Densités de la chambre.
Résumé
Boîte imaginaire nichée dans la maison, la chambre tend à fonctionner comme le lieu de conjugaison de dynamiques sociales, symboliques, imaginaires et politiques nombreuses. C’est un organe vital de « la vie de la maison ». En son sein se croisent et s’enchevêtrent des lignes de forces et de tensions aux densités et aux origines très diversifiées : architecture, désir, politique, histoire, sociologie, psychologie… Si la maison est à habiter, la chambre évoque les pulsations implicites qui nourrissent l’expérience de l’habitation. Les secrets de la grande histoire eux-mêmes se fécondent, se conditionnent et s’expliquent, d’une manière ou d’une autre dans et par les jeux de chambres. Elles proposent la nécessaire ombre des petits effondrements et, ou prélude aux grands déploiements. À travers des instantanés liés à l’histoire, aux grands textes religieux et à la littérature, cet article se propose de commencer à révéler les différences de potentiels subsumées par cette pièce centrale par son retrait, bruyante par son silence et son mystère, complexe par son apparente simplicité.
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« Très haut amour, s’il se peut que je meure
Sans avoir su d’où je vous possédais,
En quel soleil était votre demeure
En quel passé votre temps, en quelle heure
Je vous aimais ».
Catherine Pozzi, Poèmes, Gallimard, 1959.
- 1 B. Goetz, « La chambre ou “Le scandale s’abrite dans la nuit” », in MEI « Espace, corps, communica (...)
1Quoi de plus intime, de plus privé, dit-on, qu’une chambre ? Ouverte ou fermée, elle est une intrigue suspendue. Sur quoi ouvre, par sa fermeture même, cette « boîte imaginaire »? En effet, elle peut se révéler lieu riche, dense et stratifié. Divers percements, ouvertures (persiennes ?) aux autres et aux courants variés du monde peuvent s’y pratiquer dans le mouvement de repli même où elle semble comme opaque, hiératique et toujours ailleurs. La conjugaison camérale est une oscillation entre une diversité de statuts. Lieu du possible retrait en soi, elle est aussi lieu d’ouverture, d’union et ou de don aux autres. L’histoire de la chambre donne lieu à une sorte de superposition entrecroisant les histoires de la vie des hommes en tant que ces derniers tentent d’habiter leur être, de se réapproprier leur vie disloquée. Elle rend possible de se ressourcer en soi-même avec et à partir des expériences de l’échange, du partage et du don aux autres, à toutes sortes d’autres voire à « soi-même comme un autre ». Lieu crucial pour l’avènement d’une possible et salutaire ombre, d’une nuit, d’un silence, la chambre est, par excellence, le lieu des fermentations intérieures à moins que ce ne soit celui des longues et discrètes incubations et ruminations, préludes aux explosions et aux déploiements subséquents. La chambre est, au sens propre, la propédeutique de l’histoire. Sa densité n’a d’égal que le silence et l’opacité qui en font le socle sur lequel s’articulent tous les déploiements qui ont lieu, en pleine lumière, sur les places et scènes du monde. Benoît Goetz : « J’appelle “chambre” un espace architecturé où l’existence peut gagner un peu d’ombre, à l’écart de toute publicité, pour des rencontres avec ce qui ne peut jamais s’exposer sans violence ni inconvenance : la naissance, la nudité, l’amour, la douleur, la mort, etc. » 1. En cela, la chambre, silencieuse et en arrière-fond, a le charme discret et la puissance fragile et énigmatique d’une source. Comme on remonte un fleuve jusqu’à son humble et hésitante source, Il nous faut toujours remonter jusqu’à la chambre pour voir sourdre le sens des choses et des gesticulations de l’espace public. Entre humilité, silences, murmures et mystère des commencements, elle seule connaît les petitesses de la lâcheté, des trahisons ou des hésitations. Elle est souvent témoin des passions mais aussi des tiédeurs humaines qui signent les lentes extinctions des feux mêmes les plus ardents. Elle est témoin du doute et des regrets, des larmes et des renoncements. En son sein de patience, elle enregistre les conciliabules tout comme elle stimule la capacité d’échanger plus ou moins sincèrement. Il semblerait donc que la place et les dimensions de la chambre soient plus grandes que celles de la maison même. On dirait que toute la vie de la maison mène, en pente douce, vers la chambre comme à son aboutissement irrésistible et naturel. Sa mesure tend à, paradoxalement, croître jusqu’à déborder le monde puisqu’elle est le lieu du désir illimité et du rêve. La chambre coïncide simultanément avec les dimensions larges des illusions de l’avenir ou celles, définitivement exiguës, de l’impasse de la mort. En ses murs de sédiments ou de cendres, le passé tient et s’entasse. C’est probablement pour l’honneur fragile du présent qu’elle garde le juste et nécessaire silence signé par son retrait. Repos, ressourcement, méditation, recueillement, dépouillement, nudité, humilité, secret… sont les autres mots et noms possibles que permet d’articuler la chambre. En chambre donc, l’homme se rencontre avec les parts apocryphes (apokruphès : « tenu caché »), inavouables, silencieuses ou interdites de lui-même et avec tous ces autres qu’il ne peut véritablement rencontrer sur la place. Et d’ailleurs, peut-on prétendre vraiment rencontrer sans entrouvrir un peu de sa chambre ? Peut-on véritablement agir sans en passer, d’une manière ou d’une autre, par sa chambre (réfléchir, revenir en soi) ? Mais alors, quel est donc ce lieu énigmatique ?
- 2 J.-L. Chrétien, L’Espace intérieur, Paris, Les Éditions de Minuit, p. 29.
- 3 É. Benveniste, Le Vocabulaire des institutions indo-européennes, Minuit, 1969, 2, p. 267-272.
- 4 M. Perrot, Histoire de chambres, Seuil, 2009, p. 9.
