Navigation – Plan du site

AccueilNuméros29RecensionsJean-Pierre Dozon, Saint-Louis du...

Recensions

Jean-Pierre Dozon, Saint-Louis du Sénégal. Palimpseste d’une ville

Paris, Éditions Karthala, 2012
Serge Mboukou
Référence(s) :

Jean-Pierre Dozon, Saint-Louis du Sénégal. Palimpseste d’une ville, Paris, Éditions Karthala, 2012, 132 p., ISBN : 978-2-8111-0601-0.

Texte intégral

1Tout l’appareil conceptuel mobilisé par Jean-Pierre Dozon au service de la compréhension de ce chronotope particulier dans son exceptionnalité et pour l’appréciation de son coefficient de rayonnement résonne et fait raisonner l’ensemble du texte de ce livre dense au rythme haletant comme un kaléidoscope. Suivant les multiples modalités de la stratification, de l’enchevêtrement, du dialogue, de la conversation, de la recomposition, de l’alliance baroque mais aussi du « malentendu fécond » (M. Sahlins), de l’accident, du bricolage, de la négociation et de l’hybridation, nous suivons le narrateur à travers les fils de couleurs différentes qu’il tresse avec art et néanmoins rigueur.

2Relire l’histoire de cette cité exceptionnelle, sorte de polis créole, comme lieu de réinvention autant que qu’étape et poste avancé dans l’agencement de l’imperium français en Afrique c’est l’entendre comme lieu résolument ouvert aux expérimentations diverses que rendaient possibles les agencements spécifiques et originaux de cette « Atlantique noire » (Paul Gilroy) où la France s’est, elle aussi, découverte dans la confrontation et le dialogue avec les mondes autres qu’elle découvrait. Ce livre est une occasion, une opportunité intellectuelle pour revenir, de façon fine et intelligente, sur des aspects particuliers de la colonisation comme économie inédite de l’expérimentation topologique.

3Avec la verve et cet art consommé du récit qu’on lui connaît, Jean-Pierre Dozon nous fait humer un peu de ce souffle épique et épicé qui nous entraîne au large pour faire étape en ce point fort de l’imperium colonial français : Saint-Louis du Sénégal. Ce lieu devient lieu fort et intense. Hyperlieu de déploiement d’une multiplicité de perspectives. Saint-Louis conjugue, à sa façon, des mondes, des acteurs et des aspirations très diversifiés qui, ensemble, résistent, subsistent et persistent. À Saint-Louis, tout est tentative de capture, d’imitation, d’invention, de pollinisation, de fécondation. C’est une ville-entreprise et entreprenante où tout est vecteur de transformations incessantes, de passages d’un régime à un autre. Cet ancien comptoir le long des côtes africaines est un lieu « à partir duquel se sont effectivement multipliées les expériences et les confrontations, où le jardin d’acclimatation a fait bon ménage avec l’aventure ou la prouesse individuelle, la botanique avec une ethnographie débutante, comme la cathéchisation de jeunes gens du cru ne paraît pas avoir été incompatible avec une volonté d’appréhension des cultures et des cultures locales » (p. 43).

4En mettant en perspective, dans le mouvement historique long, les différentes étapes de l’histoire coloniale prise dans le rythme du monde, Saint-Louis fonctionne comme un point clé ouvrant sur des mondes très différents, échangeur entre les Antilles, Saint-Domingue et Bordeaux, La Rochelle, Nantes, Marseille, mais aussi le Maghreb et l’intérieur de l’Afrique noire. Des produits et marchandises, circulent, des passions naissent et se croisent. Entre pointe stratégique pour le trafic négrier et lieu névralgique pour le négoce de produits de la traite : gomme arabique, chevaux, produit précieux tropicaux divers, des formes nouvelles de sociabilités s’inventent et s’affirment. En lisant Jean-Pierre Dozon, il apparaît que Saint-Louis est véritablement l’exemple même de la possible « puissance des lieux ». La force d’une ville où le « génie du lieu » (M. Butor) s’exprime à travers les courants qui composent, se nourrissent mutuellement, se fécondent pour se redéployer en des décharges d’énergies nouvelles qui sont autant d’occasion de créer. Évoquer Saint-Louis c’est entrer dans une passion. C’est s’ouvrir à un style, c’est adhérer à son doomu Ndar, cette marque identitaire et inimitable qui constitue cet « entre-mondes devenu un entre-soi suffisamment consistant pour revendiquer son propre style de vie [avec] cette disposition toute particulière à la mise en scène ou au spectacle de soi…) (p. 15).

5Évoquant l’épopée de ces signares aux toilettes extravagantes et raffinées, il montre comment ces femmes que l’on peut inscrire au cœur de l’histoire de Saint-Louis comme « fonctionnant » au cœur de l’édification d’une bourgeoisie (aristocratie ? oligarchie ?) locale en tant qu’elles ont rendu possible la rencontre (sous le signe des passions amoureuses tropicales et du négoce) la rencontre durable et féconde de mondes aux intérêts initialement divergents. L’histoire du Sénégal moderne poussant sous les hospices de la colonisation française, avec l’émergence de ces élites, l’épo­pée des grandes familles métisses de Saint-Louis, les figures des administrateurs coloniaux tels le très austère et entreprenant Louis Faidherbe.

6Une deuxième grande vie de Saint-Louis est liée à la vie du Cheikh Amadou Bamba qui y fut jugé. Cette histoire reste liée à la place forte des confréries de l’Islam sénégalais. Ainsi, Jean-Pierre Dozon rend compte avec finesse, là aussi, de la superposition et de la confrontation et malgré tout de la conversation des mémoires de l’histoire de l’Afrique noire. Avec ce livre, nous sommes dans une histoire des places mémorielles qui se joue des distributions classiques. Il nous invite, plus que jamais, à réexaminer l’histoire franco-africaine avec une « bonne subjectivité » (P. Ricœur).

7Quant à Saint-Louis, Jean-Pierre Dozon pose, et nous l’entendons, que, plus que jamais, « il mérite certainement la qualification d’hyperlieu tellement il a accumulé les événements, les personnages ou les scènes édifiantes durant trois siècles [il] semble donc inviter à conclure son long palimpseste et à cesse d’être anachronique pour s’accorder au temps présent » (p. 91).

Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Serge Mboukou, « Jean-Pierre Dozon, Saint-Louis du Sénégal. Palimpseste d’une ville »Le Portique [En ligne], 29 | 2012, mis en ligne le 09 janvier 2013, consulté le 06 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/leportique/2615 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/leportique.2615

Haut de page

Auteur

Serge Mboukou

Articles du même auteur

Haut de page

Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Search OpenEdition Search

You will be redirected to OpenEdition Search