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Essai sur le rien de Yann Courtel

Jean-Paul Resweber
Référence(s) :

Avant-lire par Roger Munier, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2013, 251 pages.

Texte intégral

1Le livre de Y. Courtel comporte trois grandes parties. La première, intitulée Déclore le Rien (p. 19-79) présente une approche phénoménologique du Rien qui désigne non seulement le néant, le ne-ens, conçu comme le non-étant, c’est-à-dire l’Être, en tant que ce dernier est différent et au-delà (Über-haupt) de l’étant, mais, plus profondément, « le néantisant dans l’Être » (p. 35). Or, ce néantisant, ce Rien originaire (nihil originarium), qu’est-il sinon l’ouverture même de l’apparaître, la béance consubstantielle à la manifestation même de l’Être ? Une telle ouverture et une telle béance se donnent à voir dans la compréhension qu’en a l’homme, à entendre à la faveur de l’attention qu’il prête à la voix silencieuse de l’Être, à ressentir dans cette disposition affective fondamentale qu’est l’angoisse. Autrement dit, le Rien est éprouvé par celui-là même qui en est le projet : l’homme comme Da-sein est le là même de cette dimension : dimension du retrait marqué par le trait même de l’apparition de l’Être. On s’en doute, une telle épreuve définit la condition de sa propre finitude : « Livré à lui-même, pauvre, puisqu’il ne dispose pas de sa dimension d’ouverture, en d’autres termes du « là » de son être-là, le Dasein est caractérisé par son impouvoir » (p. 76).

2Si cette perspective nous semble bien étrange et étrangère, c’est parce que la métaphysique dont nous sommes familiers s’est constituée contre la pensée du Rien. Elle lui a substitué, en effet, l’idée d’un quelque chose qui lui barre le chemin d’accès à la pensée du Rien : d’un aliquid ou d’un Objet premier, antérieur à la partition de l’être et du néant, de l’ens et du non ens. C’est par cette opération que la métaphysique est devenue la complice des « créationnistes » : la théologie répugne à admettre l’idée d’une négativité de l’Être qui serait posée en dehors de tout fondement. Et pourtant, il en est ainsi : l’éclosion de l’Être est bien l’envers de la « déclosion » du Rien, comme le chante Angélus Silésius, en disant que la rose est sans pourquoi et fleurit, parce qu’elle fleurit. Comme le remarque Heidegger déconstruisant la thèse du principe de raison, la raison n’a pas de fondement rationnel et se tient dans l’ouverture de l’Être, recevant son impulsion du Rien.

3Si la première partie du livre se présente comme une esthétique, entendue au sens étymologique du terme, quand bien même elle déborde cette signification, on peut dire que la deuxième partie « Se tenir dans le Rien » (p. 83-189) s’inscrit dans une visée éthique. Y. Courtel analyse la corrélation existant entre les deux dispositions qui nous ouvrent à l’expérience du Rien : celle, philosophique, de l’étonnement et celle, fondamentale, de l’angoisse. C’est cette double disposition qui met l’homme face à l’être de l’étant, mais la seconde est plus radicale, car il s’y découvre comme « un ouvert-ouvrant » (p. 105). Y. Courtel consacre de longues pages à l’analyse de l’angoisse, cette « affection insigne », qui fait chanceler l’homme, lui faisant perdre tout appui, car le Rien, au lieu d’anéantir, néantit sur le mode d’un « renvoi répulsif » (abweisende Veweisung) qui entraîne l’étant en son ensemble et chaque étant dans un « mouvement ouvrant » qui les fait chanceler, dériver, s’abîmer (p. 137-148). On comprend dès lors la portée éthique de cette profonde analyse : le déport de l’Être dans le Rien passe par l’homme qui se trouve paradoxalement convié à « se tenir dans le Rien » et à « tenir à l’étant qui s’abîme » (p. 146) : « Assigné au Rien sans en pouvoir mais, l’être-là se tient dans le Rien » (p. 161). C’est cette tenue (Haltung) qui, selon Heidegger, définit l’expérience éthique qui commence dès que l’homme se refuse à boucher le « trou » du Rien, en lui substituant les consolations fallacieuses d’un quelconque fondement emprunté à la science, aux mythes ou aux religions. Y. Courtel montre avec justesse que c’est bien dans le rapport de l’ipséité, du Soi de l’homme qui fait sienne la question ouvrant au Rien que s’accomplit la transcendance. Si ce rapport se trouve le plus souvent occulté, c’est que la subjectivité fait barrage à la transcendance, en éliminant l’ipséité qui est la condition de son accomplissement ((p. 164 sq.). Ce qui retient la pensée d’accéder à la pensée du Rien, c’est certes l’idée d’une subjectivité inconditionnelle qui se substitue au Soi qui se tient dans le Rien, mais, plus profondément, c’est l’idée même de fondement métaphysique que l’auteur déconstruit en reprenant la critique qu’en fait Heidegger dans l’essai Wom Wesen des Grundes (1949). Ce que nous appelons fondement n’a rien à voir avec un état résultant d’un rapport de causalité, mais avec un acte qui n’est autre que celui de la transcendance, où l’être-là se tient au fond qui n’est rien.