2Avoir une chambre. Avoir sa chambre. Un luxe et un privilège que ne peuvent apprécier, à son juste prix, que ceux qui usent le temps et la vie à courir les villes sinon la terre entière à la recherche, quête désespérée et désespérante, d’un lieu qui convienne vraiment. Un lieu où pouvoir enfin poser sa tête et ainsi reposer un peu le corps et l’esprit. Autant dire que la condition humaine est elle-même une longue quête, toujours recommencée, d’une chambre. Lieu de la possible réinitialisation de la capacité d’agir, la chambre permet d’ouvrir des séquences d’existence nouvelles, d’enrichir la vie et d’investir positivement le temps. S’extirper de sa chambre c’est renaître au jour et s’éveiller au monde. Se retirer dans sa chambre est toujours une promesse subsumée. Même celui qui, ne tenant plus debout, s’effondre, espère trouver une chambre et un lit (un lieu) qui recueille son ultime vérité, ses dernières faiblesses. On ne le sait plus beaucoup, d’où l’importance de le redire : la chambre est « l’une des figures spatiales de l’intériorité psychique et spirituelle les plus décisives et les plus durables dans la pensée occidentale [...]. Elle donna lieu pendant de nombreux siècles à des considérations riches, profondes et diverses, sous la plume de multiples auteurs, avant de s’arracher à sa dimension religieuse première, avec la modernité, pour devenir la chambre de l’esprit en un sens profane, jusque chez les romanciers du xixe siècle » 2. On peut dire que la chambre garde quelque chose de religieux, une forme de sacralité qui en fait un lieu d’exception, un lieu à l’écart. Elle est le lieu, par excellence, de la relation entendue dans sa pluralité sémantique. Relation avec tous les mondes. Pris dans la dispersion du monde, la chambre offre symboliquement l’opportunité de se recueillir. Elle est le lieu de la relecture de ses mondes propres. Émile Benveniste élargit la notion de religion en la reformulant à partir du verbe latin relegere entendu au sens de l’acte de « recollecter, de revenir à une synthèse antérieure pour la recomposer » 3. Il n’est pas exagéré de penser que tous les chemins mènent à la chambre et repartent d’elle. En effet, dans les mille et une intrications de l’aventure humaine sur terre, quel chemin, sentier ou piste ne finit-il pas par vous y conduire, plus ou moins durablement ou régulièrement ? La chambre, dans sa simplicité rend possible les croisements les plus riches et les plus complexes. « La chambre est une boîte, réelle et imaginaire. Quatre murs, plafond, plancher, porte fenêtre structurent sa matérialité. Ses dimensions, son décor varient selon les époques et les milieux sociaux » 4. On dirait que cette simplicité de base est une condition sine qua non de son arborescence et de sa plasticité fonctionnelle. La chambre sait admirablement se faire aux foisonnements des circonstances qui marquent la vie des hommes. « Bien des chemins mènent à la chambre : le sommeil, l’amour, la méditation, Dieu, le sexe, la lecture, la réclusion voulue ou subie. De l’accouchement à l’agonie, elle est le théâtre de l’existence, là où le corps dévêtu, nu, las, désirant, s’abandonne. On y passe près de la moitié de sa vie, la plus charnelle, celle de l’insomnie, des pensées vagabondes, du rêve, fenêtre sur l’inconscient, sinon sur l’au-delà » (Michelle Perrot).
3C’est dire, s’il en était encore besoin, combien stratégique est la place de la chambre dans l’économie générale de la vie. Quelques instantanés des histoires de chambres peuvent être évoqués qui pourraient donner à saisir sa place réelle. À travers les grands textes culturels des civilisations du monde, on peut voir comment la chambre fonctionne comme un personnage central et néanmoins discret du roman fabuleux de l’agencement de l’action des hommes. Elle en conditionne l’ordonnancement. C’est en cela qu’il faut être attentif à sa présence centrale et néanmoins nécessairement discrète.
1. Désir de vivre : les chambres de l’Égypte onirique
- 5 P. Dibie, Ethnologie de la chambre à coucher, Paris, Grasset, 1987, p. 25.
4Au pays d’Imhotep, pays où les architectes et les bâtisseurs sont souvent grand prêtre, construire c’est aussi être attentif aux exigences d’une vie adaptée aux rigueurs climatiques mais aussi ajustée à la complexité des rapports que les hommes entretiennent avec les dieux omniprésents dans l’organisation du quotidien, de l’espace et de l’avenir. Les évolutions de l’art de bâtir ont suivi les développements de la civilisation et la densification du mode de vie urbain. On peut, à partir des investigations archéologiques, se faire une idée relativement précise des types d’habitation des égyptiens au Moyen empire (entre 2052-1570). Des vestiges et modèles en argile ont été retrouvés dans des tombes qui montrent, de manière générale, le modèle d’une maison citadine en Égypte. « Le plus souvent, le bas de la maison se compose d’une salle à colonnes avec, au fond, quelques pièces. Un escalier étroit, raide et sans rampe, conduit à un étage qui débouche soit sur une seconde série de pièces précédées d’une galerie à colonnes, soit sur une pièce unique que la présence d’un lit ou d’une natte et d’un chevet désigne comme étant la chambre » 5.
5Le lit apparaît bien souvent comme un des meubles les plus importants de la maison, le dispositif central de la chambre. Là également, les tombes constituent une source précieuse d’information. Les fouilles des tombeaux royaux ont révélé des lits aux formes très élaborées et richement ouvragés avec des incrustations d’or et des plaques d’argent : baldaquin en bois doré, pieds de lit en bois sculpté en forme de pied de taureau ou de lion ou modelé à partir d’une divinité protectrice du dormeur. Au musée du Caire, on peut admirer le lit de la reine Hétéphérès (IVe dynastie) la mère de Khéops.
6Mentionner la présence et souligner l’importance du travail sur le lit c’est indéniablement porter l’attention sur la chambre comme lieu du repos mais aussi comme lieu hanté et fréquenté par des entités autres : les dieux. À travers les rêves et les songes, les dieux interviennent et orientent le cours de la vie des hommes. Par divers témoignages, objets et textes, nous savons combien les égyptiens accordaient de l’importance au rêve et à son décryptage. Le pharaon lui-même a à sa portée des brigades de décrypteurs de songes. Le papyrus Chester Beatty III (document visible au Metropolitan Museum) est une sorte d’ancêtre de l’interprétation des songes de Freud. Les Égyptiens possédaient une sorte de code permettant de décrypter les rêves. Ils pratiquaient la technique de l’association des images et des jeux de mots pour entrer dans l’intelligence de leurs rêves.
