Le rêve cicéronien d’une heureuse vieillesse
Résumés
Cicéron vieillissant nous dresse un portrait idyllique de la vieillesse dans un dialogue fictif où Caton l’Ancien est interrogé par deux jeunes hommes. Il nous rappelle qu’il ne faut pas se fier aux apparences et que les âges de la vie, et notamment la vieillesse, sont “paradoxaux”. Cet article examine ces paradoxes qui ne sont pourtant pas explicites dans le texte ainsi que les sources philosophiques auxquelles recourt Cicéron pour tenter de les résoudre.
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1Cicéron écrit le Cato Major. De Senectute (Caton l’Ancien. Sur la Vieillesse) à l’âge de 62 ans, alors qu’il se débat dans une fin de carrière politique houleuse. Allié à Pompée, appartenant au parti aristocratique et élu consul, il se pose en ennemi déclaré de César et du parti populaire. Il déjoue la conjuration de Catilina contre le Sénat, conjuration que César soutient en sous-main, avant d’implorer de ce dernier le pardon. Entré en grâce, il encourage pourtant Brutus et soutient Octave, tout en demeurant l’adversaire de Marc-Antoine. Mais Cicéron, brillant orateur et aussi politicien intéressé, n’avait pas imaginé que César, Marc-Antoine et Licinius Grassus deviendraient complices au point de former de former un triumvirat. Erreur fatale, car Marc Antoine n’a pas renoncé à venger celui qui, assassiné, a été son père spirituel. Cicéron écrit ce texte peu de temps avant ces événements tragiques. C’est un « jeune » géronte marginalisé qui tente de se réconforter, en se persuadant que la vieillesse est le temps privilégié de la vie. Plus on vieillit, moins on s’intéresse aux complots politiques et plus on s’engage dans les choix relatifs aux affaires de la polis.
I. Texte et contexte
2Le De Senectute se présente comme un dialogue « inter-générationnel » dans lequel deux jeunes adultes de 35 ans, Scipion Émilien et Lalius, interrogent sur la vieillesse Caton l’Ancien (234-149 avant J.-C.), vieux censeur de 84 ans. Le texte, écrit vers 44 avant J.-C., est un dialogue fictif, composé de 24 paragraphes qui exposent les réponses de Caton aux questions et aux objections des deux « jeunes » hommes et que Cicéron se plaît à situer en 150 avant J.-C., un an avant la mort de Caton, aux temps héroïques de la Rome glorieuse. Il est intéressant à plus d’un titre. D’abord, il nous dépeint un visage rassurant de la vieillesse, alors que les philosophes et les tragiques grecs en avaient une vision plutôt pessimiste. Ensuite, il reprend, pour les organiser en une synthèse aussi brillante que fragile, les conceptions, parfois opposées, partagées aussi bien par Platon, Aristote, les épicuriens et les stoïciens, que par les comiques et les tragiques grecs sur le grand âge de la vie. Le ton du dialogue n’est ni acerbe ni amer, mais apaisant et émouvant, malgré les lieux communs dont il use avec un art oratoire consommé. On ne reconnaît plus ici l’auteur des catilinaires, au style si brillant et si mordant. Cicéron s’emploie à déjouer une nouvelle conjuration : celle que nous nous jouons à nous-mêmes, lorsque la peur de vieillir est sur le point de nous envahir.
3Dans son traité De Senectute, Cicéron n’analyse pas comme tel le découpage des âges de la vie qui reste présupposé à partir de critères établis qui sont multiples. Les uns sont plutôt d’ordre mythique, comme en témoigne Solon dans l’Élégie 19, où il distingue dix étapes de la vie ; certains découlent du développement psychologique et moral de l’individu, d’autres relèvent d’une symbolique saisonnière ou agricole : « L’irréflexion est un des caractères de l’être qui s’épanouit, la sagesse venant plus tard, quand on commence à vieillir » 1. Mais la plupart de ces découpages se réclament aussi et surtout des règles hippocratiques qui, finalement, garantissent à tous les autres une cohérence qui les arrache à l’imaginaire. Les critères sociopolitiques ne sont pas pour autant absents. Ils interviennent en effet, notamment, pour partager la vieillesse en deux périodes : celle des personnes âgées (presbuteis) de 55 à 65 ans et celle des vieillards proprement dits (gerontes) qui, après 65 ans, jouissent de l’autorité morale et, pour certains privilégiés, sénatoriale 2. Mais on ne saurait en déduire que les critères sociopolitiques de la cité antique sont, comme c’est le cas de nos jours, devenus des normes d’autant plus déterminantes qu’elles sont surdéterminées économiquement. Finalement, les âges de la vie sont encore les âges du monde.
