Frédéric Abécassis, Karima Dirèche, Rita Aouad, La bienvenue et l’adieu. Migrants juifs et musulmans au Maghreb XVe – XXe siècle

Texte intégral
1Voici trois volumes qui reprennent les contributions du colloque Migrations, identité et modernité au Maghreb, tenu à Essaouira du 17 au 20 mars 2010, à l’initiative d’universitaires français et marocains rejoints par leurs collègues internationaux. Il s’agit d’une lecture plurielle de l’histoire des migrations juives et musulmanes au Maghreb. Soutenu par le Conseil Consultatif des droits de l’Homme et le Centre Jacques Berque, ce colloque a réuni à peu près soixante contributeurs dans une démarche solidaire et éthique, afin de recontextualiser les thématiques traitées, particulièrement sensibles, non pas par le filtre des événements récents mais par une lecture rigoureuse de la réalité historique.
2S’il est impossible de résumer l’ensemble des trois volumes, nous en donnons certaines grandes lignes. Le volume I, intitulé « Temps et espaces », traite, avec une distance objective, des migrations juives et leur impact sur le corps social maghrébin. Dès l’introduction, c’est la vie d’un vieil homme de 82 ans vivant à Oran qui est contée, une rencontre qui a permis de voir naître le projet du colloque. Décédé en 2010, sa figure a accompagné les organisateurs : son identité mouvante de juif du Maroc arrivé en Algérie alors enfant, qui retourne au Maroc lors de l’instauration du régime de Vichy avant de revenir à Oran à la Libération interpelle. Dans son récit, il est question de l’histoire de l’Algérie et du Maroc, l’histoire et le destin des juifs du Maghreb, l’ère coloniale, etc. Ayant choisi de rester en Algérie contrairement à beaucoup de ses coreligionnaires qui partiront en France, son parcours permet de réinterroger certaines dimensions et idées un peu trop générales sur ce que pouvait être le quotidien des juifs d’Algérie. Il souligne, par exemple, jusqu’en 1930, la vivacité de l’usage de l’arabe algérien ou berbère, l’attachement à la culture juive algérienne et aux pratiques religieuses. Son histoire permet de mieux cerner le processus de francisation, ses causes et ses conséquences, de revenir sur les non dits, le silence et le déni. Il est évident que le conflit israélo-palestinien entraîne une lecture parfois passionnée et orientée de l’histoire des juifs du Maghreb dont l’histoire a une réalité cultuelle religieuse et identitaire plus que millénaire. L’antijudaïsme maghrébin n’est pas encore à l’ordre du jour chez les historiens du Maghreb, témoignent Frédéric Abécassis et Karima Dirèche et les lectures divergent quant au statut des juifs en pays maghrébins. Plusieurs chercheurs soulignent par exemple les discriminations inhérentes à la loi islamique envers les non-musulmans (dhimmis) (volume I, 167). Ici, il est véritablement question du Maghreb en tant que terre d’accueil et de départ à l’époque coloniale et postcoloniale. Le cas particulier de l’Algérie sous l’occupation française dès 1830 qui entraîne la fuite de milliers d’Algériens, notamment pour le Maroc, qui deviendra protectorat français un siècle plus tard (152) est abordé dans deux contributions.
3Le volume II, « Ruptures et recompositions : trajectoires individuelles et collectives » traite des ruptures, des départs et de leurs conséquences. Les migrations marocaines familiales de 1950-1960 vers Israël, liées à la propagande sioniste et au travail missionnaire, sont finement analysées. Benjamin Stora revient lui sur la situation des juifs d’Algérie et des choix du départ en reprenant l’été 1962 présenté comme la date clé de l’arrachement des juifs algériens alors que la réalité historique n’est pas clairement établie. Il revient sur le décret Crémieux de 1870 abrogé par le régime vichyste en 1940 et péniblement rétabli en 1943 : il souligne comment les juifs d’Algérie recherchaient majoritairement l’occidentalisation, l’assimilation culturelle française. Ils seront d’ailleurs touchés par la France (se vivant comme des pieds noirs) bien plus que par la création de l’état d’Israël à la différence des juifs marocains qui eux, majoritairement, vont partir pour Israël (volume II, 111-113). B. Stora souligne l’effacement des traces de l’histoire des juifs algériens, effacement venu des deux côtés : d’un pouvoir politique qui a voulu construire une légitimité identitaire sur une base exclusive arabo-musulmane mais aussi des juifs qui ont voulu appartenir à ce monde européen, celui des Français d’Algérie. Il est donc impératif de revenir à l’histoire de France pour comprendre l’histoire de la francisation des juifs en terre coloniale (194) et les différences historiques amènent aussi à une lecture argumentée des relations séfarades-ashkénazes en métropole (deux branches du judaïsme historique aux rites différents, avec une différence culturelle et historique) : les séfarades rencontrent les rescapés des camps et subissent les regards condescendants des ashkénazes. En 1970, on note la création d’un mouvement de revendication séfarade en Israël.
4Le volume III, « Entre mémoires et nouveaux horizons : dialogue entre histoire et mémoire » propose quelques clés d’interprétation pour rendre compte de cette histoire, dont la communication centrale, basée sur une enquête conduite à Meknès (en 2000) dans la diaspora juive de la ville, montre que les récits de recomposition concernent aussi ceux qui sont restés et pas seulement les migrants. La communauté juive marocaine est une des seules communautés juives structurées vivant en terre arabe et musulmane. Depuis plus de 2000 ans au Maroc, l’islam maghrébin a permis aux juifs de conserver leur foi puis de participer à la vie de la cité. À l’indépendance, loin de quitter le pays, les juifs ont délibérément choisi la citoyenneté marocaine mais l’exacerbation politique puis militaire du conflit au Moyen-Orient va entraîner plusieurs flux migratoires : plus de 180 000 personnes partiront, dont l’impact sera dramatique pour le pays. En 1948, il y avait 300 000 juifs au Maroc alors qu’il n’en reste que moins de 5 000 aujourd’hui (12 000 dans une contribution du volume I). Malgré le nombre réduit, ils se sentent gardiens du patrimoine culturel du judaïsme marocain et le roi du Maroc lui-même multiplie les gestes de sollicitude envers la communauté juive marocaine. L’intérêt porté par les musulmans marocains aux juifs du Maroc entraîne une relecture de leur histoire commune et l’initiative du Maroc, considérée comme exemplaire, qui entreprend une lecture pluraliste et éclairée de son histoire, témoigne de son actualité.
5On regrette l’absence de plusieurs pages à la fin du volume I rendant illisible la dernière contribution mais également de nombreuses répétitions. La richesse des contributions permet cependant de relire une histoire riche et complexe souvent réduite à des clichés.
Pour citer cet article
Référence électronique
Cécile Campergue, « Frédéric Abécassis, Karima Dirèche, Rita Aouad, La bienvenue et l’adieu. Migrants juifs et musulmans au Maghreb XVe – XXe siècle », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 04 juin 2012, consulté le 20 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/8573 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.8573
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