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Pierre Desmarez, Caroline Lanciano-Morandat, Sylvie Monchatre, Marcelle Stroobants (dir.), Temps, travail et salariat. Mateo Alaluf et Pierre Rolle, Actualité de leur pensée

Émilie Aunis
Temps, travail et salariat
Pierre Desmarez, Caroline Lanciano-Morandat, Sylvie Monchatre, Marcelle Stroobants (dir.), Temps, travail et salariat. Mateo Alaluf et Pierre Rolle, Actualité de leur pensée, Octarès éditions, coll. « Le travail en débat », 2012, 208 p., ISBN : 978-2-915346-90-9.
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Texte intégral

1L’ouvrage Temps, travail et salariat. Mateo Alaluf et Pierre Rolle. Actualité de leur pensée est un ouvrage singulier. Ni simple hommage aux recherches de deux sociologues ayant œuvré pour la sociologie du travail, ni manuel destiné à comprendre les classiques ; il invite plutôt à repenser la sociologie du travail à travers les analyses de ces deux sociologues. A travers treize contributions de sociologues, de psychologues et de philosophes, l’entreprise vise à revenir sur une partie de leurs travaux, à s’interroger sur leurs partis pris et leurs constats.

  • 1  Alaluf Mateo, Le temps du labeur. Formation, emploi et qualification. Bruxelles, Editions de l’Uni (...)

2A la suite d’une introduction originale resituant les fondements de la sociologie de Matéo Alaluf et Pierre Rolle, l’ouvrage est divisé en quatre parties. La première partie de l’ouvrage permet un retour sur une partie des travaux des deux auteurs. Dans le premier chapitre, Marcelle Stroobants parcourt l’analyse du rapport salarial construite par M. Alaluf en reprenant la citation de Brecht qu’il avait choisie pour introduire Le temps du labeur1 : « Si le vers à soie filait pour prolonger sa vie de vers, ce serait un vrai salarié ». A travers une comparaison métaphorique entre le travail du vers à soie et le travail productif de l’être humain, elle montre que le salarié comme le vers soie sont séparés de leur travail, à la fois de la matière première mais aussi de son outil et de son produit. C’est ensuite à François Vatin de faire le parallèle entre travail agricole traditionnel et travail industriel. En suivant le parcours de la tomate, mais plus précisément, les évolutions de sa transformation au cours de procès automatisés, il s’efforce de montrer, à la suite de Pierre Rolle, que le producteur moderne de tomates est désormais devenu un producteur « comme les autres », soumis à une production en temps réel, aux impératifs de la chaîne productive, et désormais aux délocalisations. Caroline Lanciano-Morandat clôt cette première partie en interrogeant les parallèles et les dissonances possibles entre d’un côté, les constats de Pierre Rolle sur l’organisation productive et les conditions salariales russes et de l’autre, ses propres analyses des formes économiques et sociales japonaises. Les différences sont grandes entre les deux systèmes. Mais l’auteure, au-delà des similitudes qu’elle parvient à mettre à jour, s’explique « L’adossement provoquant de l’expérience russe au cas japonais n’a ici comme objectif que d’interpeller le lecteur », de l’inciter à s’ouvrir et à interroger la sociologie de Pierre Rolle.

3La seconde partie propose ensuite de penser la sociologie du travail comme une science relationnelle, qui se doit d’éviter les cloisonnements entre disciplines et sous-disciplines et invite surtout à ne pas s’enfermer dans des catégories de pensée figées par avance. A la suite de M. Alaluf et de P. Rolle, les auteurs de cette partie militent tour à tour pour faire usage de la notion de qualification, pour dissocier le travailleur du travail et enfin pour penser les phénomènes observés dans une temporalité longue.

4Pierre Desmarez amorce la réflexion en proposant de considérer la qualification comme la clé de l’analyse sociologique de l’emploi. La qualification doit être entendue au sens dynamique, dans la mesure où elle participe au classement des individus et à leurs relations. Il souligne l’intérêt, déjà mis en avant par M. Alaluf, d’étudier la qualification dans ce qu’elle dit de la socialisation des travailleurs. La notion présente à ses yeux l’essentielle vertu de réconcilier dans une même réflexion les analyses du marché de l’emploi et celles portant sur le système éducatif.

5Sylvie Montchâtre propose de dissocier le travail du travailleur pour permettre la rencontre entre genre et travail. L’auteure montre que la sphère du travail s’est d’abord construite sur des activités genrées. Mais elle explique ensuite que « les rationalisations de la sphère productive entraînent le déclin de formes viriles de mobilisation au travail », notamment dans les activités de services. Elle interroge donc la manière dont « la dissociation du sexe du travailleur et du genre associé aux tâches » peut conduire à une émancipation des femmes qui ne serait « pas au détriment des hommes, mais […] au profit de l’émergence d’un collectif élargi, unifié et renforcé ».

6La contribution d’Alerto Riesco revient sur la sociologie du travail indépendant des immigrés. De même que Pierre Rolle, il s’oppose à l’immédiatisme en militant pour une sociologie qui permette de comprendre les mécanismes historiques à l’origine des phénomènes observés. Ce faisant, il combat la théorie de l’entreprenariat ethnique qui empêche de dépasser le constat de la « confluence » entre les modes d’organisation sociale de certaines minorités et les caractéristiques du travail indépendant et propose de considérer le travail indépendant comme « l’une des modalités possibles de mobilisation et d’utilisation de la force de travail dans le salariat ».

