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Pierre-Emmanuel Sorignet, Danser, Enquête dans les coulisses d’une vocation

Delphine Moraldo
Danser
Pierre-Emmanuel Sorignet, Danser. Enquête dans les coulisses d'une vocation, Paris, La Découverte, coll. « La Découverte/Poche », 2012, 333 p., ISBN : 978-2-7071-7390-4.
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Texte intégral

1« Pourquoi devient-on danseur ? Qu’est-ce que créer en dansant ? » (p. 12). C’est pour répondre à ces questions que Pierre-Emmanuel Sorignet, sociologue et danseur contemporain, a réalisé un travail ethnographique de plus de dix ans, basculant comme il l’écrit lui-même de l’ « observation participante » à la « participation observante » (p. 22), s’inscrivant à des auditions, travaillant dans diverses compagnies, et interrogeant plus d’une centaine de danseurs et chorégraphes contemporains. Publié pour la première fois en 20101, l’ouvrage est réédité en livre de poche et comprend une postface inédite de l’auteur qui revient sur la réception de la première édition dans le monde de la danse contemporaine.

2L’ouvrage se compose de 8 chapitres thématiques qui reviennent à la fois sur des étapes clés de la carrière du danseur (la formation et la vocation au chapitre 1 ; le passage par les auditions au chapitre 2 ; la construction conjointe d’une identité professionnelle et d’une identité sexuelle au chapitre 7 ; et la reconversion après la sortie du métier au chapitre 8) et sur des aspects d’un style de vie atypique (la danse comme métier au chapitre 3 ; les relations entre chorégraphes et danseurs, et la marge de liberté créatrice de ces derniers aux chapitres 4 et 5 ; et les rythmes spécifiques de la vie d’artiste au chapitre 6). En analysant aussi bien les mécanismes du champ de la danse et de ses institutions que les trajectoires, choix, et croyances individuels des danseurs, l’auteur effectue un va-et-vient entre analyse interactionniste et analyse dispositionnelle (qu’il justifie p. 314). Revendiquant une approche de « sociologie critique incarnée » (p. 321), il entend déconstruire les mécanismes de la production et de la création artistique, notamment en dévoilant les ressorts de la vocation ou encore des relations ambigües entre chorégraphes-employeurs et danseurs-employés. La postface à l’édition de 2012 insiste d’ailleurs sur l’importance de cette fonction de dévoilement pour les danseurs qui accusent, pour la plupart, une très bonne réception de l’ouvrage, contrairement à certains chorégraphes.

  • 2  D’autant que deux comptes-rendus de l’ouvrage ont déjà été réalisés.

3Plutôt qu’une présentation rapide de chacun des chapitres2, nous préférons ici revenir sur deux aspects importants du travail de Pierre-Emmanuel Sorignet : son analyse de la vocation de danseur (et le fait que celle-ci se trouve toujours au cœur des choix, compromis, ambivalence de sa situation de créateur-employé), et la réflexion sur sa position d’enquêteur participant.

4Centrale dans les discours sur soi des danseurs, la vocation doit ainsi pour l’auteur s’analyser au croisement des dispositions et trajectoires spécifiques des individus et des cadres institutionnels dans lesquels les danseurs évoluent. Si le registre du don, d’une vocation qui remonte à l’enfance (« j’ai toujours voulu danser »), mais aussi du désintéressement et du sacrifice est systématiquement utilisé par les danseurs lorsque ceux-ci sont investis dans la carrière, il s’agit de replacer cette rhétorique dans un système de croyances constituées de manière plus ou moins précoce : « l’engagement vocationnel peut alors être compris comme le produit de conditions objectives favorisant l’inculcation de la croyance, ainsi que de variations et ajustements dans les trajectoires des individus » (p. 28) : les écoles de danse, la famille (et en particulier les mères), les pairs danseurs, contribuent à fabriquer la vocation. Cette croyance à laquelle adhèrent les danseurs est souvent ce qui leur permet de gérer la prise de risque et l’incertitude d’une situation professionnelle précaire et de surmonter l’ambivalence de leur position, à la fois salariés et co-créateurs, interprètes et exécutants, soumis à l’obligation de cumuler un certain nombre d’heures pour obtenir le statut d’intermittent du spectacle ouvrant le droit aux Assedic. Vivre sur le mode vocationnel permet ainsi de surmonter (et de nier) une précarité financière, une position subordonnée (voire exploitée), un corps fatigué, ou une instabilité affective, en affirmant le choix d’un mode de vie entièrement dévoué à la danse. D’où le désenchantement vécu par le danseur qui n’adhère plus « corps et âme » au registre originel de la vocation lorsque les premiers « bémols à la vocation artistiques » (p. 234) apparaissent avec l’âge, les blessures, la mise en couple et les premiers enfants, préalables à une sortie de la carrière à laquelle on ne préfère pas penser (certains danseurs affirment ainsi n’avoir pas réussi à lire le chapitre consacré à la sortie du métier (p. 318)).

5Le second point sur lequel nous voudrions revenir est la réflexion critique sur sa position de « participant observant » à laquelle se livre Pierre-Emmanuel Sorignet, en particulier dans la conclusion et dans la postface inédite à l’édition de 2012. Il y questionne les effets de sa position ambivalente dans le travail d’objectivation sociologique, montrant la frontière parfois ténue entre engagement et distanciation dans une pratique mettant en jeu un fort investissement émotionnel. Il adopte ainsi une posture originale, consistant à accepter l’engagement du « je » comme condition d’une meilleure objectivation sociologique. « Il s’agit paradoxalement d’éviter les effets de déduction de l’observation participante, qui peut fonctionner comme une déclinaison du fantasme récurrent des dominants du pouvoir de se transformer selon les lieux sociaux, d’épouser par la pratique corporelle les pratiques des enquêtés, dont le ressort est le produit d’une longue socialisation, différente de celle de l’enquêteur (…) » (p. 315). D’ailleurs, tout au long de son travail, l’auteur écrit n’avoir jamais cherché à cacher son statut de chercheur. Dans la postface, il revient tout particulièrement sur la réception de la première édition de 2010 par les danseurs, chez qui le livre a eu un écho important. Le dévoilement mis en œuvre est ce qui a particulièrement intéressé les danseurs, notamment ceux aux profils atypiques et aux trajectoires hétérodoxes, le plus confrontés à la violence symbolique du milieu de la danse.  Quant aux chorégraphes (dont il objective les relations de travail avec les danseurs au chapitre 4), certains ont vu son travail comme une dénonciation, d’autres comme un éclairage de relations de travail complexes, allant jusqu’à le conseiller à leurs danseurs.

6C’est de manière plus générale à tous ceux qui s’intéressent à la danse ou à toute activité de type vocationnelle que nous conseillerions cet ouvrage qui déconstruit minutieusement les ressorts de la vocation et les spécificités d’un métier (et au-delà d’un style de vie) artistique. Illustré par de nombreux extraits d’entretiens et des réflexions sur les conditions de l’enquête, ce livre est passionnant à bien des égards.

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Notes

1  Cf. sur Lectures les comptes-rendus d’Abdallah Zouhairi et de Sylvia Faure suite à cette première édition.

2  D’autant que deux comptes-rendus de l’ouvrage ont déjà été réalisés.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Delphine Moraldo, « Pierre-Emmanuel Sorignet, Danser, Enquête dans les coulisses d’une vocation », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 04 juin 2012, consulté le 11 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/8553 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.8553

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