Ondes, petit traité de météorologie leirisienne
Résumés
Petit traité de météorologie intime, Ondes est avec Images de marque le dernier ouvrage publié par Leiris, en 1987. Écrits dans le paysage lacustre où l’écrivain passait ses vacances, les 34 poèmes qui le composent disent, dans une alternance de tonalités euphorique et dysphorique, la précarité et la labilité d’une existence qui accepte de partager avec la nature qui l’environne ce qu’elle reconnaît être la loi du vivant. Pour la première fois non plus objet de scandale et encore moins affaire personnelle, la mort et la durée qui y conduit se reflètent dans le spectacle du milieu où nous naissons, vivons et mourons. Instant réconciliateur certes, mais en aucune façon fusionnel. D’un ordre à l’autre, du naturel (l’isotopie météorologique des titres) à l’humain (les poèmes), Leiris n’établit pas un rapport d’équivalence mais le lien qui leur permet d’être comme l’autre, ce qui ne veut pas dire être l’autre mais autre de ce que chacun d’eux est singulièrement.
Texte intégral
Lorsque cela chante à notre oreille ou sur nos lèvres, c’est que – fût-ce en les heures les plus noires – un vent ami fait frémir notre mâture.
À cor et à cri.
1Lorsqu’au cours de l’été 1985, passé comme il en avait l’habitude, en Suisse, au bord du lac de Thoune, Leiris entreprend la rédaction de Ondes, il a depuis longtemps déjà renoncé à l’apparente linéarité du discours autobiographique. « […] jugeant qu’en l’espèce l’investigation rationnelle ne pouvait faire plus qu’écarter des ombres », il a dès Frêle bruit (1976) « laissé la poésie primer l’enchaînement logique », qui plus est « sans vergogne ». La boucle ne pouvant être bouclée – mais aurait-il pu, à ce point, attraper autre chose que l’ombre de la proie vers laquelle il n’avait cessé de tendre – l’autobiographe a retiré son épingle du jeu et abandonné à d’autres, règle, savoir-faire et autres savoir-vivre. L’ambition totalisante, le besoin de cohérence et de plénitude qui ont alimenté avec le cycle de La Règle du jeu l’un des plus ambitieux projet de la seconde moitié du xxe siècle, ont laissé place au peu de chose – fibrilles, brindilles, glanes – dont la poésie a accepté de faire son lot. Poésie qui n’est plus abri contre le temps et moins encore écran contre la mort, mais écho d’une dislocation contre laquelle lutter jour après jour, en attendant l’échéance finale. Le moment est loin où le jeune surréaliste pouvait tout à son aise, « (sans menace d’aucune sorte) spéculer sur le grand thème de la mort » (Fourbis). Après avoir été des décennies durant une entité abstraite habilement tenue à distance, la durée est devenue l’espace quotidien où s’usent et s’effritent le corps et son environnement. Un vide auquel – et c’est une question de chance – il est parfois possible d’extirper un fragment de réalité, un instant vécu avec l’intensité de ce qui, pour être dérisoire, n’en est pas moins l’ultime raison d’être :
Voguant au plus bleu de ma tête
les beaux flocons
que je m’attache à capter
mais qui, bulles de mots,
se volatilisent
à l’instant où je crois les avoir fixés.
Cumulus
2On ne s’étonnera pas, dès lors, que des premiers poèmes recueillis dans Haut mal (1943) à Ondes, la distance apparaisse incommensurable. Dans le petit volume publié fort heureusement aux éditions Le temps qu’il fait, il ne reste rien de la toute-puissance ni des « ressorts kabbalistiques » d’un langage qui pensait pouvoir se passer du monde dans sa folle ambition de le refaire. Une différence qui ne gomme pas pour autant celle qui, pour être plus légère, n’en distingue pas moins ce dernier recueil des textes ou compositions – en particulier D’enfer à ce sans nul échange – publié entre temps dans Autres lancers (1969) :
C’est fini
l’air est sec
les choses ne montent plus jusqu’à mes lèvres
tutoiement vertigineux
Tari Autres lancers
3Car s’il est vrai que ce qu’il est convenu d’appeler son tournant « réaliste » remonte aux années trente, jamais, comme dans ces poèmes, Leiris n’est apparu préoccupé de voir et de donner à voir comme de sentir et de donner à sentir.
