Fabien Granjon, Reconnaissance et usages d’Internet. Une sociologie critique des pratiques de l’informatique connectée
Texte intégral
1Fabien Granjon propose dans son dernier ouvrage de penser les usages des technologies de l’information et de la communication (TIC) à partir d’outils conceptuels issus de la théorie critique et de la sociologie de Pierre Bourdieu. Le projet est ambitieux, puisqu’il s’agit de reprendre l’approche honnethienne de la reconnaissance, en dépassant certaines de ses faiblesses, afin de l’appliquer à un terrain particulier : les pratiques de l’informatique connectée. Fabien Granjon se présente ainsi dès l’introduction comme un « sociologue critique de terrain », s’efforçant de concilier une « exigence de normativité progressiste » avec un refus de se placer en surplomb des acteurs sociaux. Il organise son propos autour de la question du lien entre pratiques de l’informatique connectée et estime de soi – l’une des trois formes de reconnaissance répertoriées par Axel Honneth.
2Cette problématique générale donne lieu à des développements extrêmement divers. Le premier chapitre se présente comme une critique des « idéologies de la reconnaissance » liées à la « société de l’information ». Les idéologies de la reconnaissance – qu’Honneth évoque dans La société du mépris – sont des discours dont la fonction est de rendre les conduites individuelles conformes aux exigences de l’ordre social existant, en déployant des promesses de reconnaissance. Les discours de la « société de l’information » et du new management en sont selon Fabien Granjon de bons exemples, dans la mesure où ils mettent en avant l’autonomie et l’autoréalisation des individus, les poussant ainsi à embrasser les valeurs et les objectifs du capitalisme le plus « avancé ». Ils sont donc porteurs de « contradictions paradoxales » (Honneth) : semblant offrir de nouvelles opportunités d’autoréalisation, ils détournent aussitôt celles-ci vers des fins instrumentales.
- 1 Voir notamment la conclusion de l’ouvrage suivant : Fabien Granjon et Éric George (dir.), Critique (...)
3Reprenant des arguments déjà développés ailleurs1, Fabien Granjon applique ensuite cette grille d’analyse à des discours qui semblent pourtant porteurs d’une forme de subversion : la philosophie politique des multitudes, la théorie du capitalisme cognitif et celle du post-médiatisme. Inscrits dans le sillage d’un marxisme hétérodoxe (l’opéraïsme) et/ou de la philosophie de la différence de Gilles Deleuze, ces trois discours voient dans les changements technologiques et les mutations affectant la sphère productive de nouvelles formes d’exploitation, mais aussi de nouvelles possibilités d’émancipation. Selon Fabien Granjon, ils reconduisent de la sorte les principaux présupposés des idéologies qu’ils sont censés combattre (optimisme technophile et déterminisme technologique), et tirent abusivement des conclusions générales à partir de phénomènes d’insubordination relativement marginaux (logiciel libre, expériences « post-médiatiques »). Ils occultent ainsi les rapports de domination, qui touchent aussi bien la sphère économique que la sphère culturelle, et sont souvent renforcés par les TIC.
4Le chapitre 2 est quant à lui fondé sur des analyses de terrain, un peu anciennes puisque issues d’une enquête réalisée en 2005-2006. Il porte sur les usages de l’informatique connectée au sein des classes populaires. Fabien Granjon divise celles-ci entre fraction diplômée (FD) et fraction non diplômée (FND), et montre que le facteur culturel est plus déterminant que le facteur économique pour rendre compte de la diversité des usages qu’on y rencontre. Ainsi les individus de la fraction non diplômée font la plupart du temps l’expérience « d’une incapacité à se rapporter positivement à leurs dispositions personnelles (goûts, intérêts, etc.), ce qui les conduit à une autodépréciation de leur estime sociale ». Les usages de la fraction diplômée ressemblent eux davantage « à ceux qui sont actualisés par les catégories sociales non-populaires ».
