Jean-Paul Fourmentraux, L'Ère post-média. Humanités digitales et cultures numériques
Texte intégral
- 1 Gilbert Simondon, Du mode d´existence des objets techniques, Paris, éditions Aubier, 1958.
- 2 Viviane Folcher, « Arts numériques et mises en œuvres Vers une dynamique continue de création », d (...)
- 3 Gilbert Simondon, L´Individuation psychique et collective, Paris, éditions Aubier, 1964.
1Gilbert Simondon avait promu l´idée d´une nouvelle culture technique passant par la connaissance des objets techniques qui nous entourent et introduisent de nouvelles médiations avec le monde extérieur1. Le livre coordonné par Jean-Paul Fourmentraux apporte une nouvelle dimension puisqu´il s´agirait de défendre une culture des objets numériques2 afin de comprendre comment ils transforment notre relation au monde et notamment à l´art. Les objets numériques, tout comme les objets techniques de Simondon, ne peuvent pas se saisir dans leur simple utilité puisqu´ils informent notre perception du monde3. Une phénoménologie de la perception virtuelle serait à écrire et certains chapitres de l´ouvrage en esquissent les principes.
- 4 Vincent Tiffon, « Le public comme musiquant : exemple de l´installation immersive et interactive X (...)
- 5 Siegfried Kracauer, Théorie du film, la rédemption de la réalité matérielle, Paris, éditions Flamm (...)
- 6 Emmanuel Mahé, « Les pratiqueurs », dans Jean-Paul Fourmentraux (dir.), L´Ère post-média, Humanité (...)
- 7 Ibid., p. 129.
- 8 Antoine Hennion, « Jouer, interpréter, écouter, pratiquer la musique pour la faire agir ? », dans (...)
- 9 Ibid., p. 96.
2Vincent Tiffon montre notamment, à travers l´expérimentation d´un dispositif XY, que le public est associé à la définition d´un nouveau type de sensorialité4. L´idée est de faire participer le public à cette définition grâce à un dispositif sonore sans que le public ait à effectuer un effort quelconque. Le dispositif fonctionne comme un medium où les attitudes et la réception du public sont alors enregistrées. Le medium introduit une continuité entre la perception du spectateur et les objets présentés5. Emmanuel Mahé va plus loin en proposant le terme de « pratiqueurs » pour désigner la manière dont les publics expérimentent la conception d´une œuvre d´art6. « Les pratiqueurs produisent des sons en bougeant, frottant, ou grattant une des deux extrémités de la corde qui, virtuellement, se rejoignent donc dans "l´espace" Internet »7. Antoine Hennion se pose une question similaire sur la pratique possible de la musique sur internet, avec une nuance de taille. Il ne s´agit pas de réécrire la partition, mais d´exécuter une œuvre à partir des matériaux présents sur internet. Il y a ainsi une performance à atteindre dans cette mise en forme8. Dans l´histoire de la réception, la relation entre l´œuvre d´art et son public a toujours été présentée sous l´angle de la réécriture possible de l´œuvre d´art à travers l´exécution. Dans le cas de la performance, il n´est pas question de recréer l´œuvre, mais de l´interpréter à partir des matériaux et des indications disponibles sur internet. Cette réflexion aboutit à un débat sur l´antinomie entre la virtuosité de l´artiste et l´intemporalité de l´œuvre d´art. « Le jeu instrumental, la technique virtuose doivent s´ajouter à une œuvre pour la re-présenter, ils ne doivent ni la masquer par leurs excès, ni la manquer par leurs défauts, empêchant dans les deux cas son avènement »9. Nous avons ainsi, selon Antoine Hennion, une similarité entre le sportif et le musicien avec cette idée d´œuvre à faire et de performance instantanée à réaliser. L´œuvre crée finalement son public et son cortège de pratiqueurs selon les émotions recherchées.
- 10 Jacques Perriault, Soraya Sellah, « Le détournement des jeux informatisés comme œuvre artistique » (...)
- 11 Ibid., p. 76.
- 12 Patrizia Laudati, « La ville : médium praticable », dans Jean-Paul Fourmentraux (dir.), L´Ère post (...)
- 13 Mustafa Zouinar, Anne Bationo-Tillon, « Le public en action : analyse ergonomique de la découverte (...)
- 14 Ibid., p. 199.
- 15 Emmanuel Mahé, « Les pratiqueurs », dans Jean-Paul Fourmentraux (dir.), L´Ère post-média, Humanité (...)
- 16 Ibid., p. 126.
