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Michel Leiris
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L'Europe hantée

Haunted Europe.
Europäische Gespenster: Michel Leiris oder das Durchqueren der Traumwelt für eine Erneuerung der Theorie und des Engagements.
Serge Mboukou

Résumés

L’Europe hantée est une réflexion qui s’organise à partir de la figure et du parcours de Michel Leiris comme exemplaire significatif permettant de voir et de comprendre comment l’image de l’Afrique fonctionne dans un certain imaginaire européen. Ainsi, apparaît-il qu’une Afrique fantasmée se construit et hante une génération et un monde pour lui permettre de se positionner avantageusement ou non par rapport à ses propres quêtes et ses propres hantises. L’intérêt de la figure de Michel Leiris tient précisément dans le mouvement de déplacement qu’il opère du mythe à l’expérience. Ce mouvement lui permet des ajustements, des réarrangements, des déceptions et des désillusions qui sont autant de moments d’une épreuve initiatique dans le cadre d’une sorte de rite de passage. Ce rite lui donne l’occasion d’opérer un authentique passage de l’enfance mythologique à l’âge adulte de l’histoire qui lui permet d’ouvrir l’horizon sur d’authentiques et significatifs engagements politiques. La réflexion menée par le présent article permet de voir à partir d’un cas spécifique et typique comment les obstacles épistémologiques à travers des discours constitués, des fables et légendes obéissant à leurs logiques propres fonctionnent comme autant de facteurs de distorsions et d’aberrations de l’image de l’autre que d’affaiblissement de sa propre capacité de penser et de percevoir avec acuité et justesse. Ils empêchent aussi bien la possibilité de l’expérience d’une possible rencontre de l’autre que celle du renouvellement de sa propre pensée. Contre les idéologies donc, l’expérience permet d’affronter le réel et de réduire les angles de perception et de traitement du monde lui donnant ipso facto des sens nouveaux, inédits et stimulants.

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Texte intégral

« La volonté de s’absorber dans la dévotion est une forme sublimée de l’action de se masquer ».
Aby Warburg.

1Comment guérir du sortilège et de ses obsédants vertiges ? Comment sortir indemne des rets d’un obscur piège follement fascinant ? Et si d’aventure, à force d’ivresse et de passion, de fables, de légendes, on avait oublié jusqu’à l’idée même d’un possible recul ? et si, à force d’avancer en de sombres tourbières, les traces mêmes, derrière nous, s’effaçaient sous le poids de nos illusions et de nos vanités, de sorte que l’hypothèse même d’une sortie ne serait plus envisageable que par des chemins et des apprentissages nouveaux, par des concessions à des humilités courageuses et des considérations fines pour des humanités naguère insoupçonnées. Et si d’aventure, la renaissance et la maturité se payaient, s’appréciaient à la capacité d’oubli des langues propres et des arrogances fœtales de ceux qui n’ont, en aucune manière, encore rencontré, expérimenté et risqué une quelconque altérité. Voici l’homme seul, saturé d’ombre. Seul et debout devant l’énigme de son destin. Et les voix de sa foi d’avant qui de loin en loin sonnent, entêtantes et désormais caverneuses. Serait-il enfin prêt à franchir des caps nouveaux ? Des caps où l’attendent de nouvelles berges, de nouveaux défis et de nouvelles alliances : une intelligence renouvelée du monde. Ceux qui, chercheurs d’Afriques, danseurs hallucinés, séduits et fascinés par l’écho des profondeurs virginales, ont définitivement cédé à la tentation de la quête du Graal, sont-ils encore et seulement exorcisables ?

2Ces questions peuvent se poser quant au rapport littéralement passionné et passionnant qui semble s’être noué, tissé, dans la longueur des temps, entre l’Europe et l’Afrique noire. Histoire d’yeux : entre éblouissement, aveuglement, sidération, admiration et même voyance. La généalogie et l’histoire de l’œil européen regardant et observant passionnément la noire Afrique sont à entreprendre encore et de nouveau dans le sens de la quête, toujours recommencée, du sens. De même, l’œil, encore ébloui, fasciné des Afriques ne parvient-il pas encore à franchement se déciller pour sortir des torpeurs, des ivresses, des aveuglements et des traumatismes résultant de ses fatales rencontres. C’est probablement là à l’histoire d’une mutuelle sidération que nous avons à faire. Aussi, entreprendre l’analyse de cette expérience qui, sous nos yeux, n’a pas encore fini de déployer le riche nuancier de ses mélanges, est-elle une question d’accommodation intellectuelle et de pédagogie régressive où la subjectivité épurée à l’épreuve de l’expérience, traversée toujours reconduite, doit être prise en compte et entendue à sa juste et pourtant sauvage mesure. Et, à ce propos, suivre les pas et traces de Michel Leiris pourrait, de façon métonymique, orienter, déterminer et/ou éclairer une possible relecture ainsi qu’éclairer des analyses nouvelles, différentes et autres. Si, bien sûr, les traces, signes et marques laissés sur le sable sont toujours à examiner, à décrypter et à interpréter avec mille précautions, avec le risque de s’égarer toujours et encore, il vaut mieux, dans tous les cas, s’armer de patience et prendre le temps d’écouter les sons que rendent les mots au gré du temps qui s’écoule et des tendances qui se dessinent au lieu de, lâchement, se complaire dans le confortable figé, de poussiéreuses images muséifiées et vermoulues. Aussi, la magie et la puissance des mots fascinants de l’auteur de L’Afrique fantôme ne trahissent-ils pas, plus fondamentalement, la réalité et l’expérience d’une Europe mille fois hantée par la noirceur de sa propre nuit, aux prises avec ses propres fantômes et démons, et à la recherche effrénée de miroirs enchantés ? Des miroirs enchantés où, à corps et âme perdus, se contempler, s’éblouir à s’en aveugler, avant de sombrer dans la lumière stridente de soleils de plomb. Avant de trouver des chemins de sens possibles non dans des certitudes définitives mais dans des fibrilles, des brindilles, des brisures des zébrures, et des éclats, Michel Leiris n’est-ce pas d’abord et avant tout l’écriture de l’ivresse ? N’est-ce pas, au fond, une vertigineuse et apocalyptique brisure en mille éclats et mirages ? Quels échos et quelles rumeurs, en effet, rendent, au soleil d’aujourd’hui, les rouges et tonnants mots du « torero somnambule » ?

3L’idée de la présente réflexion est de poser qu’il y a une forte et persistante actualité des pressentiments de Leiris quant à la grammaire de la perception de l’Afrique noire dans les pratiques sociales, politiques et culturelles occidentales qu’il faudrait, plus que jamais, préciser, travailler, inscrire et remettre à leur juste place liée à la démarche poétique, aux contingences épocales et aux imaginaires des hommes. S’il y a un droit inaliénable au rêve, il y a lieu, plus que jamais, de ne pas oublier de procéder à l’infini réagencement des brisures. Face à la fascination kaléidoscopique que tend à exercer cet Autre qui se tient à distance, hiératique et ailleurs, Il y a à toujours veiller, à toujours recommencer « l’interprétation des rêves » : impérieux travail afin de voir, autant que faire se peut, à quoi tient « l’inquiétante étrangeté » de l’Autre qui, à déraisonner, à rendre fou, toujours et sans cesse, nous fascine et nous obsède.