5Ces différences doivent toutefois être tempérés, notamment par la prise en compte du genre. Ainsi, les usages privilégiés par les femmes de la FD et de la FND « sont finalement moins dissemblables que ne le sont ceux des hommes des deux fractions ». En effet, les femmes issues des milieux populaires considèrent généralement l’informatique de manière purement utilitaire, comme un outil au service du couple ou de la famille. Les hommes appréhendent en revanche les TIC comme des moyens de « s’octroyer une récréation sociale de soi ». Leurs pratiques de l’informatique connectée évoquent par ailleurs la vieille culture masculine (et ouvrière) de l’habileté technique, qui trouve également à s’actualiser dans les activités de bricolage. Au final, l’étude des usages au sein des classes populaires permet de mieux saisir en quoi le discours sur la société de l’information est « idéologique ». En promettant à tous de nouvelles formes de reconnaissance et d’accomplissement de soi, il occulte que la réalisation de ces potentialités ne dépend pas uniquement de l’accès aux nouvelles technologies (et donc de la lutte contre la « fracture numérique), mais aussi de plusieurs capitaux (économique, culturel, etc.) qui sont aujourd’hui très inégalement distribués.
6Le troisième chapitre est consacré à l’exposition de soi sur les réseaux sociaux. Ce terrain est abordé dans le cadre d’une « sociologie dispositionnaliste », référée notamment aux travaux de Bernard Lahire. L’enjeu est d’éclairer l’un des points aveugles de la théorie honnethienne : le fait que la reconnaissance implique l’approbation par autrui de singularités identitaires, et non pas simplement l’accès au sentiment de dignité. Les réseaux sociaux fournissent une illustration frappante de cette demande de reconnaissance spécifique. Ils sont en effet des espaces permettant aux individus d’exposer leur(s) singularité(s) à la curiosité et au jugement d’un public sélectionné. Fabien Granjon analyse plus précisément deux cas d’exposition de soi, qui impliquent des formes de dévoilement corporel de la part de jeunes femmes (20-30 ans). Il montre que c’est « par l’élaboration et le maintien d’une expression singulière et homogène centrée sur l’exposition de la performance artistique, l’esthétisation du dévoilement, la (dé)monstration d’une attitude sympathique et la sélection d’un public averti », que celles-ci réussissent à faire reconnaître leurs singularités identitaires dans le cadre de leurs échanges en ligne.
7Le quatrième et dernier chapitre est consacré à l’envers de ces demandes de reconnaissance en ligne : les « pathologies sociales de l’individualité numérique ». Fabien Granjon s’intéresse en priorité à l’autoréification, qui se fait jour lorsque le soi numérique devient le vecteur d’un rapport à soi inauthentique et purement instrumental. Il s’agit en effet d’une « impossibilité à pouvoir être soi-même », et d’une « réduction des champs des possibles de l’autoréalisation ». Si les échanges en ligne ne sont évidemment pas les seules causes de tels troubles, Fabien Granjon suggère que le type de socialité favorisée par les réseaux sociaux est propice au développement d’attitudes (auto)réifiantes.
- 2 Voir Julie Denouël et Fabien Granjon (dir.), Communiquer à l’ère numérique : regards croisés sur l (...)
8Au fil de 200 pages denses et à la lecture parfois un peu ardue, l’ouvrage offre donc une contribution intéressante à l’analyse des usages des TIC. Sa principale originalité est sans nul doute d’importer des concepts issus de la théorie critique dans un domaine d’étude où ils sont très (trop) rarement utilisés. Il offre ainsi un contrepoint bienvenu à la « sociologie des usages », fondamentalement acritique, qui domine en France l’étude des TIC depuis les années 19802.
Notes
1 Voir notamment la conclusion de l’ouvrage suivant : Fabien Granjon et Éric George (dir.), Critiques de la société de l’information, L’Harmattan, 2008.
2 Voir Julie Denouël et Fabien Granjon (dir.), Communiquer à l’ère numérique : regards croisés sur la sociologie des usages, Paris, Presses des Mines, 2011.
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Référence électronique
Sébastien Broca, « Fabien Granjon, Reconnaissance et usages d’Internet. Une sociologie critique des pratiques de l’informatique connectée », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 30 juillet 2012, consulté le 05 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/8945 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.8945
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