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AccueilNuméros4DossierLes paradoxes de l’éducation

Résumé

Le métier d’éducateur peut être dit impossible, parce qu’il s’exerce – comme d’ailleurs les métiers de la psychanalyse et du gouvernement des hommes – dans la sphère incertaine du transfert. Il est, de surcroît, un art : celui qui consiste à inviter quelqu’un à se poser en sujet de l’héritage qu’on lui transmet. Plus que tout autre travail, le travail éducatif souffre de la mélancolie de l’inachèvement et de la souffrance de la répétition attestant qu’il n’atteint jamais pleinement sa fin. Mais cette impossibilité nous révèle, sous la forme d’une limite, le poids d’enjeux éthiques irréductibles à toute technique.

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Texte intégral

1L’impossibilité qui caractérise les métiers de l’éducation – laissons de côté l’exégèse de la célèbre formule freudienne – atteste que le résultat escompté par l’éducateur n’est jamais obtenu. On l’a répété bien souvent : l’éducation est un processus qui engage, par définition, un être inachevé dont il est difficile d’anticiper ou de prévoir le devenir. Rousseau l’a bien compris : l’éducateur doit faire avec le temps et, par conséquent, ce qui revient au même, laisser-faire. Voilà pourquoi il échoue : en un sens radical, d’abord, car jamais l’idéal proposé ou imposé ne sera réalisé ; en un sens pragmatique, ensuite, car les objectifs ne sont jamais franchement atteints.

2Cette impossibilité de fait accompagne les actions éducatives en général. Mais on ne saurait la confondre avec l’impossibilité de droit qui affecte l’acte d’éduquer lui-même. À tous égards, l’éducation est une entreprise paradoxale, puisque la finalité qu’elle poursuit, à savoir l’autonomie du sujet, conduit à sa propre abolition. Travailler à rendre le sujet autonome, c’est, en effet, déjà s’engager à faire le deuil de la mutuelle dépendance que le travail éducatif met pourtant en place. Il n’y a pas d’éducation qui ne comporte le déni du geste, qui l’institue.

3C’est donc bien l’impossibilité inhérente à l’acte d’éduquer, disons la contradiction qui l’inaugure, qui fonde sa possibilité. Reste à délivrer le message d’un tel paradoxe. C’est sans doute aux exigences d’une éthique qu’il nous renvoie. L’impossibilité en question, qu’elle soit de fait ou de droit, qu’elle définisse la logique de l’action éducative ou celle de l’acte éducatif, exprime, sous la forme d’une limite, l’impératif de la Loi éveillant le sujet aux conditions de réalisation de sa liberté. Or, cet impératif qui déplace la visée du travail éducatif du champ de la logique du résultat vers celui de la logique des finalités nous place face à la complexité énigmatique du sujet, face à la reconnaissance problématique de la Loi et face aux paradoxes cruciaux de la transmission.

1. L’énigmatique complexité du sujet

4Est éducateur celui qui travaille à ce que l’être humain se réalise comme sujet, c’est-à-dire devienne responsable. Il n’y a point d’autonomie possible, si l’être éduqué n’accepte pas de devenir un jour la cause de ses actions, d’en assumer les conséquences et d’en légitimer le sens. Or, pour en arriver là, il lui faut faire un difficile travail sur soi, en consentant à se faire aider et guider par un autre. Mais l’accès à l’autonomie est une lourde charge, car le sujet humain est complexe. Il épouse, en effet, une structure comportant trois instances : le moi, le soi et le je. Le moi, couramment dénommé l’ego, recouvre la dimension psycho-physique de l’être humain ; le soi, quant à lui, résulte de la mise en représentation du moi : il désigne la dimension sociale de l’être humain. Le je, enfin, en exprime la dimension intérieure et cachée, voire inconsciente ; il est le lieu de cet Autre qui nous habite, jardin secret, que nous cultivons, voix silencieuse qui nous interpelle, désir inconnu qui nous étonne nous-mêmes. On s’en doute, chaque instance se trouve elle-même spécifiée par des cristallisations intellectuelles, affectives et sociales qui génèrent des comportements adéquats. Mais elle ne saurait pour autant être détachée et être séparée des autres.

