Le Grand Repli (Entretien avec Serge Mboukou)
Paris, La Découverte, 194 pages (préface de Achille Mbembe et postface de Benjamin Stora). ISBN 978-7071-8687-4
Texte intégral
- 1 Les auteurs sont, ensemble, initiateurs de nombreux autres textes et articles publiés dans un pass (...)
1Serge Mboukou. – Votre collaboration et votre travail au long cours 1 semblent croiser avec force les fils souvent tendus et tragiques d’une actualité qui ne cesse, s’il en était besoin, de confirmer vos analyses et, en tout cas, d’en souligner la pertinence. Ils en appellent, au fond, à une analyse et une réflexion conséquentes. Si le texte que vous présentez aujourd’hui au public semble fonctionner comme un précipité (au sens chimique) lié aux accélérations et aux explosions de l’actualité, le fond du propos, lui, reste l’inscription dans le temps long d’une histoire qu’il est impératif de lire avec une patience et une intelligence renouvelées. Le Grand Repli décrit un paysage social très particulier et s’inscrit dans des séries de logiques implacables que vous identifiez avec pertinence. Face aux divers écrans qui brouillent les fils des causalités historiques, face aux machines à produire du fantasme et vis-à-vis des imaginaires qui piègent littéralement l’expérience des hommes, les rendant par le fait même, incapables de lire de manière conséquente et avec sérénité le monde que nous avons en partage, notre commun et seul monde. Pouvez-vous situer et éclairer l’objet, le projet et la démarche qui sont au travail dans ce texte, d’une part et d’autre part, le mettre en perspective avec l’actualité des grandes évolutions et des grandes pulsations de l’histoire contemporaine ?
- 2 Voir Le Grand Repli. Contre cette vision simpliste, nous soulignons qu’on ne saurait réifier l’évé (...)
2Ahmed Boubeker. – Je vais d’abord préciser que les réponses que je vais vous faire n’engagent que moi. Écrire un ouvrage à plusieurs, surtout lorsqu’on vient de disciplines différentes, c’est toujours une affaire de diplomatie. L’écriture finale lisse les conflits et les controverses, et je profite des questions que vous me posez pour vous faire des réponses qui pourront trancher avec l’écriture d’essai de notre livre – écriture qui impose certaines impasses dans la rigueur du savoir, pour faire passer un message à un grand public auquel échappent les subtilités de nos littératures grises de chercheurs. Dans cet ouvrage qui est donc d’abord un essai – documenté par nos recherches respectives, celles de mes collègues historiens sur l’histoire coloniale et postcoloniale, les miennes sur les terrains des migrations et de l’anthropologie urbaine – nous sommes partis des lignes de fractures d’une actualité qui sature l’espace public depuis trente ans, de la crise de la laïcité à l’épreuve de l’islam à la crise de notre modèle universel d’intégration à l’épreuve de l’immigration postcoloniale, en passant par le « malaise des banlieues ». Pour poursuivre la métaphore physique que vous utilisez dans votre question, on parlera de conjonction : le grand repli, c’est d’une part, la conjonction des multiples replis qui traversent une société postindustrielle de plus en plus fragmentée et inégalitaire et d’autre part la conjonction de différentes trames problématiques de l’histoire contemporaine dans une mise en scènes et en intrigue des nouvelles frontières intérieures de la société française qui, pour reprendre un propos de Judith Butler, « établissent une relation permanente avec les populations qu’elles excluent » à l’image d’une relation emmurée le long d’une ligne relevant d’un mode d’assujettissement dénié. Que s’est-il passé ? Comment en est-on arrivé là ? C’est la question que nous nous sommes posés avant d’écrire cet ouvrage au lendemain des attentats