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Cécile Cottenet, Une histoire éditoriale: The Conjure Woman de Charles W. Chesnutt

Eddy Banaré
Une histoire éditoriale: The Conjure Woman  de Charles W. Chesnutt
Cécile Cottenet, Une histoire éditoriale: The Conjure Woman de Charles W. Chesnutt, Lyon, ENS Éditions, coll. « Métamorphoses du livre », 2012, 276 p., ISBN : 978-2-84788-341-1.
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Texte intégral

1Parce qu’il y a un pouvoir de représentation, de questionnement du réel qui n’appartient qu’à la littérature et, plus singulièrement, à la fiction, la recherche dans ce domaine ne semble devoir explorer qu’une seule question - celle des origines - et tenter de saisir ce qui fait du langage et de la narration des outils d’exploration du réel. À quel moment un  homme choisit-il de raconter, de dire sa situation et celle de sa communauté à la société dans laquelle il évolue et contre laquelle il se bat parfois ? Comment se forme un espace littéraire ? Aussi, pourquoi mécènes et éditeurs se font passeurs ? Aucune de ces questions ne peut, évidemment, supporter de réponse définitive tant elles approchent de complexités. Seul un croisement d’analyses socio-historique, poétiques et philosophiques est en mesure d’apporter éléments de réponse et pistes de réflexion. La collection « Métamorphoses du Livre » des éditions de l’École Normale Supérieure de Lyon (ENS Éditions) en propose une approche à travers la publication d’études sociohistoriques sur l’édition et l’imprimé.

  • 1 The Conjure Woman and Other Conjure Tales, Richard H. Brodhead éd., Durham, Duke University Press, (...)

2Ces interrogations irriguent l’étude que Cécile Cottenet consacre à Charles W. Chesnutt, considéré aux États-Unis comme le premier romancier afro-américain. Elle éclaire précisément le trajet qui l’a mené du succès des premières nouvelles publiées dans la presse, à l’édition de son premier recueil de nouvelles The Conjure Woman1 publié en 1899 chez l’éditeur de Boston Houghton and Mifflin – également éditeur de Jack London à la même époque - où il deviendra un titre phare du catalogue et sera régulièrement réédité jusqu’en 1928. On observe surtout les stratégies déployées pour réaliser son ambition ; elles passent autant par un choix de thèmes spécifiques, ainsi que par la capacité à tisser un réseau influent pour faire connaitre son œuvre. À travers Chesnutt, on découvre la période charnière de la Reconstruction ; époque où, revenu de l’esclavage, les Africains-Américains partaient à la conquête  de leurs nouveaux droits. Avec ses fictions et ses essais, il s’est imposé comme le commentateur de la construction souvent douloureuse d’une communauté qui apprends à faire face à de nouveaux paradoxes ; le préjugé de couleur où un teint clair assurait plus de possibilités d’ascension sociale. Chesnutt a donc très vite saisi qu’il fallait travailler à l’élaboration d’un nouvel imaginaire, à la restauration d’une image des Noirs, façonnée par  l’esclavage. « L’histoire » que reconstitue Céline Cottenet s’annonce autant comme une étude de la minorité littéraire. Elle nous permet d’emprunter une série de passages ; celui d’employé à écrivain, d’écrivain à porte-parole, puis du feuilleton au livre, superposant ainsi un trajet individuel à des réalités socio-historiques déterminées. Si Chesnutt n’est pas le premier « Noir » à avoir publié aux États-Unis, il est probablement le premier à avoir inauguré « un champ de production littéraire » où l’identité noire et/ou post-esclavagiste pouvait trouver de nouvelles possibilités de représentations. L’enquête de Cottenet s’articule en deux grands mouvements ; le premier où les singularités de Chesnutt, autant que celles de son époque – les États-Unis des années 1890 – sont minutieusement décrites grâce à un travail d’archive rigoureux. Le second consiste en une plongée dans le milieu de la presse et de l’édition où Chesnutt se distingue par sa lucidité, son sens d’adaptation et la nouveauté des stratégies déployées pour déjouer et renouveler les codes de la société post esclavagiste. Elles touchent à la fois aux questions du marché du livre qu’à celles de la promotion et de la réception des textes.

3À travers le cas de Charles W Chesnutt tel qu’il est analysé, on voit que le devenir-écrivain ne s’opère qu’à partir de ruptures, de renouvellements, sinon d’interférences faces aux représentations dominantes. Pour Chesnutt, cette rupture a lieu dans le champ de l’identité raciale ; question dominante dans les États-Unis des années 1890 qui venaient alors de mettre en place les grandes lois ségrégationnistes. Il l’interroge, la perturbe, la contredit et la renouvelle avec une nouveauté radicale et volontiers ironique. Car, les métis comme Chesnutt étaient alors vus comme « un phénomène curieux et effrayant […] une dégénérescence [qui] laissait également la possibilité à ces individus de passer pour blanc, et ainsi, d’échapper aux  catégorisations si commodes de la société américaine » (p. 31). La force de Chesnutt est d’avoir choisi « de se faire connaitre comme Américain d’origine noire » (p. 31) tout en parvenant à intégrer les hautes sphères de l’édition américaine. Si, de ce parcours, Cottenet brosse le portrait d’un homme déterminé, peut-être provocateur, elle montre également qu’il y a dans le cas de Chesnutt l’exemple d’une nouvelle conception de l’écrivain en tant qu’acteur de l’espace public, c’est-à-dire, une nouvelle modernité littéraire. Cette modernité passe également par une réinvention du rôle de l’édition de presse, une métamorphose du marché du livre et des fonctions supplémentaires attribuées au livre-objet sans lesquels l’émergence de Chesnutt n’aurait pas été totalement possible.