L’Afrique leirisienne : une élaboration à partir d’une proposition onirique, fantastique et bricolée

4Il est intéressant et significatif de noter que, longtemps avant de débarquer sur les côtes africaines et d’entreprendre son authentique expérience « initiatique » sur le continent noir, Michel Leiris est un homme « sous hypnose », saturé et gorgé de représentations, d’images, d’évocations, de clichés et de préjugés qui plient et surdéterminent son sens perceptif. En effet, l’expédition ethnographique Dakar-Djibouti (1931-1933) dédiée à la « collecte » d’objets des mondes noirs, lui ouvrira concrètement les portes de ces univers. Il est embauché dans cette entreprise en qualité de secrétaire-archiviste. En ces années 1930, à trente ans, il n’est pas encore l’ethnologue qui, plus tard, s’affirmera. Et, en tant que tel, il est encore façonné et tributaire d’un imaginaire propre à son époque et à son monde d’européen. Aussi, le vocabulaire et l’imaginaire qui lui permettront d’appréhender l’Afrique noire, même pour un homme d’une certaine culture, resteront-ils marqués et déterminés par des images courantes d’obscurités prodigieuses, d’animalités mythiques et fabuleuses, de cannibales rugissants, de primitifs inquiétants et de sauvages bondissants, à moins que ce ne soient celles d’espaces vierges, profonds et généreux et de fêtes orgiaques où de « grands enfants » au rire infini et, bien évidemment, celles de généreux et sombres corps aux seins d’ébène mille fois offerts.

  • 1 À ce propos, la lecture du texte de N. Bancel, P. Blanchard, G. Boetsch, E. Deroo, S. Lemaire (dir (...)
  • 2 N. Bancel, P. Blanchard, S. Lemaire « Les zoos humains : le passage d’un “racisme scientifique” ve (...)

5Il faudrait bien se remettre en mémoire le fait que l’imaginaire européen, aussi bien celui des savants que celui de l’opinion en général, est profondément travaillé sinon subjugué par la double fascination du lointain et du sauvage, d’une part, et du monstrueux et du primitif, d’autre part. Et, comme pour enrichir et consolider ces idées, il y a une transversalité axiale et contextuelle qui nourrit mutuellement le « racisme scientifique » et le « racisme populaire et colonial » sous le dais anesthésiant voire euphorisant de la « mission civilisatrice » de l’Occident : le fameux « fardeau de l’homme blanc ». C’est, par exemple, dans ce contexte très particulier du milieu du xixe siècle, que prend naissance le phénomène des « zoos humains » 1. Certes, des motivations nombreuses et diverses se croisent au cœur du phénomène mais il n’en enracine pas moins profondément un imaginaire qui nourrit et consolide des motifs archaïques liés eux-mêmes à la disqualification quasi-systématique de l’Autre extra-européen. En effet, « l’apparition, puis l’essor des zoos humains ressortent de l’articulation entre trois processus concomitants : la construction d’un imaginaire social sur l’Autre (colonisé ou non), la théorisation scientifique de la « hiérarchie des races » dans le sillage des avancées de l’anthropologie physique et, enfin, l’édification d’un empire colonial alors en plein expansion. Ces trois axes, sur une période relativement courte – une cinquantaine d’années –, constituent les fondements d’un modèle non encore déconstruit et dont les répercussions se font encore sentir » 2. Si de lentes évolutions s’opèrent aussi bien dans l’organisation et la réception de ce phénomène que dans l’économie générale de la visibilité des Autres et des Noirs en particulier, il n’en reste pas moins vrai que lors des grandes célébrations, manifestations du règne de l’Europe sur le monde que sont les expositions universelles ou lors des expositions coloniales, les spectacles de « villages noirs » ou « villages sénégalais » ainsi que leur immense impact et succès contribuent au renforcements des convictions fortes, des fantasmes profondément enracinés qui nourrissent le fossé civilisé/barbare, supérieur/inférieur, civilisé/sauvage. De ce point de vue, on peut poser que le premier Michel Leiris est indiscutablement un homme de son temps. Son rapport aussi bien à l’Afrique qu’aux mondes africains se construit et passe par le canal de la mise en spectacle de la figure de l’Africain, de son noir corps et de tous les fantasmes qu’ils suscitent et génèrent. En effet, autour de ces images et de cette imagerie se construira un imaginaire dont on verra la trace se maintenir, persister et traverser, comme une hantise, son œuvre dans toute sa longueur.

  • 3 G. Cogez, « Objet cherché, accord perdu. Michel Leiris et l’Afrique », L’Homme, n° 11/1999, tome 3 (...)

6Même le passage par le moule des courants et des milieux intellectuels dits d’avant-garde ne parviendra pas à épuiser ce fond véritablement résiduel de croyances et d’adhésions. Comme le note, avec raison, Gérard Cogez : « …même après la refonte dans le moule esthétique de l’avant-garde, ce magma d’images pourrait être résumé par quelques vocables situant l’état d’esprit : ceux d’“indigènes”, de primitifs, de “cannibales” y occuperaient alors une bonne place, le tout correspondant pratiquement à la façon dont on se représente les Africains dans les spectacles donnés au début du siècle au Châtelet et, particulièrement, dans l’un d’eux intitulé Malikoko roi nègre où l’on pouvait voir, écrit Leiris, des “sauvages […] en maillot chocolat pour imiter les peaux nègres”, personnages propres à figurer comme un état sommaire, mal dégrossi de l’humanité et censés être plus proche de la nature que les Européens » 3. Nous tenons là un des fils, que nous considérons comme majeur, de la compréhension de la démarche leirisienne. Cela, en dépit du fait qu’il ne cessera de revisiter aussi bien ses idées que sa réflexion. Il n’en reste pas moins que la quête passionnée et obsessionnelle des sources du sommaire, du sauvage, du cosmogonique, du chaotique, de l’originel, du primitif, du nocturne, du radical, du magique, du mythique, de l’explosif, de l’animal, du cri, de l’orgiaque… est un marqueur fort et déterminant. Contre les mollesses et les épuisements d’une civilisation, la sienne, regardée comme fatiguée et affaiblie, l’idée de la quête mythique de sources revivifiantes est centrale. Nous nous situons là en un point séminal, un des cœurs de la mythologie leirisienne d’où pourrait se réorganiser et se comprendre une partie importante sinon toute la pensée et l’imaginaire de Michel Leiris.

7Pour se faire une idée plus intelligible d’une telle inscription dans la géographie de l’imaginaire du poète et ethnologue, il faudrait probablement en revenir à ce que l’on pourrait appeler une revisitation de la constellation intellectuelle qui l’a façonnée : les années 1920-1930. Notons quelques motifs forts qui permettent d’esquisser un possible profil, le schéma général, l’esprit d’une époque dans laquelle prend place le parcours d’un homme : ses obsessions, ses fascinations, son vocabulaire, ses rêves et motifs.

  • 4 Ibid., p. 238.
  • 5 M. Leiris, « De Bataille l’impossible à l’impossible “Documents” », Critique, 1963, n° 195-196, p. (...)
  • 6 M. Leiris, « Civilisation », Documents, 1929. Texte repris dans Brisées, Gallimard, 1992, p. 31.