4Paradoxalement, – et alors qu’il en a fait tout au long de sa vie un usage essentiellement dilapidateur – c’est au moment où la réalité, réduite à ses dimensions primordiales, lui échappait de toutes parts, que le poète est allé à elle comme à l’ultime source d’inspiration. Une réalité – que l’on ne s’y trompe pas – qu’il ne s’agissait pas de reproduire mais de saisir au niveau du contact le plus originel, celui de l’air que l’on respire, du temps qu’il fait... Après n’avoir cessé de dresser des écrans entre le monde et lui, Leiris semble s’être abandonné – mais que risquait-il à près de quatre-vingts ans ? – d’un seul coup. Le temps d’un regard, serait-on tenté de dire, tant sont brèves et cursives les annotations des 34 poèmes du recueil, où, pour la première fois, la mort, non plus objet de scandale et encore moins affaire personnelle, et la durée qui y conduit se reflètent dans le spectacle du milieu où nous naissons, vivons et mourons comme ce qui nous entoure. Instant réconciliateur, certes mais aucunement fusionnel. D’un ordre à l’autre, du naturel à l’humain, Leiris n’a pas découvert à l’improviste un rapport d’équivalence, la reproduction d’une identité mais, de façon beaucoup plus féconde, la possibilité d’instaurer une relation analogique à l’intérieur de laquelle dire ce qui l’empêchait de vivre le peu qui lui restait à vivre :
Lac,
bois et prairies,
masses de terre ou de roc,
le site
à l’image duquel j’aimerais dresser
un décor issu
des strates déposées en moi par les temps,
mes temps de plus en plus estompés.
Thunersee
5Mais que sont ces Ondes qu’animent non pas les mots – ainsi qu’il en est allé de Glossaire j’y serre mes gloses (199) à Langage tangage (1988) pour grande part de la poésie leirisienne – mais certains instants ou états atmosphériques ? Trente-quatre poèmes qu’en prolongeant l’analogie l’on pourrait qualifier de cyclothymiques dans leur alternance de vers courts et longs, de rythmes pairs et impairs, de phrase nominale et de syntaxe verbale, de registres euphorique et dysphorique :
Sans fracas
la ténèbre se dissipe et,
la bouche s’éveillant,
l’enfer pour un peu deviendrait paradis.
Éclaircie.
6À travers l’observation des lois qui en scandent les mouvements, le recueil donne corps à une forme de météorologie subjective, labile comme le climat lacustre dans lequel le poète se reflète. Ce qui ne veut pas dire, encore une fois, complaisance ou abandon à une chimérique recomposition d’une éventuelle unité perdue mais, dans un échange réciproque, questionnement et approfondissement de la relation dehors-dedans :
Muré
dans l’aridité
que n’amollit en rien
la vue chaque jour rafraîchie
du paysage
dont des millénaires ont tracé les lignes,
je cherche à me ressembler.