4On comprend les implications éthiques de cette condition, dès lors que l’on réalise que ce fond qui n’est rien est la liberté et que la liberté se réalise à se risquer dans les possibles ouverts par le Rien. L’expérience éthique se mesure à la capacité de l’être-là de se fonder dans le Rien, qui le tient et dans lequel il se tient. Elle n’est certes explicitée comme telle qu’à la faveur de certains moments d’étonnement, d’ennui ou d’angoisse. Mais l’essentiel est qu’elle reste toujours possible et accessible. C’est pour mieux faire ressortir l’originalité d’une telle expérience que l’auteur, à la suite de H. Maldiney (Penser l’homme et la folie, 1991), souligne que la psychose ne peut s’éclairer que par rapport à cette capacité de se maintenir dans le Rien. L’existence mélancolique témoigne d’un effondrement de l’être-là qui s’identifie à la perte que, faute de pouvoir réaliser, elle ne peut que généraliser et qui fait symptôme dans le proféré d’une plainte incessante, à laquelle elle s’identifie. L’existence maniaque, quant à elle, se caractérise, à l’inverse, par un détachement de tout fond qui fait symptôme dans une incessante fuite en avant. Enfin, l’existence schizophrénique s’entretient d’une dérobade du fond qui fait symptôme dans le délire, tentative désespérée pour se fonder imaginairement. La psychose décline les formes de l’incapacité de l’être-là à se fonder dans le Rien : le mélancolique en ressasse l’impossible perte, le maniaque en mime l’impossible atteinte, le schizophrène en esquive l’impossible appui.

5La troisième partie du livre intitulée L’Ultime (p. 192-251) présente ce que l’on pourrait la dialectique du Rien, dans la mesure où l’être-là ne cesse de refaire le parcours de sa genèse : celle du Rien, par lequel, en amont, il se constitue et dans lequel, en aval, il s’institue. : « Transi par le Rien, l’être « là » se tient au Rien qui le traverse et en fait littéralement l’ex-per-ience » (p. 205). Jeté dans l’Être par le Rien, il ne cesse de se projeter vers lui. Ainsi se dessine, selon Y. Courtel, la tâche de la pensée : penser l’identité de l’Être et du Rien, sans gommer leur différence, puisque c’est le Rien lui-même qui produit la différence entre L’Être et le Rien. Le Rien est à la fois le terme du rapport et le tiers qui l’excède.

6Le livre de Y. Courtel est original et stimulant de par la question radicale qu’il pose. Il nous propose une réflexion inédite sur le Rien que l’on identifie le plus souvent au néant, comme le fait Stanislas Breton dans un livre pourtant remarquable : La Pensée du Rien (1992). Il défend une interprétation du Rien qui se démarque de celle des nihilistes, car le Rien est le néantir inhérent à la manifestation de l’Être et non son anéantissement, et de celle des créationnistes qui font du rien l’absence de quelque chose ou de toutes choses. Il est en quelque sorte le fond réel et imaginaire de toutes choses et, en aucun cas, ce fond n’est assimilable à un quelconque fondement qui en serait sa négation. Lieutenant du néant, l’être-là en fait l’épreuve en y risquant sa liberté. L’auteur résume sa thèse de la façon suivante à la fin de son ouvrage : « Le déclore qui est au cœur de la déclosion et qui la limite est son essence. Cette essence est le « le néantir du rien » et le « néantir », la manière dont le Rien lui-même advient. Advenir, c’est, pour le Rien, laisser l’Être » (p. 221). Cette ouverture originaire dont l’Être est, sous forme d’horizon, la circonscription symbolique est au principe de toute spatialité et de toute temporalité, car la spatialité est la dimension même du monde qui se temporalise.