5En réalité, le sujet se présente, généralement, sous une détermination qui intègre les autres, en s’imposant. Il adopte tantôt la posture individuelle du moi, tantôt la posture sociale du soi, tantôt la posture énigmatique du je. C’est dire qu’il existe à se déconstruire et à se reconstruire sans cesse. Il est, par définition, agile, car il n’est jamais là où il se fait savoir. Se fixe-t-il sur une détermination privilégiée, c’est alors qu’il subsiste et n’existe plus comme tel. On le conçoit, l’acte d’éducation, qu’il relève de l’enseignement, de l’apprentissage ou de la formation, parie sur cette mobilité consubstantielle au sujet : il vise finalement à remettre en circuit et en connexion les divers éléments composant sa stature. Il suffit d’agir sur l’un d’entre eux pour que se modifie la structure entière. C’est en vertu de cette dynamique que l’être humain, en se ressourçant en lui-même, change son image et son style, sa perception d’autrui et sa vision du monde : qu’il finit par s’« adopter » lui-même comme être singulier.

6On peut dès lors se demander ce qui constitue l’identité d’un être aussi baroque et composite. Sans nul doute, c’est du je que ce dernier tient son fondement. Et cela, précisément, parce que le je, comme lieu du désir et de la parole est, comme tel, indéterminé. Or, c’est autour de cette indétermination structurelle que se constitue l’identité de l’être humain. C’est autour du vide immanent au je que le moi, le soi et, bien entendu, le je entrent en interaction. Car le je est bien l’instance déterminante du sujet, puisqu’il fournit aux deux autres instances l’espace transitionnel, où elles peuvent reviser leur composition, en échangeant leurs éléments réciproques. On pense spontanément à l’image de la case vide qui, sur l’échiquier, permet d’avancer les pions, de réaménager le plan de la partie d’échecs et de réajuster les mises. Le sujet définit bien, par privilège, la posture du je, mais il recouvre aussi la configuration globale qui résulte de l’ordonnancement des trois instances en présence. Il est à la fois le principe déterminant de la structure et le profil dynamique qui en résulte.

7C’est en vertu de cette détermination fondamentale que le sujet échappe à toute emprise, à celle d’autrui comme à la sienne propre, qu’il s’échappe lui-même. Comme tel, il est agile, mais aussi fuyant, incertain, imprévisible, indécidable. Mais il ne faudrait pas en conclure que l’identité de l’être-à-éduquer soit exclusivement négative, potentielle, virtuelle. Car si la singularité du sujet éclôt dans le vide de la marge, elle s’épanouit dans l’usage qu’il décide d’en faire. Il lui est possible de nier ce vide, de le dénier et de le combler, mais il lui est aussi possible de le revendiquer, de l’esthétiser, de le déjouer, de le mobiliser. Cette alternative nous transporte au cœur même du travail éducatif, qui consiste à interpeller le sujet, en l’invitant à « occuper », au double sens du terme, cette place vacante. Sans conteste, c’est bien la parole verbale ou comportementale qui sert de médium à cet échange, mais celle-ci revêt une forme spécifique. La parole éducative n’a nullement pour objectif de se substituer à la parole de l’être-à-éduquer, mais bien de faire en sorte que ce dernier en vienne à habiter la parole qu’il prononce, de lui-même, sur lui-même. C’est pourquoi, quelle que soit sa forme : négative, optative, impérative, elle reste « propositionnelle ». L’éducateur indique au sujet des directions, des repères, des plans de vie... Si celui-ci consent à entendre et à reformuler, à ses propres fins, ces propositions, il s’inscrit alors dans l’espace d’un projet. Le projet est en fait l’écriture d’une parole questionnante entendue et reçue par un sujet singulier.

8C’est la parole –parce qu’elle fait Loi – qui structure le sujet et cette parole prend d’abord la forme d’un projet. Ce point est essentiel. C’est, en effet, dans cette projection de soi que le sujet affirme son identité, en se donnant les règles de vie qui, à ses yeux et aux yeux de l’éducateur, auront peu à peu force de Loi. On remarquera alors avec justesse que le projet ainsi défini fait interface entre la case vide et la Loi. Il épouse le profil de l’objet transitionnel, puisqu’il mobilise le « vide » auquel il impose une configuration symbolique, telle que le sujet puisse s’y reconnaître. On l’a probablement saisi : c’est la Loi qui, par conséquent, préside à l’insolite conspiration du moi, du soi et du je et qui ajuste chacune de ces déterminations aux autres. Or, le projet est, à l’usage du sujet, la première ébauche, la première esquisse de cette Loi dont il nous faut définir les différents niveaux.

