Nadia Veyrié, Deuils et héritages. Confrontations à la perte du proche
Texte intégral
- 1 Nadia Veyrié, de même que le psychologue et psychanalyste Roland Gori, se situe dans la mouvance d (...)
1L’ouvrage de Nadia Veyrié, docteure en sociologie et membre du Centre d’Etude et de Recherche sur les Risques et les Vulnérabilités (CERReV) de l’Université de Caen, est issu d’un travail de thèse soutenu en 2006 à l’Université de Montpellier. Il se consacre à « l’après-mort » (p. 17) et se propose de penser de manière transversale la mort, le deuil et l’héritage dans les sociétés occidentales et libérales contemporaines. Comment les individus font-ils face à la mort d’un proche ? Comment vivent-ils d’une part le deuil de cet être proche et d’autre part la confrontation à l’héritage matériel ? Dans quelle mesure le deuil et l’héritage doivent-ils être envisagés non pas séparément mais conjointement ? Autant d’interrogations qui constituent la clé de voûte de ce livre richement documenté et qui arrive à point nommé. En effet, comme le souligne Roland Gori dans la préface, Nadia Veyrié développe ici une perspective originale et bienvenue s’inscrivant à contre-courant d’une tendance actuelle de plus en plus prégnante à penser le deuil comme une pathologie qu’il faudrait soigner à grand renfort de médicaments, et rappelle avec force que la mort et la souffrance font partie du cours normal de l’existence1.
2Le premier chapitre retrace les principaux apports des recherches antérieures sur la mort et le deuil. Pour ce faire, l’auteure convoque notamment la philosophie, la psychologie et la sociologie, mais aussi l’histoire ou le droit et revendique par là même la nécessité d’une approche transdisciplinaire de la mort. La question du rapport à Autrui dans la mort, le deuil et l’héritage fait l’objet de questionnements fondamentaux. Quels sont ces instants qui font la vie de ceux qui restent après la mort du proche et qui, dès lors, se constituent comme « survivants » ? Comment ces derniers gèrent-ils la perte de l’être proche qui se veut aussi être une perte d’une part d’eux-mêmes ? Car comme le souligne l’auteure, « plus encore que la mort d’autrui, la mort d’un être proche met en évidence une double souffrance : la perte d’autrui et la perte de soi-même ». Et « c’est précisément de cette double perte que le deuil et l’héritage prennent place » (p. 39). Sont ici soulevées des interrogations essentielles sur le type de relation avec un autrui proche avant, pendant et après sa mort. « Qu’est-ce, par exemple, qu’une relation amoureuse lorsque l’un des deux êtres meurt ? Que reste-t-il de cette relation si le couple avait ou n’avait pas des enfants ? » (p. 40) Les rapports que l’on entretient avec une personne de son vivant présagent-ils de ceux que l’on aura avec elle après sa mort ? La sociologue montre combien la définition du « proche » ne va pas de soi, comme par ailleurs la superposition entre proche et héritier. Ainsi, « l’héritage matériel rappelle quelquefois qu’un proche du défunt n’est pas toujours un héritier et qu’un héritier n’est pas ou plus un proche » (p. 41).
- 2 Sur l’historicité du rapport à la mort en Occident : P. Ariès, Essais sur l’histoire de la mort en (...)
- 3 La thèse d’un déni social de la mort dans nos sociétés occidentales contemporaines est aujourd’hui (...)
3Si le deuil se veut expérience intime, il n’est pas pour autant étanche au social, ce que l’auteure rappelait dès l’introduction en écrivant « Culture comme société façonnent notre deuil le plus intime qu’il soit » (p. 17). À ce titre Nadia Veyrié examine les effets du contexte socio-historique2 sur les modalités du deuil intime, et revient notamment sur la thèse du déni social de la mort dans les sociétés occidentales3. Les manières individuelles de vivre le deuil ne sont pas indépendantes d’une certaine idéologie de la mort, et par conséquent il est nécessaire de ne pas dissocier le vécu psychologique des individus du contexte social.
- 4 Pour en savoir plus : cf. A.V. Horwitz, J.C. Wakefield, Tristesse ou dépression ? Comment la psych (...)
- 5 Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux qui constitue une référence nosographique (...)
- 6 La revue scientifique The Lancet y a consacré son éditorial du 18 février 2012, intitulé « Living (...)
- 7 R. Gori, M-J. Del Volgo, La Santé totalitaire. Essai sur la médicalisation de l’existence, Paris, (...)
- 8 Le DSM parle de « Trouble du Déficit de l’Attention / Hyperactivité » (TDAH).
