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Stéphane Moulin (dir.), « La statistique en action », Sociologie et Sociétés, Vol. XLIII, No 2, automne 2011

Rémy Caveng
La statistique en action
Stéphane Moulin (dir.), « La statistique en action », Sociologie et Sociétés, Vol. XLIII, No 2, automne 2011, 2012, Montréal, Presses de l'université de Montréal, ISSN : 0038-030X.
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Texte intégral

  • 1  Alain Desrosières, Pour une sociologie historique de la quantification,Paris, Éditions de l’Ecole (...)

1Cette livraison de Sociologie et sociétés s’inscrit comme une contribution importante à la sociologie de la quantification qui entend interroger les outils de mise en chiffre de la réalité sociale d’un double point de vue. Le premier est celui de leur histoire et, plus spécifiquement, de l’analyse des configurations sociales, politiques et cognitives dans lesquelles ils sont constitués. Le second est celui de leur caractère performatif, de la capacité par laquelle ils parviennent à faire admettre puis à faire advenir des représentations du monde social par la construction/énonciation de phénomènes sociaux qu’ils contribuent à faire exister. Ce double point de vue intègre ainsi une des caractéristiques fondamentales des opérations de quantification : si la mesure semble essentielle, elle est finalement seconde par rapport à la mise en mots. Dans cette perspective, et comme l’a montré Alain Desrosières, quantifier c’est d’abord convenir (de l’importance de traiter tel ou tel « problème » à l’aide de l’outil statistique, de la définition même de ce « problème », de sa traduction en indicateurs, etc.) puis, dans un second temps, mesurer1. Partant, les opportunités de recherche s’avèrent innombrables tant en raison de la prolifération de chiffres portant sur l’ensemble des domaines de la vie sociale qu’en raison de la complexité des processus qui mènent à leur production et de la multiplicité des acteurs ou des institutions qui y prennent part.

  • 2  Emmanuel Didier, En quoi consiste l’Amérique ? Les statistiques, le New Deal et la démocratie, Par (...)

2La diversité des études présentées dans ce volume le manifeste très concrètement. Avant d’entrer un peu plus dans le détail, la liste des objets traités donne une idée de l’ampleur des champs d’application de la sociologie de la quantification : l’usage des langues dans le contexte canadien, la décentralisation de la formation professionnelle, le traitement de la dépression, la comptabilité d’Etat, le développement, la question autochtone au Canada, les risques au travail, le décrochage scolaire, les politiques de l’emploi, le contrôle aérien, l’éducation, l’intervention sociale. Face à cet inventaire à la Prévert, on pourrait se demander où réside la convergence et quel est finalement l’objet commun. La réponse est la suivante : dans la recherche des articulations entre a) outils quantitatifs de connaissance et de gouvernement, b) construction des problèmes publics (i.e. censés intéresser le public), c) définition des publics et d) détermination-légitimation-universalisation des principes et des modalités de l’action publique. Plus spécifiquement, cette convergence repose sur l’analyse de la solidité ou de la labilité des liens entre l’ensemble de ces termes2. A un moindre niveau de généralité et d’abstraction, Stéphane Moulin, qui a dirigé ce numéro, a opté pour une division thématique en deux parties.

3La première porte sur l’usage rhétorique des instruments de quantification. Ceux-ci sont saisis comme un langage commun véhiculant un ensemble de représentations qui tendent à s’imposer avec un important degré d’évidence. Les statistiques n’apparaissent dès lors plus comme outils au service d’une argumentation. Elles deviennent des instruments de persuasion et de justification de politiques publiques déjà en œuvre ou à mettre en œuvre d’urgence au service de la volonté politique. Les cas de la politique des langues au Québec, de la décentralisation de la formation professionnelle en France, des tests psychométriques visant à mesurer la dépression et les effets de ses traitements, de la transformation de la comptabilité publique sont autant d’illustrations de cette logique rhétorique. Dans cette même partie, deux papiers présentent des perspectives quelque peu différentes. L’un porte sur l’analyse lexicographique de manuels techniques pour la collecte de données dans le domaine du développement. L’auteur avance que la présence d’éléments polémiques dans ces manuels manifeste une politisation du discours technique symptomatique d’un transfert des débats politiques autour du développement dans le domaine de l’expertise technique et bureaucratique. L’autre déconstruit le raisonnement tautologique par lequel, au moyen de l’analyse « toutes choses égales par ailleurs », on parvient à expliquer la situation socioéconomique des Autochtones québécois par leur « autochtonité ». Les auteurs montrent ainsi que derrière ce facteur s’en cachent deux autres, bien plus déterminants : l’isolement géographique et l’accès à l’éducation.