8Parmi les motifs forts et principaux qui dominent le parcours de Leiris, on peut, sans conteste, relever la place centrale tenue par l’expérience quasi-initiatique du jazz. Cette musique, arrivée en Europe avec les soldats noirs-américains durant la Première Guerre mondiale (1914-1918), constitue pour Leiris, une révélation, une découverte autant qu’une immersion totale et déterminante. En plusieurs points de son œuvre, il en parlera avec une passion non feinte. Ainsi, dans L’Âge d’homme parle-t-il « du jazz tel qu’il l’a ressenti alors, le considérant comme un « étendard orgiaque », un « abandon à la joie animale », le signe d’« une vie neuve où une place plus large serait faite à toutes les candeurs sauvages » et remarque que cette musique fut pour lui la « première manifestation des nègres, mythes des édens de couleur qui devait me mener jusqu’en Afrique et, par-delà l’Afrique, jusqu’à l’ethno­graphie » 4. Le ton est donné et ne cessera plus de colorer et d’animer son rapport aux mondes noirs. En effet, évoquer une telle approche du jazz ne peut faire l’économie de l’influence sur la jeunesse à laquelle appartient Michel Leiris, du phénomène culturel de la Revue nègre de Joséphine Baker ainsi que du bal nègre de la rue Blomet. Le jazz comme rythme mais aussi comme esprit et comme univers est intimement lié au « Paris noir » des années 1920-1930. Il, toujours selon Cogez, « lui ouvre les portes d’une Afrique avec laquelle il partage la fièvre d’une communion proche de la possession. » Être possédé, rempli, saturé par une autre réalité, élargir son être à une dimension autre, expérimenter d’autres niveaux de densité intérieure, s’aventurer et atteindre à d’autres sphères d’existence. Ce thème de la possession sera fondateur et jouera un rôle, ô combien important, dans son expérience africaine en Abyssinie. On sait, par ailleurs, qu’il ne cessera de réfléchir et de théoriser sur le jazz à longueur d’articles et de chroniques qu’il publie régulièrement dans cette revue emblématique, et complètement jazz en terme de démarche, animée par Georges Bataille : la revue Documents (une revue dont Michel Leiris dira d’ailleurs qu’elle fut proprement « une impossibilité »). À propos de cette revue d’une profonde et détonante originalité et de son ami Georges Bataille, Leiris écrira ces mots incomparables : « Est-ce vraiment jouer sur les mots que définir ainsi le parcours effectué par Georges Bataille durant les trente et quelques années d’une vie littéraire encore en gestation lorsque je l’ai connu : après avoir été l’homme de l’impossible que fascinait ce qu’il pouvait découvrir de plus inacceptable et qui fit Documents en le défaisant, il élargit ses vues (selon sa vieille idée de dépasser le non ! de l’enfant qui trépigne) et sachant qu’un homme n’en est totalement un que s’il cherche sa mesure dans cette démesure, se fit l’homme de l’impossible, avide d’atteindre le point où – dans le vertige dionysiaque – haut et bas se confondent et où la distance s’abolit entre le tout et le rien » 5. Il est étonnant de prémonition, des années plus tard, de réécouter ces mots où Leiris, parlant de Bataille, semble parler au fond, de lui-même. En tout cas, dans une livraison de Documents de 1929 et à propos du jazz, il écrivait ces mots qui rétrospectivement sont représentatifs de son inscription dans la quête d’une expérience de renouvellement par rapport à des expériences et des mondes perçus comme timorés, superficiels et flasques : « ces musique et ces danses [...], loin de s’attarder à notre peau, plongent en nous des racines profondes et organiques, qui nous pénètrent de leurs mille ramifications, chirurgie douloureuses mais nous communiquant un sang plus fort » 6. Le jazz est ainsi vu, pensé et vécu comme l’expérience d’une véritable traversée de rapides cascadesques. Une plongée ivre dans de volcaniques entrailles où s’esquisse la possibilité de puiser une énergie autrement vivifiante et nouvelle. C’est le lieu par excellence de la généreuse effusion, de l’animation, de la transfusion, de l’extase, de la transe voire de la possession. Là aussi, se profilent, se constituent et se dessinent déjà un album, un imagier, une sorte de programme esthétique des thématiques qu’il tentera de trouver, de vérifier ou de confirmer en Afrique.

  • 7 On sait que Michel Leiris a lu le texte de Charles Blondel, La Mentalité primitive, Stock, 1926, o (...)
  • 8 L. Lévy-Bruhl, La Mentalité primitive, Alcan, 1922. Si aujourd’hui, un certain tabou pèse sur les (...)
  • 9 J. Conrad, Au cœur des ténèbres, Gallimard, 1948, p. 83.
  • 10 M. Leiris, Documents, vol. 1, n° 4, septembre, 1929.

9En cette même direction, des indices intéressants peuvent être relevés du côté de textes marquants qui viennent consolider comme un climat, une atmosphère ou une ambiance tendant à orienter et soutenir une réflexion et donc à constituer un ethos. Ainsi, la forte résonnance sur le jeune Leiris de la lecture des Textes d’auteurs tels Joseph Conrad et des idées et thèses professées par les travaux de Lucien Lévy-Bruhl 7 autour aussi bien de la pensée pré-logique que de la très fameuse Mentalité primitive 8. Joseph Conrad est le penseur, par excellence, de la plongée hallucinante dans la nuit mythique. Il est l’expérimentateur incomparable des aventures mentales et des plongées en des espaces et profondeurs non encore bornés : spéléologie mentale, entre gorges, grottes, anfractuosités et éboulis. Il réhabilite la poésie de la remontée aux origines mythiques, archaïques et sauvages. Ses personnages sont des navigateurs ivres, des aventuriers de l’extrême qui ne cessent de s’exiler et de se perdre hors des mondes « civilisés » et lisses. « Remonter le fleuve, c’était se reporter, pour ainsi dire, aux premiers âges du monde, alors que la végétation débordait sur la terre et que les grands arbres étaient rois. Un fleuve désert, un grand silence, une forêt impénétrable. L’air était chaud, épais, lourd, indolent. Il n’y avait aucune joie dans l’éclat du soleil. Désertes, les longues étendues d’eau se perdant dans la brume des fonds trop ombragés. Sur des bancs de sable argentés, des hippopotames et des crocodiles se chauffaient au soleil côte à côte. Le fleuve élargi coulait au travers d’une cohue d’îles boisées, on y perdait son chemin comme on eût fait dans un désert et tout le jour, en essayant de trouver le chenal, on se butait à des hauts fonds, si bien qu’on finissait par se croire ensorcelé, détaché désormais de tout ce qu’on avait connu autrefois, quelque part, bien loin, dans une autre existence peut-être » 9. Les personnages conradiens s’enfoncent irrésistiblement Au cœur des ténèbres et se perdent dans les profondeurs de jungles inhumaines. Véritables pirates lancés aux marges de l’âme, ils veulent, contre ce qu’ils éprouvent comme une fadeur, une fatigue du monde, expérimenter, au péril de leur humanité civilisée, les limites de mondes insoupçonnés. « Nous sommes las des spectacles fades que ne boursoufle aucune insurrection, en puissance ou en acte, contre la divine “politesse”, celle des arts qu’on appelle “goût”, celle du cerveau qu’on nomme “intelligence”, celle de la vie qu’on désigne par ce mot à l’odeur poussiéreuse de vieux fond de tiroir : “morale” […]. Nous sommes repus de tout cela, et c’est pourquoi nous aimerions tant nous rapprocher plus complètement de notre ancestralité sauvage […] » 10.

  • 11 M. Leiris, « De Bataille l’impossible à l’impossible “Documents” », Critique, op. cit., p. 687.
  • 12 Ibid., p. 689-690.
  • 13 Ibid.