de janvier 2015. La France du Grand Repli est le miroir inversé des pires clichés sur l’immigration. C’est comme si tous les discours publics tenus depuis un quart de siècle avaient fini par former un mauvais concours de circonstances qui se seraient autonomisées : le pays du sujet des Lumières se serait-il pris dans la toile des significations funestes qu’il a lui-même tissée ? Plus largement, il y a là tout un débat au sein des postcolonial-studies souvent caricaturé par un retour du refoulé – la grande nuit coloniale – dans les sociétés occidentales ayant trop vite refermé cette triste page de leur histoire. Le « problème de l’immigration » – ou celui des banlieues et de l’islam de France – ne serait qu’une sorte d’actualisation, de retour d’un événement insistant à la surface des rapports sociaux, comme autant de symptômes d’une crise profonde. S’il faut bien entendu critiquer cette perspective par trop simpliste 2, il n’empêche que les rapports publics comme les études et témoignages de terrain sont de plus en plus alarmants sur les ruptures ethniques et sociales dans la société française où les processus de discrimination, de ségrégation et de replis privatifs se généralisent. Et donc bien entendu, l’enjeu essentiel serait de réagir, réfléchir sur ce qui peut nous sauver de cette dérive : comment l’évaluer, revenir sur les circonstances, pour comprendre cette défection du grand sujet républicain de la citoyenneté et de l’intégration ? Constatant l’échec des récits alternatifs au sujet de l’intégration – sujet du multiculturalisme ou du métissage – nous sommes donc partis d’un pessimisme sur la situation – pessimisme éclairé au sens de Walter Benjamin – pour dresser une cartographie de la France du Grand Repli.
3S. M. : Lire Le Grand Repli semble consister en un exercice de plongée au cœur d’un espace marqué par l’Inquiétante étrangeté (S. Freud) d’une atmosphère de siège. Il est en permanence question de bastions, de pièges, d’exils intérieurs, de cloisonnements ethniques, raciaux, d’apartheid social, de prisons réelles et/ou symboliques, de bourbier postcolonial, de citadelles assiégées, de lignes de fracture, de frontières, de ghettos, de périphéries urbaines, de camps… À croire que l’espace national et social comme lieu de tissage et comme lieu d’affirmation d’une commune identité est devenu une littérale impossibilité. Quel est, d’après vous, le véritable nom de cette réalité crépusculaire et symptomatique ? Que dit, au fond, cette prolifération de figures d’une spatialité carcérale, belliqueuse voire guerrière qui tresse avec une certaine histoire de France ?
- 3 Gilles Deleuze, Différence et répétition, Paris, PUF, 1968, p. 43.
4A. B. : Cette réalité crépusculaire est liée au fait que depuis trente ans, le déni tourne à la hantise quand il ne prend pas la dimension d’une pathologie publique. On pourrait reprendre les premiers mots du Manifeste marxiste : un spectre hante l’Europe… Effectivement, et au-delà même de nos frontières nationales, la présence de l’immigration postcoloniale est devenue manifeste dans son invisibilité sociale même. Les passions publiques se déchaînent contre une invasion fantasmée, laissant croire que l’immigration serait consubstantielle de tous nos problèmes : la dérive politique d’extrême droite, le terrorisme, la délinquance, la violence urbaine, le chômage, le trou de la sécurité sociale, l’échec scolaire, le déclin culturel, la médiocrité de l’équipe de France de football… N’en jetez plus ! Le Front national le répète depuis longtemps, néanmoins qui aurait pu croire que son discours extrême allait se diffuser tel un virus de l’intolérance au point qu’on ne peut plus aujourd’hui débattre sur l’identité nationale sans évoquer l’immigration. Les chercheurs dont je