Sec
7S’ils apparaissent privés de marques référentielles circonstanciées, le lac et, plus en général, le milieu naturel n’en existe pas moins (et sur cela aucun doute) dans la relation qu’ils entretiennent avec le sujet de l’écriture. La quasi-totale oblitération des traces anecdotiques ou descriptives n’impliquent pas plus la disparition de l’espace de la représentation que celle du sujet. La quête ontologique qui anime le recueil – c’est au fond des choses et de lui-même qu’entend aller le poète – n’a en aucune façon oblitéré la référence :
Par des chemins à découvrir
Escalade rude et de sens douteux,
Mon problème :
Grimper – sans gros souliers –
À ma cime
Oberland
8Mais alors, comment s’effectue le passage de la nature à l’humain ? En d’autres termes, comment Leiris s’y prend-il pour figurer ce rapport qui n’ajoute rien à la connaissance de chacun des termes pris séparément (et tel n’est pas son propos) mais tente simplement d’établir de l’un à l’autre, du naturel (limité à l’isotopie météorologique des titres) à l’humain (seul objet des poèmes), le lien qui permet à chacun des deux ordres d’être comme l’autre, ce qui ne veut pas dire être l’autre (Leiris « sait trop bien que “je” n’est pas un autre », il a même accepté de le reconnaître dans Le Ruban au cou d’Olympia) mais autre de ce que chacun d’eux est singulièrement (M. Deguy) ?
9Trente-quatre poèmes, avons-nous dit, et trente-quatre titres convient-il d’ajouter. Deux ensembles dont l’articulation ou, plus précisément, la juxtaposition, le face-à-face, produit l’effet analogique que renforce l’ensemble du travail poétique.
10D’un côté, celui des titres, une série homogène d’adjectifs ou de substantifs privés de déterminants délimite un champ sémantique univoque qui répond à la seule et unique intention de mettre en place une isotopie pour le moins inattendue dans ce que le lecteur sait être un recueil poétique et non un traité météorologique :
Sec Arc-en-ciel Variable Caniculaire Venteux Boueux Beau temps Orage Printemps Été Automne Hiver Cirrus Cumulus Nimbus Dégel Frimas Pluie ou grêle Éclaircie Tempête Marin Alpestre Polaire Tempéré Tropical Matin Vespéral Thunersee Oberland Brume Calme plat Givre Rafale Humide.
11Ce que confirme du reste les poèmes qui, de leur côté, renvoient avec autant d’évidence au seul sujet de l’écriture. Il apparaît ainsi très vite que les titres ne sont pas à prendre au propre mais au figuré, qu’ils servent exclusivement de terme de comparaison. Car s’il peut y avoir brouillage ou incertitude, et par là-même renforcement des effets de lecture, c’est dans la mesure où le faible degré de réalité, quant à d’éventuels développements narratifs ou descriptifs, concédé à l’isotopie titrante risque de réduire l’écart analogique à une simple prédication ou, pire, de l’enfermer, dans la tautologie.
12Mais, encore une fois, le poète n’est pas sec, le poète n’est pas variable, le poète n’est pas venteux ni même boueux… Il suffit d’avancer dans la lecture pour comprendre que la force de l’analogie ne réside pas dans l’approfondissement mais dans la répétition du rapport comparé-comparant, dans l’effet de précarité et de fragmentation que celle-ci produit. Englobée dans le titre du volumes Ondes, l’énumération des titres constitue, certes, un mode de définition mais, en aucune façon, un inventaire exhaustif. Où les ondes s’arrêtent-elles, du reste ? En procédant par accumulation, Leiris donne l’impression de pouvoir prolonger indéfiniment une liste qui ne s’achève que sur une décision extratextuelle, comme, tout aussi arbitrairement, s’achèvera un jour sa propre existence :
Puits du cœur
où par moments je me noie sans phrase
ayant pitié de l’enfant heureux
parce que pas encore dessillé
ou songeant à celle
dont le Sort à lourde majuscule,
qu’il l’écrase elle ou moi,
ne tardera pas à me séparer
Humide
13Accumulation qui, en l’occurrence, ne veut pas dire désordre. Juxtaposés les uns aux autres, les titres forment une série de sections (au lecteur de les reconstituer, s’il en a le loisir) qui se suivent sans autre critère que de renvoyer, d’une manière ou d’une autre, au domaine plus général de la météorologie. Qu’il s’agisse de précipitations (Dégel, Frimas, Pluie ou grêle), de climats (Polaire, Tempéré, Tropical), de saisons (Printemps, Été, Automne, Hiver), ou de formations nuageuses (Cirrus, Cumulus, Nimbus), chacune de ces sections reproduit, dans un vertigineux effet de miroir, la précarité et la labilité dont le poète fait ainsi l’unique loi du vivant.
