L’Aigle et le Dragon
Paris, Éditions Fayard, 2012, ISBN 978-2-213-65608-3, 435 p.
Texte intégral
1On pourrait imaginer de mettre à l’entrée du portique de la modernité l’œuvre du peintre autrichien Gustav Klimt Veritas nuda. Cette Isis-Ève-Lilith qui tient fermement et ostentatoirement une pomme d’une espèce nouvelle, à la fois fascinante et inquiétante : un globe de cristal ou une loupe. Elle semble inscrire les temps nouveaux sous le signe du désir, de l’œil et de l’impératif de transparence. Les outils de la modernité tout comme son esprit s’ordonnent autour des scopes. Lunettes, optiques diverses, microscopes, macroscopes, jumelles, miroirs, loupes, lentilles de toutes sortes… Ces outils ouvrent, enrichissent, élargissent et affinent les perspectives du regard qui permettent de voir, de penser et de vivre le réel selon de nouvelles dimensions. La modernité correspond donc à une révolution dans l’ordre de la perspective. Elle évolue résolument dans le sens d’un multiperspectivisme polycentré. Ainsi l’expérience de la perception ne cessera-t-elle de révéler des mondes au monde. Nul désormais ne peut prétendre comprendre s’il ne consent à des séries de dé-placements et de dé-centrements. Il semblerait que l’« indiscipline » de la modernité nous impose de passer par cet exercice exigeant et déstabilisant. Les centres ne cessent de se déporter, et de se reporter ailleurs. Suivons le regard.
2C’est donc à un changement de perspective que l’historien Serge Gruzinski en son dernier livre nous invite. Ce dernier nous surprend dans le mouvement même où il nous dérange. Par le déplacement qu’il opère, il nous désinstalle de nos stalles moyenâgeuses où nous commencions à sommeiller anesthésiés par nos sécurités intellectuelles. En relisant, en effet, la révolution de la modernité qui dès le xvie siècle a constitué un moment de redéploiement des perspectives de l’habitation du monde suivant un modèle plus complexe, plus dynamique et plus multipolaire, il ouvre et déplie autrement les mondes. Si les dimensions du monde s’élargissent, les désirs seront de même proportionnels à la nouvelle démesure perçue. L’imagination s’affole et l’érotique de la conquête s’emballe de plus belle à l’aune des espaces et des horizons qui s’ouvrent dans le miroitement et le scintillement des lunettes et des optiques des marins, des soldats, des marchands ou des missionnaires tous conquérants et arpenteurs d’immensités prodigieuses à investir autant que captifs de leurs rêves de grandeurs.
3Le déplacement qu’opère Serge Gruzinski nous désoriente littéralement pour nous réorienter autrement dans nos manières de penser la distribution du centre et de la marge. Jusque-là, nous tendions un peu facilement à penser la modernité comme euro-centrée. Ce livre audacieux nous invite à rompre et à brouiller la paresseuse « image d’une progression inéluctable des Européens, qu’on en exalte les vertus héroïques ou qu’on la voue aux gémonies [comme] une illusion [dans la mesure où] elle relève d’une vision linéaire et téléologique de l’histoire qui continue de coller à la plume de l’historien et à l’œil de son lecteur ». Déplaçant donc les perspectives de lecture, il nous invite à comprendre la nouvelle ère dans laquelle le monde s’est lancé depuis le xvie siècle à partir des dynamiques méso-américaines et chinoises en interaction avec le vecteur ibérique. Ces « conversations » ont engendré des conséquences dont notre monde, aujourd’hui, est encore comptable. Plus que jamais on voit que l’histoire est faite d’histoires. Cela nonobstant l’identification faible d’une histoire qui depuis maintenant trop longtemps n’a pu se défaire de l’illusion et du fantasme confortable d’une centralité mono-focale faisant du monde euro-méditerranéen l’aleph de toute épopée digne d’être pensée en termes d’histoire. Des mondes, des civilisations grandes, riches et fortes se sont déployés par delà l’Europe. C’est une hygiène de l’esprit que de s’en rendre réellement compte dans notre compréhension et notre analyse du monde actuel. « Chine et Mexique ont suivi des trajectoires étrangères au monothéisme judéo-chrétien comme à l’héritage politique et philosophique de la Grèce et de Rome, sans pour autant jamais vivre repliés sur eux-mêmes ».