9Certes, le vide éprouvé par le sujet peut être esthétisé, c’est-à-dire utilisé à des fins d’agencements et de remaniements multiples. Mais l’interpellation de la parole éducative qui, par la médiation de la figure du projet, renvoie à l’exigence de la Loi, métamorphose l’expérience esthétique du vide dans l’expérience éthique du manque. Au total, même si le projet construit par la parole éducative se greffe sur des attentes clairement exprimées, on n’est jamais certain de la réception que fera le sujet de cette parole. C’est parce qu’il est impossible de plier le travail éducatif aux règles de la logique rationnelle que ce dernier demeure possible comme art de questionner, d’interpeller, de dialoguer...

2. Les défilés de la Loi

10L’invention du projet personnel est une étape nécessaire à la découverte de la Loi. Or celle-ci se trouve appréhendée, d’une façon concrète, dans les figures paradigmatiques qui commandent la relation à autrui. Elle surgit sous la forme spontanée de l’idéalisation de l’Autre et c’est pourquoi elle se trouve soumise à la logique paradoxale du transfert. Rappelons brièvement les déterminations de ce concept. Il y a transfert quand le sujet s’identifie intellectuellement et affectivement à une autre personne qui est supposée incarner, à ses yeux, l’idéal de son propre moi ou encore réaliser une part inédite de ses attentes ou de ses rêves. Autrui est dès lors cerné, pris en otage et sommé d’exaucer des demandes jusqu’ici informulées. Mais le transfert ne saurait s’accomplir sur la seule base de cette expérience projective. À l’usage, le sujet se doit de comprendre qu’une telle situation rend impossible la relation sur laquelle se fonde cette projection. À la faveur des événements qui constituent l’histoire de la rencontre et à la faveur du dialogue noué qui l’accompagne, il subit le contrecoup de la désillusion qui est l’effet du contre-transfert. Il en vient alors à prendre acte de la bonne distance qui le rapproche des autres et le sépare de lui-même. C’est en passant par le défilé de ce double moment d’idéalisation et de déception qui rythme le transfert que le sujet humain découvre la Loi.

11L’adolescence est, on le sait, la période où les signifiants de l’enfance sont peu à peu remaniés, à la faveur de cette découverte. L’enfant vit dans l’illusion de la symbiose que démystifie la parole parentale, qui lui dénie, pourtant, le droit de se poser en complément de ce qui manque aux parents. Telle est la première blessure narcissique : celle de l’enfance. Or, une telle désillusion requiert d’être compensée par des processus d’idéalisation multiréférentiels, qui, en découvrant au sujet le degré de puissance qui l’habite, l’aident à faire le deuil du sentiment océanique du bonheur qui a bercé son enfance. Mais une nouvelle désillusion attend le sujet qui assiste, impuissant, à la chute de ses chers idéaux protecteurs. Survient alors la seconde blessure narcissique : celle de l’adolescence. Or, c’est à la faveur de cette épreuve que l’adolescent se heurte à la Loi, d’abord idéalisée dans les figures de la Femme, du Père et du Frère, puis affirmée et vérifiée, dans sa nudité, comme une instance qui fonde son devenir propre.

12C’est par transfert que l’adolescent découvre la Loi de la division sexuelle. Symbole de la plénitude, la Femme est la figure idéalisée de la jouissance qui est imaginairement recherchée dans la rencontre des sexes. Or, c’est à cette plénitude que l’union sexuelle oblige à renoncer : d’idéal, la Femme devient le symbole de ce qui manque à l’un et l’autre sexe, quoique sous des rapports différents. C’est en effectuant ce dur passage de la Femme fantasmée à la Femme-signifiant que le sujet découvre la Loi de la division sexuelle. Or, une telle division ne sera jamais résolue, parce qu’elle demeure le symbole d’une autre division qui passe non entre l’un et l’autre sexe, mais entre l’ordre des sexes et l’ordre du Sexe, qui est celui du manque dont chacun des sexes témoigne de manière équivoque. Croire en la complémentarité des sexes et des êtres, c’est paradoxalement nier la division sexuelle qui prend sa source dans l’expérience symbolique du manque érigé en ordre de la Loi.

