François Sarfati, Du côté des vainqueurs. Une sociologie de l'incertitude sur les marché du travail
Texte intégral
- 1 Émile Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, Puf, Paris, 1895.
1À l’issue du grand jeu social, la sociologie a plus souvent et plus volontiers tendu son magnétophone et ses questionnaires aux vaincus qu'aux vainqueurs. Pour signifier la nature véritable de l'inégalité sociale, et peut-être aussi au nom des velléités réformatrices d'une discipline qui ne vaudrait pas « une heure de peine si elle ne devait avoir qu'un intérêt spéculatif1 », la science sociale était plus prompte à adopter le point de vue de ceux qui subissaient les conséquences funestes des nouvelles formes de régulation du marché du travail plutôt que de ceux qui en sortaient triomphants. Soit.
2Pour étudier les vaincus, la sociologie devait se prémunir d'au moins deux écueils, misérabilisme et populisme. Lorsqu'elle étudie les vainqueurs, elle doit faire de même, en renversant les termes de la prudence : les vainqueurs ont tendance à légitimer le mode de fonctionnement du jeu qui les a vus triompher. Les incertitudes sur le marché du travail ? Le stress ? Les impératifs de qualité ? Ils sont pour. Qu'est-ce à dire ?
- 2 22 entretiens « approfondis », dont 15 ont pu être renouvelés au cours d'une seconde passation. En (...)
3Les salariés chargés de la relation clientèle d'une agence de courtage en ligne étudiés par François Sarfati2 sont pris dans un entre-deux. En ceci, ils constituent une population au service de l'ambition de l'auteur. Ils sont salariés mais vivent d'un secteur qui s'est construit sur la base de l'incertitude des marchés. « À la lisière » des catégories professionnelles, leur activité s'apparente, dans ses formes et son organisation, à celle d'un centre d'appels mais renvoie dans son contenu à des opérations financières et boursières la rapprochant du trading. Ces salariés, exécutant essentiellement les actes codifiés de procédures pensées par d'autres (p.37), se réfèrent d'ailleurs perpétuellement à l'imaginaire mythifié du trader libre et sans filets. Ils résument à eux seuls l'embarras théorique face à une situation empirique et concrète. Leur ambiguïté pourrait tenir en une phrase : ils sont les agents zélés d'une entreprise de boursicotage pour petits porteurs.
4« Agents » car ils ne font qu'exécuter des procédures qui n'engagent en rien leur responsabilité personnelle : ils ne sont habilités à donner aucun conseil (p.39), ne procèdent à aucun choix (p.43). En cela ils ressemblent à des bureaucrates wéberiens. « Zélés » car, loin de procéder à ces tâches sine ira et studio, ils investissent une part importante d'affect dans leur besogne : la passion est d'ailleurs une des catégories mobilisées par François Sarfati pour décrire leur discours. La passion pour la finance, pas pour les call centers. Au jeu mertonien de la dialectique du groupe d'appartenance et du groupe de référence, les salariés des agences de courtage en ligne ont fait leur choix.
5Ce que la sociologie avait – complaisamment, d'un certain point de vue – identifié comme des maux sont donc pour eux des vertus : le stress ? Bon pour la motivation (p. 36-37). La figure du client-roi, le CRM, l'orientation-client ? Nécessaire pour l'entreprise et la qualité du service (p. 46). « La frénésie au travail se vit sur un mode enjoué » (p. 9). On s'encourage tout en se mettant la pression mais pas seulement : on peut aussi manifester bruyamment sa joie à l'évocation d'un plan de licenciement de 44 500 personnes chez Alcatel (p. 109-110).
- 3 L'auteur cite en ce sens les travaux d'Eliot Freidson sur les professions artistiques : « Les prof (...)
- 4 Selon la formule caractérisant les traders sur la quatrième de couverture de l'ouvrage d'Olivier G (...)
6Articulant la notion de passion, construite pour d'autres professions qui mettaient au « défi » les catégories de l'analyse sociologique3, à un rapport plus instrumental au travail et à l'emploi, François Sarfati montre non seulement que les deux concepts ne sont pas antinomiques mais aussi que tous deux s'appliquent à l'observation de ces « agents économiques au travail4 ». Ils ne conçoivent plus la vie dans l'ombre statutaire d'un contrat à durée indéterminée couvrant une carrière entière mais préfèrent s'imaginer libres de « surfer » la vague charriant les incertitudes du marché du travail. Ils prennent le I de CDI en un sens bien différent de leurs aînés, comme si l'indétermination de la durée du « contrat à durée indéterminée » avait changé de signification.