4Ainsi, le découpage des âges de la vie sert-il à Cicéron d’horizon de référence pour poser une autre question de nature éthique : la vieillesse n’est-elle pas un obstacle au bien-vivre ? La réponse donnée prend appui sur deux principes. L’un, pédagogique, fait appel à l’éducation reçue, car on vieillit d’autant mieux que l’on s’est toujours habitué à bien vivre, c’est-à-dire à dominer ses passions, à organiser ses loisirs et à prendre plaisir à la conversation. L’autre, économique, implique une perpétuelle négociation entre les événements et le désir, afin que le vieillard puisse s’inventer de nouvelles règles de vie (nomoi, regulae) pour mieux habiter (oikos) l’espace domestique et social qui se rétrécit chaque jour. On ne s’étonnera pas de ce que Cicéron fasse, en définitive, un éloge de ces vieillards qui, comme Sophocle, Platon, Gorgias de Leontium, Socrate et tant d’autres, continuent d’écrire à un très grand âge 3. Sans doute convient-il de relativiser ces jugements, car les vieillards cités qui appartiennent à une élite masculine n’étaient pas nombreux et, compte tenu des critères requis pour le calcul de l’âge, il n’est pas sûr que l’âge avancé par l’auteur soit exact 4.
II. Les paradoxes de la vieillesse
5Pour présenter les règles qui régissent cette éthique de la vieillesse, on peut rassembler l’argumentation cicéronienne autour de cinq paradoxes qui sont autant de défis lancés à l’image commune de la vieillesse. Le premier d’entre eux, qui est implicite, met en perspective la singularité de cet âge de la vie, si on le compare aux autres. Il se présente, en effet, à la fois sur le mode du déni et du défi. La vieillesse est certes un âge de la vie qui, du temps de Cicéron, est celui des presbuteis et des gerontes. On constate que cette distribution corrige à la hausse les repères hippocratiques, selon lesquels la maturité va de 35 à 49 ans et l’extrême vieillesse, quant à elle, se trouve atteinte à 56 ans. Entre ces deux périodes, il y a la période intermédiaire de la première vieillesse qui assure la transition entre la maturité et le grand âge.
6Mais on a beau assigner à la vieillesse un terminus a quo, on reste impuissant à lui assigner un terminus ad quem. Cet âge, si déterminé soit-il, reste indéterminé, car il ne comporte aucune limite fixée. Quand on est vieux, on n’en finit pas de vieillir. Ce qui définit la vieillesse, c’est l’expérience d’une extinction progressive qui, si l’on reste actif et si l’on sait s’occuper, nous épargne bien des tortures et des angoisses : « Qui est occupé de la sorte ne sait même pas à quel moment la vieillesse a fait irruption dans sa vie ; on vieillit doucement, insensiblement, on n’est pas brisé brusquement, on s’éteint longuement » (ita sensim sine sensu aetas senescit, nec subito frangitur sed diurnitate extinguitur) 5. On peut donc dire que la personne âgée ou le vieillard entre dans un âge terminable et interminable, qui lui permet de jouer les prolongations. On n’en finit pas de vieillir. Si l’homme, à peine né, est déjà assez vieux pour mourir, il ne réalise vraiment le sentiment de ce destin qu’en assumant la « situation » irréversible de la vieillesse. Ce qui explique sans doute que l’on admire volontiers ces vieillards qui aiment encore la vie et qui renvoient aux plus jeunes l’image saine et heureuse d’une condition qui échappe à la dépravation et à la déchéance. L’extinction n’est pas une catastrophe. Elle s’explique par le déclin progressif du pouvoir du corps. Peu à peu, le vieillard s’inscrit dans un champ de possibilités de plus en plus réduites. Peu à peu, il peut de moins en moins. Il s’éteint longuement, faisant jusqu’à la limite l’expérience de ce que peut un corps... et aussi, du même coup, l’expérience de la liberté intérieure.