4Le deuxième chapitre pose la question de l’articulation des temporalités individuelles et collectives du deuil et de l’héritage. Dans un premier temps, la sociologue expose la façon dont le deuil a été envisagé du point de vue de la psychanalyse, avant de questionner le deuil et l’héritage sous l’angle du droit. La distinction entre le deuil normal et le deuil pathologique, mise au jour par Freud, est aujourd’hui reprise de manière inédite par la « nouvelle psychiatrie »4 de telle manière que le deuil en lui-même tend à devenir pathologique. Ce qui est le plus inquiétant c’est que ce virage normalisateur s’accentue. En effet, si, jusqu’à présent, la tristesse consécutive à un deuil de moins de deux mois était considérée comme « normale », le DSM-V5 dont la parution est prévue en 2013 « pathologise » le chagrin des récents endeuillés et les fait entrer dans la catégorie « dépressif », ce que dénoncent aujourd’hui un certain nombre de chercheurs et professionnels6. Ce qu’il faut bien comprendre c’est que dans les sociétés libérales et capitalistes, un individu en deuil est un individu temporairement non rentable, et il s’agit dès lors de réduire toujours plus ce temps du deuil envisagé comme temps improductif, en remettant au plus vite l’individu dans le circuit de la performance et de la rentabilité. Mais se conformer à ces exigences de « suradaptation » supposée normale, où la mort du proche serait immédiatement oubliée, où le deuil serait annihilé, n’est-ce pas cela qui serait finalement pathologique ? En outre, « qui peut, objectivement, affirmer la durée d’un deuil ? » (p. 94) Le deuil est-il un jour fini ? Cette dérive normalisatrice n’est pas le seul lot des individus endeuillés mais se généralise dans un contexte de médicalisation extrême de l’existence7. Force est de constater que de plus en plus d’individus entrent en effet dans les catégories du DSM, et ce du fait même de l’apparition de nouvelles « pathologies » ou de l’abaissement de certains critères diagnostiques. L’un des exemples les plus parlants est sans doute celui des enfants dits « hyperactifs »8 dont le nombre a sensiblement augmenté ces dernières années, et qui deviennent à leur insu des consommateurs réguliers de médicaments psychiatriques dès leur plus jeune âge... Pour le plus grand bonheur des lobbies pharmaceutiques…
5Le détour par le droit montre quant à lui combien les temporalités sociales de la succession et de l’héritage matériel, encadrés par la législation, impactent sur le vécu intime du deuil. Si le droit ne se préoccupe a priori que de l’héritage et délaisse le deuil, force est de constater qu’il s’invite néanmoins dans le deuil notamment par l’entremise du droit funéraire et du droit successoral.
- 9 Sur ce sujet, cf. L. Flem, Comment j’ai vidé la maison de mes parents, Paris, Seuil, 2004.
6Enfin, le troisième chapitre envisage le deuil et l’héritage dans leur interdépendance. Que fait le deuil à l’héritage ? Que provoque l’héritage dans le deuil d’un individu ou d’une famille ? Comment s’organise le partage des restes du mort ?9 Que garde-t-on ? De quoi se débarrasse-t-on ? Que donne-t-on ? À qui ? Pourquoi ? Ces questions se posent notamment pour un certain nombre de « restes » (photos, vaisselle, bijoux, mais aussi animaux…) qui n’entrent pas dans le cadre de la succession et doivent être redistribués de manière informelle, en dehors de tout cadre juridique. Comment s’articulent l’être et l’avoir, mais également l’héritage symbolique et l’héritage matériel ? Il apparaît clairement que l’héritage (re)pose la question du lien entre les différents proches du mort tout autant que celle de leurs positionnements respectifs et de leur identité. Il engendre ou pérennise de nouvelles alliances, en détruit d’autres….
7Au final, cet ouvrage souligne la nécessité d’accorder une place au deuil dans nos existences et met en garde contre une tendance de plus en plus forte à vouloir l’annihiler. L’approche de Nadia Veyrié n’est jamais loin de la critique des sociétés contemporaines capitalistes et libérales qui, en valorisant la performance et le rendement, ne laisseraient pas de place à l’expression de la vulnérabilité humaine. Ce faisant, l’auteure revendique un droit à la sensibilité et rappelle que si culture et société gouvernent nécessairement les modalités du deuil, elles ne doivent pas pour autant imposer aux individus « un deuil unique, calibré et parfait » (p. 266). La traversée du deuil prend du temps, elle ne se fait pas sans souffrance, mais elle est essentielle, nous semble-t-il, dans la construction de soi et dans la prise de conscience de sa propre mortalité. On ne s’y soustrait pas sans y perdre une part de ce qui nous fait humains, et donc vulnérables…
Notes
1 Nadia Veyrié, de même que le psychologue et psychanalyste Roland Gori, se situe dans la mouvance d’une pensée contestataire de la société libérale et capitaliste.
2 Sur l’historicité du rapport à la mort en Occident : P. Ariès, Essais sur l’histoire de la mort en Occident du Moyen-âge à nos jours, Paris, Seuil, 1975 ; M. Vovelle, La Mort et l’Occident de 1300 à nos jours, Paris, Gallimard, 1983.
3 La thèse d’un déni social de la mort dans nos sociétés occidentales contemporaines est aujourd’hui remise en cause par un certain nombre de sociologues. Voir par exemple G. Clavandier, Sociologie de la mort. Vivre et mourir dans la société contemporaine, Paris, Armand Colin, 2009 ; A. Esquerre, Les os, les cendres et l’Etat, Paris, Fayard, 2011.
4 Pour en savoir plus : cf. A.V. Horwitz, J.C. Wakefield, Tristesse ou dépression ? Comment la psychiatrie a médicalisé nos tristesses, Wavre, Mardaga, 2010 ; M. Corcos, L’Homme selon le DSM : Le nouvel ordre psychiatrique, Paris, Albin Michel, 2011.
5 Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux qui constitue une référence nosographique internationale.
6 La revue scientifique The Lancet y a consacré son éditorial du 18 février 2012, intitulé « Living with grief ». Elle rappelle que le deuil n’est pas une maladie et met en garde contre la volonté actuelle de médicaliser cette épreuve anthropologique universelle.
7 R. Gori, M-J. Del Volgo, La Santé totalitaire. Essai sur la médicalisation de l’existence, Paris, Denoël, 2005.
8 Le DSM parle de « Trouble du Déficit de l’Attention / Hyperactivité » (TDAH).
9 Sur ce sujet, cf. L. Flem, Comment j’ai vidé la maison de mes parents, Paris, Seuil, 2004.
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Référence électronique
Sophie Jumeaux-Bekkouche, « Nadia Veyrié, Deuils et héritages. Confrontations à la perte du proche », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 06 novembre 2012, consulté le 05 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/9743 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.9743
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