10De même, on pourrait mieux entendre l’écho que rendent les textes de Leiris si, opportunément, l’on se rappelle la constellation intellectuelle à laquelle il a appartenu : Georges Bataille, Carl Einstein, Pablo Picasso, André Masson et d’autres encore. Il y a une légitimité à caractériser cette constellation comme un espace d’authentiques expérimentateurs, de sondeurs désirant, de toutes leurs forces, découvrir des dimensions, des strates nouvelles de la fermentation de la vie. En tout ce qu’ils entreprenaient, ils restaient d’attentifs scrutateurs, passionnés et fascinés par la vie en ses jaillissements souterrains, sauvages et non encore officialisés, disciplinés. L’indiscipline épistémologique de l’expérimentateur semblait être leur viatique et leur moteur. Si l’on s’en réfère à la relation intense de Michel Leiris et Georges Bataille par exemple, une configuration très cohérente se dessine qui révèle, par transparence, les jeux d’échos entre les deux penseurs. Des similitudes dans l’approche et la recherche obsessionnelle de la nouvelle énergie qui sourd en des régimes de puissances insoupçonnés tant la grammaire de perception et de lecture est désormais émoussée et incapable de rendre visibles et lisibles les dimensions autres. Les forces sauvages déchaînées, hirsutes, irrégulières, folles dans ce qu’elles ont d’inassimilables par des moules trop étroits ont quelque chose de sidérant et de vertigineux. L’audace d’envisager des alliances et des alliages réputés contre-nature, tel semble être le leitmotiv de ces indisciplinés notoires. Leiris : « Peu après être entré en rapport avec lui [Bataille], j’introduisis Bataille dans le cénacle qui, en art et en poésie, était mon milieu nourricier depuis quelques deux ans. Ce petit groupe avait pour point de ralliement 45, rue Blomet, l’atelier -très dostoïevskien dans son délabrement- du peintre André Masson, auteur déjà de merveilleux dessins rehaussés où le déchaînement sexuel évoquait un retour aux commencements du monde et qui serait le grand illustrateur tant avec Histoire de l’œil qu’avec des textes où convergent érotisme, lyrisme cosmogonique et philosophie du sacré » 11. C’est probablement dans l’esprit même qui souffle au cœur de la revue Documents que l’on peut mieux percevoir les accointances et la complicité entre Leiris et Bataille. Entre le passionné fou, inconditionnel de jazz et le paradoxal chartiste qui, allègrement, mixe, dans un sampling inattendu, d’une part, une érudition « digne du cabinet des Médailles » et, d’autre part, l’espièglerie subversive des surréalistes : une zone d’inquiétante indécidabilité s’ouvre. C’est là, l’espace inhabitable que tente d’habiter expérimentalement, et précairement toujours, l’ami Georges Bataille. Un signe éloquent tient, par exemple, au fait que ce dernier inaugure la série de ses publications dans Documents avec un article fracassant et emblématique de la démarche insolite, riche en tensions et contradictions, qui ne cessera plus d’être la sienne. En chartiste érudit, il choisira de traiter du cheval académique où il est question de liens complexes entre « monnaie gauloise et Apocalypse de Saint-Sever, description d’un manuscrit médiéval. Pourtant, des thèmes que Bataille développera ultérieurement s’y montrent déjà au grand jour : formes hirsutes (celles ici des figurations celtiques du cheval) représentant “une réponse de la nuit humaine, burlesque et affreuse, aux platitudes et aux arrogances des idéalistes” ; rôle tonifiant des “faits sanglants” (tels ceux qui apparaissent dans les chansons de geste ou dans des miniatures comme celles de Saint-Sever) » 12. Ainsi, voit-on se mettre en place cet attelage baroque : la conjugaison insolite entre la fine et rare érudition du chartiste, d’une part, et d’autre part la quête passionnée des énergies brutes et rugueuses qui halètent dans les profondeurs inavouables du monde. Il y a là une volonté farouche et assumée de féconder les scènes officielles et régulières par le surgissement effervescent de courants venus des profondeurs primitives. En cela, il tente d’inaugurer, au sens propre du terme, un dynamisme, un mouvement au cœur même du glacis. Ainsi se battra-t-il, corps à corps, becs et ongles, contre l’hypocrisie liée à la tendance de promouvoir « l’idée rassurante d’une nature humaine » dont la continuité supposerait « la permanence de certaines qualités éminentes » et contre l’idée même de « faire entrer la nature dans l’ordre rationnel ». À peu d’intervalle suivra Le Gros Orteil, avec lequel Bataille met littéralement les pieds dans le plat : reproduction en pleine page de gros orteils amis et commentaires établissant que, si le pied est frappé de tabous et est l’objet d’un fétichisme dans le domaine érotique, c’est parce qu’il rappelle à l’homme, dont les pieds se situent dans la boue et dont la tête s’élève vers le ciel, que sa vie n’est qu’un « mouvement de va-et-vient de l’ordure à l’idéal et de l’idéal à l’ordure » 13. Toujours donc, voit-on à l’œuvre cette quête d’expériences authentiques et l’exploration de voies et manières nouvelles, de langages et d’images nouveaux. Un ton change.

  • 14 S. L. Gilman, « Science et art dans les années 30 – et au-delà », J. Clair (dir.) La Fabrique de l (...)

11Peut-être, ne le souligne-t-on pas assez, Leiris est bien un homme de son temps. En effet, cette quête qui prend des tons, des sonorités et des voies différentes recoupe une tendance sociétale plus globale et plus profonde liée à ces décennies très particulières pour l’histoire du monde contemporain et du rapport à l’Autre que sont les années 1920-1930. En tant que contexte porteur, ces années permettent de rendre compte d’un certain nombre de tendances discursives et d’orientations des différents acteurs de la scène politique et socio-culturelle. Ces années de quête et de fièvre sont, en effet, marquées par la préoccupation et le souci quasi mythique d’un renouveau, d’une renaissance. D’une certaine façon, on peut poser qu’à la suite de l’hécatombe de la Première Guerre mondiale, en Europe, le leitmotiv semble être celui de la régénération et donc de la thématisation, en négatif, de son corollaire : la dégénérescence. Dans le champ intellectuel et politique, les réponses que les uns et les autres proposeront à cette quête d’une vie nouvelle seront différentes et constitueront des marqueurs forts qui structureront durablement le champ politico-intellectuel et culturel de toute l’histoire du xxe siècle. Il apparaît, par exemple, que le champ de l’art sera un lieu total et profondément surdéterminé où le politique, le social, le mythologique, le religieux, le scientifique croiseront et tresseront de façon singulièrement intense leurs motifs, leurs discours et leurs pigments. La question semble être essentiellement liée aux voies et moyens de la régénération du monde européen. On connaît le profil et l’esprit de la réponse que les pensées politiques totalitaires proposeront à la question : comment et par quels moyens se régénérer ? Si, en effet, répondre à cette question ouvre un champ analytique riche et complexe fait de toutes sortes de théories, nous savons toute l’importance que prendront la notion de race et l’ensemble des « sciences raciales » en tant qu’elles envahiront littéralement les programmes et les discours politiques. La problématique de l’amélioration, de la purification de la race apparaîtra et s’imposera comme un thème fort de l’univers de la pensée et des représentations. L’idée de la hiérarchie des races (races évoluées, supérieures – races primitives, inférieures) devient une sorte d’évi­dence d’où son corollaire : la préservation et l’amélioration de la race. Ainsi, mutatis mutandis, « cette conception de l’amélioration raciale devient un élément de base de presque toutes les positions politiques en Occident, de l’extrême-droite à l’extrême-gauche, et dès les années 1930, tant les fascistes que les communistes croiront pouvoir produire de meilleurs êtres humains. Au cœur même de cette conception de l’amélioration biologique, il y a la peur que les races “faibles” n’avilissent les races “supérieures”, que ce soit en Afrique ou en Europe » 14.

  • 15 D. Ottinger, « La vie déformante », in J. Clair (dir), La Fabrique de l’homme nouveau, op. cit. p. (...)

12Les positions, orientations et écrits de Michel Leiris s’inscrivent donc dans ce contexte d’affrontements durs, blocs contre blocs. Et, entendre quelque chose à ses textes et à son engagement poétique et esthétique, alors même qu’il n’est pas encore ethnologue, passe par son engagement et ses interventions dans la revue Documents dirigée par Georges Bataille. Face à l’ondoiement de notions éminemment problématiques et compactes, comme celle par exemple de biomorphisme qui prête le flanc tantôt aux réactionnaires, tantôt aux rationalistes et « idéalistes », la réaction de Bataille est sans concession. Il met sur pied et monte, de toutes pièces, une redoutable machine de guerre, épistémologiquement inédite et effrayante par sa fascinante nouveauté et tout encore rugissante de l’énergie sauvage de son surgissement, qui aura pour nom : l’Informe. Machine de subversion des épistémologies classiques, éloge de l’hirsute, comme il le montrait déjà dans son article sur le cheval gaulois, « l’informe est l’arme que forge Bataille pour mener à bien le “déclassement” des formes produites par l’idéalisme […]. Cet informe, conçu comme un principe corrupteur actif, bouleverse les hiérarchies, établit le “monstre” (le principe individuel) comme seule norme du vivant. Dans les Écarts de la nature, publié en 1930, Bataille s’emploie à démontrer l’aberration de tout projet visant à établir un canon de beauté, une norme de la perfection humaine » 15.