7Le lien entre les mondes nocturnes et les enjeux des espaces diurnes est établi. La chambre, lieu du sommeil, fonctionne comme un opérateur en médiation. Le présent est gros des esquisses et lignes des développements de l’avenir. La chambre est le lieu de ces susurrations et de ces supputations. Les dieux y spéculent de manière cryptée. C’est le moment de nous remettre en mémoire l’épisode du songe du pharaon qui, dans les écrits vétérotestamentaires, propulsa le jeune Joseph, prisonnier en Égypte, au rang de grand Vizir du Pharaon et de toute l’Égypte. Ayant pu décrypter les songes mystérieux du souverain, il est hissé au rang de deuxième personnage du pays, chargé de gérer et d’organiser la distribution des vivres. Les rêves faits dans une chambre déplacent Joseph. De la chambre, des passages deviennent possibles. De l’esclavage à la liberté, du présent au futur, de la misère à la prospérité, de l’insignifiance à la pleine existence, des vaches maigres au vaches grasses : des trajectoires inédites s’inaugurent. Autrement dit, la nuit et le sommeil ne suspendent pas le politique. La chambre se mue en un théâtre politique. La chambre se situe dans la maison (Oikos) où le dormeur reste pris et enserré dans les affaires domestiques mais aussi politiques. Ainsi, les dieux, les vaches, les cultures, les catastrophes écologiques, toutes les sueurs, les rumeurs, tous les tourments et les espérances du monde s’immiscent et s’insinuent-ils, par toutes les veines et veinules, dans la chambre pour la peupler et la tapisser de leurs signes et marques. Le seuil de la chambre porte le sceau du monde. L’ange de la mort ne l’épargnera guère. Ainsi, la nuit, lorsque le silence se fait dans la ville, la livrant à ceux qui n’ont ni feu ni lieu et qui parfois sont sans foi ni loi, la chambre se dilate aux dimensions du monde.
8L’intériorité psychique, en lien avec l’expérience onirique, apparaît comme le lieu de déploiement et de recomposition cryptés des données politico-économiques. Le personnage du jeune Joseph entreprend quant à lui une longue traversée quasi-initiatique qui, de lieu en lieu, d’épreuve en épreuve (devrait-on dire de chambre en chambre ?), le fait passer successivement du confort à l’inconfort, de la maison de son père à l’aride désert, de sa terre natale à l’étranger, du puits profond où il est jeté par ses frères à la maison de Putiphar où il est chargé de l’administration de la maison de son maître (oikos nomia), des geôles du Pharaon au palais où il est chargé de la gestion et de l’administration des biens du pays. Une expérience où il est pris dans une démarche vertigineuse et éprouvante où se tressent des données de nature éthique, esthétique, érotique, politique, économique et herméneutique. Le code général de l’intrigue semble consister en un impératif d’extirpation des chambres (sites et situations) où il ne cesse d’être pris. S’extirper par et grâce aux moyens et ressources de l’intelligence et de la sagesse. L’histoire de Joseph, dans la perspective de la présente réflexion sur la chambre, semble indiquer l’idée que la chambre, par-delà les apparences, n’est pas le lieu du retrait dans l’inertie, l’apathie et l’avachissement. C’est un lieu chargé d’une diversité de variables, d’une multiplicité de virtualités. Le temps passé dans la chambre se doit d’être aussi voué à la recombinaison et à la traduction, au décryptage et au réajustement des moyens et dispositions en vue de la traversée, du passage vers autre chose, vers de nouvelles contrées. Toute la densité de la chambre tient probablement au fait qu’elle est un lieu d’accumulation positive ou négative de tensions, un lieu d’usinage des pièces et concepts en vue de la maximisation des échanges et de l’action. La chambre est un atelier. Lieu insigne de réparation et de restauration des corps et des esprits usés. C’est un tremplin pour de nouveaux ou ultimes dépassements. Les tensions continues de la chambre tiennent au fait qu’elle est un lieu de composition et de recomposition des données et formules qu’on voudrait ou qu’on désirerait opérantes. Ainsi, la chambre ne cesse-t-elle jamais de mettre en perspective l’histoire. Il semble que les hommes se soient donnés des chambres comme une manière et un lieu pour penser les moyens de durer à travers et au-delà du temps. Le fantasme d’échapper aux impératifs du temps convoque encore la chambre. Chez les égyptiens encore, on peut voir toute l’importance que tient la chambre d’éternité en lien étroit avec le rêve d’immortalité.
- 6 P. Dibie, op. cit. p. 30.
9Pour un peuple dont le livre central organisant la vie et la culture est Le Livre des morts, penser la mort, conditionne toute la vie. La maison d’éternité et sa chambre est un souci majeur pour tout égyptien digne de ce nom. L’idée qu’après la mort le Ka, cet être immatériel, continue de vivre requiert que de son vivant l’on se préoccupe de donner à cette entité les moyens de perdurer dans le temps et pour l’éternité. Tout l’art de la momification, mais aussi les performances architecturales sont ordonnées à cette idée forte. La tombe et ses chambres sont signes de fortune post mortem. Aussi l’art funéraire devient un miroir intéressant permettant de décrypter la société dans ses hiérarchies, ses enjeux de pouvoir et ses avancées techniques. Imhotep, chancelier du Pharaon et inventeur légendaire de la pyramide, et à sa suite, de nombreux architectes et bâtisseurs se sont surpassés dans la réalisation de ces édifices monumentaux. Ainsi, parmi d’autres, la pyramide du pharaon Djoser, par Imhotep, dans la nécropole de Saqqarah. Vivre sa mort comme un prolongement de sa vie, tel était le rêve des égyptiens. À cet effet, la chambre d’éternité du pharaon Tout Ankh Amon semble celle qui donne le mieux un aperçu des proportions que ce souci pouvait prendre. « Lits d’apparat décorés des dieux de la maison, incrustés d’ivoire, d’ébène, d’or, d’autres dorés, aux côtés ciselés en forme de lion, d’hippopotame ou de crocodile, des lits de repos pliables en bois léger avec des charnières en bronze ; des appuie-tête en faïence incrustés de lapis-lazuli, en ivoire, en verre bleu ; des armoire, des chaises, des tabourets, des coffrets, des cannes, des objets de parure, des armes, des jeux, de la vaisselle, des objets liturgiques, etc. » 6. La chambre du mort et son mobilier comme support du désir et comme miroir et théorie du désir d’éternité développé et déployé devant nos yeux. Les égyptiens ne se sont pas beaucoup trompés puisque des milliers d’années après, ils nous fascinent encore de leur éternelles jeunesse et nouveauté.