7Ainsi, les salariés observés sont favorables à la montée des incertitudes professionnelles et ce à double titre : professionnellement (leur secteur est animé par les plans de restructuration induits par l'investissement différentiel des capitaux) et personnellement (ils ont intériorisé la norme pour composer leur propre parcours).
8Nous sommes pourtant loin des salariés surdiplômés et hypercompétitifs prisés par les chasseurs de tête des cabinets de recrutement, des bêtes de concours du marché du travail faisant la démonstration de leur maestria dans la construction d'un parcours professionnel foisonnant. Plus loin encore des quelques rentiers qui, concentrant la plupart des capitaux échangés sur les places boursières, font la pluie et le beau temps sur les marchés financiers. Si nous sommes du côté des vainqueurs, de quelle victoire les salariés du courtage en ligne peuvent-ils s'enorgueillir ?
9Un des problèmes de ce bon ouvrage pourrait être son titre. En se plaçant « Du côté des vainqueurs » il mine posture compréhensive qui est la sienne dans le reste de l'ouvrage : la position de « vainqueur » implique la prise en compte d'un dispositif, d'un jeu, qui renvoie à des fonctions de classement objectif. Ce faisant, il suggère l'existence d'un rapport entre la passion et la victoire de ces salariés sans trancher la nature du rapport entretenu entre les deux phénomènes : sont-ils passionnés parce qu'ils sont vainqueurs ou sont-ils vainqueurs parce qu'ils sont passionnés ?
10Des réponses sont apportées par l'auteur (le rôle de la passion dans le processus de recrutement des salariés du courtage en ligne est traité à partir de la page 112) mais le fait est que le titre traduit mal la teneur de certaines parties de l'ouvrage, comme celle narrant les espoirs douchés des jeunes employés du courtage en ligne après l'éclatement de la « bulle Internet ».
11Car François Sarfati constate l'adhésion des salariés du courtage en ligne aux principes qui régissent aujourd'hui le marché du travail (dont ils tirent, il est vrai, un certain nombre de ressources, cf. p. 158) plus qu'il n'enregistre une quelconque victoire de leur part. Ces acteurs se les réapproprient et en font la base d'un nouvel ethos, constitutif d'une identité professionnelle valorisant un marché « grand décideur de leur avenir » (p.56) comme l'écrit fort bien l'auteur. Mais à bien des égards, ils semblent faire de nécessité vertu. Une nécessité qui les a vus triompher bien modestement, dans l'ombre mythique d’hypothétiques et désirables aïeuls s'époumonant au palais Brongniart. D'où l'ambiguïté de leur rapport au jeu, à l'information et à l'argent, matières premières des échanges boursiers, qu'ils manipulent mais qu'ils ne maîtrisent ni ne possèdent (chapitre 2).
12Ces petites mains de la finance travaillent à la constitution de rapports sociaux qui les dépasse très largement et dont ils ne sont que des vainqueurs relatifs et contingents. Presque passifs. Il est vrai qu'il en est tout autrement en matière de discours. En personnalisant leur parcours, ils personnalisent leur victoire. La défaite est orpheline, la victoire...
Notes
1 Émile Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, Puf, Paris, 1895.
2 22 entretiens « approfondis », dont 15 ont pu être renouvelés au cours d'une seconde passation. Entre les deux passations, un questionnaire a été administré à 120 individus. L'enquête a été réalisée entre 2001 et 2004.
3 L'auteur cite en ce sens les travaux d'Eliot Freidson sur les professions artistiques : « Les professions artistiques comme défi à l'analyse sociologique », Revue Française de Sociologie, vol. 27, n°3, pp. 431-443.
4 Selon la formule caractérisant les traders sur la quatrième de couverture de l'ouvrage d'Olivier Godechot, Les traders. Essai de sociologie des marchés financiers, La découverte, Paris, 2001.
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Référence électronique
Benoit Giry, « François Sarfati, Du côté des vainqueurs. Une sociologie de l'incertitude sur les marché du travail », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 07 septembre 2012, consulté le 12 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/9144 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.9144
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