  • 16 Ibid.

13Ainsi, apparaît-il qu’à la même préoccupation de fond sont proposées des approches, des réponses diamétralement et radicalement opposées. Là où certains veulent hiérarchiser, classer, exclure, éliminer, préserver, purifier, se lèvent d’autres hommes qui, à partir d’une érudition pointue et insoupçonnable du point de vue de la rigueur, démontent, pièce par pièce, la machine à produire et générer du fantasme. En effet, l’axe autour duquel tourne l’argu­mentaire de Georges Bataille est que la Nature, la Vie, contrairement aux fantasmes eugénistes de fabrication de « l’homme nouveau », est un agent constamment producteur de singularité qui ne cesse de faire et d’intégrer ensemble, pour les digérer et les assimiler, plus ou moins d’ailleurs, l’événe­ment, l’accident, l’aléatoire, l’impur : « …chaque forme individuelle échappe à cette commune mesure et, à quelque degré, est un monstre » 16.

14En récapitulant toutes ces influences, il apparaît donc que ce n’est pas un homme pur et vierge, un innocent qui débarque sur les côtes africaines de Dakar en 1931. C’est véritablement un homme pétri de rêve, d’idées, d’images, de désirs et de positions. Et, c’est précisément ce qui posera et fera problème et in fine fécondera et nourrira, par dépassement, sa réflexion, sa pratique et ses engagements.

À la poursuite du fantôme de l’Afrique ou l’histoire d’une impossible coïncidence

  • 17 M. Leiris, Préface de 1951 à L’Afrique fantôme, p. 87.

15C’est donc un homme ayant un goût certain pour le merveilleux, l’onirique, le magique, le mythique et le romanesque qui aborde le continent noir. Il a, au cœur et dans l’esprit, le désir ardent d’y rencontrer, d’y coïncider peut-être avec son imagier et sa mythologie propres. Autant dire que les ingrédients d’une déception se trouvent réunis au cœur même du projet et de la démarche leirisienne. Il espérait « follement » et avait des attentes exorbitantes de faire une expérience forte du monde noir par les moyens de l’observation scientifique. Outre le fait que les prérequis de la mission Dakar-Djibouti étaient discutables du point de vue scientifique, le contexte colonial constituait un problème quant à la sérénité même de l’expérience. Comment, en effet, prétendre connaître des peuples dont le statut est déjà prédéfini par des énoncés idéologiques qui les assignent et les pré-situent en une certaine place. Comment, en effet, attendre un « contact vrai avec les habitants » dès lors que ces derniers sont catalogués comme inférieurs et légitimement dominables ? Les coordonnées spatiales de positionnement et de perception des protagonistes de l’expérience leirisienne sont d’emblée faussées. Si elles peuvent être pertinentes d’un point de vue de l’idéologie (dont on sait qu’elle constitue un rapport faussé à la réalité), elles ne peuvent opérer que comme le lieu d’un théâtre, d’un spectacle, sommes toutes, dérisoire. Ainsi, la pérégrination, dont le texte-journal intitulé L’Afrique fantôme est le script, est aussi la traversée d’une longue déception. C’est le journal du désenchantement. En cela, il est intellectuellement utile et pertinent. Ce texte constitue une pièce de choix dans la littérature de la science et de l’histoire nouvelles. Il est un exemplaire fort de la préalable et nécessaire rupture entre le rêve et la science, le mythe et l’expérience comme condition pour une rencontre authentique des uns par les autres et réciproquement. Plus que de dire l’Afrique, elle dit, par un détour génialement écrit, la « déception » de Leiris qui, alors, n’est qu’un « Occidental mal dans sa peau qui avait follement espéré que ce long voyage dans des contrées alors plus ou moins retirées et, à travers l’observation scientifique, un contact vrai avec leurs habitants feraient de lui un autre homme, plus ouvert et guéri de ses obsessions » 17.

  • 18 G. Didi-Huberman, L’Image survivante. Histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby Warburg, P (...)
  • 19 M. Leiris Préface, op. cit., p. 340.
  • 20 Ibid., p. 92.
  • 21 Le motif de l’Afrique, continent du sommeil et de la nuit noire de la pétulance et de l’enfance, e (...)
  • 22 M. Leiris, op. cit., p. 295.

16Il est, pour nous, intéressant de poser qu’à partir de L’Afrique fantôme de Leiris, nous pouvons postuler, en nous inspirant des idées de Georges Didi-Huberman, traitant de l’œuvre de Aby Warburg, l’idée et le projet d’un modèle fantomal susceptible de servir efficacement comme grille d’intelligi­bilité des rapports anamorphotiques entre l’Europe et l’Afrique qui, aujourd’hui encore, opèrent sous nos yeux et nos intelligences anesthésiés et hallucinés par la hantise, l’impensé, l’inconscient, l’obsession, le non-savoir, les survivances, les rémanences, les revenances... Des fantômes présideraient donc à ces rencontres d’un type particulier où des obsessions, des motifs, des clichés, des fantasmes et des illusions s’imposent entre les hommes, composant ainsi un prisme qui décompose les rapports à l’expérience et colorent, de façon magique, les messages émis par les uns et les autres. Un fantôme est une « figure » qui hante notre demeure et nous obsède dans la mesure (ou la démesure) même où il nous assiège. Le fantôme est cet insaisissable qui n’a de cesse de revenir et de faire retour. C’est, dit-on, un esprit non racheté ou mal racheté qui revient toujours perturber un ordre reconstruit sur un désordre, une négligence dans l’observation des rites et procédures. Par sa modalité particulière de présence, il déborde l’ordre et dérange les équilibres. Il fait grincer les articulations et les jointures des demeures. Le fantôme sature l’air de sa « présence-absence », le rendant irrespirable. Les fantômes accusent, trahissent, signent l’envers de décors en toc que les sociétés s’échinent à maintenir. Il trahit, en creux, les conflits mal apaisés, les dettes non payées, les rituels non exécutés selon les normes, les édifices symboliques mal agencés que nous tentons d’habiter comme si de rien n’était. Georges Didi-Huberman : « Une hantise ? C’est quelque chose ou quelqu’un qui revient toujours, survit à tout, réapparaît de loin en loin, énonce une vérité quant à l’origine. C’est quelque chose ou quelqu’un que l’on ne peut oublier. Impossible, pourtant à clairement reconnaître » 18. Le modèle fantomal à l’œuvre chez Leiris opère, aujourd’hui encore, à travers la force persistante des impensés qui travaillent et animent implicitement les positions, les représentations, les imaginations, les discours, les pratiques sociales et culturelles et les systèmes d’attitudes. Il est possible de soutenir que ce modèle fantomal opère diversement à travers le temps et les configurations événementielles. Hier, il avait déformé les perspectives qui présidaient à la rencontre entre l’Afrique et l’Europe et avait ipso facto rendu impossible une rencontre authentique entre les peuples différents appelés à négocier dans le cadre de transactions politiques et culturelles. Contre l’intelligence et la générosité, le modèle fantomal a exacerbé les passions et a, de ce fait, piégé la rencontre en déséquilibrant tragiquement les positions respectives des partenaires engagés dans cette séquence historique. Sommes-nous donc, aujourd’hui encore, fatalement appelés à nous rater et/ou à nous heurter maladroitement ? Leiris déjà, poursuivait, à sa manière, une Afrique fantasmatique qui n’existait pas tant les décalages entre les attentes mythologiques et les expériences étaient criants. Les images réalisées à travers la photographie l’aident partiellement à regarder les mondes qu’il traverse à la manière d’un somnambule : « il faut que je regarde les photos qui viennent d’être développées pour m’imaginer que je suis dans quelque chose qui ressemble à l’Afrique. Ces gens nus qu’on aperçoit sur les plaques de verres, nous avons été au milieu d’eux. Drôle de mirage » 19. Cette incapacité de percevoir, d’expérimenter et de réaliser dit toute la « fantomalité » de cette séquence. Par ailleurs, le décalage temporel de l’historicité africaine se confronte au fantasme d’une Afrique intemporelle, atemporelle, mythique. « L’Afrique, écrit-il, que j’ai parcourue dans la période d’entre les deux guerres n’était déjà plus l’Afrique héroïque des pionniers, ni même celle d’où Joseph Conrad a tiré son magnifique Heart of Darkness, mais elle était également bien différente du continent qu’on voit aujourd’hui sortir d’un long sommeil et, par des mouvements populaires tels que le Rassemblement Démocratique Africain, travailler à son émancipation » 20. Il est intéressant et significatif de noter sous la plume de Leiris la prégnance du vocabulaire et des références oniriques, romanesques, mythologique et héroïques. Une mythologie personnelle est mobilisée où des pionniers intrépides, des personnages romanesques, des temps héroïques et une Afrique qui tente de se réveiller d’un long et interminable sommeil sont convoquées. Le fantôme de Hegel 21 est encore et toujours là qui hante le discours et inspire l’économie des mots mêmes de personnages insoupçonnables tels que Michel Leiris. Le modèle fantomal dit bien une tendance à penser, à parler à partir d’une Afrique qui, elle, relève non de l’histoire concrète des peuples mais de « l’aventure mentale plus encore que physique » (M. Leiris). Les objets « récoltés » lors de la mission Dakar-Djibouti sont encore muets. L’Afrique traversée par Leiris est un monde de miliciens, de caporaux noirs et fiévreux, de sergents alcooliques, de commandants irascibles, de missionnaires à la « peau semis, rouge de bourbouille, de commissaires, de médecins-militaires, d’instituteurs, d’administrateurs coloniaux, de pauvres rois nègres grotesques et soumis qui pour recevoir met(tent) successivement deux couvre-chefs : le premier, en velours noir, pendeloques et ornements argents ; le second, sorte de canotier entièrement en aluminium avec des pièces de monnaie en pendeloques et une foison de personnages sculptés » 22. Les nègres, lorsqu’ils ne se laissent pas dépouiller de leurs objets sans mot dire, bien souvent, s’enfuient dans la brousse en attendant le passage de la caravane de malheur. Car, dixit Leiris, « les méthodes de collecte des objets sont, neuf fois sur dix, des méthodes d’achat forcé, pour ne pas dire de réquisition ». Ce tableau est celui d’un monde dissolu où les couleurs se perdent quand elles ne sont pas criardes et assourdissantes de ridicule. Un monde de vaincus où Leiris peine encore à discerner aussi bien le grandiose du mythe que les voix de la résistance. On peut comprendre que ce jeune homme aux attentes exorbitantes se lasse et en devienne assez perplexe. Où est donc l’Afrique ? Comment la rencontrer « en vrai » ? Comment apaiser les fantômes afin de se donner une chance de rencontrer les hommes de chairs et d’os qui, aux prises avec le réel, tentent d’inventer le quotidien ?