7On peut extraire du texte un deuxième paradoxe qui se situe dans le prolongement du premier. La vieillesse est l’expérience d’une usure qui affecte apparemment le corps, mais qui peut, plus profondément, affecter aussi l’âme. Elle n’est que relativement éprouvante, quand elle n’affaiblit que le corps. On trouve, en effet, de ces personnes qui, paralysées, aveugles ou épuisées physiquement, gardent toute leur tête, comme on dit. Mais tant que l’affaissement des facultés intellectuelles n’est pas total, le vieillard peut toujours cultiver son vouloir vivre. Vouloir c’est, en effet, opposer une résistance, si minime soit-elle, à la dégradation qui réduit aussi bien les capacités corporelles que spirituelles de la personne. Telle est sans doute le seuil critique au-delà duquel le vieillard s’enlise dans une impuissance irrémissible. L’attitude stoïcienne elle-même se trouve confrontée à une limite absolue. Vivre c’est, en effet, résister à la dégradation, en toute lucidité, en mobilisant les forces de l’intelligence et de la volonté. Si le corps est impuissant, l’intelligence peut néanmoins affirmer sa puissance à partir de ressources insoupçonnées. Mais l’intelligence ne saurait se passer du vouloir. Dès qu’elle se trouve handicapée, la volonté qui en dépend tourne à vide et ne peut plus la relayer. N’est-ce pas en lui-même que le vieillard trouve la force de résister à l’adversité ? Il lui faut, pour cela, un minimum d’intelligence qui lui permette de rire, ne serait-ce que sur un mode mineur, de ses divagations et de ses limites. La force de l’ironie est aussi bien existentielle qu’intellectuelle. Tant que l’intelligence brille encore, la volonté peut intervenir pour que la personne puisse assumer sa situation. Rire de la vieillesse, c’est se mettre à même de l’assumer. Ainsi, le vieillard volontaire ne l’emporte-t-il pas en force d’âme sur le jeune velléitaire ? Quand Solon demande à Pisistrate le tyran sur quel appui il compte pour résister à l’affaiblissement du corps et de l’âme, il répond : sur la vieillesse. Pour Cicéron, la vieillesse est un pharmacon : à chacun de décider, selon ses possibilités, si elle est un remède ou un poison.
8Il est un autre paradoxe qui se présente comme un lieu commun du platonisme, dans la mesure où, pour faire face à l’adversité, il exige le renoncement aux passions et de l’épicurisme, dans la mesure où il préconise un déplacement des plaisirs. Peut-on prendre plaisir à vivre quand on n’a plus de plaisirs ? Le vieillard se trouve pris au piège de ce dilemme. On a beau être vieux, on n’est pas pour autant guéri des passions. La comédie antique met souvent en scène des vieillards rusés, tyranniques, aigris, lubriques ou avares. Cicéron nous rappelle que l’aptitude à faire le deuil de certains plaisirs est avant tout affaire de caractère, d’exercice et d’éducation. On renonce d’autant plus facilement aux plaisirs de la jeunesse que l’on s’est entraîné, étant encore jeunes, à le faire. La vieillesse est un âge supportable pour ceux qui ont toujours observé la juste mesure : celle que nous dicte la droite raison (recta ratio). Ceux qui ont persévéré dans cette voie peuvent plus aisément adopter un style de vie ascétique et ont moins de peine que d’autres à déplacer la quête des plaisirs sur le terrain du souci de soi, du soin, de la conversation, de l’art agricole. L’auteur du De officiis voit dans les composantes de la cura une compensation où, dirions-nous, une sublimation fort appréciable. Le souci est bien entendu d’abord le souci de soi : rien n’est plus pitoyable qu’un vieillard qui se néglige ! Mais il est aussi le souci des autres ou sollicitude qui s’exprime dans une conversation conviviale (conversatio) déployée dans le cadre d’un repas (convivium) pris en commun 6. Les plaisirs de la table ne sont que les prolégomènes aux plaisirs de la conversation. Le souci est enfin le souci des affaires qui, pour l’auteur du De officiis, exige tact, autorité, juste appréciation des choses : « Ce n’est pas la force physique, l’agilité du corps qui font de grandes choses, c’est l’expérience des affaires (res gerendae), l’autorité qu’on a su prendre, la justesse des opinions que l’on soutient ; or, loin d’être privée de tels avantages, la vieillesse les possède à un plus haut degré » 7. Mais il faut surtout préciser que le soin des affaires est désintéressé : le vieillard sait, en effet, qu’il ne tirera aucun profit de ce travail, lui qui plante pour les générations à venir. On comprend dès lors pourquoi le soin agricole est une activité qui convient tout à fait à ceux qui peuvent encore s’y livrer. Le plaisir de l’agriculture procède certes de l’efficience de l’action, mais aussi et surtout de l’efficacité symbolique dont témoigne cette action : lorsque le hersage (occatio) a refermé le sillon, commence alors le temps de la vie cachée qui est le temps du mûrissement avant l’éclosion. Le vieillard soigneux, affairé et plein de sollicitude, en cultivant son jardin, exerce un rapport d’influence sur les autres et sur l’environnement, mais aussi sur lui-même. En s’entretenant avec ses amis, il s’entretient lui-même. La vieillesse est le moment crucial où l’on peut, si l’on a été éduqué aux pratiques de l’examen, du dialogue, de l’écriture et de la lecture, entrer dans une économie de la vie où l’on peut tirer un profit maximal des « techniques de soi » 8. Le loisir (otium) n’est pas l’oisiveté : il demande bien du travail.