13La Loi a sa figure idéale non seulement dans la Femme, mais aussi dans le Père. Là encore, le processus obéit à la même logique. C’est d’abord en glorifiant le Père – de la même manière qu’il magnifie la Femme – que l’adolescent se heurte à la Loi de la Parole. Sans ce moment inaugural de l’idéalisation, le sujet ne saurait s’identifier à la Loi dont le Père est le symbole. C’est un nouveau drame métaphysique qui se joue alors : il doit, en effet, s’identifier au Père dont il doit néanmoins se séparer. Le Père n’est pas l’incarnation de la Loi : il en est le témoin. C’est ce témoin qu’il doit devenir lui aussi, en mettant à mort le Père fantasmé, ce Père, qui le séduit, parce qu’il l’a d’abord idéalisé en le parant des Noms-du-Père, attributs imaginaires qui le survalorise à dessein. À l’instar de la Femme, le Père est la figure imaginaire de l’idéal impossible, mais, à la détruire, le sujet la transforme en une figure symbolique du manque dont prend acte la Loi.

14Cette double expérience du manque renvoie à l’insistance abrupte de la Loi qui rend impossible l’idéal, mais sans indiquer encore au sujet ce qu’il lui est possible d’espérer. Aussi ce dernier se pose-t-il avec angoisse la question de savoir comment il peut être enfin concrètement reconnu sur le terrain de la relation sociale. C’est à ce niveau qu’intervient l’exigence de la citoyenneté qui donne à la Loi un contenu juridique, moral et politique. L’adolescent qui se demande sous quels emblèmes il va pouvoir se faire reconnaître découvre qu’autrui – qu’il idéalise, en un premier temps, dans la figure du chef, du copain, de la « star » – est avant tout le frère citoyen, soumis aux mêmes droits et devoirs que lui. Fondée sur un pacte ou sur un contrat, la Loi pallie ici le manque, qu’elle transforme en une visée d’action. L’éducation à la citoyenneté suppose, en général, que soit acquis le sens incontournable d’une Loi ancrée dans la division sexuelle et la parole paternelle. Mais si ce dernier fait défaut, il est possible de le reconstruire, d’en bas, pour ainsi dire, à partir de l’éveil à la loi citoyenne, qui nous situe d’emblée sur le champ de la reconnaissance mutuelle. Le partage des droits et des devoirs, le respect des valeurs inscrites dans la culture, le travail réalisé en commun, voilà autant de projets qui investissent le manque inaugural de la Loi et donnent corps à la parole paternelle. Telles sont les deux formes du parcours de l’éducation : passer de la Loi découverte dans sa radicalité à la loi citoyenne, ou découvrir, dans les règles de la loi citoyenne, les traits de la Loi conçue comme instance structurante.

15Ce parcours reste bel et bien un idéal-type. Il ne se réalise pas sans la souffrance d’un travail de deuil, sans la patience du temps, sans les erreurs de l’évaluation, sans les ratages répétés et sans les échecs jugés trop vite irrémédiables. Voilà qui suffit à susciter, chez l’éducateur, un profond sentiment d’impuissance et même de culpabilité, comme s’il pouvait un jour détenir la maîtrise des situations qu’il doit affronter. À cela s’ajoute la sensation d’être blessé et agressé par les transgressions multiples qui visent le représentant de la Loi qu’il se doit être. La logique de transgression est certes déroutante. Mais elle a pour fonction première de démystifier les figures idéales de la Loi : c’est en contestant cette Loi que l’adolescent s’ajuste à elle et, par conséquent, l’« invente », au double sens du terme. Mais elle répond aussi, chez celui qui la pratique, à une seconde fonction : celle qui consiste à évaluer la Loi, à la mettre à l’épreuve de soi, pour se persuader qu’elle tient bon malgré tout. Quelle que soit la forme qu’elle revêt, elle vient rythmer le parcours de l’éducation : expérimentale, lorsque le sujet conteste les normes, les règles et les modèles imposés par la société, soit en les récusant, soit en les réinterprétant à sa façon ; plutôt radicale, lorsqu’il récuse l’existence même de la Loi, en lui opposant des ersatzs, comme ceux de l’arbitraire du désir individuel, de la loi du plus fort, du délire du groupe, de la violence du pouvoir ; paradoxale, enfin, lorsqu’il la relativise ou la dénie, jusqu’à la rendre dérisoire, en comparaison de limites ultimes, se réclamant du dépassement héroïque de soi, du sentiment du sublime, de l’expérience mystique, de la création artistique, d’une générosité défiant tout calcul...

Les aléas de la transmission

16L’éducateur a pour tâche essentielle d’éveiller le sujet au sens de la Loi. Mais il lui est difficile, sinon impossible, de vérifier qu’il a enfin atteint cette finalité. Il lui faut, en effet, témoigner, de façon provisoire, des différents aspects de cette Loi – ce qui est lourd pour un seul homme – et, par conséquent, gérer l’espace du transfert qu’il ouvre pour réaliser cette opération. La réussite n’est jamais acquise. Tout dépend, en effet, de l’intérêt du sujet, de ses attentes et, finalement, des aléas de la transmission. Le travail éducatif a beau, en effet, emprunter les voies de la communication : rien n’indique que ce qui est dit ait bien été entendu.

