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Philosophie du management
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Entre stratégie et tactique

Figures et typologie des usagers de l’espace à partir de Michel de Certeau
Between strategy and tactics. Figures and typology of the users of space, from Michel de Certeau.
Serge Mboukou

Résumés

Stratégie et tactique sont deux modalités différentes et présentées comme opposées de la gestion de l’action en vue de la quête de l’efficacité. Selon les positionnements des uns et des autres protagonistes du champ et de l’espace du pouvoir, des choix différents sont faits. Le texte proposé consiste en une étude des logiques et formes de déploiement de l’une et de l’autre figures d’organisation de l’action ainsi que des conséquences qu’elles engendrent. À un moment où les techniques, les outils et les discours sur l’action et sa gestion mutent reconfigurant ainsi autrement les problématiques classiques, il est nécessaire et utile de relire les textes des différents penseurs de l’action afin d’en réévaluer la pertinence. Michel de Certeau est, à cet effet, un auteur dont la réflexion sur le statut de l’action non seulement résiste mais semble ouvrir des chemins et des perspectives analytiques nouvelles sur les complémentarités paradoxales des figures de l’action. Mais au-delà de la dimension purement technique, ces paradoxes disent autre chose sur l’énigme humaine.

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Texte intégral

Par l’univers en mille corps brisée,
De mille instants non rassemblés encor,
De cendre aux cieux jusqu’au néant vannée,
Vous referez pour une étrange année
Un seul trésor
Catherine Pozzi, Poèmes.

1L’homme est un être spatialisé et spatialisant. De tout ce qu’il est, pense, sent, rêve et espère, il fait des produits, des images, des mouvements, des agencements et des récits spatiaux. L’homme ne cesse d’opérer des rapports, de construire des positionnements, de gérer les séquences de sa vie en fonction de possibilités usinées à la croisée mouvante de l’intelligence, de la matière, du temps et de l’espace. Dès lors, l’espace tend à constituer et à devenir, pour lui, cadre fondamental et fondateur aussi bien de sa condition que de ses situations. Cependant ces manières et façons de tenter de s’approprier la plénitude, toujours déficitaire, de son être par la quête sans cesse relancée d’une habitation, la plus joyeuse possible, de l’espace, ne se font pas aléatoirement. Elles sont, implicitement ou explicitement, comme portées et supportées par des plates-formes. En cela, elles obéissent à des logiques qui, elles-mêmes, ne sont ni univoques, ni unilatérales, encore moins convergentes. Loin des rêves iréniques, les logiques au travail dans les processus de spatialisation sont, à maints égards, de nature agonique. L’espace en certaines de ses trahisons révèle souvent, par subsomption, des champs de batailles, des fronts constitués pour toutes sortes de guerres, des lignes de séparation ou de partage entre camps aux intérêts opposés ou divergents, des zones à conquérir au prix de toutes sortes de manœuvres voire de violences. Que le champ sémantique et le vocabulaire de la spatialisation soient tissés et saturés de notions qui empruntent bien plus aux arts de la guerre qu’au monde de la paix est un symptôme non négligeable qui en dit long sur la nature de l’« objet » en question. L’espace de l’histoire est un roman traversé de tragédies, d’incohérences, de déséquilibres et, malgré tout, de tentatives nombreuses de renégociations des positions et de constantes recompositions des données. Des lignes de discordances continues traversent et animent l’espace de l’histoire. Et, en même temps, les marges creusées par ces différends et ces différences de potentiels (tensions) ne cessent d’ouvrir des clairières, des aires où un air plus vif, brutalement, accidentellement ou énigmatiquement surgi, peut s’immiscer, s’insinuer. Elles font signe vers la permanence de créativité sociale, le sens de l’innovation historique, la capacité surprenante de réinvention des cadres et des armatures réputés intangibles. Autrement dit, il y a toujours, se maintenant discrètement au cœur des colonnes de forces qui régissent les mondes, des veines qui conservent des possibilités de fermentation en des espaces balayés par les faisceaux du contrôle, les quadrillages de la règlementation et les vents du volontarisme de l’assainissement. Ce constat signe la force de la faiblesse féconde qui, inlassablement, travaille silencieusement dans la nuit et l’opacité résiduelles de structures que l’on dit « sous contrôle ». Et dire que, paradoxalement, cette fermentation contribue obliquement à la capacité des édifices à colonnes érigés par les pouvoirs à passer l’épreuve du temps et à relever le défi de corruption qui décomposent les agencements du monde. Habiter l’espace de l’histoire suppose des postures qui conviennent à des postes qui sont des sortes de relais de la circulation du flux de l’énergie sociale dans des champs dont les traces, points, lignes et angles ne sont pas nécessairement clairs, définis et définitifs. Loin de là.

2Les canons qui permettent l’habitation de l’espace et le repérage des postes des uns et des autres se négocient avec fermeté. Et, les termes qui déterminent la stabilité de ces champs sont eux-mêmes provisoires en dépit de la consolidation discursive dont ils ne cessent de faire l’objet via les permanentes offensives de la surcharge idéologique. Rien cependant n’échappe à la sismique fondamentale qui travaille les choses du monde. Qu’il y ait besoin de produire toutes sortes d’artefacts et de récits pour légitimer les positionnements et les prétentions des uns et des autres est bien une sorte de preuve, par contraste, que la précarité est, au fond, la norme et la stabilité, l’exceptionnel graal. Dans l’horizon qui se dégage entre l’expérience de la précarité et l’inaccessible joyau qu’est la stabilité, il y a place pour un fourmillement de « manières de faire », d’expériences, d’élaborations et de risques qui déploient et tentent, en des idiomes étranges et mineurs, de trahir le champ stratégique, en dépit de ses solides systèmes de bornage, comme cadre de guingois. Il y a place pour des expérimentations « nocturnes » entreprises par des hordes de peuples de sauvages non autorisés, armées de resquilleurs entêtés. Tout est accessible à la remise en cause. Dans sa quête intellectuelle, Michel de Certeau a travaillé avec patience et passion comme un observateur attelé à son microscope pour discerner, avec autant de finesse qu’il peut l’être, les logiques de cette fondamentale et indiscernable réalité dans ses dynamiques, pour esquisser les principaux types de mouvements qui constituent, animent et traversent ces essaims sociaux.

