Introduction
Texte intégral
1Ce numéro spécial du Portique autour des œuvres croisées, pour faire écho aux croisements qu’il s’agit de briser « comme un coup de marteau », selon René Schérer, présente deux particularités. La première est qu’il rassemble en un entre-lacs les modes d’emploi que les différent-e-s auteur-e-s font de leurs travaux comme autant de bricolages et d’échafaudages 1 à partir d’une boîte à outils, à entrées et sorties multiples. Par la démultiplication des points de vue se donnent à entendre à et voir ce qui chez Deleuze et Guattari les a affectés. La seconde particularité de cette entreprise est sa relative nouveauté : le colloque qui s’est tenu du 3 au 5 octobre 2006 à l’Université Paul Verlaine de Metz est, en effet, la seconde manifestation de ce type en France. La première a eu lieu en janvier 2005 au département de philosophie de l’Université Paris VIII-Vincennes 2, où Gilles Deleuze enseigna, qui accueillit également, parmi d’autres Michel Foucault, François Châtelet, Jean-François Lyotard, département dont René Schérer rappelle l’importance. Or, curieusement si des rencontres autour du travail de Gilles Deleuze et de Félix Guattari sont nombreuses à l’étranger, on peut remarquer qu’en France ces évènements n’ont eu lieu que dix ans après la disparition de Gilles Deleuze et treize ans après celle de Félix Guattari, alors qu’il s’est tenu de très nombreux colloques consacrés à l’œuvre de Gilles Deleuze. Guattari disqualifié parce que considéré « non philosophe », Il convient donc de remarquer que c’est grâce au soutien actif d’un laboratoire d’histoire 3, conscient sans doute de l’importance dans l’histoire intellectuelle française du travail à quatre mains de Gilles Deleuze et de Félix Guattari pour les sciences sociales dans leur ensemble, qu’ont pu être réuni-e-s les philosophes, économistes, ethnologues, compositrice, littéraire, sociologues, épistémologue, historien du spectacle vivant dont les textes sont rassemblés dans ce volume. Cette manifestation a également donné lieu à une exposition à la Bibliothèque universitaire universitaire du Saulcy regroupant manuscrits, photos et ouvrages des deux auteurs, et sera en partie reproduite en un DVD grâce au mécénat de la styliste agnès b. 4
2Il ne peut être rendu compte au cours de cette introduction de la diversité et de la richesse des contributions, pas plus, il faut le souligner, que de l’extrême amitié et sensibilité qui ont présidé aux multiples échanges entre participant-e-s, mais aussi, il faut le souligner avec les personnalités qui ont animé les sessions, ainsi qu’avec le public nombreux et engagé. Les regroupements sont toujours réducteurs et arbitraires, ils n’en restent pas moins nécessaires pour que puisse se déployer et se déplier la lecture. Le présent numéro est ouvert par René Schérer qui a été l’ami de Gilles Deleuze et de Félix Guattari et dont la contribution a pour principale qualité, outre son statut de témoin privilégié, d’éclairer le renouvellement qu’a produit « tout à coup, brusquement, d’une façon violente… dans le bon sens de la violence… une notion révolutionnaire d’un inconscient machinique ». Opérant comme une « exténuation » du sujet, Deleuze et Guattari affirment l’univocité de l’être « qui ne se dit que du multiple » et qui se déploie dans (sur ?) un plan d’immanence, « ce champ d’expérience ». « Coup de marteau » comme dit Schérer, « balai de sorcière » comme l’écrit Daniel Colson ou « vérité foudre » pour reprendre les termes de Foucault, La machine Deleuze-Guattari est là, présente et disponible. Mais sa force vient, pour François Fourquet d’une fulgurante « intuition », au sens où Bergson la définit comme « quelque chose d’infiniment simple » du « parlant » Félix. Cette intuition, qui l’a toujours habité tout au cours des années où certain-e-s d’entre nous l’ont accompagné, a donné naissance, grâce au travail qu’il a mené avec Gilles Deleuze, à ce que Fourquet appelle une « subjectivité mondiale ». Cette subjectivité sociale « porteuse de vie et de désir, inaccessible au moi et transversale aux grands ensembles institutionnels hiérarchisés qui prétendent gouverner le monde ». Cette affirmation de Fourquet suppose d’affirmer que le moi est une fonction de méconnaissance et qu’il existe en outre une subjectivité « transpersonnelle au-delà du moi ». Cette subjectivité telle que l’entend Guattari va, au contact de Gilles Deleuze, donner naissance au concept de « machines désirantes » à l’œuvre aux marges des ensembles institutionnels. Machines désirantes que donnent à entendre ceux qui se « mettent en travers de l’histoire », à l’instar du schizophrène, « porteur de la plus grande souffrance qui lui permet de voir ce que nous ne comprenons pas et ce que nous sommes réduits à tenter vainement de “penser” ». Une telle philosophie du oui se fonde, dans le même mouvement, comme le rappelait René Schérer au colloque à Paris VIII-Vincennes en 2005, sur une affirmation : « L’inconscient est politique ».
