble effectivement devoir s’ajouter celui de « rester humain ». Mais les sophistes ignorent la noblesse d’un tel service, et sauront au contraire s’en approprier le mérite sans contribuer à sa pratique. Telle est leur singulière puissance.