3Comment se servir des lignes de forces qu’il a repérées comme alphabet et grille opératoires pour décrypter et lire différentes pratiques repérables ici et là dans la complexité des champs de l’histoire ? Qu’est-ce qui se joue dans les zones de départs où des équivoques se jouent dans des formes de brouillages et de parasitages de logiques qui, tel un clinamen, désorientent subrepticement et aléatoirement les tendances et les mouvements uniformes, lourds et globaux, les faisant pencher dans telle ou telle autre direction. Quel est le statut des espaces investis où se déploie l’emprise stratégique des pouvoirs officiels ? Comment procèdent ces derniers pour fonder, capitaliser, rentabiliser, consolider et affermir leurs positions ? Quelles sont les différentes formes de réponses que tentent d’élaborer ceux qui, dans le jeu de partage des prérogatives, se retrouvent en position faible ou déficitaire ? Quelles figures ou antifigures empruntent les tactiques indisciplinaires des « vaincus de l’histoires » pour persister et résister vis-à-vis des schémas, figures et parcours imposés par les stratégies dans lesquelles ils sont pris. Le besoin, des uns, de se poser fermement afin d’affirmer leur pouvoir, de consolider leur position de force, de contrôler les flux et les courants d’énergies qui se meuvent et circulent dans le champ socio-historique le transformant ipso facto en champ de confrontation de forces aux intensités disproportionnées fait face à la nécessité, pour les autres, divers vaincus, négligés, exclus et illisibles, de trouver des voies de positionnement, des lignes d’échappement, de détournement qui ne soient pas nécessairement et constamment de l’ordre de l’opposition frontale (confrontation, guerre). Comment élaborer des propositions susceptibles de produire des formes de compositions qui intègrent, suivant des séries de variables contingentes et contextuelles, les données en présence qui permettront de produire une lisibilité générale de l’ensemble des séquences à considérer.

1. Stratégies et champs de forces du pouvoir : organisation, structure et théorie

4Le rapport de forces dans le champ historico-social se maintient durablement par la prétention des grands protagonistes en présence à la maîtrise et au contrôle de l’espace. Des figures telles que la loi, l’État, l’ordre, l’entreprise, l’empire, l’armée, le droit voire l’Église se présentent comme fortes, stables et inscrites à l’intérieur de cadres formels légaux et légitimes. Les forces en présence et en circulation constituent et traversent le champ historico-social. C’est un lieu qui se veut et se pose comme un théâtre de stabilisation des enjeux liés à la régulation des différents flux et mouvements. La stratégie conjugue des règles, des lois, une idéologie, des théories, des codes et des systèmes de valeurs officiels, des forces d’encadrement des parcours tendant à fonder, constituer et régir un système, un agencement, un ordre, un monde. Dans sa vocation à organiser et structurer un monde, une série de strates sont mises en lien de façon combinée et systématique. Les instances stratégiques sont des constructions qui se veulent régulières et où se définissent et se dégagent des lignes et directions envisagées et revendiquées comme claires. Pour ce faire, la stratégie est un lien où prévaut la force du calcul en vue d’une gestion fonctionnaliste de l’espace à contrôler. Il s’agit alors de soumettre théoriquement toutes les forces en présence à un ordre qui s’affirme comme lieu capital de gestion et de contrôle. La stratégie s’affirme comme volonté de mettre en place des logiques de canalisation des mouvements, des parcours et des trajectoires des individus et des collectifs. Elle a un besoin impérieux d’organisation et de construction d’un ordre.

  • 1 M. de Certeau, L’Invention du quotidien. Les arts de faire, Paris, Gallimard, p. 59.

5Ce qui fait la validité d’une compréhension et d’une approche stratégiques d’une entité c’est la présence d’un discours fondateur qui affiche et signale une ligne claire à prétention totalisatrice visant à cohérer l’ensemble des gestes et actions qui sont posés par les différents acteurs présents sur le champ. Pour ce faire, elle a besoin de mettre en place des statistiques, des dénombrements, des décomptes, une rationalisation, des procédures et méthodes officielles qui se voudraient rigoureuses. C’est en cela que la stratégie a besoin de se positionner et de s’inscrire dans une perspective totale visant à faire résonner systématiquement et schématiquement l’ensemble des « plaques » sémantiques déterminantes afin de les réorganiser et les réagencer en vue de la stabilisation d’un espace toujours porté à dislocation et à désarticulation. Michel de Certeau : « J’appelle stratégie le calcul (ou la manipulation) des rapports de forces qui devient possible à partir du moment où un sujet de vouloir et de pouvoir (une entreprise, une armée, une cité, une institution scientifique) est isolable. Elle postule un lieu susceptible d’être circonscrit comme un propre et d’être la base d’où gérer les relations avec une extériorité de cibles ou de menaces (les clients ou les concurrents, les ennemis, la campagne autour de la ville, les objectifs et objets de la recherche, etc.). Comme dans le management, toute rationalisation « stratégique » s’attache d’abord à distinguer d’un « environnement », un « propre », c’est-à-dire le lieu du pouvoir et du vouloir propres. Geste cartésien, si l’on veut : circonscrire un propre dans un monde ensorcelé par les pouvoirs invisibles de l’Autre. Geste de la modernité scientifique, politique ou militaire » 1. La stratégie s’origine dans une hantise : celle de la fuite des sauvages qui ne cessent d’échapper à toutes les tentatives de cantonnement, d’encadrement et de stabilisation par le culte de la discipline. Ils ne cessent de fuir, de s’enfoncer dans les lignes et de faire retour nuitamment pour saper les cultures et insinuer un ordre « insensé » et illisible auquel on ne comprend pas grand-chose.

  • 2 P. Virilio, L’Insécurité du territoire, Stock/Monde ouvert, 1976, p. 77.

6Ainsi, le stratège entendu comme instance se positionne-t-il par rapport à l’espace dans un esprit et une logique de constitution-fondation d’un ordre, d’accroissement et de consolidation de la souveraineté. Ce fait révèle rétrospectivement deux réalités : l’idée de la revendication d’un monopole et la présence de forces de contestation de ce monopole. En effet le stratège comme détenteur du pouvoir et de l’initiative témoigne et signifie la volonté pour une force de l’emporter sur toutes les autres possibilités de manifestations qui, dès lors, ne peuvent légitimement exister qu’à titre de suppléants, d’auxiliaires ou de serviteurs de la puissance qui se pose et s’affirme comme instance normative et puissance constituante ayant capacité décisive de trancher et de faire émerger un ordre nouveau. En tant donc que sujet donateur dictant le sens des initiatives, définissant les canons et normes de l’action recevable, l’ambition du sujet stratège est alors de maximiser son emprise sur les forces en présence en vue d’atteindre sa finalité propre. Les autres forces en présence tendent quant à elles à devenir objet et, par voie de conséquence, à subir la pression de l’instance victorieuse. Le stratège « consacré », du haut de sa victoire, ne cessera plus jamais de mobiliser les forces, les ressources disponibles afin de se défendre par la préservation obsessionnelle de son ordre. Cet ordre se présente, idéologiquement, comme le seul possible occultant par là même toutes les alternatives qui restent envisageables. Le stratège se positionne donc comme un bâtisseur de forteresses, comme un consolidateur de bornes, comme un organisateur de systèmes défensifs. Par toutes les voies et fibres disponibles, le pouvoir du stratège ne cesse de se raffermir en consolidant le réseau tissé de ses points, relais, pôles et bornes : circuler, désormais, c’est parcourir l’espace construit borné et défendu par le pouvoir dans l’ordre de sa stratégie. On sait la place des techniques et des arts de la fortification dans la généalogie de l’espace étatique depuis les forteresses antiques et médiévales. Ces arts n’ont cessé de se complexifier dans cadre du « jeu militaire » avec en son centre l’idée du champ de bataille. Il est, à cet effet, intéressant de remarquer avec Paul Virilio qu’à cette période faste des arts qu’est la Renaissance, les mutations qui touchent l’ordre de la pensée passent également par une reconfiguration de l’espace comme lieu à défendre. On a tendance à atténuer le fait que nombre d’artiste sont aussi des ingénieurs et experts en balistique. De même, le penseur par excellence de la refondation de l’espace étatique par la physique politique, Machiavel, n’écrit-il pas L’art de la guerre où il thématise la question des forteresses ? Il n’est donc pas anodin de noter que « Les maîtres de la culture occidentale sont alors étroitement associés à l’installation de cet univers nouveau et purement spéculatif. Pour Alberti, les arts sont liés intimement à la conception rationnelle de l’État-cité, à son organisation et à sa défense ; pour Vinci, ils ne sont pas représentation mais projet, et la peinture doit être elle-même fondée sur les principes de la géométrie, par la mesure de l’espace… » 2

