Robert O. Paxton, Julie Hessler, L’Europe au vingtième siècle
Texte intégral
- 1 Robert Paxton, La France de Vichy, 1940-1944, Seuil, 1973, rééd. coll. « Points / Histoire », nove (...)
1Il est important de signaler cet ouvrage d’histoire paru en 2011 et passé relativement inaperçu en France. Il présente l’originalité d’être le fruit d’un cours dispensé à la Columbia University de New York par un historien américain. Son autre originalité est de présenter non pas une juxtaposition d’histoires nationales, mais un point du vue global sur l’histoire du continent européen. Alors quel est l'intérêt ? N’avons-nous pas nos historiens et nos mémoires nationales ? Il faut souligner tout d’abord que l’auteur principal est le grand Robert Paxton, le spécialiste de la seconde guerre mondiale, celui qui a permis la relecture de l’histoire de Vichy en dépouillant systématiquement les archives françaises et allemandes de cette sombre période1. Soulignons aussi que le dépassement des points de vue nationaux européens par un auteur américain, très bon connaisseur de l’Europe, immergé depuis longtemps dans la culture de ce continent, présente des vertus heuristiques incontestables.
- 2 Coéditions Complexe/ Le Monde diplomatique, 1994.
2En mettant en perspective les histoires nationales confrontées aux grandes ruptures du XXème siècle comme la Première Guerre mondiale, les révolutions russes, la grande dépression, le nazisme, la Seconde Guerre mondiale, la guerre froide, la décolonisation, la chute du communisme.., il nous permet de nous réapproprier ces faits majeurs d’une part, et d’autre part de mieux saisir les logiques conduisant dans un premier temps au déclin global d’un continent autrefois dominant, puis à un sursaut salvateur après la seconde guerre mondiale. Cette rupture entre les deux moitiés du siècle est pour les auteurs l’une des grandes difficultés à surmonter pour écrire l’histoire de l’Europe. Laquelle de ces deux périodes représente le « véritable visage » de l’Europe ? Entre 1900 et 1945, l’Europe plonge dans la barbarie et le déclin à la suite de la Première Guerre mondiale et de ses conséquences géopolitiques et idéologiques. La Seconde Guerre mondiale parachève cette montée vers l’horreur. Il est tentant de conduire une analyse guidée par ce présupposé du déclin et de l’échec. Nous pouvons penser à l’excellent ouvrage de Éric J. Hobsbawm, L’âge des extrêmes, Histoire du court XXème siècle (1914-1991)2. Bien qu’histoire mondiale, ce dernier ouvrage passionnant est souvent utilisé dans les travaux sur l’Europe et il insiste bien davantage sur le caractère chaotique de cette période pour le continent que sur ses succès. L’autre interprétation, minoritaire, considère la période 1914-1945 (ou 1953, date de la mort de Staline) comme une déviation par rapport à une trajectoire de long terme qui tendrait vers la prospérité et la modération politique. Entre ces deux interprétations, Robert Paxton et Julie Hessel adoptent une voie médiane. La descente aux enfers du premier XXème siècle ne saurait être considérée comme une aberration. C’est pourquoi elle occupe plus de la moitié de l’ouvrage. Mais il semble aux auteurs que ce cycle a été brisé de façon radicale dans l’après-guerre et que le second XXème siècle a été caractérisé par des dynamiques spécifiques.
3Toutefois, ce choix de privilégier la coupure plutôt que la continuité est effectué sans dogmatisme car ruptures et continuités perdurent au-delà de 1945. Ainsi les Européens n’ont-ils pas développé une politique militaire commune sous l’égide de l’Union Européenne. Le changement est donc net dans ce domaine militaire et géopolitique, où le déclin de l’Europe est incontestable, avec la perte des grands empires et les échecs des années 50 comme l’aventure de Suez et les guerres coloniales perdues. Les populations européennes manifestent aussi une grande réticence vis-à-vis des actes de guerre, surtout s’ils sont menés pour d’autres causes que le « maintien de la paix ». Sur le plan des idéologies politiques, l’on assiste aussi à un processus d’apaisement des passions et de déclin des idéologies. Ceci tranche nettement avec le premier XXème siècle où s’affrontaient sans merci communisme et fascisme. La démocratie parlementaire semble avoir au moins temporairement triomphé dans les esprits et les institutions avec un glissement vers le centre des forces politiques majeures.
4Sur le plan économique, l’Europe du dernier quart du XXème renoue avec les crises et les cycles économiques sur fond de croissance de long terme, après la prospérité des années 60. C’est sans doute là le facteur le plus inquiétant pour le XXIème siècle. Les auteurs demeurent résolument optimistes pour l’avenir de l’Europe, mais il convient de remarquer que la crise de 2007-2008 dure encore et qu’elle semble être liée à des carences institutionnelles et au retour des égoïsmes nationaux, sur fond de déclin face aux puissances émergentes. C’est sans doute là l’élément le plus préoccupant, comme on va le voir un peu plus loin. Enfin, les changements sont considérables sur le plan culturel, notamment depuis les mouvements sociaux des années 1960, introduisant une réelle rupture d’avec les normes et les valeurs de la société bourgeoise d’antan, encore bien vivantes dans l’immédiat après guerre.
5Cet ouvrage d’histoire permet une approche globale au sens de Braudel en reliant de manière toujours claire les différents niveaux du réel, économique, culturel, politique, géostratégique, sans excès théorique ni lourdeur de style. Un livre passionnant dont la lecture présente une certaine urgence tant l’histoire semble balbutier actuellement. À relire l’histoire de la déflation des années 30 qui avait produit la montée des extrêmes, les pulsions xénophobes et nationalistes, et finalement la guerre la plus meurtrière de l’histoire, il nous semble nous doter d’un fil conducteur pour interpréter certes prudemment et avec toute la distance critique nécessaire, certains des phénomènes économiques et sociaux contemporains. La grande crise que nous traversons depuis 2007 tout particulièrement en Europe, la nouvelle déflation qui s’y répand avec son cortège de chômage et de pauvreté, semblent nourrir des tentations similaires chez beaucoup… Puissent nos gouvernants et intellectuels, nos populations aussi, méditer ces « leçons de l’histoire » et nous éviter de retomber dans nos travers… Le modèle institutionnel inventé après guerre en Europe semblant s’épuiser, il conviendrait sans doute de l’amender profondément pour redonner sens à une Europe garante de paix et de prospérité.
6Cet ouvrage peut être vivement conseillé aux étudiants car il embrasse l’histoire de l’Europe et du monde au XXème siècle ce qui est bien dans la philosophie contemporaine des programmes des concours, des Universités, des Grandes Écoles. Toutes les personnes intéressées ou impliquées dans les sciences sociales, la recherche, l’enseignement (économie, sociologie) pourraient aussi tirer un grand profit de la lecture ou de la consultation de cet ouvrage (par exemple les chapitres VIII et IX sur les années 1920 et la Grande dépression).
7Bien entendu, c’est aussi un ouvrage exigeant par sa longueur (733 pages) et la richesse de son corpus. Mais l’aventure vaut le coup d’être tentée tant il offre de clés pour la compréhension du monde contemporain.
Notes
1 Robert Paxton, La France de Vichy, 1940-1944, Seuil, 1973, rééd. coll. « Points / Histoire », novembre 1999, 475 p.
2 Coéditions Complexe/ Le Monde diplomatique, 1994.
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Référence électronique
Bernard Drevon, « Robert O. Paxton, Julie Hessler, L’Europe au vingtième siècle », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 26 septembre 2012, consulté le 05 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/9321 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.9321
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