Par-delà les fantômes et pour des rêves éveillés : l’ethnologie, l’histoire, l’engagement

  • 23 Ibid., p. 416.
  • 24 M. Leiris, op. cit., p. 560.
  • 25 Cette subversion épistémologique qui consiste à réhabiliter et à réintégrer la subjectivité dans l (...)
  • 26 M. Leiris, op. cit., p. 599.
  • 27 M. Leiris, ibid., p. 602.

17La longue traversée de l’Afrique est une sorte de traversée d’une enfance ; avec ses déceptions devant les objets, avec ses hallucinations et ses perplexités devant le réel. Leiris, parvenu à l’Extrême-Orient africain, en cette Abyssinie rimbaldienne, croit enfin toucher à son rêve d’Afrique. « Voici enfin l’Afrique, la terre des 50° à l’ombre, des convois d’esclaves, des festins cannibales, des crânes vides, de toutes les choses qui sont mangées, corrodées, perdues. La haute silhouette du maudit famélique qui toujours m’a hanté se dresse entre le soleil et moi. C’est sous son ombre que je marche, ombre plus dure mais plus revigorante aussi que les plus diamantés des rayons » 23. Tout se passe comme si le pèlerin ayant absorbé toutes les déceptions et consommé ses désillusions se trouve désormais dans de bonnes dispositions. Il semble disposé à voir et à regarder et peut-être à comprendre quelque chose de ces mondes par une confrontation à des choses de lui-même. Et, c’est précisément à ce moment que Marcel Griaule, le chef de la mission, lui propose de réaliser une enquête sur le culte des génies Zar. Son travail consistera en une patiente cartographie des mouvements, itinéraires et trajectoires des différents protagonistes qui traversent le champ de ce culte de… possession. Le hasard ajusterait-il si bien les choses pour que Leiris rencontre enfin la thématique qui lui convient le mieux ? Avec ce moment correspond également, pour lui, un basculement, un changement de perspective, d’attitude vis-à-vis des exigences, des protocoles et des précautions que préconise la méthodologie de l’enquête ethnographique : le culte de la distanciation et du sacro-saint « respect » de l’objet. L’attention à l’objet l’atteint si profondément qu’il s’avance toujours plus près du foyer de son rayonnement. « J’aimerais mieux, écrit-il, être possédé qu’étudier les possédés, connaître charnellement une “zarine” que connaître scientifiquement ses tenant et aboutissants. La connaissance abstraite ne sera jamais pour moi qu’un pis-aller… » 24. Désormais, pourrait-on dire, un cap déterminant est franchi qui modifiera de fond en comble aussi bien sa perception de l’autre que sa façon d’aborder les principes et méthodes ethnologiques. La subjectivité de l’observateur tend à occuper une place aussi centrale que l’idéal d’objectivité attendu du producteur de science. Subversion méthodologique et épistémologique 25. Il tendra de plus en plus à expérimenter une empathie, une compassion comme autant de moteurs vers de nouvelles façons de voir et de rejoindre l’autre-objet pour le « com-prendre » (l’embrasser ?) et tenter de prendre part (partager) avec lui à une « vulsion », à une intelligence (in-te-legere) forte de son expérience : ethnologie impliquée. « Amertume. Ressentiment contre l’ethnographie, qui fait prendre cette position si inhumaine d’observateur, dans des circonstances où il faudrait s’abandonner » 26. « Je ne peux plus supporter l’enquête méthodique. J’ai besoin de tremper dans leur drame, de toucher leur façon d’être, de baigner dans la chair vive. Au diable l’ethnographie ! » 27. Par-delà le motif mythique et classique du « noli me tangere ! », parangon de l’aspiration vers l’idéal de l’esprit, de l’abstraction, de la pureté et de l’objectivité, nous voici a contrario au cœur du désir fou de partager, de plonger dans le drame des Autres, dans leur fête et/ou leur « folie ». Nous touchons là, avec Leiris, à un point de non-retour qui ouvre une nouvelle séquence de sa quête. Cette forme de décentration animera non contradictoirement et autrement son intelligence du monde des Autres et de lui-même. Ce changement de régime de l’observation est une densification, un enrichissement et une ouverture à ses propres mondes. À partir de ces expériences, sa théorie du monde changera irrévocablement en ce qu’elle ne pourra plus s’envisager sans l’engagement qui justifie, éclaire et renforce la « vulsion » profonde, cette incapacité fondamentale de regarder, spectateur indifférent, impassible ou esthète, sans pouvoir déchaîner sa capacité à se révolter et ipso facto à agir au point de se donner soi-même en gage. Les combats et les luttes historiques et quotidiens des hommes dans l’histoire s’incarnent, leurs figurations dans les drames rituels prennent une signification autrement plus forte qu’ils disent l’expérience. La théorie et l’action deviennent, pour lui, les deux versants d’une même expérience qui s’éclairent et se comprennent mutuellement et sont inconditionnellement liées.