7Le stratège fonctionne à partir d’une logique de prévisibilité qui fait que les protagonistes du champ tendent à être désindividués et déshistoricisés pour être vus et entendus d’abord comme des éléments évoluant dans un espace abstrait, théorisable, géométrisable et calculable. Dans le cadre de la stratégie, s’il y a une histoire pensable, elle ne peut être que prioritairement celle de l’instance stratège. L’ensemble des alternatives, des possibilités excédant aussi bien spatialement que temporellement l’ère et l’aire de l’instance stratège est disqualifié ou relégué à un âge mythique, fabuleux ou dans les limbes d’une préhistoire insensée et aveugle. Seule l’instance stratège s’autorise et s’auto-légitime comme puissance fondatrice, instituant et énonciateur d’une discursivité opérante dans les champs qu’elle ouvre, dans un geste inaugural, au temps de l’histoire. L’instance stratège est un sujet fécond capable de générer des lieux où des virtualités peuvent désormais s’actualiser dans le cadre d’une discipline qui s’impose et transcende les éventuels cas. Le stratège modèle (modus : moule) le lieu et dispose les objets et repères qui définissent et qualifient le dit lieu. Il maîtrise le dédale par le savoir officiel et les arcanes des savoirs et des pouvoirs en établissant les frontières entre un dedans et un dehors. Le savoir du stratège se récapitule en tableaux où sont classés et dénombrés soigneusement les types, les familles, les espèces, les classes, les ordres et les règnes. S’il y avait un leitmotiv à choisir et qui circulerait dans les artères et veines du système mis en place par le stratège ce serait l’impératif consistant à ce que rien n’échappe aux dispositifs de contrôle : surveillance maximale et optimale. Les canons, normes, et règles doivent, en permanence, traverser et quadriller les corps, les objets, les lieux, les pratiques et les idées mêmes. L’enjeu consiste à permettre la fluidité des processus de contrôle d’une part et à recueillir efficacement, afin de ramener, avec le moins de déperdition possible, la masse des informations, signaux et messages vers l’unité centrale du contrôle général. Traiter et réinvestir le plus méthodiquement et le plus adéquatement possible, par des techniques éprouvées de récapitulation, ces éléments dans le circuit de production, de captation et de capitalisation du pouvoir, telles est la caractéristique de la stratégie.

8Penser la stratégie dans son rapport à l’espace c’est l’envisager comme inconditionnellement liée à la définition d’un territoire, cadre et champ à partir desquels un pouvoir se dit, s’exerce, se déploie et rayonne aussi bien comme puissance spéculaire que comme force conquérante, aussi bien comme facteur d’installation et d’approfondissement que comme opérateur de domination et de séduction. Pour toutes ces opérations, des textes, des discours, une pensée et une ligne sont définis qui réagencent et cohèrent l’ensemble des démarches entreprises par l’instance stratège. Ces proliférations discursives qui traversent toutes les opérations fait que le moindre geste effectué l’est au nom d’une totalité agissante, d’un pouvoir co-extensif. Ainsi la stratégie doit-elle être vue et pensée d’abord et avant tout comme une offensive sémantique, idéologique et herméneutique tentant de soumettre et de conquérir de l’autre, de l’obscur et de l’opaque, du sauvage, de l’indiscipliné, du fugace toujours susceptible de se dérober aux grilles, à l’espace construit, à l’assignation au lieu défini. Non pas que l’instance stratège supprime tout mouvement et bloque toute dynamique et décourage toute forme de croissance. Non pas que l’instance stratège corresponde à un plaidoyer pour l’inerte et la minéralisation généralisée. Elle se veut plutôt lieu par excellence d’une économie totale des flux en vue d’une captation maximale, d’une indexation généralisée de tous types de capitaux en vue de son renforcement en tant qu’entité unique vouée à sa propre perpétuation. C’est une machine faite et composée de la totalité de circuits intégrants toutes les machineries coordonnées par un organigramme fédérateur. En théorie, l’instance stratège a en horreur les surprises. Elle tente de minorer ou de désamorcer, autant que faire se peut, les effets et les questions posées par l’hétérogène qui, inévitablement, surgit dans le champ de l’histoire. La mise en place de convertisseurs qui fonctionnent comme des points d’articulation et de régulation de la différence et de son potentiel de trouble de perturbation et de dérégulation des ensembles est considérée comme une tâche déterminante dans le fonctionnement de l’ensemble des machines. Ainsi les points et les zones d’articulation sont-ils, dans tous les sens du terme, sensibles. Là, la différence de potentiel liée à l’hétérogénéité tend à se faire jour et force et à s’exprimer comme facteur de différend. Il faut donc de puissants convertisseurs pour accompagner, rapprocher, « approximer » et ipso facto gérer les irréductibilités ainsi que leur potentiel de perturbation de l’ordre systématique. Ces zones sont, selon les périodes, les styles ou les tendances, des points d’arrangements, d’assimilations, de réductions ou de dissolutions. Elles peuvent être lieu de négociations, de mesure ou d’extrême violence. Dans tous les cas, il s’agit pour l’instance stratège de minorer au maximum le potentiel de dérangement des uns et des autres au nom de l’intérêt supérieur et transcendant du réel tel que défini et récité par le discours du stratège et de l’ordre consacré. Le fantasme de l’instance stratège serait de s’exercer sur des espaces et des non lieux de réel lisse, homogène, sans strie où les machines fonctionneraient automatiquement sur des faux plats où, du fait de pentes naturelles, les accélérations seraient auto-générées. Des régimes totalitaires et autoritaires à fantasme homogénéisant ont tenté de faire advenir de tels espaces (fantasme de la pureté de la race, de la classe, de l’ethnie : nazisme, Pol pot, Milosevic, Hutu power…). La stratégie est obsédée par l’efficacité programmable. Elle s’évertue donc à penser, à constituer et à promouvoir un gramme qui serait l’unité de mesure, le critère de la recevabilité des pratiques, des discours, des pensées compatibles avec l’esprit général du programme. Aussi le stratège aura-t-il besoin d’un certain niveau d’abstraction qui lui permettra de résoudre les problèmes concrets relevant d’ordres différents ou du supposé désordre en les éliminant en toute légalité comme non conformes au cadre et à la ligne. C’est la consécration de la prévalence d’une gestion géométrique dictée à partir de préceptes théoriques contre les aléas d’une prise en compte des cas concrets hérissés de leur irréductible différence, de leur altérité inaltérable et de leur incomparable singularité.