9En explicitant le quatrième paradoxe, nous entrons, à pas menus, dans l’espace dramatique de la vieillesse. La personne âgée a acquis une somme non négligeable de sagesse, de phronêsis, comme le remarque Aristote dans la Rhétorique, mais il arrive qu’elle se trouve dans l’incapacité de transmettre le trésor d’une expérience éprouvée. Les raisons de cette contradiction sont diverses : la difficulté à saisir l’essentiel de cette sagesse, l’incapacité de la mobiliser et, faute de projet, de la transposer dans la situation présente ou future. La vieillesse, âge de la transmission, fait, en quelque sorte, barrage à la transmission elle-même. Peut-être est-ce d’ailleurs ce genre d’épreuve qu’a connu Platon vieillissant, lorsqu’il s’est essayé, mais en vain, à convertir Denys de Syracuse. Il est difficile, sinon impossible, de remédier à cette altération si, plus jeune, on ne s’est déjà habitué à l’exercice physique, sportif et mental. Faute de pouvoir trier ce qu’il sait pour s’adapter et anticiper, le vieillard ressasse, impuissant, les mêmes idées et les mêmes valeurs tributaires d’un passé révolu.
10On s’en doute, le dernier paradoxe que l’on peut dégager du texte se heurte à la limite intransgressible de la mort. Vieillir, c’est se sentir mourir, c’est vivre en éprouvant chaque jour l’imminence d’une mort suspendue au-dessus de nos têtes, telle une épée de Damoclès qui menace de tomber au moindre courant d’air. Cicéron récuse cette interprétation, en rappelant que l’heure de la mort est incertaine pour tous et surtout que la mort n’est pas le privilège de la vieillesse. Il n’y a pas d’âge pour mourir. Sénèque développera aussi ce lieu commun : « Il y a des âges de la vie, mais le grand âge qui les embrasse va de la naissance à la mort » 9. Enfin, pour donner à cette double argumentation une portée plus efficace, Cicéron nous laisse entendre qu’il est toujours possible de narguer la mort. Non du rire mineur qui, plus haut évoqué, nous pousse jusqu’à jouer à faire son âge, mais de ce rire majeur qui relève du saut transgressif dans l’impossible. Fini de négocier, de calculer, de mesurer, de marchander les possibles. Il ne s’agit pas, comme le préconisera Sénèque, d’aller au devant de la mort, de la « chérir », mais bien de la défier en l’acceptant, puisque la crainte de la mort n’est que la crainte des représentations dont on la pare maladroitement. Là où Cicéron parle de consolation, de calcul et de contestation ironique face à la mort, Sénèque parlera, quant à lui, du plaisir de « se sentir doucement emmené » 10 et d’une attente calme et patiente : « La mort ne compte pas les années. Ne sachant pas où elle t’attend, c’est partout, que tu dois l’attendre » 11. Pour l’auteur des Lettres à Lucilius, on naît à-la-mort et si on devient ce que l’on est, on vit la mort chaque jour. On peut penser au « quotidie morior » de saint Paul qui garde un parfum stoïcien, même s’il renvoie à une tout autre épreuve.
III. Les références philosophiques
11La conception cicéronienne de la vieillesse est incontestablement d’inspiration stoïcienne. La mort fait partie du destin humain et il faut en conjurer les fantasmes, en cultivant la maîtrise de ses représentations et en vaquant à des occupations « sublimatoires ». À chaque âge de la vie correspond, en effet, une morale ayant des « convenances » (decora), c’est-à-dire des devoirs. Le dialogue cicéronien corrige la vision pessimiste ou tout au moins la vision ambiguë de la vieillesse que présente, par exemple, Homère dans l’Iliade : Pelée, le père d’Achille, est un vieillard amer et Ajax, malgré son âge, se vante d’être encore vert ! Il ne se risque pas à scénariser le jeu contradictoire dont témoignent, notamment, les vieillards de Sophocle : Tirésias est le vieux devin dur à cuire ; Jocaste est la vieille au pied tremblant, mais à la volonté inflexible ; Œdipe est ce vieil homme aveugle, mais clairvoyant. Les comédies d’Aristophane s’inscrivent dans cette visée critique : elles soulignent, quoique sans méchanceté, les défauts de la vieillesse. Ainsi, Strepsiade, le vieillard des Nuées, est-il un père affectueux, mais rusé et un peu trop « proche de ses sous »...
