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Sergio Dalla Bernardina (dir.), L'appel du sauvage. Refaire le monde dans les bois

Benoît Ladouceur
L'appel du sauvage
Sergio Dalla Bernardina (dir.), L'appel du sauvage. Refaire le monde dans les bois, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2012, 214 p., ISBN : 978-2-7535-1831-5.
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Texte intégral

1Bientôt septembre, la chasse pourra reprendre momentanément ses droits sur la nature et c’est l’appel du sauvage qui retentit pour les amateurs de ce loisir tant décrié. Pourtant comme le rappelle Sergio Dalla Bernardina en introduction de cet ouvrage collectif, le nombre de chasseurs et de pêcheurs n’a pas connu l’effondrement qu’on aurait pu lui prédire. Au contraire, il semble se maintenir en même temps que les discours et les pratiques de ses adeptes se sont renouvelés. Ainsi, les chasseurs se sont constitués en groupe de pression, se déplaçant même du côté de leurs ennemis, celui « des amis de la nature » en mettant en avant leur fonction essentielle dans la préservation de l’équilibre écologique des campagnes. Le sauvage n’est pas toujours celui qu’on avait imaginé, c’est là tout l’objet de cet ouvrage. La variété des points de vue disciplinaires mobilisés (ethnologues, sociologues, anthropologues et géographe) permettront au lecteur, novice ou chevronné, de saisir les aspects éminemment sociaux de la nature, rompant avec ses conceptions naturalisantes. Trois parties organisent le propos, qui s’intéressent tour à tour à la cueillette, à la pêche et au retour du sauvage.

2Raphaël Larrère revient sur une enquête des années 1980, en Margeride, sur la pratique de la cueillette en montagne. Cueillette de lichen, de myrtilles ou de champignons, tantôt destinée à l’autoconsommation, tantôt à la vente aux grossistes-expéditeurs, ces pratiques anciennes persistent. L’auteur y décèle trois sens. Les « saisons » participent des tactiques de résistances qui permettent à des paysans appauvris, des retraités ou des jeunes sans emploi de mieux vivre : destinées à l’autoconsommation, les cueillettes permettent d’améliorer l’ordinaire, elles peuvent aussi servir à entretenir un système de dons ou constituent un revenu d’appoint. Ces pratiques sont aussi l’occasion pour les « indigènes », dans ces régions de déprise agricole, de se réapproprier le territoire. C’est sur la cueillette également que revient Martin de la Soudière qui se demande si les espaces où elle se pratique peuvent encore être dits « sauvages ». Lucie Dupré propose, quant à elle, à partir d’une analyse de la cueillette des châtaignes en Ardèche, de distinguer différents rapports à la nature que portent les termes « récolter, ramasser et cueillir ».

  • 1  La poutine est un alevin de sardine. Cette pêche est soumise à une réglementation très précise, af (...)

3Si Raphaël Larrère concluait sa contribution sur le rappel que la cueillette « c’est pas un truc noble […], c’est pas glorifiant », Romane Tirel nous emmène elle, du côté d’une activité à la plus-value symbolique bien plus élevée, la pêche à la poutine1. Pratique de pêche marginale, puisqu’elle ne compte qu’une vingtaine de personnes en France seulement, elle est traditionnelle par ses formes (filet tiré à bras, manœuvres à la rame…). Le parti pris de théâtralisation de la pratique va de pair avec la rareté de la ressource, le vieillissement de ses pratiquants et la sociabilité qu’elle met en branle, puisque cette pêche nécessite un équipage nombreux. Ne faisant pas l’unanimité parmi les pêcheurs, ni au sein de l’administration française, la pêche à la poutine se maintient pourtant, l’occasion pour l’auteure d’analyser les cristallisations identitaires que cette pratique suscite.

4Carole Barthélémy s’intéresse dans le delta du Rhône à la pêche no kill à la carpe et à la pêche d’aloses, deux pratiques aux profils inverses. Alors que les pêcheurs d’aloses sont des bricoleurs qui recyclent leurs matériaux de pêches, les carpistes sont à la pointe de la modernité. Tandis que les pêcheurs d’aloses valorisent la consommation alimentaire de leurs prises, les no kill font de la pêche un sport. Ce sont deux configurations populaires différentes par les appartenances sociales et générationnelles des pêcheurs. Frédéric Roux réinscrit de même la pêche dans les déterminismes sociaux qui l’enserrent et, à partir d’une lecture bourdieusienne de l’espace social de la pêche, pose les bases du champ des pratiques halieutiques.