  • 3 M. de Certeau, op. cit., p. 231.

9La stratégie s’aide d’un arsenal de théories, de doctrines, de dogmes comme autant de puissance de généralisation et d’universalisation visant au nivellement des noyaux de résistance. On retrouve cette idée dans l’approche certalienne de la « théorie (qui est vue comme) une épistémologie (certes) pluraliste (mais faites d’une) “multiplicité de points de vue dont chacun jouit sensiblement de la même puissance de généralité que les autres”. C’est donc un “art de la circulation le long de chemins et de fibres”, art du transport et de l’intersection, le progrès serait entrecroisement. Relatif à la communication sans substance, c’est-à-dire sans fixité ni référence » 3.

10Face aux objets, aux corps, aux matières et aux besoins qui sont là objectivement et qui imposent leur présence insolente, insistante et résistante, la stratégie fait recours à la technique et à la mise en place de codes et de procédures qui sont une sorte de traduction humble des préceptes abstraits préalablement envisagés et énoncé ex cathedra par la théorie de l’instance stratège. Le lieu des techniques comporte une nécessaire part de forçage, de ratés, d’adaptation. Pour suppléer à cet aspect des choses, on prévoit des manuels, des procédures de gestion des événements indésirables, des accidents. En effet, le stratège a beau envisager avec optimisme la conjugaison harmonieuse des différentes séquences de la pratique à venir, « la technique rationnelle liquide moins gaiement le dogmatisme. Elle se défend des interférences qui créent de l’opacité et de l’ambiguïté dans les planifications ou mises à plat. Elle a son jeu à elle, celui de la lisibilité et de la distinction des fonctions, sur la page à écrire côte à côte, l’une après l’autre, de manière à pouvoir décalquer ce tableau sur le sol ou sur la façade, en ville ou en machines ».

  • 4 M. de Certeau, ibid.

11Le technicien en potentiel liquidateur. En certaines circonstances, il ne doit pas « prendre de gants ». On regardera avec admiration le fait, de sa part, de faire preuve « d’esprit d’initiative ». Parfois il vaudrait mieux ne pas examiner dans le détail ce que de telles vertus tant loués chez le technicien sous-entendent. Ces valeurs sont, en théorie, assumables : inventivité, audace, créativité, réactivité, souplesse… Rapportées à l’exercice technique des tâches et séquences, ces vertus peuvent signifier l’exact contraire des prescriptions théoriques assumées idéologiquement par le stratège. « En effet, dit Michel de Certeau, les concepteurs connaissent bien cette mouvance à laquelle ils donnent le nom de “résistances” et qui troublent les calculs fonctionnalistes (forme élitiste d’une structure bureaucratique). Ils ne peuvent pas ne pas s’apercevoir du caractère fictif qu’instille dans un ordre son rapport à la réalité quotidienne. Mais ils ne doivent pas l’avouer » 4.

12Pour des raisons et des besoins de capitalisation et d’accroissement continus de ressources de divers types, la stratégie s’avère être une modalité opératoire. Elle prend et se traduit de diverses manières, figures et types. De nombreux domaines, institutions et entreprises en usent comme d’une figure nécessaire. Bien souvent, elle s’avère utile face au phénomène d’extension des ressources du pouvoir. Une de ses caractéristiques consiste alors en la généralisation et la réduction de plus en plus grande des cas et des singularités expériencielles pour une réduction de plus en plus affirmée du gramme servant à mesurer les données concrètes. Soumettre de plus en plus le réel en dépit de ses histoires, de ses identités, de ses fables et récits, de ses patois, unifier et universaliser de plus en plus la langue en en faisant non pas un lieu d’accumulation des expériences mais un espace lisse de circulation de flux désubstantialisés. La science du stratège est prioritairement instrumentale. Elle vise la conquête d’objets à maîtriser, à posséder et à classer systématiquement dans un tableau récapitulatif où un savoir de la conversion pourra s’y appliquer. La conversion consistant en un ordonnancement de paramètres semblables comme norme d’identification.

  • 5 Ibid., p. XLV.

13La différence et sa capacité de désajustement des variables sont souvent passées sous silence comme un négligeable parasite sans réel intérêt. À moins qu’elles ne soient opportunément tues en les plaçant dans la colonne du tableau comptable prévu à cet effet : la colonne perte et profit. Cela rappelle la parabole des bâtisseurs inconséquents qui négligent la pierre d’angle. On peut donc comprendre que les États, les armées, les opérateurs urbains, les concepteurs de toutes sortes d’empires éprouvent le besoin et la nécessité de concevoir des stratégies sans failles. Pour ce faire, ils usinent des technologies rationnalisées et maîtrisées pour réaliser leur dessein et maintenir leur emprise sur des espaces toujours en voie de désintégration. Ils négligent, excluent et rejettent alors des pièces et éléments difformes ou d’apparence insignifiantes qui ne s’intègrent pas régulièrement dans les schémas de l’appareil tel qu’il est conçu et pensé. Peut-être que ce phénomène trahit une faille consubstantielle à la stratégie en tant qu’« elle reproduit le système auquel elle appartient et elle laisse hors de son champ la prolifération des histoires et des opérations hétérogènes qui composent les patchworks du quotidien. La force de ses calculs tient à sa capacité de diviser, mais c’est précisément par cette fragmentation ana-lytique qu’elle perd ce qu’elle croit chercher et représenter » 5. L’espace institué par le stratège est donc foncièrement fragile du fait même de ses procédures de contrôle.

14Ces tendances à la désintégration des espaces disent et insinuent un autre message qui doit être également entendu. Elles disent, comme en sourdine, une facette différente des modalités d’appropriation des espaces. En cela, elles font signe vers un espace moins creux, moins vide et moins disponible que les stratèges veulent bien le faire accroire en vue de fonder et de légitimer leur emprise sur les espaces qui ne cessent de se dégager. Face donc aux stratégies, des tactiques se nouent et se développent.

2. Tactiques et contre-offensives alternatives des multitudes : ruses, détournements et braconnages

  • 6 Les figures de la femme et de la féminité ouvrent un espace problématique et de rupture qu’il conv (...)
  • 7 M. de Certeau, op. cit., p. 56.
  • 8 Ibid., p. 57.

