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Sophie Nizard, Adopter et transmettre. Filiations adoptives dans le judaïsme contemporain

Emmanuelle Zolesio
Adopter et transmettre
Sophie Nizard, Adopter et transmettre. Filiations adoptives dans le judaïsme contemporain, Paris, EHESS, coll. « En temps et lieux », 2012, 240 p., ISBN : 978-2-7132-2321-1.
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Texte intégral

  • 1  On peut notamment mentionner ces contributions anthropologiques : Fine A. (dir.), Adoptions. Ethno (...)
  • 2  Mercklé P., « Une sociologie des "irrégularités sociales" est-elle possible ? », Idées, 2005, n° 1 (...)

1Si la psychologie a acquis depuis longtemps un mandat incontesté pour analyser l’adoption, ce n’est que depuis peu que la sociologie tend à faire entrer cet objet dans son champ d’étude. L’adoption semble ainsi devenir progressivement un objet sociologique à part entière. L’ouvrage de Sophie Nizard contribue, parmi d’autres1, à sortir de l’idéalisation ou de la diabolisation qui entourent la filiation adoptive, tout en l’envisageant autrement que sous la perspective classique et restrictive du don/contre-don. Plus spécifiquement, c’est à la filiation en milieu juif que l’auteure s’intéresse, le judaïsme étant envisagé non seulement comme religion, mais aussi plus largement comme culture. L’auteure a choisi d’enquêter auprès de 28 parents adoptifs (19 en France ; 9 en Israël) et auprès de 4 jeunes femmes adoptées lorsqu’elles étaient enfants (3 en France, 1 en Israël). L’analyse concerne ainsi le cas de 29 enfants, dont 21 garçons et 8 filles. L’enjeu semble double : poursuivre une réflexion sur le religieux d’une part et sur la transmission d’autre part. Et c’est par le prisme des exceptions statistiques – en choisissant des familles adoptives juives – que l’auteure y parvient, démontrant une fois de plus la dimension heuristique de l’étude par les marges pour éclairer la norme (ici la transmission et le judaïsme en général)2.

  • 3  L’halakha est la branche de la littérature rabbinique qui traite des obligations religieuses auxqu (...)

2La perspective comparatiste adoptée par l’auteure est encore tout à fait appréciable. En choisissant d’étudier des familles adoptives en France et en Israël, elle fait ainsi apparaître la culture partagée entre juifs français et israélites, tout en étant attentive aux contextes nationaux dans ce qu’ils ont de spécifiques. Le chapitre 1 est consacré à l’interprétation – plurielle – des textes talmudiques sur l’adoption. Les positions halakhiques3 contemporaines sont ainsi décryptées et l’auteure retrace les trois interprétations qui sont faites de l’adoption par le courant du judaïsme orthodoxe, du judaïsme libéral ou le courant massorti (conservative en anglais). Les acteurs et les procédures de l’adoption des deux pays sont exposés au chapitre 2. Les cadres doctrinaux, juridiques et associatifs sont ainsi socialement situés, ce qui permet d’éviter l’écueil qui aurait consisté à essentialiser le judaïsme d’une part, la filiation adoptive de l’autre. Cette mise en perspective des contextes nationaux permet de mieux comprendre les pratiques des parents adoptifs de chaque pays. Il apparaît ainsi que la transmission du judaïsme et de la judéité ne peut revêtir le même caractère selon que l’on est ressortissant d’un pays où l’on fait partie de la majorité religieuse, ou que l’on appartient à la fraction minoritaire issue de la diaspora. Dans un cas, l’intégration à la communauté semble aller de soi ; dans l’autre, on assiste à un effort conscient et réflexif de transmission religieuse.

3L’ouvrage fourmille par ailleurs de pistes d’analyse extrêmement fécondes. Par exemple, l’auteure rend compte des étapes du « parcours du combattant » des parents adoptifs (chapitre 3) et souligne que la parentalité adoptive est toujours partagée avec l’entourage, au point qu’il existe une ambiguïté pour certains parents qui se sentent dépossédés de leur enfant, lequel devient « l’enfant de tous » (p.94). Anticipant l’ostracisme qui pourra toucher un enfant de telle ou telle « ethnie », de telle ou telle couleur de peau, les adoptants adoptent ainsi des critères de désirabilité – et de choix – de l’enfant largement partagés socialement. L’auteure donne quelques pistes concernant les processus de négociation de l’adoption au sein du couple, mais reste à faire l’étude située des processus de négociation du couple avec l’entourage pour savoir qui sont les confidents en la matière, qui sont les autrui significatifs jugés dignes de donner des conseils, quelle place est donnée respectivement à la famille, aux amis, à la communauté religieuse et/ou aux professionnels du monde « psy » en la matière, etc.