17Même si le travail de transmission ne peut s’effectuer sans un travail de communication, on ne saurait les confondre l’un et l’autre. On communique un message, mais on transmet un héritage. Or, rien n’indique que le message fasse héritage, c’est-à-dire qu’il soit « répété », de façon originale, par le sujet qui l’accueille, au point de l’engager dans une histoire. C’est dire que la transmission se présente comme une interpellation. Ce qui suppose qu’elle soit, à l’origine, portée par un projet volontaire, qui soit adressé et entendu par le sujet qui s’y retrouve, c’est-à-dire qui se découvre, en l’accueillant, une identité singulière. On mesure alors le fossé qui sépare les deux stratégies en présence : la communication est dialogue interactif, qui épouse le discours du récit ou du commentaire et s’emploie à redéfinir les conditions d’un partage, quel qu’il soit. La transmission, en revanche, est un dialogue subversif, jamais clos, qui fonctionne comme un discours d’adresse, analogue à celui de la correspondance épistolaire et vise finalement à « nommer » la personne interpellée.

18La transmission repose sur des paradoxes qui rendent encore plus incertains ses effets. D’abord, elle se réalise dans le présent, mais elle parie sur l’avenir. Or, il est possible que le sujet n’entende pas dans l’immédiat l’intention qu’elle véhicule mais que ce soit bien plus tard qu’il s’en fasse enfin l’écho. C’est la preuve que la transmission a pour finalité de susciter une mémoire. Mais, le plus souvent, l’acte de la transmission efface les traces mêmes de la transmission : le sujet s’est incorporé le message et l’a oublié, dès qu’il en a fait son héritage. Plus étonnant encore est le paradoxe d’une transmission qui engage une certaine forme d’innovation. En général, on assimile machinalement reproduction et transmission. Mais, à y bien réfléchir, si la transmission fait de nous des héritiers, c’est parce qu’elle nous enjoint de recréer l’objet transmis. En clair, c’est l’acte même de la transmission qui transforme le message en héritage. À telle enseigne qu’il n’y a aucune origine assignable à la transmission si ce n’est le résultat qui l’atteste. S’il en est ainsi, si c’est bien le résultat qui fait origine, il convient alors de dévoiler le dernier paradoxe qui fonde les trois précédents : l’objet de la transmission ne préexiste pas au parcours de la transmission. Ainsi, le message est-il transmis, lorsqu’il a été reconsidéré et reconstitué au travers des cadres culturels de ceux qui l’ont reçu. Ces différents paradoxes montrent à quel point la transmission est l’opération d’une transgression originale, qui procède du travail incessant que le sujet fait sur la Loi.

19Peut-être convient-il de dire que l’objet n’est efficacement transmis que s’il reste affecté d’une incomplétude. Incomplétude qui légitimerait son heureuse reprise par les héritiers. Mais se pose dès lors la question de savoir ce qui est au juste transmis. C’est, semble-t-il, moins l’objet que le projet qui érige ce dernier en symbole. Autrement dit, l’objet transmis ne fait qu’un avec le désir supposé du transmetteur. On communique des signes, mais on transmet des symboles. Les symboles transmis le sont sous la forme d’investissements d’objet. Ce sont, en effet, toujours des valeurs que l’on transmet : valeurs esthétiques, éthiques – et le sens de la Loi est la valeur des valeurs ! –, intellectuelles, politiques, religieuses... D’une façon plus radicale, ces objets précieux sont confiés au sujet comme s’il en était le seul gardien, comme si, sans lui, ils risquaient de tomber en ruines. En écho à l’acte de transmission, résonne le discours d’un rituel d’élection connu : « Tu es le seul à pouvoir conserver, garder, comprendre, entendre... Sans toi, il n’y a plus de mémoire... ».