3Mais ce politique n’est pas réductible aux arènes classiques que forment les institutions, il est micropolitique, il consiste, comme le rappelaient souvent Gilles Deleuze et Félix Guattari, non à interpréter mais à intervenir. Dans son article Deleuze, Guattari et l’anarchie, Daniel Colson rappelle combien le projet émancipateur est présent au cœur de la pensée de Deleuze et de Guattari, et opère un rapprochement qu’il éprouve à leur lecture avec l’œuvre de Proudhon et des œuvres du mouvement anarchiste. Dans l’Anti-Œdipe l’anarchie est « cette étrange unité qui ne se dit que du multiple ». Or, se demande Colson, toute l’histoire du mouvement anarchiste, détterritorialisé, déshomogénéisé (« Nous sommes unis parce que nous sommes divisés ») ne renvoie-t-elle pas à ce qui anime la pensée deleuzo-guattarienne qui est « du côté du projet et de tout mouvement émancipateur » ? Faire rhizome en passant en revue d’Anne Querrien ne renvoie-t-il pas au même registre : comment agir pour échapper aux sociétés hiérarchisées et capitalistes ? Comment augmenter la puissance d’agir au lieu de l’entraver, en d’autres termes comment ce que les Anglo-saxons appellent agency peut-il permettre « d’échapper à la contemplation du visage du despote et à la nécessaire soumission, même réactive, qui s’ensuit » ? Anne Querrien propose une forme machinique du vivre ensemble dans la production d’une revue, les Annales de la Recherche urbaine, qui procède par prélèvements « par le milieu » d’écrits qui se répondent en un mouvement proliférant et qui constituent autant d’« écarts à la langue » qui en font finalement des agencements collectifs d’énonciation. Dans Révolution et Hybridité. Le transcorps, Bernard Andrieu affirme d’entrée : « Renverser le capital ne suffira pas ». Loin de toute idée simple d’inversion, il s’agit bien, à partir de Deleuze et Guattari, d’inventer comment faire advenir du multiple. « Dans le rhizome l’intactibilité est le principe de la déterritorialisation et de la déstratification… Toucher est une carte du tendre plutôt qu’un calque arborescent ». Andrieu fait au passage référence aux études queer où, selon Marie-Hélène Bourcier, il s’agit de s’inventer, de se créer. Citant Les trois écologies de Guattari, Andrieu avance l’idée d’un « devenir hybride » qui entre en résonnance avec ce corps sans organes comme « ensemble de pratiques » 5. En « décorporant l’organisme » nous pourrons produire du moléculaire en nous. Mais à la déterritorialisation dans l’espace répond « la capacité “du système corps-tête à devenir” 6 ».
4Micropolitique et devenir ont ainsi partie liée et le « corps sans organes » deleuzo-guattarien n’est pas sans rappeler la manière dont « ça marche » pour le « roi-pot » dont le territoire se situe à l’ouest du Cameroun que fait découvrir Jean-Pierre Warnier. Dans Matière à territorialiser. Incursion dans un royaume africain contemporain est mis en scène ce roi qui reçoit, accumule, stocke, ouvre ou ferme ses orifices, expulse des matières, souffle, éjacule, enduit et oint les corps de ses sujets. À travers ces pratiques, dont l’énumération rappelle étrangement les premières lignes de l’Anti-Œdipe, le roi fait tenir ensemble les enveloppes corporelles de ses sujets. Mais pour y parvenir, il ne suffit pas que le roi donne ces substances vitales, il lui faut, à son tour, « emmagasiner » les substances vitales ancestrales pour ensuite les contenir et les dispenser. C’est donc bien de production de subjectivité qu’il s’agit, subjectivité – monde qui rappelle celle qu’évoque Fourquet. De tous temps en effet – de la traite continentale aux chantiers du gouvernement colonial, tout comme par « la globalisation des migrations en flux entrants (missionnaires, membres des ONG) –, ce royaume a eu affaire au monde. Dans l’Abécédaire, Gilles Deleuze compare la perception des Japonais à celle des Occidentaux : pour les Japonais, il y a le monde et, de proche en proche, ils se perçoivent du et dans ce monde, les Occidentaux au contraire regardent le monde de leur point de vue ethnocentré. Le roi-pot n’interprète pas la mondialisation, il intervient sur elle : site web et échanges nationaux ou internationaux créent du même coup un « processus multisite » en dépit de sa territorialisation sur le corps du monarque. Ce sont ces passages incessants qu’interroge également Romain Sarnel dans Lieux de passage et transversalités : Pour une dynamique deleuzienne. Si les territoires sont toujours des lieux de passage, ne peut-on poser que les devenirs sont toujours des transversalités ? Pour Gilles Deleuze, dans son dernier texte l’Immanence : une vie…, « tout champ transcendantal est “en mouvement” ». C’est-à-dire, selon Sarnel, en « translation ». Ce qui « répond » singulièrement à l’idée développée par Guattari dans un de ses séminaires où il distingue les « objets persistants » des « objets transistants » qui ouvrent au champ des possibles. Autrement dit, « …l’ensemble des choix co-existants ou co-possibles ». Le translateur ainsi mis en lumière par Sarnel devenant un traducteur non au sens de traditore, mais un « transbordeur » ou un « transformateur ». Ce qui « exige un effort d’invention ».