4Montrant que la parenté est une construction sociale qui commence en amont de la rencontre avec l’enfant (chapitre 4) et qui se poursuit au-delà, Sophie Nizard fait encore état de quelques-uns des actes matériels et symboliques qui font l’inscription dans une généalogie : nommer, trouver des ressemblances, choisir des personnes référentes, pratiquer la circoncision pour les garçons, convertir au judaïsme (chapitre 5). C’est sur ce dernier rituel, qui entérinerait et achèverait la filiation, que se penche l’auteure, montrant que si le fait de donner un prénom hébraïque n’est majoritaire dans aucun courant, au contraire, la conversion consistoriale l’est, y compris dans les familles non orthodoxes. Le choix de cette conversion consistoriale résulte alors de la crainte de voir la judéité de leur enfant reconsidérée par d’autres, notamment en France. Ce processus de conversion s’avère être particulièrement violent symboliquement pour les parents adoptifs, régulièrement placés en situation d’humiliations – surtout lorsqu’ils sont peu observants des commandements – et devant faire constamment les preuves de leur bonne parentalité auprès des rabbins. « Les rabbins duBeth Dinn instrumentalisent [ainsi] le moment de la conversion des enfants adoptés pour "convertir" le foyer dans son ensemble, pour exercer une contrainte sur les couples et les familles, leurs pratiques religieuses, leur corps – comment se raser, se vêtir, couvrir les cheveux, manger » (p. 181). Aussi les parents adoptifs ne cessent-ils d’en « faire plus » pour administrer cette preuve de leur capacité à être de bons parents. Les procédures de conversion semblent au contraire plus simples, plus rapides et apparemment moins violentes symboliquement en Israël, où l’inscription dans la communauté religieuse va davantage de soi. L’engagement attendu des parents relève alors simplement de l’intention d’élever leurs enfants dans la tradition.  

  • 4  La comparaison avec la conversion des évangéliques aurait été intéressante (Fath S. (dir.), Le pro (...)

5Mais si la conversion des enfants adoptés est entendue dans l’ouvrage comme le rituel du « guiour », l’auteure aurait pu interroger ce terme même de conversion4, et voir aussi davantage comment les enfants juifs, au-delà du rituel choisi par leurs parents, en arrivent à se reconnaître eux-mêmes comme tels (chapitre 6). Certes, si on ne devient pas plus protestant évangélique par décret d’autrui qu’on ne naît catholique ou protestant, il en va sûrement différemment pour les juifs, qui considèrent que le judaïsme constitue un peuple, et pas simplement une religion et une culture. Mais le processus d’appropriation individuelle de son héritage juif par les enfants adoptés aurait mérité d’être travaillé plus systématiquement. Comment s’incorpore la culture juive d’une part, le sentiment religieux d’autre part ? Comment se sent-on juif ? Comment cela se traduit-il individuellement dans des valeurs, des représentations et des pratiques ? En ce sens, Sophie Nizard mobilise dans son dernier chapitre, à titre exploratoire, les portraits des jeunes femmes adoptées qu’elle a interviewées. Résultat tout à fait intéressant de l’analyse de ces trajectoires, elle montre aussi que la « recherche des origines » des enfants adoptés résulte de pressions extérieures – ce qui bat en brèche l’idée d’un inévitable malaise, intrinsèque à la filiation adoptive, comme l’écrivent certains auteurs.

  • 5  Marmier-Champenois M.-P., L’adoption. Etude de sociologie juridique, Paris, La documentation franç (...)
  • 6  Fine A., « Qu’est-ce qu’un parent ? Pluriparentalités, genre et système de filiation dans les soci (...)
  • 7  Halifax J., Villeneuve-Gokalp C., « l’adoption en France : qui sont les adoptés, qui sont les adop (...)

6Tout un champ d’études sociologiques sur la filiation adoptive semble ainsi ouvert. Les aspects juridiques5 ou symboliques6 de la filiation adoptive, ainsi que les caractéristiques des parents adoptifs et des enfants adoptés7, avaient déjà fait l’objet d’enquêtes, mais la transmission et la socialisation des enfants adoptés semblaient des perspectives encore largement inexplorées par la sociologie. Voilà que Sophie Nizard y contribue par cet ouvrage. Espérons qu’elle continuera, avec d’autres, à défricher ce champ de recherches que constitue la sociologie de l’adoption.

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Notes

1  On peut notamment mentionner ces contributions anthropologiques : Fine A. (dir.), Adoptions. Ethnologie des parentés choisies, Paris, Editions de la MSH, 1998 ; Leblic I. (dir.), De l’adoption. Des pratiques de filiation différentes, Clermond-Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal, 2004.

2  Mercklé P., « Une sociologie des "irrégularités sociales" est-elle possible ? », Idées, 2005, n° 142, pp. 22-29, http://socio.ens-lsh.fr/merckle_textes_2005_irregularites.pdf.

3  L’halakha est la branche de la littérature rabbinique qui traite des obligations religieuses auxquelles doivent se soumettre les juifs, aussi bien dans leur rapport avec leur prochain que dans leur rapport à Dieu.

4  La comparaison avec la conversion des évangéliques aurait été intéressante (Fath S. (dir.), Le protestantisme évangélique, un christianisme de conversion, Entre ruptures et filiations, Turnhout, Brépols, 2004, 378 p.), ainsi que le fait de distinguer entre une conversion rituelle choisie par les parents (qui consiste en un moment) et une conversion « personnelle »  à quelque chose (qui consisterait en un processus).

5  Marmier-Champenois M.-P., L’adoption. Etude de sociologie juridique, Paris, La documentation française, 1972, 275 p.

6  Fine A., « Qu’est-ce qu’un parent ? Pluriparentalités, genre et système de filiation dans les sociétés occidentales », Spirale, n°21, 2002, pp. 19-43 ; Fine A., Martial A., « Vers une naturalisation de la filiation ? », Genèses, n°78, 2000, pp. 121-134.

7  Halifax J., Villeneuve-Gokalp C., « l’adoption en France : qui sont les adoptés, qui sont les adoptants ? », Population et sociétés, n° 417, 2005.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Emmanuelle Zolesio, « Sophie Nizard, Adopter et transmettre. Filiations adoptives dans le judaïsme contemporain », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 17 avril 2012, consulté le 14 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/8144 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.8144

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Rédacteur

Emmanuelle Zolesio

Docteure en sociologie, ATER à Lille 3, membre du Centre Max Weber, équipe « Dispositions, Pouvoirs, Cultures, Socialisations »

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