15La stratégie tend à valoriser la stabilisation de l’espace à l’intérieur de cadres qu’elle veut contrôler par une série toujours plus enrichie de strates discursives, symboliques, rationnelles, technologiques voire rituelles. De nombreux indices révèlent de manière entêtante que l’ensemble de ces lignes, figures et remparts traduisent plus un projet qu’un fait acté. La pratique du stratège, faite et nourrie de méfiance et d’accumulation des moyens de surveillance de l’espace conquis et fondé, dit de manière sous-jacente les insurmontables difficultés sinon l’impossibilité d’atteindre et d’optimiser le projet énoncé par les manifestes qu’il brandi et agite au yeux de ses « croyants ». Face à la survisibilité des agents et des moyens du stratège qui tentent de saturer l’espace à encadrer et à contrôler, une foule, une masse de fous, de sauvages, d’idiots, de mendiants, de débiles, d’enfants, de tordus, de détraqués, voire de femmes 6 ne cessent d’excéder les limites et les cadres préposés au maintien de l’ordre. Mais alors, étant donné que personne ne semble immunisé de la séduction. Quelle langue pourrait prémunir du vertige du bégaiement, de la bifurcation ou du bafouillement ? « Déjà, interrogées à propos du « manque » sur lequel s’organise la représentation du couvent, elles [les moniales] ont ce mot : « nous avons une folle au-dedans (endon) ». Ce qui veut également dire : c’est notre secret intérieur, une folie au-dedans de nous. L’objet de « dégoût » permet à l’institution, comme à une famille, de se constituer et de se manifester selon une loi qui aurait pour formule : « toutes moins une » qui soutient l’abjection ou la folie intérieure de toute » 7. Par delà donc la clarté officielle sur laquelle table, avec la nécessaire arrogance qui signe la défaillance, le stratège et son discours, il y a la persistance, comme une intarissable suppuration, d’un léger tremblé, « un savoir que le texte ne dit pas » 8. Ce savoir, par son mutisme même, une sorte de contrepoint du bavardage du discours officiel du stratège, subsume des pratiques disqualifiées et non moins opérantes, inquiétantes et, au fond, redoutées. Si leurs langues sont désormais des murmures, des jappements, des aboiements parfois quand ce ne sont pas des cris stridents ou des mimiques qui paraissent risibles aux yeux du monde des dévots. Il n’en reste pas moins que les forces sauvages obsèdent et hantent les tenants des stratégies. Les espaces ordonnés et cadrés, contrôlés et rationalisés ne peuvent rationnellement vérifier leurs prétentions de maîtriser la folie des forces insidieuses qui travaillent, dans la nuit et au milieu du jour le plus aveuglant, silencieusement et inlassablement, les organismes et institutions établies.

  • 9 Ibid., p.60-61.
  • 10 M. de Certeau, op. cit. p. 61.

16Comment caractériser cette notion particulière de « manières » ? Sous quel nom regrouper l’ensemble des opérations officieuses qui doublent, dérangent et ne cessent de précariser, de tous les côtés et dans tous les sens, ce qui se donne comme l’ordre. Ces manières peuvent être sommées, avec Michel de Certeau, sous la bannière de la tactique. « J’appelle tactique l’action calculée que détermine l’absence d’un propre. Alors qu’aucune délimitation de l’extériorité ne lui fournit la condition d’une autonomie. La tactique n’a pour lieu que celui de l’autre. Aussi doit-elle jouer avec le terrain qui lui est imposé tel que l’organise la loi d’une force étrangère. Elle n’a pas le moyen de se tenir en elle-même, à distance, dans une position de retrait, de prévision et de rassemblement de soi : elle est mouvement “à l’intérieur du champ de vision de l’ennemi”, comme le disait Von Bulow, et dans l’espace contrôlé par lui » 9. Il apparaît, par là, que la possibilité même du déploiement d’une possible tactique dévoile une autre vérité de l’espace. Il est le lieu d’une compacité stratifiée où des forces aux potentiels et aux intérêts différenciés ne cessent d’interférer. Le stratège n’est donc pas le seul ni à l’occuper et à prétendre l’organiser en agissant en son sein en dépit du fait qu’elle prétend en dresser le tableau. Le stratège apparaît comme un protagoniste parmi tant d’autres du roman de l’espace. Il participe à ses chapitres, au déroulé de son intrigue, aux différents rebondissements du récit au même titre que les autres acteurs. Et, cela, en dépit de ce que ne cesse de marteler l’idéologie. Tout est, au fond, question de positions, d’angles d’attaque ou de modalité de présentation ou d’absence. Là où les stratèges se tiennent dans une théorique position de fondation et de surplomb, les tacticiens sont littéralement « coincés » et réduits à expérimenter des positions alternatives (contorsions, aplatissements, camouflages, insinuations, glissements, accroupissements, sauts…) dans une approche minimaliste et néanmoins intensive du rapport à l’espace mais aussi au temps (patience, attente, hibernation, accélération, projection, suspension, oubli…) les amenant à agir ou à réagir dans l’urgence ou en fonction des opportunités. Compte tenu de ces données, les tacticiens tendent à devenir des sortes de stylistes ou d’étranges esthètes qui ne cessent d’innover, d’expérimenter, d’inventer, de bricoler, de surprendre et de fuir, d’échapper et de se dissimuler. Ils déploient une économie nouvelle de l’occupation de l’espace qui privilégie des échos, des rumeurs, des incertitudes, des hantises. Michel de Certeau dessine avec netteté le profil et les contours de l’action tacticienne comme pierre sèche et grise, lieu aride et néanmoins redoutablement fécond. « Elle n’a pas la possibilité de se donner un projet global ni de totaliser l’adversaire dans un espace distinct, visible et objectivable. Elle fait du coup par coup. Elle profite des “occasions” et en dépend, sans base où stocker des bénéfices, augmenter un propre et prévoir des sorties. Ce qu’elle gagne ne se garde pas » 10.

  • 11 Ibid.

17Le stratège revendique et se targue d’occuper et de monopoliser un lieu propre, de produire et de maîtriser le calendrier se donnant par là le pouvoir d’ordonner les projets qui peuvent se dérouler dans le temps qui devient ainsi le sien. Quelle alternative construire entre le fait d’être pris(-sonnier) dans le temps de l’autre, d’être soumis à des impératifs qui sont dictés de l’extérieur (hétéronomie) et celui d’affronter à corps perdu cet ordre sur le terrain même que l’autre a défini selon ses propres normes et qu’il s’est accaparé de manière nécessairement abusive ? Le tacticien tente une percée latérale et élidée. Ce qui suppose d’intégrer et de composer avec un certain nombre de données imposées. Il y a donc, chez lui, une part assumée de passivité à partir de laquelle agir. La performance consistant à retourner, dans le temps court et dense et dans l’espace désormais rendu exigu, la situation pour en rentabiliser au maximum le potentiel avec le minimum d’investissement objectivement étalable. La loi qui s’impose est celle de la nécessité. Dans ces conditions ses valeurs seront : la promptitude, la concentration, la maximisation de la charge qualitative, la vivacité dans l’intervention, la capacité d’interrompre brutalement une séquence qui « tourne mal » et de « passer à autre chose », savoir fuir, etc., et toutes sortes de notions indexées au registre des antivaleurs dans les codes officiels du stratège. En effet, le tacticien n’ayant officiellement pas de lieu, ce « non-lieu lui permet sans doute la mobilité, mais dans une docilité aux aléas du temps pour saisir au vol les possibilités qu’offre un instant. Il lui faut utiliser, vigilante, les failles que les conjonctures particulières ouvrent dans la surveillance du pouvoir propriétaire. Elle y braconne. Elle y crée des surprises. Il lui est possible d’être là où l’on ne l’attend pas. Elle est ruse » 11.