5Dans L’araignée, le lézard et la tique, Benoît Goetz, explore les devenirs animaux en reprenant l’idée de Gilles Deleuze dans l’Abécédaire d’« être aux aguets » et de se « déprendre des buts ». Reprenant Uexküll, Goetz indique comment le « porteur de signification extérieur et son récepteur dans le corps animal constituaient deux éléments d’une même partition musicale… sans même qu’il soit possible de dire comment deux éléments aussi hétérogènes aient pu être si intimement liés ». L’attente pour la tique peut être proprement interminable. Comme pour l’araignée qui tisse sa toile : « tout vivant tisse une toile invisible constituée des relations qu’il entretient avec certaines caractéristiques des choses qui l’excitent (le désinhibent) et qui deviennent signifiantes. Cet entrelacs constitue son milieu et porte son existence ». « Alliance » et « symbiose » au lieu de filiation écrivent Deleuze et Guattari. Chez Heidegger, Goetz décèle également un devenir-animal lorsque celui-ci écrit : « …ce que nous rencontrons là comme roche et comme soleil, ce sont pour le lézard, précisément des choses de lézard » 7. Heidegger convoque également Uexküll qui n’a jamais rencontré « chez les animaux les plus simples la moindre trace d’imperfection ». Et Goetz de déduire que c’est d’un rapport à la Terre qu’il est finalement question avec les devenirs animaux.
6Dans Bords à bords : vers une pensée-musique, Pascale Criton explore également les passages, tout en se demandant de quoi on a besoin pour que « ça tienne ». À travers un travail de sélection et de réenchaînements, la consistance de la musique qui en découle en fait, à ses yeux, « un site privilégié d’hétérogenèse ». Les rencontres de Deleuze avec la littérature, la musique et le cinéma « se situent sous la représentation … où se mène un combat pour libérer des matériaux-forces, affects et percepts ». Permettant ainsi un « couplage transversal, “bords à bords” entre des séries disparates et leurs composantes remarquables de passage ». Passages, production machinique. Il s’agit donc bien pour Deleuze et Guattari de repousser les limites de la représentation en « déterritorialisant la ritournelle ». Ce que fait Deleuze à la danse de Roland Huesca contribue également, à travers le faire et le défaire du corps à ouvrir des passages et à déjouer les représentations du corps. Comme l’écrivent Deleuze et Guattari dans l’Anti-Œdipe : « Un organe peut être associé à plusieurs flux d’après des connexions différentes ; il peut hésiter entre plusieurs régimes, et même prendre au soir le régime d’un autre organe [...] » 8. À travers différentes chorégraphies, Huesca illustre des processus de déconstruction ontologique de l’image ou de rhizomes souvent « à même la peau » qui devient « un lieu commun » si elle est relevée sur les marques sexuelles et devient « surface de passage pour faire le lien entre deux instants ». Les surfaces corporelles renvoient à la fois à des référents culturels pour immédiatement, et en même temps, les « annihiler » une fois expérimentées dans un nouveau contexte, dans un devenir. Dans cette mise à distance des visions normées du corps comme des canons de la chorégraphie du « beau », ces expériences utilisent Deleuze et Guattari en les incorporant dans leur répertoire en faisant du corps « une réserve de sens » jusque-là inimaginable. « Écrire est un devenir, écrire est traversé d’étranges devenirs qui ne sont pas des devenirs-écrivains » 9 « Écrire, c’est devenir, mais ce n’est pas du tout devenir écrivain. C’est devenir autre chose » 10. Dans Devenirs, devenir-écrivain, Proust et Kafka, Philippe Mengue associe ces auteurs pour questionner la possibilité d’un devenir écrivain. Si « l’écriture a pour seule fin la vie » 11, Mengue se propose cependant reconnaître l’existence d’un sujet de l’écriture – la fonction « K » – qui n’est pas le sujet molaire écrivain. C’est un sujet qui s’est dessaisi de son moi, « désenglué de ses territorialités » c’est-à-dire « rendu à lui-même et à son désir ». Mais, de plus, ce sujet est, selon Mengue, confronté, comme Wolfson, à l’impossible, « le corps sans organes du sujet de l’écriture ». Cette « subjectivité écrivante » prise dans un agencement collectif d’énonciation déborde l’individu, elle est « l’Impersonnel même ». Si pour Deleuze et Guattari, l’œuvre « tient toute seule » – rappelons-nous de ce qu’écrivent tout à la fois Querrien et Criton plus haut – Mengue considère que l’art comme l’écriture manifestent une « entrée dans une vie non-organique qui se fait selon une ligne abstraite » où peut advenir un devenir-écrivain qu’il associe à un devenir-larve.