4Activant les armes de l’analogie et de la comparaison, Serge Gruzinski dans ce travail riche et documenté mobilise, déplace et croise des objets, des figures, des religions, des motivations et surtout des ambitions. Il construit et constitue l’immensité du monde chinois (ses armées de fonctionnaires, ses records en divers domaines, ses aristocraties militaires, ses cultures, ses « religions » et ses spiritualités, son commerce dynamique, son inventivité technique, son antiquité, sa langue complexe, son écriture fascinante…) comme une donnée centrale et un protagoniste à part entière pour la compréhension des possibilités inouïes dont il dispose et des impossibilités foncières qu’il oppose devant les ambitions et les appétits de conquêtes des européens lancés à sa course. C’est le paradoxe de l’imposante immensité comme limite. « Le commerce, la poste et les troupes bénéficient d’un réseau de routes, d’un système de relais, d’un maillage de canaux et de ponts d’une densité et d’une efficacité surprenante pour l’époque, quand on les compare à ce qu’offrait l’Europe du temps » (p. 25). Et, en même temps, cette Chine-frontière n’est cependant pas un bloc froid et monolithique exempt de dynamiques, de fermentations et de mutations. Des courants de diversités la parcourent et la travaillent qui lui permettent de se réinventer, de se renouveler et donc de se renforcer. « L’orthodoxie confucéenne rencontre aussi les influences du bouddhisme croise des tendances quiétistes qui privilégient l’expérience intérieure de l’esprit au dépend de la vie extérieure, supporte des dérives hétérodoxes portées par les transformations sociales du temps. Culture savante et culture populaire se mêlent comme partout, tandis que des courants syncrétistes brassent confucianisme, taoïsme et bouddhisme dans l’idée que ces trois enseignements ne font qu’un. C’est le primat accordé à l’expérience spirituelle sur le corpus doctrinal qui expliquerait ces phénomènes de convergence et cette fluidité des traditions religieuses » (p. 26-27).
5De ce bouillonnement sociétal qui anime la Chine du xvie siècle, des figures fascinantes se dégagent, se détachent qui à elles seules disent la force de cet universalisme expérimenté à partir des croisements internes aux mondes chinois. On en veut pour preuve l’émergence de figures telles Wang Yangming (1472-1529) qui insiste sur l’importance de l’intuition universelle ainsi que la prédominance de l’esprit : « l’esprit du Saint conçoit le Ciel-Terre et les dix-mille êtres comme un seul corps. À ses yeux, tous les hommes au monde – qu’importe qu’ils soient étrangers ou familiers, lointains ou proches, pourvu qu’ils aient sang et souffle – sont ses frères, ses enfants ». Il est par ailleurs convaincu que « connaissance et action ne font qu’un » (p. 27).
6C’est à cette puissance démesurée que s’est confronté le désir tout aussi démesuré de la puissance-monde hispano-lusitanienne. Si elle a pu conquérir les mondes de la Méso-Amérique avec le pôle mexicain comme socle et pivot, elle débattra longuement avec ses diverses composantes dans son désir d’achever son œuvre mondiale en tentant de terrasser le dragon chinois. Elle échouera par une sorte de sidération de son désir même. De cet échec même surgiront les cadres, catégories, lignes de fuite, repères mentaux… qui permettront de penser les frontières à l’intérieur du monde moderne global avec ses intra-mondes en équilibre.
7Le livre de Serge Gruzinski nous met sur les voies d’une lecture renouvelée de l’histoire globale de la Renaissance. Il nous engage ainsi sur les pistes d’une généalogie plus pertinente des logiques internes et subtilement complexes des enjeux de la modernité. Sa lecture stimulante et enthousiasmante aide, à maints égards, à se « débarrasser des schémas simplistes de l’altérité pour lesquels l’histoire se résume à un affrontement entre nous et les autres – et à leur substituer des scénarios plus complexes : l’histoire globale conduit à remettre ensemble les pièces du jeu mondial démembré par les historiographies nationales ou pulvérisées par une micro-histoire mal maîtrisées ». Repositionner les différents protagonistes de cette modernité (l’Europe, l’Afrique, l’Amérique, la Chine, les mondes de l’océan Indien, l’Église romaine, la Réforme, l’Islam, le monde ottoman…) à leur place et dans la complexité de leurs interactions, tensions, conversations, conflits, jeu de miroirs, fascination, répulsion…, tel est l’enjeu du livre de Serge Gruzinski qui, s’il reste fidèle à l’esprit qui anime le projet global de ce dernier, a le mérite d’aborder les questions de la modernité décentrée et polycentrée d’un point de vue neuf et inhabituel. Là est peut-être l’un de ses nombreux intérêts. La Chine comme limite rendant nécessaire, pour tous et pour et en premier lieu pour elle-même, une réflexion sur l’ivresse mortifère de la démesure. La nécessité impérieuse de repenser les rapports aux autres selon et suivant des grilles plus fines que celle, désormais à dépasser, de l’ambition grossière de la domination et de la conquête.
Pour citer cet article
Référence électronique
Serge Mboukou, « L’Aigle et le Dragon », Le Portique [En ligne], 30 | 2013, document 1, mis en ligne le 11 octobre 2013, consulté le 06 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/leportique/2654 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/leportique.2654
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