suis ne cessent de rétorquer que ce n’est jamais de l’immigration réelle et de ses héritiers dont nous parlent la famille Le Pen et les stéréotypes politico-médiatiques, comme si ces gens-là restaient invisibles dans une totale visibilité publique. Les parasites ont envahi le champ de la communication, et on peut se demander de quoi l’ethnicité est-elle le nom ? Comment un non-événement peut-il faire couler autant d’encre ? C’est Deleuze qui peut nous éclairer lorsqu’il écrit : « au lieu d’une chose qui se distingue d’autre chose, imaginons quelque chose qui se distingue – et pourtant ce dont il se distingue ne se distingue pas de lui » 3. Prenant l’exemple métaphorique de l’éclair qui traîne l’image du ciel noir « comme s’il se distinguait de ce qui ne se distingue pas », Deleuze montre que la dimension réelle des choses actualisées est toujours grosse de virtualités inactuelles, que cette part invisible insiste et se répète à la surface visible de ce qui arrive comme si elle enveloppait l’événement dans ses replis obscurs. En jouant sur les métaphores et pour revenir à la hantise française autour de l’ethnicité, on peut ainsi imaginer que le spectre de générations sacrifiées s’incarne comme la part obscure de nos grands principes républicains, d’autant plus que nos institutions de l’intégration nationale, en pleine débâcle, se crispent sur une nostalgie de grandeur du creuset français laminoir des différences. Mais l’usage de la métaphore manque de consistance sociologique, et si évoquer « le problème de l’immigration ou des banlieues », c’est le plus souvent parler d’autres problèmes, il faut y voir non seulement des processus concrets de domination, mais aussi une diversité à l’œuvre à travers des agencements qui auraient une dimension stratégique. La stratégie politique, à prime abord, c’est celle du virus Lepéniste qui, de père en petite fille, gagne les esprits au point d’orienter le grand repli sur la « blanchitude » de l’ensemble des composantes de la société française. La légitimation publique d’un racisme respectable – au nom des privilèges d’une « ethnie blanche » majoritaire – contre l’universalité du modèle républicain, ne souligne-t-elle pas une victoire paradoxale de l’ethnicité ? On ne saurait cependant en rester à cette vision du politique « par le haut », car les travaux sociologiques relatifs à l’ethnicisation des rapports sociaux découvrent une autre perspective, « par le bas ». Cette perspective peut aussi appuyer une vision du grand repli ou d’une tribalisation du vivre ensemble, pour ne pas parler de « dérives communautaristes » qui gagneraient la société française. Mais au-delà des discours politico-médiatiques, pour l’analyse sociologique le problème central est celui de la crise du lien social dans nos états-nations bousculés par la mondialisation : violences, exclusions, désaffiliations, discriminations, ségrégations, les relations sociales comme les identités se dissolvent et se séparent des modes de gestion de l’État providence, et ces multiples ruptures révèlent des situations limites dans une société fragmentée sur le plan politique, social, économique ou culturel. Les banlieues de l’immigration sont la quintessence même des nouvelles frontières intérieures de la société française, ces zones de vulnérabilités, d’abandons ou de carences institutionnelles identifiées comme les lieux même des fractures sociales ou ethniques du vivre ensemble.
5S. M. : Comment expliquez-vous, au cœur d’une histoire de France, cette force de persistance des fantasmes et des cécités dans leur capacité à brouiller et à parasiter les sens des espaces, redéfinissant ainsi de manière perverse toutes les notions et tous les cadres qui permettent un possible vivre-ensemble envisageable dans la sérénité ?