7À travers deux œuvres littéraires anglaises, l’une de Jeanette Winterson, l’autre de Virginia Woolf, Hélène Fau scrute le texte qui « est » et « devient » en même temps. D’où le titre de sa contribution Le texte est le devenir de l’auteur-e. Dans Art and Lies de Winterson, le personnage porte un nom emblématique « Handel », personnage de passage, est « également le nom d’un passage à l’acte ». En allemand handeln signifie passer à l’acte, négocier. On y trouve, comme dans l’anglais to handle la main, mais aussi l’idée de manipuler. Et Handel, après avoir joué avec un train miniature, voyage dans un train « dans lequel le voyageur bouge et grandit et dont il ressortira métamorphosé, déminiaturisé, ce n’est pas un simple train, c’est le train du passage à la vraie vie… Le train dans lequel l’enfant mort vivant Handel monte et dont l’adulte vivant descendra ». C’est à travers ce voyage que le lecteur comprend l’acheminement vers la musique par choix et non plus par obligation ». Un tel devenir se retrouve dans le personnage en trompe l’œil de Mrs Ramsay dans la Promenade au phare de Virginia Woolf qui « n’a jamais cessé de devenir et qui est devenue et devient par celle qui peint son portrait ». Comme l’écrit Gilles Deleuze dans Francis Bacon. Logique de la sensation : « La peinture doit arracher la figure au figuratif » : c’est cet arrachement qui permet à Mrs Ramsay de « quitter sa figure, ses formes, ses couleurs et ses racines enchevêtrées qu’elle n’avait pas choisies et entrer dans l’abstrait pour atteindre l’inatteignable, le phare libre et en flottement, lui-même “en devenir” sur des eaux “en devenir” permanent ». Ces lignes de fuite permettent « au corps et au texte de rester – en mouvement –, et l’auteur-e ne cesse jamais de devenir à travers eux ». Purs devenirs.
8Dans Deleuze-Guattari et la prise de parole, Frédéric Astier évoque les cours donnés par Gilles Deleuze à Vincennes : il évoque de manière chorégraphique et scénique le « regard scrutant », « mobile », le « buste incliné », les « mains jointes, le dos penché et droit », « l’index pointé », le « bras d’un quart de tour qui pivote vers le tableau », « la main droite énumère, soupèse, calme ou avertit, pointe, dirige ou tourbillonne ». Vitesse et lenteur du débit, respirations, scansions, arrêts, reprises donnent corps à l’« action essentielle de l’enseignant, telle une “courbure variable” de la posture du philosophe au concept ». Cette « dialogique circulante » dégage une énonciation et un voir proches du « on », du « il » impersonnel. C’est à partir d’un même « on », celui d’un devenir-enfant que Liane Mozère explore les voies pour échapper à l’enfant « tari » dont « l’adulte est l’avenir ». Si pour Spinoza l’enfance n’est ni manque, ni impuissance, mais constitue un accroissement de la puissance d’agir, de même Jakobson découvre les possibilités linguistiques inouïes du nourrisson. À partir d’une histoire tissée d’un entrelacs de langues qui donne consistance à un ethnoscape singulier, une Amérique non pas vécue mais éprouvée, la cartographie qu’elle esquisse constitue une expérimentation où un devenir-enfant est peut-être discernable.
Notes
Pour citer cet article
Référence électronique
Liane Mozère, « Introduction », Le Portique [En ligne], 20 | 2007, mis en ligne le 06 novembre 2007, consulté le 08 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/leportique/1352 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/leportique.1352
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