12Cicéron est plus proche de Platon que d’Aristote, même s’il semble plutôt se référer à la position paradoxale du vieillard, soulignée à deux reprises dans la Rhétorique et l’Éthique. On a beau avoir accumulé expérience et sagesse, quand on est vieux, on est souvent impuissant à les mobiliser. C’est dans la Rhétorique qu’Aristote nous présente le profil stéréotypé du vieillard acariâtre, auquel fait cruellement défaut l’objet de son désir et c’est dans l’Éthique qu’il nous dresse le profil du vieillard avare qui craint de « manquer » et qui ose mettre à profit jusqu’à ses relations amicales ! Cicéron porte sur la vieillesse un tout autre regard : un regard empreint de bienveillance, de respect et d’amitié... Cicéron retient de Platon deux idées essentielles concernant la vieillesse : quand on vieillit, on peut, si l’on veut, avoir la beauté de son âge et on a, si l’on peut encore, la possibilité de s’engager politiquement dans la gestion de la cité.
13Le vieillard est un sage, un voyant, un devin, un prophète. Ayant quitté la politique, il peut enfin s’engager dans le politique. Car, le vieillard, à la différence des jeunes personnes, vit dans le temps du loisir (otium) : celui du souci de soi, de l’amitié, de la conversation. Il cultive la tranquillité de l’autarcie, savourant un temps libre, qui n’est plus celui de l’« embesognement » de la jeunesse, pour reprendre le mot bien connu de Montaigne. Il « s’éduque lui-même à la vieillesse », comme le dira Sénèque.
14À ce titre, la vieillesse est le temps du désengagement, qui ne s’oppose pas à l’engagement : c’est le temps d’une retraite qui est une disposition de l’esprit, celui de la liberté qui est « de savoir être à soi ». Mais cette liberté n’est pas éprouvée de la même manière par le stoïcien et l’épicurien. Si désengagé soit-il, le premier est toujours prêt à prendre sa part aux tâches de la cité ; quant au second, il se replie sur le monde domestique du loisir, sans pour autant se désintéresser de la vie publique et, s’il s’y intéresse, c’est d’une autre manière : avec le recul critique de l’âge. On se tromperait à interpréter ce désengagement comme un refus du monde ou comme un repli sur soi. Il est parfois plus facile de s’engager que de se désengager. L’auteur du De officiis n’ignore pas que le devoir (decorum) qui convient à l’âge avancé exige une rude discipline. Cicéron tente d’articuler une vision stoïcienne et une vision épicurienne de la vieillesse. Le vieillard a besoin d’occupation, de plaisirs intellectuels, de réconfort et surtout d’amitié.
Conclusion
15Cicéron tente de concilier stoïcisme et épicurisme : autarcie et ataraxie, destin et liberté d’assentir au plaisir. Mais il reste aussi fidèle à l’esprit de Platon : chaque âge, quel qu’il soit, a sa beauté (Le Banquet) ; le vieillard, délivré des passions, peut s’adonner au plaisir de la conversation (République) et peut faire enfin preuve d’un jugement politique averti, comme en témoigne le dialogue entre les trois vieillards qui consacre le triomphe de l’Athénien (Les Lois). Il faut aussi ajouter que le regard paisible et rasséréné que Cicéron porte sur la vieillesse tient surtout à la conception platonicienne de l’immortalité de l’âme qu’il nous rappelle comme s’il s’agissait d’une évidence ! Cette vision quelque peu éclectique semble indiquer que l’auteur des Paradoxes est plus à la hauteur de la vieillesse qu’il célèbre que des références platoniciennes, épicuriennes et stoïciennes qu’il tente de concilier. L’art de passer des paradoxes aux devoirs, des devoirs à l’amitié, des paradoxes et des devoirs à la vieillesse est, en fait, un jeu rhétorique que doit cultiver le vieillard, s’il veut conjurer ses souffrances, son impuissance et faire face à la mort. Il doit se persuader sans cesse que, quoiqu’il en soit de sa condition, il doit demeurer à la hauteur de la situation.
Notes
Pour citer cet article
Référence électronique
Jean-Paul Resweber, « Le rêve cicéronien d’une heureuse vieillesse », Le Portique [En ligne], 21 | 2008, mis en ligne le 05 juin 2010, consulté le 08 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/leportique/1863 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/leportique.1863
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