6A. B. : La France s’accroche à sa propre nostalgie de grandeur au nom de sa survie ; seul le déni lui donne la force de résister à la nécessité de faire peau neuve. Tout ce qui échappe au conservatisme national apparaît même comme une agression insupportable qui incite encore à se replier sur soi. Et plus on se replie, plus on se sent exposé. Comment se protéger contre les ombres maléfiques enfantées par l’imagination ou issues du fin fond de nos épouvantes archaïques ? Car elle est de retour la chienne peur, la terrible angoisse du néant de l’existence et de la vacuité, le grand effroi sécuritaire qui incite les hommes à se planquer derrière les murs de la nation. Lorsque l’extérieur se métamorphose ainsi en menace permanente, toute forme de distance à l’égard d’une violence originelle devient impossible. La société elle-même est habitée par la pétoche : que peuvent-ils faire d’autre, les pauvres citoyens, sinon se livrer pieds et poings liés à la grand-peur à laquelle ils voudraient échapper ? C’est un cercle vicieux centré sur la perclusion qui fait enfler le moi souffrant, au point de le rendre insensible, de préférer la surenchère de la violence plutôt que l’absurdité d’un monde plein de cris et d’effroi. Et chaque victime qui ne peut rien comprendre à ce qui lui arrive répète ainsi sur d’autres la violence subie. D’autres toujours plus exposés que soi. Car la misère tape sur la misère, comme un transfert de l’horreur. De l’irréparable. Que s’est-il passé ? Comment en est-on arrivé là ? Le sujet de la modernité reste l’une des plus belles utopies sur les chemins de la liberté, mais la modernité est en crise. La fiction libérale n’enchante plus et le sujet ayant perdu sa destination après ses origines semble aujourd’hui porter le fardeau de sa propre représentation. Le sujet de la modernité se défait donc, et se font alors jour des circonstances jugées aléatoires qui étaient jusqu’à là dans une invisibilité primordiale. Elles reviennent au cœur de la narration comme un contretemps, une mauvaise rencontre, des parasites qui empêcheraient le sujet d’être lui-même. Autour de la question de l’ethnicité, il y a toute une chaîne de circonstances qui permettent de comprendre, dans une certaine mesure, le déclin du sujet universel. Et tout cela met en avant un registre de l’invisibilité sociale des surnuméraires, de la piétaille non invitée à participer au grand récit de la modernité. Ils apparaissent comme des « malgré tout », ces gens infâmes qui se sont si bien glissés entre les lignes du récit qu’on ne peut plus faire abstraction de leur existence. Se pose alors la question d’un mauvais sujet qui serait celui de l’ethnicité, sujet illégitime, chaotique, précurseur sombre des circonstances de la défection du sujet de la modernité. Quant à la question du vivre ensemble dans la sérénité, c’est une fiction humaniste d’autant plus dangereuse que le vivre ensemble se fonde d’emblée sur la dissociation et l’inquiétude, la difficulté à cohabiter avec les autres mais aussi avec soi-même : comme l’écrit Derrida, le premier pas d’un vivre ensemble restera toujours rebelle à la totalisation, c’est une condition de notre vie politique qui paradoxalement ouvre sur de nouvelles formes de sociabilités.
7S. M. : Du titre (Le Grand Repli) jusqu’à un certain niveau de lecture de votre texte, il flotte manifestement plus que le sentiment d’un rendez-vous manqué de la France avec une partie de ses enfants mal-aimés voire rejetés. Le discours politique et ses répercussions sociales et symboliques, l’accumulation des échecs des différentes tentatives de récupérations, d’ajustements, d’accommodements et de rééquilibrage de ces pans de populations en constituent un signe sinon un témoignage d’une sorte d’impossibilité. Vous revenez d’ailleurs sur une sorte d’histoire de ces ratés. À quoi attribuez-vous cette histoire d’un si long ratage ? Et, pensez-vous qu’il soit un jour possible de réunir les conditions pour enfin entrer dans l’ère d’une véritable alternative ? Dans l’affirmative, quelle seraient les conditions d’ouverture d’une telle ère ? Autrement dit, comment conjurer cette « malédiction » qui se traduit en « nanoracisme » (Achille Mbembe), en exclusion, en discrimination et autres exils plus ou moins volontaires à la quête de la reconnaissance ?
- 4 Ahmed Boubeker, Les Mondes de l’ethnicité, Paris, Balland, 2003.