  • 28 M. Leiris, « L’Abyssinie intime », Zébrages, 1992, p. 56.

18Se libérer des images et parcours imposés par une première couche culturelle (dont les effets archaïques et persistant se maintiennent aujourd’hui encore très fortement dans la société) et ses relais qui détournent l’attention et distraient l’intelligence permet d’entrer dans le monde nuancé, complexe et enchevêtré du réel. Oublier les décors de toc qu’une pseudo-culture imposante et dominante présente comme évidente pour tenter, essayer et prendre le risque d’enfin rencontrer les habitants en chair et en os, telle est l’une des leçons tirées par Leiris de ses pérégrinations africaines. En cela, elle aura été véritablement initiatrice : initiation à l’Afrique mais plus généralement initiation à soi-même et au monde. Éloge du voyage comme expérience où l’on se risque au cœur de ses propres ténèbres autant que des ténèbres mille fois compactes du monde : anfractuosités, éboulis, gouffres, silences, abîmes, volcans, marécages, déserts… des paysages insoupçonnés nous attendent qui simultanément nous sont si propres et si lointains. Le risque est si grand d’y perdre ses précieuses fanfreluches et colifichets auxquels et par lesquels nous tenons. Cependant, est possible aussi, par le voyage fécond, de voir s’opérer le miracle régénérant de l’oubli, du renouvellement de nos perspectives, du regard et de la liberté. En tout cas, pour Leiris : « plus qu’un art d’apprendre, l’art du voyage est […] un art d’oublier, d’oublier toutes les questions de peau, d’odeur, de goût et tous les préjugés […]. Il s’agit aujourd’hui moins d’accroître nos connaissances que de nous dépouiller, afin de retrouver ce que devraient garder toute leur vie les hommes : une fraîcheur de vision pareille à celle des enfants » 28.

  • 29 M. Leiris, « L’Afrique noire, ses frontières et quelques-uns de ses traits », in Miroir de l’Afriq (...)
  • 30 C. Einstein, La Sculpture nègre, L’Harmattan, 1998.

19Libéré des oripeaux de son « aculture » africaine exotique, des légendes infantilisantes colportées sur l’Afrique à travers les foires et guinguettes d’Europe, enrichi d’une certaine expérience et après avoir traversé les marais fantomatiques, avec leurs mirages décevants et leurs charognes en putréfaction, conscient en tant qu’homme, de ses propres démons et de la béance de ses failles, déserts et abîmes personnels, Leiris pouvait s’attaquer à l’histoire africaine. Riche d’une sensibilité nouvelle et autre, les textes qu’il produira seront d’une valeur scientifique, d’une audace intellectuelle et d’une pertinence particulières. Sa lecture des mondes africains comme champ d’une épaisseur historique inouïe où les dynamiques des échanges aussi bien linguistiques, économiques que culturels en lien avec les phénomènes géographiques, éclairent d’une lumière neuve les configurations fortes de ce continent. Il opère et met en valeur des grandes lignes de continuité tout en rendant compte des grandes fractures géo-historiques. Qu’on prenne un texte comme L’Afrique noire, ses frontières et quelques-uns de ses traits et l’on trouvera une synthèse puissante des grands courants historiques, religieux, économiques et techniques en lien avec les configurations géographiques qui marquent l’Afrique. Des idées neuves et inhabituelles aux cerveaux anciens remplis de préjugés disqualifiants pour l’Afrique y sont soutenues et articulées. Prenons en exemple la trajectoire qu’il y trace entre les mondes égyptiens et les mondes négro-africains. Un sujet qui, aujourd’hui encore, fait couler tant d’encre. « Basé principalement sur l’exploitation agricole de la mince bande de terrain que le Nil fertilise dans son cours inférieur, la civilisation égyptienne présente certains traits qu’on retrouve en Afrique noire. Les “rois divins” des Nilotiques sont, semble-t-il, des personnages du même ordre que le pharaon, enfant et héritier des dieux et maître de “l’eau du ciel”. D’autre part, l’intérêt tout particulier que maintes sociétés pastorales de l’Afrique orientale accordent à leurs bovidés n’est pas sans rappeler l’importance que l’Égypte leur attachait sur le plan religieux comme en témoigne le culte du bœuf Apis, trait d’une zoolâtrie concernant nombre d’animaux, chez les Égyptiens comme chez les Noirs » 29. De nombreuses hypothèses émises par Michel Leiris témoignent d’une grande liberté et d’un oubli réel des préjugés qui hantent encore aussi bien l’opinion que nombre d’écoles européennes d’égyptologie et d’histoire. De ce point de vue, une lecture anthropologique réactualisée des hypothèses de Michel Leiris aussi bien en Anthropologie des religions qu’en Histoire de l’art seraient d’un intérêt notable. Face à une Europe hantée par l’ivresse d’un certain européocentrisme, certains débats, aujourd’hui encore, s’affaiblissent dans des ornières sans intérêt et certainement sans avenir. De même, les productions de Leiris en esthétique et en histoire des arts africains seront d’une rare qualité. Il faut dire que, de ce point de vue, il est sensibilisé et travaille, depuis les temps héroïques de la revue Documents, dans le sillage intellectuel d’une des figures les plus marquantes et dont les intuitions auront été les plus fécondes dans la compréhension des formes esthétiques expérimentées dans les mondes négro-africains : Carl Einstein 30.

  • 31 M. Leiris, Préface à L’Afrique fantôme, op. cit., p. 93.

20Guéri de ses fantômes et aguerri dans son intelligence, Leiris s’engagera au sens fort dans les champs politico-intellectuels et dans les combats de son temps. Son expérience africaine résonnant avec son expérience de résistant, il aura une intelligence subjective de la situation coloniale et de la domination en général. À cet effet, il ne cessera d’élargir sa sphère de lutte et d’enga­gement à travers toutes sortes de combats et de luttes pour la dignité de l’homme quel qu’il soit et d’où qu’il soit ou vienne (Algérie, Mali, Haïti, Cuba, Chine…). Ainsi, au voyage dont il tirera L’Afrique fantôme, suivront d’autres voyages où l’œil, la pensée et l’action seront aiguisés à la pierre granitique de l’expérience des hommes et non aux mythes fumeux de mondes perdus et désormais sans densité. « Il me fallut (d’autres) voyages en pays coloniaux ou semi-coloniaux – effectués, l’un dans le cadre d’un colonialisme alors soucieux apparemment de beaucoup s’assouplir, l’autre, sous le signe de la Révolution de 1848 et de l’abolition de l’esclavage dont on fêtait le centenaire – pour découvrir qu’il n’y a pas d’ethnographie ni d’exotisme qui tiennent devant la gravité des questions posées, sur le plan social, par l’aménagement du monde moderne et que, si le contact entre hommes nés sous des climats très différents n’est pas un mythe, c’est dans l’exacte mesure où il peut se réaliser par le travail en commun entre ceux qui, dans la société capitaliste de notre xxe siècle, sont les représentant de l’ancien esclavagisme » 31.

  • 32 Nous faisons ici référence à « l’Allocution de Dakar » tenue le 26 juillet 2007 à l’Université Che (...)
  • 33 J.-P. Dozon, Frères et sujets. La France et l’Afrique en perspective, Paris, Flammarion, 2003.
  • 34 M. Leiris, Préface à L’Afrique fantôme, op. cit., p. 94.
  • 35 Ibid.