  • 12 M. de Certeau, op. cit. p. 63.

18Stratégie ou tactique, il est question de deux attitudes, de deux conceptions, de deux ordres et logiques d’inscription dans l’espace. Ici, la stratégie revendique une puissance assumée et une approche globale et panoptiques des forces en présence. Là, la tactique s’inscrit dans l’espace à partir et avec des moyens officiellement faibles ou réputés tels. Transformant, par un retournement des paramètres, cette faiblesse officielle en force, le tacticien parvient ainsi à rééquilibrer les rapports des forces en présence. C’est bien parce que « les tactiques sont des procédures qui valent par la pertinence qu’elles donnent au temps ou aux circonstances que l’instant précis d’une intervention transforme en situation favorable, à la rapidité du mouvement qui changent l’organisation de l’espace, aux relations entre moments successifs d’un “coup”, au croisement possibles des durées et de rythmes hétérogènes, etc. » 12, qu’elles sont des exercices relevant d’une prise en compte de la « loi » de l’opportunité (le kairos).

19On pourrait gloser et développer plus longuement sur cette figure particulière et baroque de l’occupation de l’espace au regard des canons habituels. Il apparaîtra toujours, comme en surimpression, des valeurs qui tendent à entretenir entre elles, par-delà la diversité de leur mode d’effectuation, un « air de famille ».

20Ici, nous reviennent ces idées de Jean-Paul Resweber pour qui la pratique tacticienne relèverait certes d’une tekhnê mais plus et mieux encore d’une « culture » d’un « art du tact ». La tactique pencherait vers une zone indiscernable où le tact l’emporterait sur le franc contact. La tactique donc comme lieu de maximisation du tact pour minimiser, autant que faire se peut, la dépense en termes de contact. Et, en même temps, le tact tout en relevant du toucher donc du contact tend à signifier de plus en plus le « doigté », la finesse et la délicatesse. Avoir du tact se trouvant de plus en plus délié de son référent primitif (tactile) devient aussi cette puissance, cette faculté de synthétiser, de juger et d’apprécier rapidement, « l’air de rien » et néanmoins extrêmement finement et efficacement sur la base de faibles indices, les enjeux déterminants liés à une situation complexe et à réagir de la façon la plus et la mieux adaptée. Dès lors, la tactique tend de plus en plus à s’affiner en devenant atactique. C’est donc en tant qu’elle ne cesse de subsumer quelque chose de l’ordre d’un impalpable lié à une expérience non pas thésaurisée et accumulée comme un trésor de guerre mais comme un aliment qui permet de survivre hic et nunc. La tactique est éprouvée au feu des cas et situations, toujours porteuses d’enjeux aigus et forts parce toujours pris sur le vif et sans les garde-fous et les assurances que les stratèges prétendent fournir. Le tacticien est un expérimentateur dénué de ceintures de sécurité dont les ressources sont des expressions à partir de lui-même. Aussi, est-il toujours tendu et en situation critique ne sachant compter que sur lui-même.

  • 13 M. de Certeau, op. cit. p. 65.

21La seule accumulation compatible avec l’histoire de la tactique est de nature « quasi-géologique » avec des filiations complexes difficile à remonter. En effet, en même temps qu’elles ne cessent de faire preuve d’une exceptionnelle capacité d’adaptation et de renouvellement à des contextes toujours plus modernes et contemporains, en même temps elles semblent relever de gestes liés à la survie même dans ce qu’elle a de plus viscérale, de plus obscure. En fait, il y a dans les tactiques une forme impressionnante de récapitulation d’un savoir muet et silencieux, trésor multimillénaire, patrimoine sauvage de l’humanité croisant, comme un illustre passant anonyme, les pratiques quotidiennes et sans prétentions. L’histoire multimillénaire des tactiques parle ou plutôt murmure, en une langue étrangère, au cœur de nos conversations et de nos pratiques habituelles. Ce sont, somme toute, des ruses millénaires que les hommes rejouent et affirment en une multitude de domaines et occurrences. Des ruses millénaires que les hommes affinent, enrichissent et réadaptent tous les jours, plus ou moins consciemment, dans la lutte et la confrontation qui les opposent et les mettent quotidiennement aux prises avec la résistance du réel. Michel de Certeau : « Peut-être (que les ruses et tactiques) répondent à un art sans âge, qui n’a pas seulement traversé les institutions d’ordres socio-politiques successifs mais remonte bien plus haut que nos histoires et lie d’étranges solidarités en-deçà des frontières de l’humanité. Ces pratiques représentent en effet de curieuses analogies, et comme d’immémoriales intelligences, avec les simulations, les coups et les tours que certains poissons ou certaines plantes exécutent avec une prodigieuse virtuosité » 13. La tactique selon ce qu’elle est montre sa capacité à se jouer des lignes de séparation entre les êtres. Elle ouvre des zones nouvelles et inédites de communication, d’influences, de mimésis entre des êtres et des ordres que l’on nous présente habituellement comme radicalement séparés. L’ironie tacticienne déforme les cadres. Il faut se réadapter et suivre un mouvement, une danse sauvage qui ne cesse de suturer les ruptures, de sauter par-delà les lignes en des pas inouïs de nouveauté.

  • 14 M. Detienne & J.-P. Vernant, Les Ruses de l’intelligence. La mètis des grecs, Flammarion, 1974.
  • 15 Ibid., p. 22.

22En relevant cette lame de fond, on ne peut pas ne pas penser au texte majeur de Marcel Detienne et Jean-Pierre Vernant qui est une méditation sidérante sur l’archaïque notion grecque de Mètis 14. La mètis, témoigne d’une sorte de fascination de la pensée grecque pour cette intelligence de la ruse ambiguë et ambivalente, transversale, subtile, polymorphe, protéiforme, mouvante, débrouillarde et habile… Elle traverse (ou devrait-on plus justement dire, coule voire suinte quant elle ne shunte pas) une diversité de champs et de plans de l’action et du discours. Conjuguant aussi bien savoir-faire, habileté que sagacité, rouerie et flair, la mètis est le lieu par excellence de l’intelligence tacticienne. Évoquant Homère et la mètis, il est dit que : « l’homme à la mètis est sans cesse prêt à bondir ; il agit dans le temps d’un éclair. Cela ne veut pas dire qu’il cède, comme le font d’ordinaire les héros homériques, à une impulsion subite. Au contraire sa mètis a su patiemment attendre que se produise l’occasion escomptée. Même quand elle procède d’un brusque élan, l’œuvre de la mètis se situe aux antipodes de l’impulsivité. La mètis est rapide, prompte comme l’occasion qu’elle doit saisir au vol, sans la laisser passer. Mais elle est rien moins que légère, leptè : lestée de tout le poids de l’expérience acquise, elle est une pensée dense, touffue, serrée –pukinè ; au lieu de flotter ça et là au gré des circonstances, elle ancre profondément l’esprit dans le projet qu’elle a par avance machiné, grâce à sa capacité de prévoir, par-delà le présent immédiat, une tranche plus ou moins épaisse du futur » 15.

