Pierre Merle, La ségrégation scolaire
Texte intégral
1Pierre Merle a marqué la sociologie française contemporaine en imposant une expression : la « démocratisation ségrégative » de l’école, en particulier dans l’accès au bac. « Démocratisation » car les enfants qui parviennent à obtenir le bac toutes séries confondues sont de plus en plus nombreux (on peut aussi parler de « démocratisation quantitative ») ; « Ségrégative » pour indiquer qu’il existe une forte inégalité des chances en fonction de la série à raison de l’origine sociale notamment : ainsi, les enfants de cadre ont beaucoup plus de chances de décrocher un bac S que les enfants d’ouvriers (sur ce point, il est possible d’évoquer l’absence de « démocratisation qualitative »). On peut appliquer ce raisonnement, et donc la formule, à l’enseignement supérieur : les enfants issus des milieux supérieurs sont fortement surreprésentés dans les troisièmes cycles universitaires ou dans les effectifs des grandes écoles.
2Avec un nouveau titre de la célèbre collection Repères, le sociologue se donne pour objectif de présenter d’une façon pédagogique – sans rien céder à la rigueur scientifique – la notion plus large de « ségrégation scolaire ». Il part d’un constat : alors qu’il s’agit d’une réalité sociale incontestable, la « ségrégation scolaire » est largement ignorée par les médias et les politiques ou encore volontairement occultée (par exemple, par les rapports officiels de l’Education nationale). On préfère mettre en avant la diversité des parcours scolaires des élèves – vision positive mais « idéologique » selon Pierre Merle – plutôt que d’admettre que certaines conditions sociales conditionnent directement la réussite ou l’échec scolaire. Pour le dire autrement, on a tendance à se réjouir du taux de réussite en progression aux différents baccalauréats professionnels en « oubliant » de constater que les enfants d’ouvriers sont en très nette surreprésentation parmi ces lauréats. Il faut dire que cela démontre combien l’école ne parvient pas à assumer l’une de ses missions fondamentales : rétablir l’égalité entre des enfants qui proviennent de milieux sociaux différents.
3L’auteur considère ensuite qu’il est impératif de définir précisément la « ségrégation scolaire ». Pour lui, il s’agit d’un processus de séparation des individus – choisie pour certains, subie pour d’autres – qui revêt quatre dimensions analysées dans le premier chapitre de l’ouvrage : le sexe, l’origine ethnique, les compétences scolaires (la « ségrégation académique ») et l’origine sociale. La « ségrégation scolaire » est donc un phénomène protéiforme qui s’exerce en grande partie dans le domaine éducatif – mais il faut aussi tenir compte du contexte socio-économique dans lequel elle s’exerce : ainsi, par exemple, le chômage de masse des années 80 a considérablement modifié la relation diplôme-emploi comme nous l’indique Pierre Merle dans son second chapitre.
4Les prolongements de la crise ont également conduit à une véritable mutation des attentes du système scolaire par le biais du développement d’une « concurrence interindividuelle » à l’école : l’idée du « collège pour tous » a été progressivement supplantée par celle du « collège pour chacun » propre à multiplier les mises à l’écart en fonction notamment de l’origine sociale. Tous les établissements n’ont plus le même projet, les mêmes options, les mêmes sections etc... comme nous l’indique l’ouvrage dans son troisième chapitre. Et aussi surprenant que cela puisse paraître, les politiques d’éducation prioritaire voulue par les socialistes au début des années 80 peuvent s’insérer dans ce mouvement d’individualisation scolaire (par l’adaptation de logique éducative aux profils particuliers des élèves). Dans le quatrième chapitre, Pierre Merle nous montre alors que les Zones d’éducation prioritaire (ZEP) – ou les Réseaux ambitions réussites (RAR) – ont pu déclencher des processus ségrégatifs.
5Or, les différenciations à l’œuvre dans le système scolaire ont pu justifier l’idée du choix de l’établissement par les familles. L’assouplissement de la carte scolaire apparaît alors comme une décision légitime, voire « naturelle », alors qu’elle est à l’origine d’un renforcement de la « ségrégation scolaire » (chapitre VI). Cette libéralisation de l’école a également eu pour conséquence de redéfinir, sans le dire explicitement, les places respectives des secteurs publics et privés. Ne serait-ce que parce qu’elle a un coût, ce qui est loin d’être la seule explication, l’école privée est une source de « ségrégation scolaire » (chapitre V).
6Tout au long de son livre, Pierre Merle enrichit sa réflexion à l’aide de comparaisons internationales qui indiquent notamment que le niveau de « ségrégation scolaire » varie considérablement selon les organisations éducatives nationales. Les perspectives historiques utilisées par l’auteur permettent, elle, de prendre conscience que ces processus ségrégatifs viennent de loin et que l’on a jamais observé de véritable volonté politique d’y mettre un terme.
Pour citer cet article
Référence électronique
Éric Keslassy, « Pierre Merle, La ségrégation scolaire », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 28 mai 2012, consulté le 10 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/8485 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.8485
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