21Des fantômes hantent l’Europe : l’idée d’une quête de la pureté des formes, la fantasme d’un monde homogène et lisse mais aussi l’idée de la menace persistante de primitifs ou de dégénérés, l’idée d’une Afrique archaïque, mythique et sauvage « qui ne serait pas encore suffisamment entrée dans l’histoire » 32. Dans le sillage de ces idées naissent quantité de fables, légendes et sottises qui orientent, déterminent et faussent la perception du rapport des uns aux autres et réciproquement. Ces fantômes occultent le besoin d’une intelligence fine et renouvelée des vrais enjeux historiques de notre temps nous empêchant par là même de percevoir les vrais tenants de notre destin historique commun cimenté par l’enchevêtrement complexe et compact des trajectoires historiques, de nos besoins mutuels, nos désirs réciproques et de nos passions partagées. Jean-Pierre Dozon le résume bien, lui qui parle d’« un vrai besoin d’Afrique » pour la France et d’« un vrai désir de France » pour l’Afrique 33. Et de ce fait, une des leçons de Michel Leiris comme voyageur intelligent est l’oubli des aveuglements et préjugés qui empêchent d’expérimenter pleinement le monde. Aussi, invite-t-il, et il est vital d’y répondre de la manière la plus juste par « un élargissement et un oubli de soi dans la communauté d’action, à une communion purement formelle (être admis, par exemple, à pénétrer tel secret ou prendre part à tel rite) se trouvant substituée une solidarité effective avec des hommes qui ont une claire conscience de ce qu’il y a d’inacceptable dans leur situation et mettent en œuvre pour y remédier les moyens les plus positifs » 34. Les nouvelles alliances, les nouveaux rapports de l’avenir doivent s’inscrire dans le cadre d’un changement de perspective, celle d’une « très simple camaraderie où cessant d’aspirer au rôle romantique du Blanc qui, en un bond généreux descend du piédestal que lui a fait le préjugé de la hiérarchie des races pour lier partie avec des hommes situés de l’autre côté de la barrière, je ne perçois plus guère, s’il est encore des barrières, que celles qui se dressent entre oppresseurs et opprimés pour les diviser en deux camps » 35. En ces temps de fourmillement de penseurs de toutes les complexités imaginables, qui pourrait seulement démentir la clarté de ces mots de Michel Leiris ? Aussi, contre les assauts des armées de fantômes déchaînées, pour l’Europe comme pour l’Afrique et a fortiori pour le monde, il y a à tenter d’entrer, tous, encore et « suffisamment » dans l’histoire.

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Notes

1 À ce propos, la lecture du texte de N. Bancel, P. Blanchard, G. Boetsch, E. Deroo, S. Lemaire (dir), Zoos humains. De la vénus hottentote aux reality shows, Paris, La Découverte & Syros, 2002, est fondamentale et indispensable.

2 N. Bancel, P. Blanchard, S. Lemaire « Les zoos humains : le passage d’un “racisme scientifique” vers un “racisme populaire et colonial” en Occident », Zoos humains, op. cit., p. 64.

3 G. Cogez, « Objet cherché, accord perdu. Michel Leiris et l’Afrique », L’Homme, n° 11/1999, tome 39, p. 237.

4 Ibid., p. 238.

5 M. Leiris, « De Bataille l’impossible à l’impossible “Documents” », Critique, 1963, n° 195-196, p. 693.

6 M. Leiris, « Civilisation », Documents, 1929. Texte repris dans Brisées, Gallimard, 1992, p. 31.

7 On sait que Michel Leiris a lu le texte de Charles Blondel, La Mentalité primitive, Stock, 1926, où ce dernier tente de vulgariser la pensée de L. Lévy-Bruhl.

8 L. Lévy-Bruhl, La Mentalité primitive, Alcan, 1922. Si aujourd’hui, un certain tabou pèse sur les travaux de ce penseur, il est indispensable, dans une perspective archéologique et généalogique, d’en revenir à la terminologie et au vocabulaire liés aux idées qu’il défendait dans la première partie de ses recherches à savoir un contraste fort et une distinction entre les mondes primitifs inférieurs pré-logiques et les mondes civilisées supérieurs logiques pour comprendre tous les présupposés racistes qui irriguent un tel discours. Les thèses de Lévy-Bruhl ont été âprement discutées par la corporation des ethnologues. Elles seront rejetées par B. Malinowski et M. Mauss. Dans la deuxième partie de sa vie de recherche, il remaniera et corrigera ses idées qui étaient très marquées par l’époque. Dans ces Carnets, il note par exemple : « Ils procèdent tous deux d’un même effort pour pénétrer dans les modes de pensée et dans les principes d’action de ces hommes que nous appelons bien improprement primitifs et qui sont à la fois si loin et si près de nous. »

9 J. Conrad, Au cœur des ténèbres, Gallimard, 1948, p. 83.

10 M. Leiris, Documents, vol. 1, n° 4, septembre, 1929.

11 M. Leiris, « De Bataille l’impossible à l’impossible “Documents” », Critique, op. cit., p. 687.

12 Ibid., p. 689-690.

13 Ibid.

14 S. L. Gilman, « Science et art dans les années 30 – et au-delà », J. Clair (dir.) La Fabrique de l’homme nouveau, Gallimard-Musée des beaux-arts du Canada, 2008, p. 60.

15 D. Ottinger, « La vie déformante », in J. Clair (dir), La Fabrique de l’homme nouveau, op. cit. p. 98.

16 Ibid.

17 M. Leiris, Préface de 1951 à L’Afrique fantôme, p. 87.

18 G. Didi-Huberman, L’Image survivante. Histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby Warburg, Paris, Les Éditions de Minuit, p. 27-28.

19 M. Leiris Préface, op. cit., p. 340.

20 Ibid., p. 92.

21 Le motif de l’Afrique, continent du sommeil et de la nuit noire de la pétulance et de l’enfance, est construit par Hegel dans La Raison dans l’histoire, Paris, Édition Union générale d’édition, 10-18.

22 M. Leiris, op. cit., p. 295.

23 Ibid., p. 416.

24 M. Leiris, op. cit., p. 560.

25 Cette subversion épistémologique qui consiste à réhabiliter et à réintégrer la subjectivité dans le champ global de la constitution de la vérité en histoire et dans les sciences humaines en général ne peut pas ne pas nous faire penser aux écrits et réflexions du philosophe Paul Ricœur qui, dans les années 1950, parle de la nécessité d’une « bonne subjectivité » en histoire.

26 M. Leiris, op. cit., p. 599.

27 M. Leiris, ibid., p. 602.

28 M. Leiris, « L’Abyssinie intime », Zébrages, 1992, p. 56.

29 M. Leiris, « L’Afrique noire, ses frontières et quelques-uns de ses traits », in Miroir de l’Afrique, éditions Gallimard, p. 1197.

30 C. Einstein, La Sculpture nègre, L’Harmattan, 1998.

31 M. Leiris, Préface à L’Afrique fantôme, op. cit., p. 93.

32 Nous faisons ici référence à « l’Allocution de Dakar » tenue le 26 juillet 2007 à l’Université Cheikh-Anta Diop par un Président de la République française (Nicolas Sarkozy).

33 J.-P. Dozon, Frères et sujets. La France et l’Afrique en perspective, Paris, Flammarion, 2003.

34 M. Leiris, Préface à L’Afrique fantôme, op. cit., p. 94.

35 Ibid.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Serge Mboukou, « L'Europe hantée »Le Portique [En ligne], 36 | 2016, document 2, mis en ligne le 15 février 2017, consulté le 11 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/leportique/2845 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/leportique.2845

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Auteur

Serge Mboukou

Serge Mboukou est docteur en Anthropologie sociale et ethnologie (EHESS), professeur certifié de philosophie, chargé de cours à l’Université de Lorraine et à l’École d’architecture de Nancy. Il a publié Michel de Certeau. L’intelligence de la sensibilité (2008) ; Machiavel, espace temps de la méditation politique (2009) ; Messianisme et modernité. Dona Béatrice kimpa Vita et le mouvement des Antoniens (2010).

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