14Condition existentielle
Qu’ai-je gagné
à dissiper une à une les taies
qui me bouchent les yeux
si je n’ose faire face
à la vérité terriblement nue
contre quoi tout mon corps se révulse ?
Brume
15ou faire poétique
Voguant au plus bleu de ma tête
les beaux flocons
que je m’attache à capter
mais qui, bulle de mots,
se volatilisent
à l’instant où je crois les avoir fixés.
Cumulus
16les poèmes – et l’on soulignera une dernière fois, à travers l’approche indirecte et la modalisation, la discrétion de la mise en rapport des deux ordres qui s’éclairent sans jamais se confondre – dressent à leur tour un inventaire qui, lui non plus, ne tend pas à l’exhaustivité mais à la variabilité. C’est en vain que l’on chercherait une constante humorale :
Sans fracas
la ténèbre se dissipe et,
la bouche s’éveillant,
l’enfer pour un peu deviendrait paradis.
Éclaircie
17ou une quelconque règle métrique ou prosodique susceptible de définir le recueil.
18Mais, nous l’avons dit, variabilité ne veut pas dire désordre ou incohérence. Derrière l’apparente discontinuité, une écoute attentive perçoit rapidement l’unité et la cohérence ou, plus précisément, le timbre d’une voix, « la voix tristesse et joie, gris acier et gris perle qui est l’étoffe de ma parole et – chimère ou vérité – m’apparaît, plus que l’opacité terrienne de mon corps, comme le véhicule patenté, voire la réalité tangible, de mon existence pensante » (Langage Tangage).
19Pour dire ce que, en fait de loi, ne connaît que celle des caprices du temps, point n’était besoin d’une voix affermie et péremptoire comme celle qui, dans l’esprit du jeune surréaliste, aurait dû s’exprimer « à coup d’allitérations et types autres d’instance sonore ou de subtil martèlement » (Langage Tangage). Il suffisait de se mettre « au service de ce que notre baromètre interne nous dicte » (À cor et à cri). De trouver la formule infiniment simple dans laquelle, portés par le souffle écourté de la vieillesse, des énoncés tout aussi simples ont trouvé leur juste expression :
Quand la réalité vous agresse
avec une violence d’ouragan
et que plus que jamais
il vous faudrait un bouclier,
ne comptez pas sur ce que l’art
dote d’une existence
de papier prompt à s’envoler.
Rafale
Références bibliographiques
M. Leiris, Ondes, Cognac, Le temps qu’il fait, 1986.
M. Leiris, Haut mal (1943), suivi de Autres lancers, (1969), Paris, Poésie/Gallimard.
M. Leiris, « Glossaire j’y serre mes gloses », Mots sans mémoire, Paris, Gallimard, 1969.
M. Leiris, La Règle du jeu [Biffures (1948), Fourbis (1955), Fibrilles (1966), Frêle bruit (1976)], Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2003.
M. Leiris, Le Ruban au cou d’Olympia, Paris, Gallimard, 1981.
M. Leiris, Langage tangage, Paris, Gallimard, 1988.
M. Leiris, À cor et à cri, Paris, Gallimard, 1988.
M. Deguy, La Poésie n’est pas seule, Paris, Seuil, « Fiction et Cie », 1987.
Pour citer cet article
Référence électronique
Catherine Maubon, « Ondes, petit traité de météorologie leirisienne », Le Portique [En ligne], 36 | 2016, document 3, mis en ligne le 15 février 2017, consulté le 03 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/leportique/2846 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/leportique.2846
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page