  • 16 Qiao Liang & Wang Xiangsi, La Guerre hors limites, Payot, 2003, p. 272.
  • 17 Ibid., p. 274.

23La réflexion de Michel de Certeau rejoint l’actualité la plus brûlante. En effet, face aux évolutions effarantes des moyens technologiques et à l’enrichissement et la complexification des dimensions de l’espace qui ne cessent de déployer devant nous des potentialités nouvelles rendant possible des variables expérientielles inédites jusque-là, les prétentions des stratèges capitalisent de plus grands et puissants moyens de contrôle. Les prétentions des différents stratèges à un contrôle global exacerbé se font de plus en plus pressantes. Cependant, il apparaît également que des tacticiens de plus en plus avertis et sensibilisés expérimentent à leur tour, toujours plus le détournement des armes, savoirs et moyens écrasants des stratèges. Le champ de la guerre en constitue un exemple éloquent. Les « lois » de la guerre elles-mêmes ne cessent de muter. Une grande attention est ainsi accordée aux pratiques des tacticiens visant à les intégrer dans les cadres d’une stratégie alternative. Les stratèges se trouvent comme acculés à produire des modèles de plus en plus baroques inspirés des tacticiens qu’ils ne cessent par ailleurs de disqualifier comme autant de « manières de sauvages ». Face aux complexités du monde et des espaces, des questions nouvelles se posent aux états-majors à l’instar de ces deux généraux de l’armée chinoise Qiao Liang et Wang Xiangsui qui récapitulent de manière fort frappante le problème de la requalification des rapports classiques entre stratégie et tactique à travers ce qu’ils nomment la méthode de la combinaison hors degré dans le cadre des guerres hors limites de notre temps. « La question que nous posons est : comment utiliser une méthode qui rompe avec tous les degrés pour les faire correspondre directement un combat ou une action d’ordre tactique avec une guerre ou une action d’ordre stratégique ? » 16 En un monde où les niveaux et les strates d’intervention se multiplient vertigineusement de même que les mobilités empruntent des régimes jusque-là inédits, la réponse des généraux chinois est à entendre comme une évocation aux accents étrangement proches aussi bien de la mètis des grecs que des écrits de Nicolas Machiavel. Ces idées nous reviennent comme une sorte d’éloge de la zébrure, de la bigarrure et du modèle machiavélien du centaure ou du sphinx. « En tant que méthode visant à conjuguer librement politique guerrière, stratégie, art opérationnel et tactique, le principe de la combinaison hors degré n’est qu’une question d’échange de rôles. Par exemple, utiliser le moyen stratégique d’une certaine action non militaire pour l’associer à une tâche de combat, ou encore utiliser un certain moyen tactique pour atteindre un objectif de l’ordre de la politique guerrière. Si l’on juge par la tendance actuelle de la guerre, un signe est de plus en plus net : ce n’est pas toujours par le moyen de tel niveau qu’on peu résoudre un problème de ce niveau. Peu importe qu’on utilise un marteau-pilon pour écraser une mouche ou une plume pour affronter un mammouth, ce qui compte c’est l’habileté avec laquelle on les manie » 17.

24Cependant si cette approche exaltée par les experts et stratèges chinois rejoint des considérations qui nous intéressent, notons qu’elle ne nous parle qu’en tant que lieu d’un culte du résultat final. Ce en quoi, elle ne nous dit rien sur la signification et le sens des positionnements des uns et des autres dans les champs spatiaux. Elle ne nous dit pas grand-chose sur les tenants et les aboutissants, sur les finalités de l’action par-delà la victoire ponctuelle ou la défaite des sujets engagés dans ces types d’expériences, sur le sens des engagements et sur les finalités des acteurs, sur la portée des combats comme expression, débat, rhétorique voire poétique.

  • 18 M. de Certeau, Le Lieu de l’autre. Histoire religieuse et mystique, Hautes études-Seuil-Gallimard, (...)
  • 19 Ibid., p. 330.
  • 20 M. de Certeau, La Fable mystique, xvie-xviie siècles, Paris, Gallimard, 1982, p. 229.
  • 21 M. de Certeau, op. cit., p. 240.
  • 22 M. de Certeau, op. cit., p. 241.