8A. B. : D’une histoire de vie à l’autre, le chaos semble avoir tissé sa toile. Chacun d’une génération à l’autre s’est battu pour sortir de l’enclave, affirmer sa liberté et sa capacité d’être l’auteur de sa propre vie, mais tous ont échoué, chacun l’un après l’autre, ils n’ont fait finalement que marcher dans les pas de leurs pères, reproduire les affres du destin immigré. Alors, à quoi bon si tout était perdu d’avance ? Pourquoi tant de sueur pour rien ? Néanmoins, s’il y a des vies sacrifiées, des naufrages existentiels et des pathologies définitives qui sont le prix de cette exposition à la ligne de la plus grande fuite qu’est la migration, au-delà de l’invisibilité et de la dissolution dans l’espace et la durée, il y a aussi des rencontres et des affects, des formes d’expression qui vont permettre de relier certaines lignes dans un devenir des ritournelles migratoires, à travers l’expérimentation de temporalités et territorialités nouvelles que j’ai appelées « mondes de l’ethnicité » 4. Dans cette perspective dynamique, au-delà du Grand Repli, l’ethnicité apparaît à contre-courant des logiques « d’apartheid » évoquées en 2015 par le Premier Ministre Manuel Valls comme des communautarismes vecteurs de tensions insupportables pour la société française. À l’écoute des histoires de vie, la trame du chaos apparaît aussi, au-delà de l’échec, comme un détour, un écart invisible qui peu à peu s’affirme, comme un déplacement des lignes, un travail intérieur qui, sans remettre vraiment en cause la structure du malheur, souligne une non coïncidence dans la conscience malheureuse, esquisse les linéaments d’une conquête de l’histoire, comme un refus de la perte qui ouvre une voie en apprivoisant peu à peu la misère, en la lestant d’une subjectivité. L’échec peut être expliqué, mais la vie reste revêche, tel un trou du savoir objectif. Il y a aussi une promesse de devenir aux pourtours du chaos sur la ligne des circonstances. Jouer sur l’ironie des circonstances, c’est là toute la puissance des pratiques de symbolisation mobilisées par des groupes dominés contre l’omnipotence des sujets du verbe. L’enjeu est de retrouver une voix étouffée par le vacarme des autres. Triompher du stéréotype. Seule la force du symbole nourrit en effet la véhémence à fracturer la prison sémantique par un pouvoir de redescription métaphorique de la réalité. Ainsi, l’héritage de l’immigration est-il la référence d’un « nous » identitaire qui peut être évoqué par différents systèmes de signes incarnés par des figures spécifiques dans ces lieux de surgissement que sont « les mondes de l’ethnicité » Dans ces marges aussi, le lien social se caractérise par sa capacité à se recomposer. Et ses mises en formes passent par des styles inédits, des espaces d’action qui laissent transparaître des modes de sociabilités et d’opérations symboliques contestant notre modèle d’intégration et les régulations générales auxquelles manifestement ils semblent échapper. Ce qui amène à penser que le social en même temps qu’il se fragilise par le haut – du fait des forces destructrices d’un néo-libéralisme débridé – se redéploie par le bas, en résistant aux forces qui décomposent l’espace social. Ces dynamiques initiées par des groupes en situations limites apparaissent emblématiques d’une capacité à faire ré-émerger du sens dans une société fragmentée, marquée par ce devenir minoritaire de tout un chacun évoqué jadis par Deleuze. Et dans ce contexte, les figures de l’ethnicité nous aident à repenser un oubli du politique derrière la domination, à retrouver une mémoire de la dimension symbolique du lien social, cette valeur des institutions du sens qui avaient une importance centrale pour les fondateurs des sciences sociales. De la ville à l’espace public, cette expérience de l’ethnicité prétend aussi ouvrir de nouvelles voies vers la citoyenneté : c’est toute l’ambition militante de faire l’histoire qui est propre aux luttes des héritiers de l’immigration. Bien sûr, à postériori, avec l’actualité de la France du grand repli, je répète qu’on pourrait un peu trop vite en conclure que tout a raté. Reste que depuis les années 1980, différentes trames d’actualité