7La troisième partie interroge quant à elle le regard sociologique sur le travail et présente la nécessité de varier les angles de vue et de (re)penser les phénomènes étudiés dans une temporalité longue. Lucie Tanguy s’interroge sur les transformations de la sociologie du travail à l’œuvre dans les années 80 et œuvre pour une réflexion socio-historique sur la discipline. Elle montre comment naît à cette période une sociologie de l’entreprise pensée comme une institution, sociologie qu’elle analyse comme le produit d’un mouvement impulsé par les sollicitations politiques et « l’ouverture de la sociologie vers les professionnels du conseil et des études ». Mais l’entreprise institution sera ensuite largement remise en cause dix ans après. Alexandra Bidet revient sur les remarques écrites par Pierre Rolle à l’issue de sa soutenance de thèse et prend parti pour une approche pragmatiste du travail, Sylvie Célerier s’interroge quant à elle sur les questions de temporalités des enquêtes sociologiques en s’intéressant tout particulièrement aux propositions de Pierre Rolle. Tout en étant « très attachée à l’observation des situations de travail », elle montre dans le même temps la nécessité de « retrouver les durées qui structurent l’activité » observée à un instant donné. Elle propose ainsi de garder à l’esprit ce que « Pierre Rolle nous dit [à savoir que] le présent ne peut être un donné, il est toujours un résultat ». Enfin, Marianne Lacomblez revient sur les rapports entretenus par Mateo Alaluf et Pierre Rolle avec la sociologie de Naville, et plus précisément sa relation au behaviorisme de Watson. Elle s’efforce de montrer que ce que les deux auteurs « retiennent de la lecture qu’a fait Naville de Watson » repose plus sur les méthodes utilisées que sur les résultats de ses recherches.

8La quatrième partie invite, plus largement encore que les précédentes, à une réflexion épistémologique. Pierre Tripier entend souligner quatre erreurs de pensée dans la recherche, en comparant les arts de la guerre et les sciences sociales. Il propose ainsi au chercheur de « se mettre à la place de l’adversaire » en s’éloignant de visions par trop ethnocentriques (1ère erreur : l’universalisme du soi), en se méfiant de la domination absolue de certaines théories (2ème erreur : l’illusion de la puissance), en tentant d’associer méthode et théorie dans une articulation relationnelle (3ème erreur : ne pas préparer le chemin qui conduit à ses objectifs), en tentant enfin, de penser les oppositions théoriques comme des différences pouvant conduire à la complémentarité (4ème erreur : se nourrir des leçons de l’histoire  en regardant les seuls vainqueurs). La contribution de Pierre Lantz interroge l’usage du paradigme en sociologie. Le paradigme, à la différence de la théorie, permet de laisser la « place ouverte à la pluralité des points de vue à un même moment » ; il se transforme en raison de l’évolution des connaissances et des transformations historiques. Pierre Lantz propose alors d’interroger le paradigme de la relation salariale construit par M. Alaluf et Pierre Rolle. Dans le chapitre final, Isabelle Stengers revient sur la sociologie de Pierre Naville en interrogeant le parti pris déterministe et matérialiste de l’auteur. Militant pour une conception de la science comme rapport de production et non comme connaissance, elle montre que la sociologie, de même que toutes les sciences qui ne reposent pas sur « une méthodologie idéaliste tout terrain » ont une part d’incontrôlable. Elle invite ainsi à se tourner vers le matérialisme de Diderot qui « lutte contre la fabrique des prêtres de la science niant à la nature le pouvoir de nous émerveiller, de nous faire penser ».

9La lecture de l’ouvrage, qui n’est pas toujours aisée, requiert une certaine connaissance de la sociologie du travail, des recherches qui l’ont fait naître et qui l’ont parcourue au fil du temps jusqu’à aujourd’hui. Mais plus largement, c’est à la cohérence de l’ouvrage et à l’enchaînement des chapitres qu’est confronté le lecteur. Si la structure générale de l’ouvrage est clarifiée dès son introduction ; reste que le passage d’une pensée à l’autre, d’un objet au suivant peut dérouter voire gêner la lecture.

  • 2  Mills C.W. L’imagination sociologique, La découverte, 1997.

10Malgré cette première réserve, l’ouvrage présente l’intérêt principal de prolonger les débats qui traversent la sociologie du travail et de faire émerger des questions essentielles pour quiconque s’y intéresse. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, les réflexions proposées ne s’en tiennent pas à un discours figé ou cantonné à la pensée des deux auteurs présentés. Certes, les contributeurs soulignent les apports des analyses de Pierre Rolle et de Matéo Alaluf. Mais plus largement, ils interrogent leur pensée, la font travailler à l’aune de leurs propres recherches et de leur expérience singulière de la sociologie. L’ouvrage dans son ensemble revient donc sur plusieurs questions chères aux deux auteurs : le rapport salarial, la temporalité des phénomènes… Il a le mérite de réouvrir ou plutôt de prolonger les débats sur la position et le métier de sociologue, sur ce qui doit aujourd’hui faire l’objet de la sociologie du travail, sur les méthodes dont dispose le sociologue. Mais l’ouvrage propose enfin et surtout d’interpeller la sociologie du travail actuelle, de questionner sur ce qui reste à faire, à construire, à imaginer2

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Notes

1  Alaluf Mateo, Le temps du labeur. Formation, emploi et qualification. Bruxelles, Editions de l’Université de Bruxelles, 339 p.

2  Mills C.W. L’imagination sociologique, La découverte, 1997.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Émilie Aunis, « Pierre Desmarez, Caroline Lanciano-Morandat, Sylvie Monchatre, Marcelle Stroobants (dir.), Temps, travail et salariat. Mateo Alaluf et Pierre Rolle, Actualité de leur pensée », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 19 avril 2012, consulté le 18 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/8153 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.8153

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