10Chez les « cousins » des Égyptiens, par Joseph précisément, la fortune de la chambre n’est pas misérable non plus. Du moins celle des puissants. Les écrits vétérotestamentaires (le livre des Rois, le Cantique des cantiques, ou le Deutéronome entre autres) nous ouvrent les portes des chambres royales. C’est, en effet, avec une certaine complaisance que l’on décrit la chambre et le lit du roi Salomon. Dans le livre du Deutéronome, on pousse le sens du détail jusqu’à donner les mesures du lit de fer que les vainqueurs transportent et exhibent comme un trophée. On peut deviner sans peine la place que peuvent tenir, dans le palais de Salomon, le souverain aux sept cent épouses de rang princier et aux trois cent concubines étrangères, la chambre et le lit royaux dans le dispositif politique et diplomatique (ébats et débats). La chambre et le lit comme lieu et outil déterminants dans la négociation politique pour le roi de Jérusalem (Yéru-Shalam : cité de la paix). Chambre, désir, échanges, politique. La paix entre les nations, valeur suprême de la coexistence des peuples, passerait-elle par le secret des chambres ? Antique sagesse qui donne à réfléchir. La chambre n’est pas le lieu de la passivité et de l’inaction. Elle est lieu éminent de négociation, d’échanges et d’union entre les corps, les esprits et… les nations. L’histoire des mondes chrétiens ne démentira pas cet axe de pensée. Elle s’en servira pour intérioriser et spiritualiser encore plus le lieu caméral.
2. Quelques considérations sur la cubiculum cordis comme motif majeur de la spiritualité chrétienne
- 7 J.-L. Chrétien, op. cit. p. 30.
- 8 Évangile selon saint Matthieu, chap. VI, 5-6.
11Il y a indéniablement une fascination et une centralité de la chambre dans le christianisme. On peut voir cheminer ce motif depuis les premiers textes de l’Ancien testament jusqu’aux enseignements de Jésus qui fait de la maison et de la chambre un lieu névralgique de la rencontre entre Dieu et les hommes. Le Dieu des chrétiens est, peut-on dire, un arpenteur des espaces. Il chemine et fait cheminer ceux à qui il veut se révéler, ceux avec qui il veut faire alliance. Les grands textes chrétiens peuvent souvent se lire et se comprendre comme des traversées, des aventures où ont lieu des séries de franchissements. Le croyant est invité sans cesse à avancer et à entrer. Dieu des portiques. On peut donc comprendre la gravité, les voiles de mystère qui peuvent entourer l’idée et le motif de la chambre dans laquelle on est invité à pénétrer. Franchir le seuil d’une maison est déjà un engagement qui tient à une ouverture. Pénétrer dans une chambre constitue un moment grave et symboliquement fort dans la relation que l’on peut entretenir avec un être, avec un autre. Quitte à ce que cet autre soit en nous-même. Des notions aussi puissantes et suggestives que la confiance, le désir, l’amour, la tendresse, la complicité, le secret, l’intimité, la passion, le don, la jouissance, l’union sont évoquées autour de ce franchissement. Le christianisme est une pensée et une théorie organisée autour du cœur. Ce cœur est lui-même pensé comme une chambre qui organise les rapports entre extériorité et intériorité. Il s’agit de, toujours plus, passer de l’un à l’autre. Il s’agit de, toujours plus, cultiver l’intimité de la relation avec le divin. Aussi la rencontre s’approfondit-t-elle toujours plus dans l’intimité, au cœur de la chambre du cœur. L’être de l’homme, sa dimension nucléaire, sa vérité la plus profonde où les voiles sont les plus fins possibles quand ils ne tombent pas dans l’expérience du ravissement mystique de l’amour éprouvé trouvant à s’expérimenter dans et par la chambre. Le chrétien vise l’élévation par l’approfondissement de sa relation intime avec son Dieu. Spatialité cubiculaire, le christianisme ne peut se penser que comme aspiration à l’intérieur de soi dans un mouvement de creusement inépuisable de la niche qui traduit toute la relation d’amour de Dieu pour l’homme sa créature. « L’intériorité la plus profonde de l’homme n’est lieu de vérité que parce qu’elle est lieu de rencontre, parce que je m’y tiens devant Dieu et avec lui, parce que je l’écoute et lui parle. Selon le langage contemporain, l’identité est ce en quoi vient sans cesse l’altérité la plus vive, et c’est un des critères qui la distinguent de la future “subjectivité”. Mon centre est décentré, mon intériorité est habitée, et c’est ce qui la constitue comme tel et la fonde » 7. Ainsi, le chrétien peut-il se penser, se vivre et se pouvoir comprendre par et avec le vocabulaire de la maison de la rencontre : moment crucial de la relation amoureuse avec Dieu. Le vocabulaire de la maison est foisonnant d’allusions qui renvoient directement à la vie chrétienne. La maison est à édifier en permanence, à entretenir, à maintenir contre les vents et éléments nuisibles, à consolider, à protéger contre les invasions des impuretés de toutes sortes, etc. Et, le cœur-chambre est le dispositif central et ultra-sensible de la maison. L’évangile en fait le haut lieu de la rencontre secrète avec l’hôte « qui voit dans le secret » qui « sonde les cœurs et les reins ». La chambre comme personnage à part entière du récit chrétien provient directement de l’évangile. Le texte de l’évangile de Matthieu peut être considéré comme canonique sur la pédagogie de la prière authentique. Il consacre la chambre comme le lieu par excellence de la rencontre ardente, intense et intime du dialogue avec Dieu dans le cadre de la prière. La chambre qui renvoie au cœur devient oratoire. « Et quand vous priez, ne faites pas