7Mais l’originalité de cet essai tient aussi à la méthode de Y. Courtel. Il fonde sa thèse sur une exégèse rigoureuse et sur une lecture croisée des textes majeurs de Heidegger : de Sein und Zeit (1927), jusqu’aux Grundprobleme der Phänomenologie (trad. J.-F. Courtine en 1985) et aux textes des Séminaires du Thor (trad. 1976), en insistant surtout sur La Lettre sur l’Humanisme (1947), sur l’essai de 1949 : Ce qui fait l’être essentiel d’un fondement ou « raison » et sur l’essai « Was ist die Metaphysik ? » (trad. par R. Munier en 1983). Y. Courtel n’ignore pas les implications éthiques, psychanalytiques et mystiques de la thèse qu’il développe et qu’il évoque au détour d’une page, mais il a avec raison choisi de s’en tenir à l’explicitation phénoménologique rigoureuse du Rien qui est là, toujours déjà là, en amont, à un niveau antérieur à l’être ou au non-être, et qui ne cesse de resurgir en aval comme étant l’horizon indépassable de notre pensée, de notre angoisse et de notre langage.

8Le livre de Y. Courtel donne à penser et à désirer. Au fil des pages, je n’ai pu m’empêcher de penser à l’analyse heideggérienne de la Chose (das Ding) matérialisée par le pot de l’artisan qui ourle le vide qu’il ne peut enclore et à la reprise qu’en fait Lacan, lorsqu’il nomme sublimation le passage de l’objet du désir au Rien que délimite la Chose : de ce Rien, de cette Chose, les petits riens de l’existence en sont autant de traces, de marques, d’esquisses, de pulsations, de ponctuations. Le Rien est certes le lieu de l’Ultime, mais, du même coup, celui du sublime : celui de l’expérience éthique, celui de la création esthétique et celui de l’expérience mystique.

9Je retiendrai pour ma part les corrélations que la recherche de Y. Courtel suggère avec la psychanalyse et la mystique. Le texte de Freud intitulé Die Verneinung montre que la négation tient sa force et son sens son sens d’une dénégation originaire qui est à la fois expulsion (Ausstössung) et affirmation (Bejahung) et qui logiquement accompagne le refoulement. Cette opération préside à la partition du dehors et du dedans, mais le dehors n’est pas que le réel expulsé dans les ténèbres de l’oubli, car de ce réel, de ce Rien, l’homme garde en lui la marque affirmative qui se présente sous la forme d’un tracé qui ne cesse d’en reconfigurer les bords. C’est cette marque et ce tracé que Lacan appelle le semblant. Or, c’est ce semblant, « agrafe du réel », note Lacan ou encore, pourrait-on dire, graphe du réel, qui ourle l’ouverture du Rien. On perçoit dès lors pourquoi et comment la notion heideggérienne de « renvoi répulsif » est en mesure de faire écho, mais sur un tout autre plan, au double mouvement de la dénégation freudienne.

10Mais, comme l’insinue à plusieurs reprises l’auteur, c’est bien dans l’expérience mystique que le Rien peut être éprouvé. Car le Rien, le « nada » de la nuit mystique y est pressenti et ressenti dans sa radicalité, à savoir dans le processus même de son inversion. Le mystique fait l’expérience du Rien, dès lors qu’il réalise que ce n’est pas lui qui va au devant du Rien, mais que c’est le Rien qui vient à son encontre. C’est parce qu’il vit l’épreuve de ce retournement – l’impulsion du Rien se fait « pulsion invocante » – qu’il peut en jouir, mais d’une jouissance supplémentaire qui transcende toute jouissance phallique ou complémentaire. Le mystique voit, entend, sent, pense et croit que le Rien dont il fait l’insolite épreuve en « s’y tenant » est la place vacante de Dieu. Ce n’est pas pour rien que Heidegger cite la formule de Maître Eckhart confessant que Dieu est la chose la plus sublime (das hoechste Dinc).

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Pour citer cet article

Référence électronique

Jean-Paul Resweber, « Essai sur le rien de Yann Courtel »Le Portique [En ligne], 32 | 2014, mis en ligne le 17 mars 2014, consulté le 08 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/leportique/2729 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/leportique.2729

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Jean-Paul Resweber

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