20Les valeurs transmises découvrent au sujet le champ de possibles indéfinis : sous forme d’orientations, de directions, de parcours. Ce sont bien des lieux et des espaces que l’on transmet, mais des espaces d’écriture. L’objet investi devient l’occasion de réaliser une nouvelle écriture de soi. À condition cependant de le déchiffrer, car il se présente comme une lettre. Ainsi, transmettre consiste à « passer » cette lettre à quelqu’un, mais aussi à inviter ce dernier à s’en passer, pour qu’il s’aventure dans une nouvelle écriture. Ce que transmet l’éducateur, c’est « l’amour du symbolique » qui, procédant du respect de la Loi et de la foi en soi, force le destin de celui auquel il s’adresse. Acte éminemment paradoxal, la transmission délivre la lettre au moment même où elle la livre, au risque de la fixer à nouveau. L’objet transmis donne lieu à des paroles et à des initiatives : il « invente » l’histoire. Mais, on le devine, il est toujours menacé d’être à nouveau objectivé et figé, comme on le constate dans les institutions, les églises ou les partis, qui préfèrent garantir l’orthodoxie de la tradition, à l’encontre de toute transmission.

21À la différence de la communication, la transmission se passe finalement de techniques. Elle se déploie, en effet, dans l’espace d’une spécificité culturelle ou d’une singularité relationnelle qui résiste à la standardisation des procédés. Tout se passe comme si les moyens planifiés mettaient en péril l’objet à transmettre. On peut, en effet, observer que, dès que triomphent les techniques, c’est l’empire de la communication qui tend à digérer les lieux de transmission. Sans doute, est-ce ce phénomène qui, aujourd’hui, caractérise la modernité. Mais le désir de transmettre est plus fort que la passion de communiquer. Les valeurs résistent au nivellement, les identités protestent contre ce viol généralisé. Tout se passe comme si l’uniformisation technique provoquait, par réaction, la différenciation croissante des systèmes culturels, abritant les processus d’une transmission de plus en plus privatisée.

22La transmission obéit non à des logiques techniciennes, mais à des règles. Dans la mesure où elle se présente comme une communication subversive, elle se réalise, d’abord, dans le langage de l’interpellation, où la parole se conjugue avec le silence. L’interpellation brise la loi du dialogue ordinaire, pour proposer sous forme d’une adresse personnalisée, un projet spécifique à une personne qui, en se l’appropriant, conquiert son identité. Mais la transmission s’effectue aussi par vicariance. On peut se demander, en effet, ce qui est premier : le désir de celui qui transmet ou le désir de celui auquel il est transmis. Il est probable que ce soient les deux désirs qui collaborent à la construction d’un projet qui est, à l’origine, supposé être l’œuvre du seul transmetteur. On le sait, la vicariance est une lecture de transfert du comportement d’autrui. Celui qui la pratique prélève, sur le comportement de l’éducateur, les indices significatifs, censés exprimer le désir de ce dernier à son endroit. Mais, bien entendu, de tels indices qui s’organisent en une chaîne de lettres vont être réinterprétés par le sujet, pour devenir les marques de son propre désir. Tel est le parcours de la vicariance : aller de l’observation et de la sélection du modèle, en passant par l’interprétation et la transformation de ce dernier, à l’appropriation de traits reconstitués. Interprétation et vicariance sont, on le devine, les deux stratégies de base qui sous-tendent le rituel de la transmission.

23Le métier d’éducateur peut être dit impossible, parce qu’il s’exerce, comme les métiers de la psychanalyse et du gouvernement des hommes, dans la sphère imprévisible du transfert. Il est un art : celui d’exercer un rapport d’influence sur des individus complexes, pour leur transmettre le sens de la Loi, base de la foi en eux-mêmes. Certes, une telle finalité légitime-t-elle, en les générant, les paradoxes classiques qui situent son exercice entre liberté et contrainte, individu et collectivité, autonomie et violence, tradition et avenir, valeurs d’hier et valeurs de demain... Car la Loi est elle-même paradoxale : individuelle et sociale, contraignante et libératrice, source des valeurs anciennes et nouvelles. Mais le sens de cette Loi, à supposer qu’il soit acquis, est lui-même soumis aux variations de la transmission, aux épreuves de la transgression et aux règles de l’interprétation. Le travail éducatif souffre, plus que tout autre travail, de la mélancolie de l’inachèvement, de la douleur de la répétition remédiant à l’échec et de l’insatisfaction qui provient de ce qu’il oscille entre les objectifs et les finalités, sans jamais parvenir à une fin. Mais cette impossibilité exprime, sous la forme d’une limite, la priorité des règles éthiques sur les règles techniques.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Jean-Paul Resweber, « Les paradoxes de l’éducation »Le Portique [En ligne], 4 | 1999, mis en ligne le 11 mars 2005, consulté le 06 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/leportique/274 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/leportique.274

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Auteur

Jean-Paul Resweber

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