comme les hypocrites : ils aiment, pour faire leurs prières, à se camper dans les synagogues et les carrefours, afin qu’on les voie. En vérité je vous le dis, ils tiennent déjà leur récompense. Pour toi, quand tu pries, retire-toi dans ta chambre, ferme sur toi la porte, et prie ton Père qui est là, dans le secret ; et ton Père, qui voit dans le secret, te le rendra » 8. Cet extrait se construit dans l’ordre d’une spatialisation de l’écart, visant à dégager une scène précieuse, exclusive et privée, ajustée à une rencontre authentique, intime et féconde. Par le même mouvement, est disqualifiée la surexposition qui, ici, est considérée comme l’apanage des hypocrites : adeptes des exercices de piété publique et spectaculaire. Ces pratiques son rangées du côté des arts du spectacle et de l’adhésion qu’ils peuvent susciter de la part des admirateurs (hypocrites, du grec hupokritès : acteurs, mimes). L’engagement dans l’expérience cubiculaire de la prière déplace les enjeux. Il consonne avec le mouvement de retrait, la fermeture, le secret, le silence, la solitude habitée. La chambre comme enceinte dans l’enceinte de la maison signe définitivement le rejet de l’« ob-scénité » au profit d’un privilège donné à la scène intime. Cette démarche de retrait tend à présenter la chambre comme le lieu ou l’artifice perd, théoriquement, de son opérativité. Les masques des acteurs (hypocrites) n’ont plus grande efficacité. Il s’agit de voir autrement. Voir dans le secret. C’est donc qu’il y a encore et toujours à voir. Mais c’est d’un nouveau type de voir dont il est question. Voir avec et à partir d’un autre niveau d’intelligence. Une nouvelle pièce va se jouer dans la pièce. Cette idée d’une sorte d’élision structurera une certaine éthique chrétienne qui pose que l’essentiel se joue toujours ailleurs et en des espaces discrets, dans le silence et autrement que comme on l’aurait voulu. De l’officiel vers l’officieux, du centre vers la périphérie ou la marge. L’aumône doit être la plus discrète possible, la prière du publicain (qui se tient au fond de la synagogue) est préférée à celle du pharisien (qui lui se met en scène au devant du public), les signes du jeûne doivent être bannis. On assiste à une discrète évolution qui tend à déporter le centre de gravité du décorum vers toujours plus de sobriété. Consécration symbolique donc de la chambre qui devient féconde par le fait qu’elle abrite une relation d’amour d’une densité autre que les exhibitions, différentes des arts de la scène publique. Mais comment mieux comprendre ce motif de la chambre ? De quelle chambre s’agit-il ? Ou est-elle située ?
- 9 J.-L. Chrétien, op. cit.
- 10 G. Duby, Saint Bernard. L’art cistercien, Arts et métiers graphiques, 1976, p. 46.
- 11 G. Duby, op. cit. p. 46.
12La cubiculum cordis est dans « le cœur ». L’idée forte qui traversera le temps et fécondera de manière décisive la modernité est probablement liée à une certaine libération de l’assignation aux lieux matériels. Elle signe une forme de victoire des mondes de l’esprit sur les enracinements locaux et matériels. La chambre du cœur se reporte sur un positionnement du sujet dans sa quête réitérée de l’essentiel. Une façon spécifique de se situer qui exhausse le goût et la saveur des significations au détriment de la fadeur des objets propres et concrets. Il s’agit d’essayer d’expérimenter toujours plus, avec excitation, les nouveaux contours, les nouvelles dimensions de l’habiter par-delà les lieux durs, stériles, circonstanciés et contraignants de la géographie des pratiques. La chambre du cœur, boîte imaginaire, devient une custode où le mystère de l’infini se ramasse et se « con-tient » dans les modestes limites d’une simple boîte, d’un cadre défini. Pour le chrétien, « la chambre du cœur devient par l’acte de la prière un sanctuaire. La crypte de l’intimité devient un temple, la faille et l’ouverture de la transcendance s’ouvrent au sein de l’immanence. La prière silencieuse forme, en effet, l’acte essentiel qui anime et révèle la chambre du cœur comme telle, et lui donne sa pleine phénoménalité » 9. Un indice intéressant de ce rapport de la chambre cryptique comme œuf, comme lieu de fermentation, de maturation et d’intensité appelé à donner toute son amplitude au reste du corps, de l’édifice apparaît dans l’histoire de l’architecture religieuse. On peut le voir dans le rapport entre le monastère et le monde. En effet, « l’église monastique était un oratoire privé, à l’usage d’une maisonnée isolée du monde. Mais les diverses fonctions que remplissait le monastère, son insertion dans la société globale qu’il entendait travailler comme le ferment dans la pâte, obligeait à déclore ce lieu » 10. On peut voir également fonctionner ce rapport entre la chambre et le monde à travers la place occupée par la crypte : lieu d’enracinement et condition d’élévation et d’épanouissement. Dans l’histoire de l’architecture cistercienne « la crypte enracinait le sanctuaire dans la terre maternelle, comme s’enracinaient dans la renommée des aïeux les dynasties. Lieu des obscures rencontres entre la vie et la mort, elle abritait des déambulations secrètes parmi les ténèbres traversées de lueurs où se fixaient les attentes religieuses les plus sourdes, les plus chargées d’anxiété. De ces espaces chtoniens, l’église haute paraissait presque comme une annexe, et comme l’émergence vers un peu de lumière. Mais elle pesait de tout son poids sur la couverture de la crypte. Celle-ci devint pour cela le champ des premières expériences de voûtement, c’est-à-dire le germe de l’architecture romane » 11.