3La praticabilité a remplacé la simple interactivité entre le public et l´œuvre d´art. L´époque de l´interactivité est en train de s´achever comme le constatent Jacques Perriault et Soraya Sellah à propos de Second Life10. Nous avions alors les « détourneurs »11, c´est-à-dire les publics ayant développé un regard critique sur le réel du virtuel et capables d´utiliser cet espace virtuel comme un espace d´anticipation de ce qui peut se passer dans le réel. Néanmoins, l´optique de l´interactivité subsiste encore dans le domaine de l´architecture avec des installations interactives permettant aux habitants des villes de se rencontrer et de s´approprier l´espace urbain12. On la trouve encore dans l´art avec cette volonté de travailler sur une interaction entre les émotions du public et l´œuvre d´art13. Mustafa Zouinar et Anne Bationo-Tillon ont travaillé sur des entretiens portant sur la posture des publics lorsqu´ils contemplent une œuvre d´art, posture pensée en termes physiques (ergonomiques) et esthétiques. Comment déplacer le regard de manière à ce que le spectateur se trouve dans une situation où l´œuvre d´art vient à sa rencontre plutôt que l´inverse ?14 Emmanuel Mahé revient sur cette notion de pratique en distinguant les pratiqueurs des practiqueurs. « Les practiqueurs pratiquaient pour exercer un pouvoir sur, les pratiqueurs pratiquent pour lutter contre des modalités de pouvoir (y compris celles qui le font exister comme pratiqueur justement ou celles qui ont contribué à l´agencement dans lequel il est) »15. Les pratiqueurs ne doivent pas devenir des pratiquants et faire système, c´est le danger qui les guette. Les pratiqueurs ont développé une certaine autonomie en utilisant les nouvelles technologies. « Le pratiqueur "dispositive" dans le sens de l´action : il n´instrumente pas seulement un dispositif qui lui serait étranger, il devient dispositif »16. Être dispositif, construction, fiction, puis trucage. Les pratiqueurs démontent, bricolent et remontent et ressemblent de plus en plus aux arrangeurs des partitions de jazz. Les arrangeurs sont ceux qui retravaillent une partition de jazz en y ajoutant un supplément d´âme.
- 17 Francis Chateauraynaud, « Logique d´enquête et sociologie du Web – Les performances critiques à l´ (...)
- 18 Tommaso Venturini, « Great expectations : méthode quali-quantitative et analyse des réseaux sociau (...)
4Ce livre apporte un éclairage essentiel au nouveau champ des humanités numériques même si l´extraordinaire développement des nouvelles technologies pose des défis majeurs aux chercheurs de sciences sociales17. La multiplication des archives ouvertes et des données agrégées impliquent de retrouver une méthodologie critiquant l´origine de ces sources sans les prendre pour acquises18. Si les sciences sociales ne retrouvent pas ce privilège méthodologique, elles risquent d´être reléguées à de simples instruments d´expertise.
Notes
1 Gilbert Simondon, Du mode d´existence des objets techniques, Paris, éditions Aubier, 1958.
2 Viviane Folcher, « Arts numériques et mises en œuvres Vers une dynamique continue de création », dans Jean-Paul Fourmentraux (dir.), L´Ère post-média, Humanités digitales et Cultures numériques, Paris, éditions Hermann, 2012, p. 110.
3 Gilbert Simondon, L´Individuation psychique et collective, Paris, éditions Aubier, 1964.
4 Vincent Tiffon, « Le public comme musiquant : exemple de l´installation immersive et interactive XY », dans Jean-Paul Fourmentraux (dir.), L´Ère post-média, Humanités digitales et Cultures numériques, Paris, éditions Hermann, 2012, pp. 163-179.
5 Siegfried Kracauer, Théorie du film, la rédemption de la réalité matérielle, Paris, éditions Flammarion, 2010, p. 113.
6 Emmanuel Mahé, « Les pratiqueurs », dans Jean-Paul Fourmentraux (dir.), L´Ère post-média, Humanités digitales et Cultures numériques, Paris, éditions Hermann, 2012, pp. 117-136.
7 Ibid., p. 129.
8 Antoine Hennion, « Jouer, interpréter, écouter, pratiquer la musique pour la faire agir ? », dans Jean-Paul Fourmentraux (dir.), L´Ère post-média, Humanités digitales et Cultures numériques, Paris, éditions Hermann, 2012, pp. 87-101.
9 Ibid., p. 96.
10 Jacques Perriault, Soraya Sellah, « Le détournement des jeux informatisés comme œuvre artistique », dans Jean-Paul Fourmentraux (dir.), L´Ère post-média, Humanités digitales et Cultures numériques, Paris, éditions Hermann, 2012, pp. 71-85.
11 Ibid., p. 76.
12 Patrizia Laudati, « La ville : médium praticable », dans Jean-Paul Fourmentraux (dir.), L´Ère post-média, Humanités digitales et Cultures numériques, Paris, éditions Hermann, 2012, pp. 53-68.
13 Mustafa Zouinar, Anne Bationo-Tillon, « Le public en action : analyse ergonomique de la découverte d´une œuvre d´art numérique interactive », dans Jean-Paul Fourmentraux (dir.), L´Ère post-média, Humanités digitales et Cultures numériques, Paris, éditions Hermann, 2012, pp. 181-201.
14 Ibid., p. 199.
15 Emmanuel Mahé, « Les pratiqueurs », dans Jean-Paul Fourmentraux (dir.), L´Ère post-média, Humanités digitales et Cultures numériques, Paris, éditions Hermann, 2012, p. 126.
16 Ibid., p. 126.
17 Francis Chateauraynaud, « Logique d´enquête et sociologie du Web – Les performances critiques à l´ère du numérique », dans Jean-Paul Fourmentraux (dir.), L´Ère post-média, Humanités digitales et Cultures numériques, Paris, éditions Hermann, 2012, pp. 21-38.
18 Tommaso Venturini, « Great expectations : méthode quali-quantitative et analyse des réseaux sociaux », dans Jean-Paul Fourmentraux (dir.), L´Ère post-média, Humanités digitales et Cultures numériques, Paris, éditions Hermann, 2012, pp. 39-51.
Haut de pagePour citer cet article
Référence électronique
Christophe Premat, « Jean-Paul Fourmentraux, L'Ère post-média. Humanités digitales et cultures numériques », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 24 octobre 2012, consulté le 12 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/9619 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.9619
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page