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Recensions

Benoît Goetz, Théorie des maisons. L’habitation, la surprise

Verdier, 2011, collection « Art et architecture »
Robert Scholtus
Référence(s) :

Benoît Goetz, Théorie des maisons. L’habitation, la surprise, Verdier, 2011, collection « Art et architecture ».

Texte intégral

1La Théorie des maisons que nous propose Benoît Goetz ne traite pas de l’architecture, mais de son envers, à savoir les gestes par lesquels les corps « architecturent » l’espace. Et s’il lui arrive d’en parler, ce n’est pas tant à partir de l’habitat que des habitants et des manières qu’ils ont d’occuper l’espace et de configurer le monde. Il ne s’agit pas pour l’auteur d’interro­ger les styles architecturaux mais d’envisager l’habiter comme style, en ce sens qu’il relève d’un gestare, qu’il consiste à se tenir, qu’il est une manière de prendre position dans le monde. Cette quête d’un savoir-habiter, comme on parlerait d’un savoir-vivre, il l’entreprend à la manière d’un flâneur benjaminien dont Franz Hessel disait qu’il « habite davantage ». Car il faut être flâneur pour prendre conscience et faire comprendre qu’habiter ne revient pas seulement à s’habituer, à s’inscrire dans la familiarité d’une demeure, mais qu’au contraire « l’essence de l’habitation est l’issue, l’ouverture », selon la formule de Philippe Lacoue-Labarthe, et qu’elle rend possible la surprise d’être et l’étonnement d’un « Il y a ».

2Habiter : cette pratique millénaire qui n’eut guère besoin jusque-là d’être portée au langage et au concept est devenue une question explicite quand la possibilité d’une habitation « authentique » est devenue problématique, quand il a fallu programmer des « machines à habiter » pour répondre à la crise du logement. Il s’est avéré que la question de l’habiter ne pouvait se réduire à celle de l’habitat et qu’il devenait urgent d’interroger « l’expérience muette de l’habiter ». Où saisir ce pur geste de l’habiter si ce n’est d’abord dans ces peintures indiscrètes montrant des religieux dans la solitude de leur cellule, tel le Saint Augustin de Carpaccio quittant des yeux ses occupations pour regarder par une fenêtre, tel le Saint Jérôme de Dürer tout absorbé par sa lecture, dans une harmonieuse cohabitation avec son lion.

3Après s’être attardé dans ces espaces monastiques, Benoît Goetz entraîne son lecteur dans la visite de la « maison des philosophes », une maison d’autant plus difficile à localiser que dans leurs œuvres elle se donne rarement à voir. Elle suppose un déplacement du regard, car en réalité c’est elle qui donne de voir le monde. La maison n’est ni image, ni concept, ni un objet empirique, ni un type architectural, c’est une manière d’être à l’es­pace, un mode de comportement. La maison n’existe que d’être habitée et nul n’existe sans habiter. Goetz définit la maison comme un schéma au sens d’un rythme et d’un dynamisme configurateur. La maison est un espace qui articule des espaces et qui conjugue solitude et communauté. La maison est le lieu des personnes et des choses, et pour cette raison elle exige une économie, une mise en ordre, un arrangement en même temps qu’elle suppose une amitié.

4La Théorie des maisons se réclame d’une inspiration venue de Martin Buber qui dans Le Problème de l’homme, revisite ce qu’il nomme « l’histoire de l’esprit humain », selon une pensée de l’habitation qui distingue les époques où l’homme habite le monde comme une maison et celles où « comme Jésus, l’homme n’a pas même une pierre pour pouvoir reposer sa tête ». Goetz élargit cette grille de lecture en analysant la constante oscillation de l’habiter entre deux pôles : celui de l’oikos qui est demeure, abri, sécurité, et celui de poros qui est accès, ouverture, passage. Il n’existe pas d’oikos sans poros, pas d’habitation sans passage. Si selon la fameuse formule de Hölderlin, « l’homme habite en poète », cela ne signifie-t-il pas, pour faire écho au célèbre aphorisme de René Char, qu’il ne peut habiter authentiquement que le lieu qu’il quitte ?

5Le lecteur de cet ouvrage n’aura pas de peine à quitter sa maison pour pénétrer, sous la conduite experte de Benoît Goetz dont on sait qu’il enseigne la philosophie aux étudiants en architecture, dans la maison de Gilles Deleuze, le nomade qui ne bouge pas, dans les cabanes du désert avec Levinas, dans le labyrinthe de Derrida, dans la maison de l’écriture de Roland Barthes. Outre le plaisir qu’il prendra à revisiter ces monuments de la philosophie contemporaine sous l’angle de leur spacialité, le lecteur pren­dra part au dialogue que Benoît Goetz instaure de maison à maison, convoquant toute la tradition philosophique, d’Aristote à Heidegger, avec pour passeur essentiel Walter Benjamin. Il faut à cet égard, saluer le geste philosophique de Benoît Goetz, non seulement pour l’extraordinaire érudition dont il peut s’autoriser, mais parce qu’il est en parfaite adéquation avec l’objet de sa recherche. La porosité des chapitres de ce livre répond à celle des grandes architectures où « édifice et action s’enchevêtrent dans des cours, des arcades et des escaliers » (Walter Benjamin).

6La maison, dit Benoît Goetz est « un instrument de vision ». À séjourner dans la sienne, on découvre – et c’est précisément la « surprise » de ce livre – la spaciosité du monde dont il dépend de nous que nous en fassions une véritable chorégraphie.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Robert Scholtus, « Benoît Goetz, Théorie des maisons. L’habitation, la surprise »Le Portique [En ligne], 29 | 2012, mis en ligne le 09 janvier 2013, consulté le 02 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/leportique/2626 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/leportique.2626

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Auteur

Robert Scholtus

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