5On appréciera également la contribution du géographe Ludovic Boussin, qui s’intéresse aux enjeux de l’évolution démographique des populations de chevreuils dans le Limousin. Cette évolution statistique se double d’une augmentation notable de son aire de vie, chose d’autant plus curieuse qu’il avait quasiment disparu à la fin des années 1970 dans de nombreux département français. Les prélèvements des chasseurs ont eux aussi été multipliés par sept depuis les années 1980. Il en va de même pour le sanglier. L’auteur s’interroge donc sur les raisons de cette expansion rapide. L’explication « naturaliste » qui met en avant les transformations du milieu, ou les qualités de l’animal n’explique qu’en partie la prolifération du chevreuil. Il faut chercher du côté de l’action humaine les raisons de son expansion : contrairement à ce qu’on pourrait imaginer le chevreuil n’évolue pas dans « la nature » fait remarquer l’auteur. Les chevreuils et autres gibiers de nos forêts ne vivent pas dans un espace isolé de toute action humaine : la chasse au chevreuil est réglementée depuis 1979, les prélèvements de cervidés sont limités en nombre et les contrôles sont stricts. Cette évolution repose selon le géographe sur « la montée d’une conscience écologique qui s’accompagne de la sacralisation de la nature et de l’animal sauvage ». Ludovic Boussin se demande alors si l’on peut encore dire que le chevreuil ou le sanglier sont des animaux sauvages.

6Notre rapport à la nature, et au sauvage a considérablement changé depuis la fin de la société agricole. Notre tolérance envers les comportements qui nécessitent d’asseoir la domination humaine sur la nature est moins grande qu’avant. C’est dans ce contexte social que s’est développé le mouvement antispéciste présenté par l’ethnologue Catherine-Marie Dubreuil. Il s’agit pour ses membres de lutter contre toute forme de prédation entre les êtres vivants. Leurs revendications sont donc plus larges que celles des écologistes, auxquels ils reprochent une action essentiellement tournée vers les animaux dits sauvages. L’ethnologue cite les propos d’un ingénieur informaticien qui explique que le mouvement antispéciste peut se rattacher à tous les mouvements luttant « contre tous les types de domination ». Un sacerdoce, qui est néanmoins vite recentré sur la prédation humaine. Toujours selon cet ingénieur, chacun peut agir en « ne mangeant plus ou moins de viande ». Cet objectif semble effectivement bien plus facilement réalisable sans trop changer nos habitudes alimentaires. Les choses se compliquent déjà un peu quand il s’agit de nourrir son chat ou son chien de végétaux. C’est pourtant ce que fait une enquêtée avec son chat, qui explique que son animal de compagnie « est beau et mange avec appétit » et parce qu’il « sait qu’il aura à manger tous les jours il n’a plus envie de chasser ». En théorie les antispécistes s’opposent à toute forme de prédation humaine ou animale. Il revient aux humains de limiter la prédation animale autant que faire se peut. On peut alors retourner les choses et se demander ce qui autorise les humains à modifier les comportements animaux… Cette prise de position plus théorique est plus le fait des intellectuels du mouvement que des militants qui axent leur discours sur la prédation humaine. Comme le dit bien un antispéciste « On se concentre sur le végétarisme, c’est déjà beaucoup ». Reste à savoir si les humains sont un bon exemple pour les animaux, à vouloir les transformer, il se pourrait qu’ils adoptent des comportements bien moins moraux.

7Dans sa contribution « Les charmes cachés du charognard », l’anthropologue Sophie Bobbé analyse dans un style personnel les rapports des vautours avec les humains dans le Causse Méjean. Cet oiseau constitue un bel objet de recherche tant les représentations qui lui sont accolées sont nombreuses et fortes. Le ressenti face à cet animal qui rentre bien dans la catégorie du « sauvage » est paradoxal et semble archétypal des représentations de ce qui est considéré comme tel. Parce qu’ils se nourrissent de bêtes entières, mortes, sans aucun processus préalable de « désanimalisation », ils appartiennent de plein pied à la catégorie du « sauvage » qui dégoûte, tout autant qu’elle fascine. Alors que le vautour fauve des Cévennes a cohabité avec l’homme des millénaires, il disparaît dans les années 1945, du fait de l’interdiction des charniers de bêtes d’élevage et des pratiques d’empoisonnement des dépouilles d’animaux. Souvent perçu par les éleveurs comme une menace, l’anthropologue a pu rencontrer des éleveurs âgés reconnaissant son efficacité dans le rôle d’équarisseur des cadavres d’animaux sauvages ou d’élevage. Depuis les années 1980, le vautour a été réintroduit et certains éleveurs acceptent même de nourrir les vautours avec leurs bêtes mortes, redonnant vie à la « mémoire collective des anciens ».

8On ne pourra donc que recommander cet ouvrage, qui a le mérite de remettre en cause la conception de la nature et du sauvage du lecteur. Mais il permet surtout de donner à voir de l’intérieur des pratiques inconnues et pourtant captivantes. Le fait que les contributions ressemblent pour certaines à des récits documentaires ne fait qu’augmenter le plaisir de la lecture.

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Notes

1  La poutine est un alevin de sardine. Cette pêche est soumise à une réglementation très précise, afin de préserver la ressource.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Benoît Ladouceur, « Sergio Dalla Bernardina (dir.), L'appel du sauvage. Refaire le monde dans les bois », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 26 août 2012, consulté le 25 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/9024 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.9024

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