13Ces lignes fondatrices guideront, dans l’esprit qu’elle indique, la tradition des chambres du cœur tout au long de l’histoire du christianisme de saint Ambroise de Milan à Pascal, en passant par saint Augustin, Origène et sainte Thérèse d’Avila et bien d’autres encore. La méditation à partir de la chambre sera une manière d’affirmer un véritable dégagement sinon une vraie libération vis-à-vis des contingences et des pesanteurs matérielles au profit d’une attention et d’un approfondissement de la qualité de la relation à un essentiel à cultiver à partir de soi comme véritable socle en vue de la libération des scories de toutes sortes qui distraient le sujet engagé dans la quête de l’essentiel. De ce point de vue le christianisme est un jalon fort dans l’aventure de l’exploration des mystères du dedans. On peut donc apprécier toute l’influence qu’aujourd’hui encore, il exerce dans nos manières de nous rapporter au monde et à nous-mêmes. La modernité elle-même, par Machiavel, Descartes, Pascal, Leibniz sont les résultats d’une vraie et intense incubation d’où sont sortis des hommes aguerris, ressourcés et prêts à inaugurer de nouvelles voies, à investir de nouvelles directions, à conquérir de nouveaux espaces.
14La représentation, l’image ou l’idée même de la chambre ne restera pas indemne. Elle s’entendra désormais dans tous les sens. Plus que jamais, elle relèvera du symbolique, du politique, du publique, du privé, du fantastique, du technique, de l’imaginaire : une manière de dire le monde et l’action. Un lieu d’énonciation, de dormition ou de résistance. Autant de figures qui disent la capacité de l’homme à s’inquiéter dans la passivité, à trembler dans l’indolence, à détester les faux conforts du conservatisme vermoulu, à craindre l’inactivité paralysante, à tenir en haute suspicion les coffres-forts où l’on entasse des valeurs réputées sûres, sacrées, intouchables.
3. De Machiavel à Sade : l’arborescente odyssée de la modernité camérale
15Nous tentons de restituer la chambre à sa complexité, à l’épaisseur et à la compacité des dynamiques et trajectoires qu’elle ne cesse de réarticuler. De la pensée à la relation, de l’intime à la politique, la chambre demeure ce cube où l’imagination se féconde, le désir s’exacerbe, la conscience s’aiguise et le corps se relâche. Du méditant au désirant, au fond n’est-ce pas le même soupir qui, dans sa complication et sa complexité, y trouve des modalités plurielles de traduction.
- 12 M. Perrot, op. cit.
16Dans la chambre, il est possible d’enfin pouvoir s’évader dans les mondes du rêve ou de s’enfoncer et s’abîmer sans retenue dans toutes sortes de profondeurs et de niches : celle du sommeil réparateur ou celle de la méditation. On se livre à la chambre pour mieux se délivrer des lignes et cadres de la discipline des mondes extérieurs, sociaux. Lieu qui rend possible les aventures et les explorations les plus insolites et les plus elliptiques. Avec la chambre, « on pénètre dans les profondeurs de la maison en même temps que celle d’un corps. Les dédales des pièces esquisses un labyrinthe, une spirale de la conquête : antichambre, salon, cabinet, boudoir jalonnent le cheminement d’un corps qui se défait, se livre, non sans résistance qui aiguise l’appétit, s’abandonne enfin, dans la mollesse d’un sofa ou d’un “lit de repos” nécessairement bas pour accueillir les pâmoisons et les chutes » 12. Lieu des épanchements et des chutes et des déshabillements : un nouvel ordre semble y régir le rapport au sens, au temps, à l’espace, aux couleurs, à la lumière. Tout dans la chambre est agencé, pour favoriser et stimuler les expériences (experire : tester, tenter, essayer) les plus riches. La chambre est un laboratoire. Elle abrite les combinaisons les plus insolites, les croisements, les transactions, les rencontres et les échanges les plus secrets et les plus audacieux. C’est un lieu d’élaboration de toutes sortes de textes (textus : tissus, tissages, croisements, serrages, desserrages, inventions, vissages…). C’est en cela qu’il y a besoin d’un espace clos, limité pour organiser ou désorganiser l’économie des systèmes d’attitudes ordinaires et conventionnelles pour les réorganiser, les ré-agencer suivant des variables toujours différentes et nouvelles. On peut donc poser que la chambre est féconde de par la prolifération de textes et récits qu’elle rend possible. Mais aussi par les formes de vrillages et de brouillages du lieu officieux que la chambre tend à être. Contre la discipline du codage, la chambre est un lieu de dissidence. Contre donc la discipline du codage des gestes et attitudes, on peut, par la voie de la chambre, échapper aux rigueurs. Il s’offre là une possibilité de décoder et recoder autrement et différemment les signes, les identités et les postures.
- 13 N. Machiavel, « Lettre à Francesco Vettori » (1513) in Œuvres complètes, Gallimard, 1952, p. 1434- (...)
17Ainsi, à la Renaissance, nuitamment, solitaire et abandonné de tous, Machiavel dans son cabinet de Sant’Andrea in Percussina, peut-il échapper à la discipline de la « police » médicéenne qui contrôle Florence pour entreprendre la grande entreprise de subversion et de recodage des signes et pratiques discursives de la tradition politique. Après avoir épuisé les contours du cycle ordinaire des activités quotidiennes, Machiavel passe à un deuxième mode d’habitation du temps de la vie. Et, la chambre est le lieu de cette reconfiguration. « Le soir venu, confie-t-il à son ami Francesco Vettori, je retourne chez moi, et j’entre dans mon cabinet, je me dépouille, sur la porte, de ces habits de paysans, couvert de poussière et de boue, je me revêts d’habits de cour, ou de mon costume, et habillé décemment, je pénètre dans le sanctuaire antique des grands hommes de l’antiquité ; reçu par eux avec bonté et bienveillance, je me repais de cette nourriture qui seule est faite pour moi, et pour laquelle je suis né. Je ne crains pas de m’entretenir avec eux, et de leur demander compte de leurs actions. Ils me répondent avec bonté ; et pendant quatre heures j’échappe à tout ennui, j’oublie tous mes chagrins, je ne crains plus la pauvreté, et la mort même ne saurait m’épouvanter. Je me transporte en eux tout entier » 13. La chambre comme lieu de suspension des contingences temporelles et d’oubli des soucis d’un quotidien qui n’est plus à la hauteur des enjeux de l’éternel animal politique qu’est l’homme. Ainsi, dans le secret et l’insularité de sa chambre, cabinet de travail, il entreprend la gigantesque tâche de refonder les codes de la praxéologie politique et propulse ipso facto le monde dans la modernité. Échappant à la discipline et à la tyrannie larvées d’une époque, au cœur de son studio, il peut se laisser librement féconder par des textes venus d’époques différentes et autres : les Anciens (Platon, Aristote…). Une libération de la parole et de la pensée comme critique de l’expérience et du présent. Avant-poste tenu pour la subversion du monde politique ordinaire, le cabinet de Machiavel devient ainsi lieu de refondation et de rénovation radicales. Là encore, nous voyons la chambre-cabinet fonctionner ainsi qu’un laboratoire : un lieu clos d’expériences, d’épreuves, d’inventions et de mise en perspective de formules nouvelles possibles et ou envisageables.