s’articulent dans une quête inachevée de la reconnaissance qui laisse néanmoins se profiler l’émergence d’un acteur historique. Des figures s’enchevêtrent, dans une similitude de rapports existentiels, de cycles de l’espérance et du découragement, de l’éternel retour de la précarité et du déplacement de l’espoir : un canevas d’expériences, blessures, cicatrices ou illusions perdues, comme un patrimoine commun de luttes. Et d’une figure à l’autre, comme autant de ruptures échappant au positivisme historique, il s’agirait de retrouver la récurrence d’une interpellation de la société française. L’enjeu ici pour le chercheur serait d’identifier les points aveugles de rencontre entre l’histoire officielle et la petite histoire des oubliés de l’histoire. Comme les jalons d’un « puissance d’agir du négatif » ou d’un « rendu possible » à plus long terme. La véritable controverse de l’immigration, ce sont ces différents moments dialogiques qui, dans leur dispersion même, sont autant d’occasions pour le resurgissement de l’exigence démocratique. Et l’enjeu pour les héritiers reste le même : l’échappée belle hors des limbes de la mémoire collective ; la preuve qu’ils ne sont plus des étrangers ou des clandestins à perpétuité. Bien sûr le combat peut paraître douteux face aux vigies de la « vieille France » et ses assignations à demeure fantasmatique, ses compulsions à la répétition qui réinventent l’étranger pour mieux refouler ses banlieues. Il n’empêche que depuis les années 80, une révolution symbolique a eu lieu, et l’immigration est devenue une dimension de la société française à son corps défendant. Belle revanche pour les masses silencieuses de l’Histoire de France, chair à canon et autres bras ramasseurs de poubelles.
9S. M. : Et la place des intellectuels dans cette histoire ? Il semblerait qu’on assiste aujourd’hui à une désorientation des canons et des pôles organisateurs des discours et des positionnements de ceux qui, hier encore, étaient les porte-étendards de l’ouverture et de la générosité. Les intellectuels hier progressistes seraient-ils les derniers bastions enfoncés par le raz-de-marée irrésistible du grand repli qui semble désormais être un des marqueurs forts de notre temps ?
10A. B. : Les nouveaux réactionnaires médiatiques auxquels on donne trop vite le titre d’intellectuels ne méritent même pas la bave qu’on pourrait leur renvoyer – car ils sont avant tout des athlètes de la salive visqueuse ! Il faut néanmoins souligner que le « champ intellectuel » a été débordé par le « champ médiatique » pour parler comme Bourdieu. Peut-il en être autrement quand c’est people généralisé qui règne ? Les grands titres de la presse de gauche ne sont plus ce qu’ils étaient, mais c’est aussi l’ensemble de la presse écrite qui est à la traîne d’un journalisme d’images qui préfère les clichés et l’humour salace au travail d’investigation et d’enquête. Le journalisme se meurt et l’imposture médiatique dénoncée jadis par Bourdieu Deleuze ou Castoriadis détruit l’existence même d’un espace public d’information et de pensée. Et sans cette fonction critique, il n’y a plus qu’une doxa administré par quelques patrons de presse qui font leurs choux gras de cette lepénisation des esprits. Mais ce ne sont pas simplement le Figaro ou les talk shows à la mode Ruquier qui diffusent le virus du grand repli, ce sont aussi des publicistes, des auteurs à succès et des acteurs culturels et politiques. Autant de VRP d’une nostalgie de cette France blanche de l’entre soi qui n’a en fait jamais vraiment existé. Où sont dans ce contexte les intellectuels de gauche ? C’est la question qui est régulièrement posée. On pourrait répondre qu’ils sont dans leurs universités ou sur le terrain à distance des stéréotypes du débat médiatique dont ils se gardent. La vérité c’est que leurs travaux n’intéressent pas grand monde et qu’ils ne sont pas de « bons clients » pour les micros médiatiques. Mais la presse n’est pas la seule responsable, car la dépréciation de la figure du philosophe ou du chercheur en sciences humaines est générale dans la société française, et pour s’en convaincre il suffit de voir comment sont traités les professeurs