25C’est peut-être là que l’identité de Michel de Certeau (la seule véritablement assumée par ce dernier dans le champ disciplinaire des sciences humaines) en tant qu’historien de la mystique peut être fondamentalement éclairante de ce qui, au fond, se joue et s’esquisse dans les expériences sociales, historiques, culturelles et politiques. Si l’on pose que la mystique est liée à des élaborations nocturnes, à des productions liées aux proliférations du désir face aux procédures diurnes et aux injonctions des divers pouvoirs, alors on peut mieux comprendre, d’une part, la constitution d’idéologies et de doctrines mais, d’autre part, la constitution aussi bien aux marges que dans les profondeurs des espaces constitués de traditions humiliées, de voix exclues et donc de poches de résistance hérétiques, de délires, de pratiques et savoirs sauvages. Ce sont donc des langages qui tentent de traduire des mouvements liées à des formes autres de la vie des espaces historiques : la mystique comme langage donc. Et, comme langage, elle couvre et emprunte des formes très diversifiées. « Par ce “langage”, il ne faut pas seulement entendre la syntaxe et le vocabulaire d’une langue, c’est-à-dire la combinaison d’entrées et de fermetures qui détermine les possibilités de comprendre, mais aussi les codes de reconnaissance, l’organisation de l’imaginaire, les hiérarchisation sensorielles où prédominent l’odorat ou la vue, la constellation fixe des institutions ou des références doctrinales, etc. Ainsi, y a-t-il un régime rural ou un régime urbain de l’expérience. Il y a des époques caractérisées par les exorbitations de l’œil et une atrophie olfactive ; d’autres, par l’hypertrophie de l’oreille ou du tact. Une sociologie peut également classer les manifestations et jusqu’aux visions mystiques » 18. Par ailleurs, la mystique, en dépit des formes parfois hyperboliques, détournées voire absurdes qu’elle peut emprunter pour se dire ou se traduire concerne plus que jamais la vie, notre vie en ses voix et aspects les plus concrets et les plus quotidiens. Mais un quotidien qui, bien souvent, dit plus, dit autre chose encore. « …Les phénomènes mystiques ont le caractère de l’exception, voire de l’anormalité. Pourtant, ceux qui présentent ces faits extraordinaires les vivent comme les traces locales et transitoires d’un universel, comme des expressions débordées par l’excès d’une présence jamais possédée » 19. On comprend toute la place que peut revêtir l’impératif du langage qui, entre stratégie et tactique, ouvre un jeu d’interfécondation. Ce jeu, lui-même, oriente la réflexion vers une indéfinition de l’espace. L’action fondatrice su stratège est toujours une décision, un travail inaugural à partir d’une énonciation décisive, une coupure préalable qui désigne des lieux et ipso facto assigne des places, des statuts et des identités aux forces en présence. Le stratège génère un monde, un ordonnancement avec une discipline et des règles à observer. « Au commencement, il y a donc un acte. Il se détache comme la singularité d’un événement, donnant à l’expérience une “forme” qui va se répéter de cette coupure instaure à la fois une “région” différente et un style – une manière d’y marcher ou d’y parler. “Tu veux ou tu ne veux pas”. Il n’y a pas de tierce position » 20. Mais aucun espace n’étant vierge de vérités, « lieu-palimpseste », l’action y est toujours un doublage, un jeu de raturage et/ou de parasitage qui rend illisible des processus antérieurs, oubliés, vaincus, épuisés ou négligés. L’espace subsume des hétérogénéités. On comprend donc la fuite qui peuvent s’opérer comme des résistances, des persistances et des subsistances qui mettent en place des modes nouveaux d’existence. Des existences transversales, sombres, oniriques, fantomales saturent l’espace. Si des postures d’affrontement sont évoquées et mêmes expérimentées, elles ne peuvent occulter le fait proprement incroyable pour les bigots qu’« un commencement ou une enfance du dire émerge en ce point où coïncident l’enracinement du parler en un vouloir in-fini (le “oui” de l’“intérieur”) et son inscription singulière dans la langue (un seul petit mot à l’exclusion du reste : un “non” à l’égard de toutes les choses). Au seuil du discours mystique, un ailleurs se sculpte sur le langage, telle l’empreinte de pied nu de l’inconnu sur le rivage de l’île de Robinson » 21. Là où le stratège se positionne comme le garant de la vérité, le tacticien tend à se situer du côté d’une vérité plus labile et plus sauvagement féconde et redoutablement efficace qui intègre et joue avec le mensonge. En fait, il faudrait poser que des débats, des confrontations, des combats interminables ont lieu diversement entre stratégie et tactique qui disent qu’au fond « bien loin de constituer un “propre” [ce combat] entraîne une métaphorisation générale du langage au nom de quelque chose qui n’en relève pas et qui va s’y tracer. Au lieu de supposer qu’il y a quelque part du mensonge et qu’à le dépister et déloger on peut restaurer une vérité (et une innocence ?) du langage, le préalable mystique pose un acte qui conduit à utiliser le langage tout entier comme menteur » 22. Et si la vérité du couple notionnel stratégie et tactique était aussi liée au fait que les stratégies génèrent, par une parole créatrice, un ordre, un monde ? Ce monde ne s’assècherait-il pas si de nocturnes et « diaboliques » tactiques les « pro-voquaient », ne les « tiraient du dedans » pour en creuser, en élargir et en approfondir les territoires, en questionner les langages et les cadres ?

26En suivant les traces de Michel de Certeau à travers les lignes accidentées d’une une généalogie voire d’une archéologie du couple notionnel stratégie-tactique, il apparaît qu’il se révèle plus compact, plus épais et plus charpenté qu’il ne peut le laisser paraître. Quoi de plus compréhensible pour une pensée tacticienne. Face donc à la hauteur affichée par la stratégie, une relecture des ensembles s’impose comme une impérieuse nécessité. Les liens entre tactiques et stratégie sont clairement plus complexes et les oppositions, au fond, moins franches et tranchées qu’on peut l’imaginer au premier abord. Penser donc les protagonistes de l’espace dans leur différentes situations, envisager les déclinaisons et les modalités des forces engagées par les uns et les autres disent, en surimpression, des choses qui épellent des notions qui permettent d’amorcer une entrée dans une part d’intelligibilité des dynamique de l’histoire. Entre stratégie et tactique donc, une transversale se révèle qui relie la religion, la politique, la culture et la mystique. Examiner les liens qui se tissent entre ces deux pôles peut être considéré comme une propédeutique à une proposition d’une grille de lecture aussi bien de l’histoire que de l’habitation de l’espace. Il y a certainement besoin de géométries, de rhétoriques et de poétiques alternatives qui doivent redéfinir aussi bien l’action que les statuts et positionnements des différents acteurs, figures et autorités qui tentent de dire le monde en en intégrant, toujours plus, les variables même les plus baroques, même les plus insignifiantes. Elles ont à dire. Elles énoncent, à leur manière, des vérités, des expériences du monde qui, n’en doutons pas, ont leur authenticité. Contre donc la folie systématique et l’ivresse statisticienne, Il y a à penser, toujours, la différence et les écarts, les brouillages et les zébrures qui travaillent le monde et l’histoire.

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Notes

1 M. de Certeau, L’Invention du quotidien. Les arts de faire, Paris, Gallimard, p. 59.

2 P. Virilio, L’Insécurité du territoire, Stock/Monde ouvert, 1976, p. 77.

3 M. de Certeau, op. cit., p. 231.

4 M. de Certeau, ibid.

5 Ibid., p. XLV.

6 Les figures de la femme et de la féminité ouvrent un espace problématique et de rupture qu’il conviendrait d’étudier avec plus de profondeur. Dans la littérature aussi bien philosophique que des sciences humaines en général, elle incarne un pôle de questionnement fécond restant toujours à investir et à explorer.

7 M. de Certeau, op. cit., p. 56.

8 Ibid., p. 57.

9 Ibid., p.60-61.

10 M. de Certeau, op. cit. p. 61.

11 Ibid.

12 M. de Certeau, op. cit. p. 63.

13 M. de Certeau, op. cit. p. 65.

14 M. Detienne & J.-P. Vernant, Les Ruses de l’intelligence. La mètis des grecs, Flammarion, 1974.

15 Ibid., p. 22.

16 Qiao Liang & Wang Xiangsi, La Guerre hors limites, Payot, 2003, p. 272.

17 Ibid., p. 274.

18 M. de Certeau, Le Lieu de l’autre. Histoire religieuse et mystique, Hautes études-Seuil-Gallimard, 2005, p. 336.

19 Ibid., p. 330.

20 M. de Certeau, La Fable mystique, xvie-xviie siècles, Paris, Gallimard, 1982, p. 229.

21 M. de Certeau, op. cit., p. 240.

22 M. de Certeau, op. cit., p. 241.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Serge Mboukou, « Entre stratégie et tactique »Le Portique [En ligne], 35 | 2015, document 5, mis en ligne le 10 mars 2016, consulté le 05 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/leportique/2820 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/leportique.2820

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Auteur

Serge Mboukou

Serge Mboukou est docteur en Anthropologie sociale et ethnologie (EHESS), professeur certifié de philosophie, chargé de cours à l’Université de Lorraine et à l’École d’architecture de Nancy. Il a publié Michel de Certeau. L’intelligence de la sensibilité (2008) ; Machiavel, espace temps de la méditation politique (2009) ; Messianisme et modernité. Dona Béatrice kimpa Vita et le mouvement des Antoniens (2010).

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