  • 3  Sur ce point, voir Pierre Bourdieu, Sur l’Etat, Paris, Le Seuil-Raisons d’agir, 2012.

4La seconde partie du volume, intitulée « Sociohistoires de quantification » porte sur des histoires singulières de mise en chiffre du social. Il ne s’agit donc plus ici de s’interroger sur les effets des outils de quantification comme langage commun et comme rhétorique de persuasion, mais d’opérer un retour sur les conditions sociales de leur élaboration. L’ensemble des articles montre que, si quantifier c’est convenir, avant d’en arriver à des conventions socialement admises, il faut en passer par des luttes entre acteurs, par le jeu de rapports de force, par l’opposition entre intérêts divergents autour d’enjeux dont la définition elle-même donne lieu à des confrontations. On entre donc là dans la « cuisine » de la construction des représentations légitimes du monde social prenant appui sur l’argument statistique. Les contributions proposées montrent de quelle manière cet argument opère comme agent de médiation entre acteurs à partir duquel vont être élaborées de nouvelles politiques publiques ou de nouvelles conceptions des problèmes publics, comment certains d’entre eux peuvent le mobiliser au sein d’espaces hiérarchisés afin de chercher à renverser un rapport de force peu favorable et, enfin, comment les transformations de l’instrument statistique traduisent des modifications des rapports de force entre différents champs. Concernant le rôle de médiation, un premier article montre comment l’expertise statistique s’est imposée entre les acteurs syndicaux et les acteurs parlementaires dans l’élaboration de la législation du travail au Québec. Trois articles, l’un portant sur les politiques éducatives au Québec, l’autre sur l’évaluation des politiques de l’emploi en France, le troisième sur la classification internationale type de l’éducations montrent que des changements apparemment techniques traduisent en réalité des changements d’orientations politiques et des modifications de rapports de force dans le champ scientifique et dans le champ administratif. Enfin, deux articles, l’un traitant de la sécurité aérienne l’autre d’une expérience de production de données sur un territoire par un intervenant social, reviennent sur les échecs ou les difficultés inhérents à toute opération de quantification qui suppose non seulement l’élaboration de conventions de mise en équivalence, mais, plus largement, un alignement épistémique et pratique qui ne va jamais de soi et passe par des phases multiples de négociations et de conflits au cours desquels tous les groupes sociaux ne sont pas également dotés pour imposer leur point de vue ou, a minima, se faire entendre. En poussant l’argument, on voit que la sociologie de la quantification ouvre la voie vers une sociologie générale de la connaissance du monde social et de la construction de la réalité sociale par l’entremise des institutions redevable d’une analyse structuralo-kantienne3.

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Notes

1  Alain Desrosières, Pour une sociologie historique de la quantification,Paris, Éditions de l’Ecole des Mines, 2008.

2  Emmanuel Didier, En quoi consiste l’Amérique ? Les statistiques, le New Deal et la démocratie, Paris, La Découverte, 2009.

3  Sur ce point, voir Pierre Bourdieu, Sur l’Etat, Paris, Le Seuil-Raisons d’agir, 2012.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Rémy Caveng, « Stéphane Moulin (dir.), « La statistique en action », Sociologie et Sociétés, Vol. XLIII, No 2, automne 2011 », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 30 juillet 2012, consulté le 05 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/8942 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.8942

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Rédacteur

Rémy Caveng

Maître de conférences en sociologie à l'Université de Picardie Jules Verne, chercheur au CURAPP-ESS (Centre universitaire de recherche sur l'action publique et le politique - Épistémologie et sciences sociales, UMR 6054), chercheur associé au CSE-CESSP (Centre de sociologie européenne - Centre européen de sociologie et de science politique, UMR 8209, Université Paris 1 - EHESS) et au CREST-LSQ (Insee)

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