- 14 M. Perrot, op. cit.
18La spatiologie sadienne, quant à elle, apparaît comme une traversée d’une série d’espaces clos. En ce sens, il y a à poser que les personnages libertins de Sade développent une culture de laboratoire. Ils délimitent des lieux où expérimenter des combinaisons nouvelles et inédites visant à la dilatation des limites de la grammaire érotique traditionnelle. La topique de la séquestration ouvre sur la volonté d’opérer une section, coupure visant à désigner des lieux spécifiques d’assignation plus où moins volontaire : une pièce ou un espace clos où définir et ouvrir une scène nouvelle, une scène autre. En cette scène autre est appelée à se déployer, dans une liberté neuve et insolente au regard des bonnes mœurs, une infinité de jeux de montages, de combinaisons et d’hybridations issue du foisonnement de l’imaginaire érotique. Arabesques érotiques que le roman sadien. La chambre sadienne, comme une custode, se voudrait lieu insigne qui enferme l’infini du désir dans les limites finies et fermées d’une pièce aménagée : l’illimité dans le limité. « Les souterrains du château de Sade se prolongeant à l’infini, sombres dédales où l’on se perd, où l’imaginaire n’en finit pas de rebondir, de bifurquer, de se ramifier, de proliférer. La séquestration subie, est parfois souhaitée, dans un acte amoureux qui suppose l’annihilation de soi-même (ainsi pour O) : elle peut être aussi l’expression d’une maîtrise des corps qui exige l’accès illimité, à l’anéantissement » 14.
- 15 R. Barthes, Sade, Fourier, Loyola, Paris, Seuil, 1971, p. 36.
- 16 M. de Certeau, La Fable mystique, Paris, Gallimard, 1982, p. 259.
19Pourrait-on tenter un rapprochement de structure et d’organisation spatiale ? D’une part, la démarche de l’orant de l’évangile selon Saint Matthieu qui, en rupture avec l’hypocrisie, est invité à se retirer et à s’enfermer dans une chambre pour rencontrer, dans l’intimité du secret, un être aimant aux yeux transperçants qui voit dans le secret. D’autre part, les libertins qui s’enferment eux dans espaces circonscrits, des châteaux, des boudoirs et des jardins pour s’adonner, « à corps perdu », à des jeux libertins intenses. La chambre, lieu d’union et d’échanges ardents, mystiques et extatiques avec les extases de l’orant ainsi que la jubilation du libertin ne s’inscrivent-elles pas, au fond, dans le commun enracinement igné du désir et dans la quête expérientielle de l’échange jouissif ? Expérience mystique et expérience libertine n’ouvrent-elles pas, chacune à sa manière et mutatis mutandis, sur l’univers du fabuleux ? Dans l’une comme dans l’autre figure, nous avons affaire à des désirants qui expérimentent, vérifient, éprouvent et opèrent dans le cadre de l’enrichissement des possibilités de gammes dans le nuancier des relations. Lieu d’approfondissement et d’investissement continus et inépuisable de formules et de formulations. Qui mieux que le sémiologue et structuraliste Roland Barthes pour nous éclairer à ce propos. Si les corps sont joués, la parole est reine et souveraine. « Dans la cité sadienne, écrit-il, la parole est peut-être le seul privilège de caste qu’on ne puisse réduire. Le libertin en possède toute la gamme, du silence dans lequel s’exerce l’érotisme profond, tellurique, du “secret” jusqu’aux convulsions de parole qui accompagnent l’extase -et tous les usages (ordres d’opération, blasphèmes, harangue, dissertations) ; il peut même, suprême propriété, la déléguer (aux historiens). C’est que la parole se confond entièrement avec la marque avoué du libertin, qu’est dans le vocabulaire de Sade : l’imagination. On dirait presqu’imagination est le mot sadien pour langage » 15. L’auteur du Fragment d’un discours amoureux et du Plaisir du texte propose une clé pertinente qui conforte l’hypothèse que nous avançons d’une possible analogie de structure (homologie structurale ?) entre la démarche mystique de l’orant et la démarche sadienne du libertin. On ne peut pas ne pas penser à La Fable mystique de Michel de Certeau parlant du château à sept demeures chez Thérèse d’Avila en tant que ce dernier « organise un espace formel de transcription sur lequel (elle) cartographie des « airs » joués tour à tour, ou simultanément, sur l’oraison, sur l’âme ou sur le livre. Il règle un concert » 16. Les deux sujets se tiennent en des pièces fermées et en retrait, pour des échanges intenses et expérimentaux : surdétermination de la chambre.
- 17 M. de Certeau, op. cit., p. 269-270.