4Cottenet explique également que la reconnaissance de Chesnutt a été également rendue possible par une conception personnelle de la culture et de l’éducation. Pour cela, elle évite l’épreuve fastidieuse de la reconstitution biographique pour mettre en valeur des passages, un remarquable pouvoir d’adaptation dans une société américaine post esclavagiste où la condition noire était risquée, synonyme d’exclusion, de violence et de marginalisation. Elle superpose donc un trajet individuel, une biographie intellectuelle et philosophique (qui passe par un travail minutieux sur les archives de Chesnutt) à la description sociohistorique des États-Unis. Ici, le travail d’analyse est remarquable par le croisement rigoureux de données économiques, d’informations historiques et d’analyses littéraires : méthodologie qui doit autant aux African-American Studies qu’à la tradition française de l’historiographie littéraire. C’est donc une véritable cartographie de Chesnutt qui est tracée; elle montre les possibilités, les chemins de traverse que l’auteur a su emprunter.

5Quant au journal intime tenu par Chesnutt et dont Cottenet retranscrit, traduit et analyse de larges extraits, il met en lumière une maturation lente, d’un esprit en perpétuel questionnement sur son époque mais aussi, de questionnements sur les pouvoirs de la fiction et de l’écrit. Chesnutt était conscient des réalités du marché littéraire, des rouages du monde de l’édition et de la nouveauté qu’il était en mesure d’y apporter. Il a, très vite, vu dans l’écriture la possibilité d’initier du changement. En 1880, alors qu’il n’était pas encore publié, il s’imposait ce mot d’ordre : « prend(re) d’assaut ce subtil et presque indéfinissable sentiment de répulsion face aux Nègres […] courant chez la plupart des Américains » (p. 64). Et, parlant au nom des Africains-Américains, il disait au sujet de ses potentiels adversaires : « (…) leurs positions doivent être minées, ainsi nous nous retrouverons en leur sein avant qu’ils puissent dire “ouf” » (p. 64). Voilà qui permet de mieux saisir le Charles W Chesnutt stratège que Cottenet décrit et interprète, soulignant l’admiration de l’auteur pour des figures tutélaires telles qu’Alexandre Dumas et Pouchkine ; auteurs qui n’ont jamais dissimulé leur ascendance africaine.

6La seconde partie de l’ouvrage est une vue de l’intérieur du processus d’écriture ; principalement « la conception de la création » (p. 68) et l’initiation de Chesnutt à l’écriture. Son entrée en littérature coïncide, en effet, avec l’essor du magazine et la scolarisation massive des Africains-Américains. Chesnutt fonde très rapidement son ambition littéraire sur cette diffusion massive de l’imprimé et de la lecture. Surtout, il investit le récit et la fiction d’une fonction politique. On comprend mieux ensuite la nature des liens que Chesnutt entretenait avec le monde de la presse et de l’édition, mais aussi la complexité du travail de promotion, ainsi que les stratégies pour composer un lectorat qui ont suivi sa première publication ; processus dont Cottenet  propose une analyse passionnante. L’auteur cherchait à dégager un nouvel espace public où la littérature pouvait, selon lui, aider à l’élévation sociale et morale d’un lectorat en quête de reconnaissance.

7Enfin, l’initiation de Chesnutt fait l’objet de chapitres passionnants puisque Cottenet y décrit avec finesse la manière dont l’auteur a su définir de nouveaux thèmes, trouver ses mentors et définir son rôle. Il est fort probable que cet ouvrage fasse école, dans la mesure où, tout en restituant une photographie détaillée d’une époque, il permet également de saisir l’impact des créateurs littéraires sur les avancées dans la vie de la cité. On ne peut que souhaiter qu’il inspire des travaux sur les émergences dites francophones ; qu’il s’agisse des auteurs issus du Maghreb, d’Afrique ou des Antilles au XXe siècle. Comment, par exemple, les éditions de René Maran, Ferdinand Oyono, Driss Chraïbi, Aimé Césaire, Fanon ou Édouard Glissant ont-elles été possibles en France ? En effet, une telle méthode d’investigation, qui superpose la description d’un devenir à celle d’un contexte sociohistorique, a l’avantage de rendre compte de l’infinie diversité des espaces littéraires et des mouvements qui les animent en permanence.

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Notes

1 The Conjure Woman and Other Conjure Tales, Richard H. Brodhead éd., Durham, Duke University Press, (1899), 1993.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Eddy Banaré, « Cécile Cottenet, Une histoire éditoriale: The Conjure Woman de Charles W. Chesnutt », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 16 septembre 2012, consulté le 07 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/9188 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.9188

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Rédacteur

Eddy Banaré

French Lecturer, University of the South Pacific, Suva, Fidji

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