dans les dernières réformes universitaires. Ce particularisme français qu’était la figure de l’intellectuel gardien de la conscience publique a fait long feu. Sa fonction tribunicienne, sa défense des valeurs universelles et son radicalisme politique sont aujourd’hui récupérés par des caricatures réactionnaires, par opportunisme, nombrilisme, ou panique morale. On peut aussi y voir une dérive de l’universel abstrait. La critique sociale dans l’hexagone, même lorsqu’elle prétend au radicalisme, apparaît le plus souvent incapable, sinon de prendre en compte le point de vue des dominés, du moins de se départir d’un certain regard hautain typique du travers patricien de nos salons parisiens ou de nos grandes écoles. Quant aux politiques racialisées d’une gouvernance coloniale ou postcoloniale, elles sont restées dissociées des débats sur la citoyenneté ou sur l’universel abstrait des valeurs républicaines. Cette situation typique d’une insularité culturelle française est d’autant plus étonnante pour les auteurs des Postcolonial studies qu’ils ont été eux-mêmes inspirés par les œuvres de Derrida, Deleuze ou Foucault… La French Theory a été en effet une pionnière de la critique et de la déconstruction des métarécits de la philosophie occidentale. Là où la tradition métaphysique situait la superbe du sujet universel, elle a dévoilé la supercherie d’une forteresse vide construite sur une généalogie de discours articulant pouvoir et savoirs. Et en contrechamp de ces régimes de vérité caporalisant le monde sous la botte du concept, elle a mis en perspectives des ritournelles du nomadisme et de l’échappée belle. Le paradoxe est que cet héritage semble s’être perdu dans les limbes en France alors qu’il a fructifié hors de nos frontières. On fait comme si l’événement colonial n’avait rien à nous apprendre au sujet de la compréhension de notre propre modernité. La responsabilité des intellectuels est d’autant plus en cause que nombre d’entre eux sont tétanisés par le brouillage de nos anciens repères épistémologiques, tandis que d’autres, plus médiatiques, se découvrent une vocation de champions de la France éternelle dans le ciel des idées.
Notes
1 Les auteurs sont, ensemble, initiateurs de nombreux autres textes et articles publiés dans un passé récent. On peut mentionner en particulier La Fracture coloniale. La société française au prisme de l’héritage colonial, Paris, La Découverte, 2005 et La Rupture postcoloniale. Les nouveaux visages de la société française, Paris, La Découverte, 2010.
2 Voir Le Grand Repli. Contre cette vision simpliste, nous soulignons qu’on ne saurait réifier l’événement colonial comme une grille d’explication exclusive sans occulter la diversité des contextes historiques et des situations qui permettent de configurer l’actualité des banlieues et de l’immigration. Si l’expérience historique du colonialisme a tissé une toile de significations qui reste loin d’être décousue, il ne s’agit pas pour autant d’en rester à une causalité linéaire et à une simple reproduction des rapports de domination entre la situation coloniale et celle du Grand repli. Les travaux que nous avions auparavant réunis dans Ruptures postcoloniales (La Découverte 2010) soulignaient plutôt un régime de tensions entre continuités et ruptures. Continuités coloniales et ruptures postcoloniales pour comprendre comment s’opèrent des articulations nouvelles, des relations de sens et des entremêlements de récits qui peuvent se faire à différentes échelles de temps et d’espace. La notion d’héritiers de l’immigration permet de mettre en avant ces continuités et ruptures.
3 Gilles Deleuze, Différence et répétition, Paris, PUF, 1968, p. 43.
4 Ahmed Boubeker, Les Mondes de l’ethnicité, Paris, Balland, 2003.
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Référence électronique
Serge Mboukou, « Le Grand Repli (Entretien avec Serge Mboukou) », Le Portique [En ligne], 36 | 2016, document 14, mis en ligne le 15 février 2016, consulté le 06 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/leportique/2835 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/leportique.2835
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