20Ainsi, de la chambre d’éternité des pharaons, fascinés par la folie du désir d’éternité, à la chambre somptueuse de Salomon, cœur d’un dispositif diplomatique, de la chambre du cœur (cubiculum cordis) de la tradition mystique chrétienne, lieu de contemplation au cabinet d’étude de Machiavel, noyau pour une subversion théorique des pratiques politique aux chambres libertines d’inspiration sadienne, nous pouvons voir se déployer les différents azimuts de nature herméneutique, érotique, économique et politique qui, en circonscrivant des lieux clos, ouvrent ipso facto la possibilité d’une concentration de lignes et de points d’expérimentation visant à traduire, approfondir et valoriser des possibilités nouvelles, inédites et non encore stabilisées dans le monde ordinaire qui, lui, fonctionne sous et selon la règle de la norme solidement établie. Lieu par excellence de liberté, la chambre permet et préserve la réserve de potentialité et de possibilités d’être dont l’homme est, par la voie du désir, capable. Le mythe et l’histoire de la chambre ferme et ouvre sur du secret et sur du déploiement textuel. Lieu par excellence où le soi s’éprouve comme lieu de l’autre dans des confrontations de toutes les gammes d’intensité. La chambre est, comme un diamant, précieuse. C’est probablement ce qui fait sa fascination et son mystère. Comprendre les mystères de la chambre est une tentative d’avance vouée à l’échec. On ne peut que supputer. Nous voulons mettre ce lieu spécial en lien avec ses mots de Michel de Certeau : « Inutile donc de nous fatiguer à vouloir comprendre la beauté » de ce diamant qui, tel le « Verre » de Marcel Duchamp, est infrangible et fermé sur soi comme une pierre précieuse, mais transparent et docile à la lumière comme s’il ne lui opposait qu’un rien, et chiffrable (sept), pluriel comme un objet mathématique. En ce « château enchanté », se multiplient aussi les formes de rêves anciens. Elles chatoient en ce bijou translucide, pareille aux feux de mille mémoires : modèles de la Jérusalem biblique (image apocalyptique) ou juive (images messianiques du retour, si obsédante alors chez les marranes ou les expulsés) ; modèle du paradis (image de l’origine), du jardin de plaisirs (une érotique et une esthétique), du ciel (images cosmologique et astrologique) ; fiction d’architectures parfaites (images mathématiques et géométriques) ; espaces militaires (si fréquents chez Thérèse) et romanesques (la chevalerie d’antan), etc. Avec toutes ces facettes de monde, brille l’âme, nouveau microcosme, encyclopédie d’histoires » 17.
- 18 M. de Certeau, La Prise de la parole, Paris, Seuil, 1994, p. 247.
- 19 B. Goetz, op. cit. p. 154.
21En un temps où la dictature de la transparence semble de plus en plus gagner le peu d’espace non encore éclairé, peut-être que la chambre est encore un des rares lieux de résistance. Pour combien de temps encore ? En un temps d’une modernité panoptique où l’idéologie de la sécurité est obsédée par les écrans et les caméras de surveillance, il y a à réfléchir sur la place de cette pièce qui reste centrale par son retrait même. Il est, en tout cas, certain qu’à la lumière des propos qui précèdent, ces mots de Michel de Certeau prennent une portée particulière de justesse. « Dans nos pays, l’opaque devient le nécessaire. Il se fonde sur les droits de la collectivité, susceptibles d’équilibrer l’économie qui, au nom des droits de l’individu, expose toute réalité sociale au grand jour universel du marché et de l’administration » 18. L’ordre panoptique impérial qui nous surveille (pour notre sécurité, dit-on) constitue et consolide de plus en plus les codes de déchiffrage des trajectoires individuelles et collectives que nous tentons d’esquisser. Il nous darde de ses rayons d’acier et nous enserre dans ses immenses armoires où nos vies sont réduites en données, elles mêmes servant de « bases ». Il nous faut retrouver le charme que procurent un peu de silence, un peu d’ombre, un peu de solitude, dans un monde et un temps où nos mouvements, nos traces sont désormais en permanence et continuellement recueillies, stockées et décryptées. Comment encore se préserver un peu pour espérer, un peu de nuit ou d’ombre pour pouvoir naître à la lumière d’un jour possible. Où encore trouver le répit d’une grotte, l’hospitalité d’une cabane, la tranquillité d’un coin, la sérénité d’une hutte pour s’abriter de l’aveuglante lumière qui nous harcèle. L’architecture est interpellée. En tant que « machine à ombre, comme elle peut être aussi machine à lumière [...] elle est aussi machine de silence, de cette matière précieuse que le silence est aujourd’hui devenu» 19. Contre le chaos de la transparence obligatoire, vivement un peu de liberté
Notes
1 B. Goetz, « La chambre ou “Le scandale s’abrite dans la nuit” », in MEI « Espace, corps, communication », n° 21, 2004, p. 153.
2 J.-L. Chrétien, L’Espace intérieur, Paris, Les Éditions de Minuit, p. 29.
3 É. Benveniste, Le Vocabulaire des institutions indo-européennes, Minuit, 1969, 2, p. 267-272.
4 M. Perrot, Histoire de chambres, Seuil, 2009, p. 9.
5 P. Dibie, Ethnologie de la chambre à coucher, Paris, Grasset, 1987, p. 25.
6 P. Dibie, op. cit. p. 30.
7 J.-L. Chrétien, op. cit. p. 30.
8 Évangile selon saint Matthieu, chap. VI, 5-6.
9 J.-L. Chrétien, op. cit.
10 G. Duby, Saint Bernard. L’art cistercien, Arts et métiers graphiques, 1976, p. 46.
11 G. Duby, op. cit. p. 46.
12 M. Perrot, op. cit.
13 N. Machiavel, « Lettre à Francesco Vettori » (1513) in Œuvres complètes, Gallimard, 1952, p. 1434-1438.
14 M. Perrot, op. cit.
15 R. Barthes, Sade, Fourier, Loyola, Paris, Seuil, 1971, p. 36.
16 M. de Certeau, La Fable mystique, Paris, Gallimard, 1982, p. 259.
17 M. de Certeau, op. cit., p. 269-270.
18 M. de Certeau, La Prise de la parole, Paris, Seuil, 1994, p. 247.
19 B. Goetz, op. cit. p. 154.
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Référence électronique
Serge Mboukou, « Densités de la chambre. », Le Portique [En ligne], 34 | 2014, mis en ligne le 05 février 2016, consulté le 05 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/leportique/2795 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/leportique.2795
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