Thierry Pillon, Le corps à l'ouvrage
Texte intégral
1L'analyse de Thierry Pillon part des témoignages, des récits de vie, des autobiographies d’ouvriers (mécaniciens de locomotive à vapeur, mineurs, ouvriers du textile, intérimaire, caissière, usineur...). De Marguerite Audoux (L’atelier de Marie-Claire, 1920) à Anna Sam (Les tribulations d’une caissière, 2008) en passant par Marie-France Bied-Charreton (Usines de femmes, 1979), Xavier Charpin (L’adieu différé. Mineur à Saint Etienne en 41, une gueule noire raconte, 1981) ou Sylviane Rosière (Ouvrière d’usine, Petits bruits d’un quotidien prolétaire, 2010), la bibliographie ne compte pas moins de 53 références principales. Ces récits et livres écrits par des ouvriers, des mineurs, des salariés mettent en avant la relation entre le corps et le travail en usine, en atelier, à la mine, en grande distribution. De cette hétérogénéité, Thierry Pillon cherche à rassembler des ressentis qu’il classe en six grands thèmes : l'environnement, les gestes, les regards, l'intimité, les usures, les rêves. Les inégalités de genre ou sociales sont très peu abordées et uniquement sous l'angle des différences sociales matérialisées par les différences d'odeur, de postures, de maladie.
2L'ouvrage n'est pas explicitement problématisé. C'est plus un tour d'horizon de la relation travail - corps basé sur une lecture impressionnante d'ouvrages. Néanmoins, Thierry Pillon veut dépasser la simple description. Il cherche notamment à savoir si les constats qu'il peut faire sur cette relation fin XIXe ou dans les années 1930 sont encore valables dans les années 1990 et 2000.
3L'entrée dans l'environnement du travail est souvent associée à des images négatives telles que la prison, le bagne à cause du manque d'aération, de luminosité, d'agencements ergonomiques. L'ouvrier se sent captif de son lieur de travail. L'homme y est presque un anachronisme puisque tout est pensé pour les machines, pour l'exploitation.
4Après son entrée, l'ouvrier est contraint par l'environnement lui-même. La chaleur et le froid dans les mines, les locomotives, les ateliers, contraignent les sens. Le bruit agresse et isole l'ouvrier tout en provoquant des douleurs physiques. Ces traumatismes durables modifient la parole qui devient hurlement ou s'efface. Le geste prend la place de la parole. Cependant, le toucher perd de son efficacité sans la vue. Au final, l’ouvrier adopte des postures afin de se fondre dans cet environnement et suivre les cadences. Les mineurs rampent, jouent avec les équilibres, doivent être ambidextres. Cette posture qui engage le corps tout entier dans le travail se transmet par contact, tel un habitus comportemental propre à un corps de métier. Cette intériorisation corporelle du travail conduit jusqu’à des automatismes reproduits à travers une histoire sans fin : « toute la journée est un hallucinant présent qui ne sait pas devenir passé, qui ne porte en lui aucun avenir » (Christiane Peyre, Une société anonyme, 1962)
5Cette contrainte de l’environnement de travail sur le corps va jusqu’à le pénétrer. Les substances présentes dans l’entreprise s’incrustent dans le corps : duvet, cuivre, poussières (silicose, amiante), peinture. Elles sont sources de maladies, de coloration de la peau, de malaise. Elles renvoient l’image de ce que les jeunes ouvriers, leurs corps, vont devenir : « Le corps garde la trace indélébile de son intimité avec les produits nocifs ». Les accidents de machines, les coups de grisou, les incendies, marquent. De la disparition complète à l’amputation de membres, les corps fatigués souffrent. Face à ces mutilations, ces décès, le groupe est fataliste, prostré, presque insensible.
6Ces stigmates physiques sont aussi sociaux. La graisse, la suie, la peinture, la sueur, même après les multiples décrassages, tiennent les ouvriers à distance des autres groupes sociaux.
7Au sein de l’environnement de travail, le corps, l’individu permet d’accéder à l’autre, d’entrer en contact. Très vite, l’ouvrier est affublé d’un surnom en rapport avec sa physionomie (bouboule, la fourmi noire, le gras, le blond, mollet de coq, la bêcheuse, bouledogue, hercule…), sa région (le ch’ti, le Breton, le Yougo), son histoire (banane, la timbrée). Ce baptême permet de créer une intimité, une proximité, de l’affection dans un environnement rude. Les rites d’initiation participent à cette intégration. La violence des bizutages s’est atténuée après la seconde guerre mondiale mais la tradition perdure. L’enfant doit laisser sa place à l’homme, évalué, jaugé par les anciens. L’homme doit être fort, résistant. Les blessures, volontaires ou non, les affrontements, les défis, forgent l’image de l’ouvrier par rapport aux autres : « Touche la main, t’es un homme. Je t’aurais pas cru capable. » (Xavier Charpin, L’adieu différé, le Hénaff, 1981). Les plaisanteries, les pièges, relèvent aussi de cette intégration. Pour être accepté de tous, la cible devait être assez subtile pour ne pas répondre avec ses poings mais aussi ne pas mépriser ses assaillants. La vengeance est souvent le moyen de s’intégrer et de se faire une réputation.
8Les vestiaires permettent à chacun de laisser leur peau d’ouvrier, de se réapproprier leur corps, de plaire et de raconter des histoires intimes. Néanmoins la fatigue et le stress reste. Les insomnies s’installent. Les dépressions et l’alcoolisme guettent. Le travail reste omniprésent dans la tête des ouvriers : « Je suis emprisonnée dans un cauchemar atroce » (Marie-France Bied-Charreton, Usine de femmes, 1979).
9Le rêve est la seule possibilité d’évasion dans cet environnement rude. Dans la première moitié du XXe siècle, la proximité de l’usine avec la nature, le permettait facilement À partir des années 1970, le rêve de nature devient nostalgique. Les ouvriers ne sont plus paysans et presque plus fils de paysans. L’imagination va prendre le pas sur la réalité pour que le rêve d’extériorité continue d’exister. Les bruits, les cadences, le travail de nuit le permettent : « la venue des images et le vagabondage de l’esprit émanent de la répétition de mouvements identiques. »
10Thierry Pillon nous offre un voyage entre hier et aujourd’hui dans ce qu’il y a de plus intime au travail : le corps. Cet ouvrage nous fait revivre des moments de nos histoires sans vouloir poser des hypothèses et construire un argumentaire théorique sur la question du travail et du corps. Le livre de Thierry Pillon parlera à chacun de nous car il touche à nos racines. Nos histoires de famille résonnent à sa lecture.
Pour citer cet article
Référence électronique
Christophe Nicoud, « Thierry Pillon, Le corps à l'ouvrage », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 13 septembre 2012, consulté le 07 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/9161 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.9161
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