Danilo Martuccelli, François de Singly, Les sociologies de l’individu

Texte intégral
1Voilà un petit ouvrage au titre attrayant, et qui pourrait sembler aller de soi pour le novice. La société n’est-elle pas constituée d’une somme d’individus ? Dès lors pourquoi ne devrait-elle pas prendre l’individu comme objet central dans ses analyses ? Cette question, entre autres, n’est pas aussi simple qu’il y parait, et fait débat. Les courants d’analyse sociologique qui « partent » des individus sont en effet nombreux et divers. La France fut moins concernée par cette posture épistémologique, qui se trouve davantage présente dans les traditions anglo-saxonnes. Depuis une vingtaine d’années cependant, les sociologies de l’individu se sont multipliées dans le champ sociologique français. Ce petit ouvrage permet, dans un format réduit, de faire le tour de ces nombreuses approches.
2Ses auteurs sont deux sociologues importants qui ont participé au développement d’une sociologie de l’individu en France depuis les années 1980. Ainsi, pour eux, faire une sociologie de l’individu ne signifie pas mettre en danger les fondements de la sociologie. Cependant, l’approfondissement de la modernité dans la société (François de Singly parle de deuxième modernité, la première remontant à la fin du XIXe siècle) accentue le processus d’individuation, qui conduit chacun à se considérer comme unique, autonome et libéré des pesanteurs sociales passées. Cette individuation n’est cependant pas un phénomène spontané ou volontaire de la part de chacun d’entre nous mais, une nouvelle norme sociale, un nouveau phénomène social qu’il convient d’étudier avec un regard sociologique.
3Le premier chapitre s’intéresse à cette question du lien entre l’entrée dans la modernité et l’individuation croissante de la société. Un fondateur de la sociologie française, Émile Durkheim, a réfléchi au passage d’une société traditionnelle à une société moderne, montrant les répercussions de cette évolution sur les comportements et les relations sociales. On comprend alors l’intérêt qu’ont Martuccelli et de Singly à voir dans son travail, une sociologie de l’individu moderne et non une analyse holiste des comportements sociaux. À l’inverse donc de ce qui est souvent enseigné, en partie pour des raisons didactiques il est vrai, dans les classes de sciences économiques et sociales ou dans les licences de sociologies. Néanmoins, les auteurs détaillent les deux types d’individualisme décrit par Durkheim. Certes, un de ces individualismes est positif quand il est guidé par la raison, mais il peut aussi être négatif dès lors qu’il est mû par l’égoïsme et place l’individu au centre de la société. Il existe un point d’accord entre toutes ces approches de l’individualisme, c’est qu’il est le résultat d’une production sociale, si l’individualisme peut devenir « la religion de la modernité » c’est parce que des facteurs macrosociaux ont permis son développement. Les auteurs parlent ici de « production sociale de l’individu ». Ce mouvement s’accentue à tel point que l’individu devient la mesure de lui-même. Il doit « choisir » en permanence et se définir tout au long de sa vie.
4Le deuxième chapitre revient sur les différentes traditions nationales de l’individualisme. En effet, le processus d’individualisation n’est pas contesté à travers le monde, mais cependant les analyses qui en sont faites sont fortement liées aux traditions nationales. Ainsi, aux États-Unis, la liberté et son pendant, la responsabilité individuelle sont les piliers du mythe fondateur national. De plus, contrairement aux individualismes européens, l’individualisme américain ne repose pas sur le déclin progressif des groupes communautaires. La tradition germanique repose sur une vision ambivalente de l’individualisation. Ce mouvement est perçu comme à la fois un potentiel émancipateur et comme une source croissante d’oppression et de contraintes externes contraignants l’action individuelle.
5Le troisième chapitre est plus riche. Il aborde la complexe question du positionnement théorique des sociologies de l’individu. Les auteurs rappellent tout d’abord que ces approches ne se réduisent pas à l’individualisme méthodologique. Ainsi, ces sociologies ne présupposent pas un « programme universel » d’action commun à tous, mais au contraire, l’accent est mis sur la pluralité des dispositions chez un même individu, avec les tensions que qui en découlent. La compréhension de ces tensions repose sur la prise en compte des conditions qui façonnent les individus aujourd’hui. Les normes, comme celles qui concernent le corps, sont au centre de ces conditions. La notion d’expérience développée par François Dubet analyse les efforts que doivent faire les individus pour articuler de façon harmonieuse trois impératifs, s’intégrer, défendre ses intérêts, et être réflexif.
6Le quatrième et dernier chapitre, qui complète les propos du troisième, aborde la question des méthodes pour une sociologie de l’individu. Là encore les auteurs rappellent que ces méthodes ne se réduisent pas à celle de l’individualisme méthodologique, qui repose sur une conception « standardisée » de l’individu. Les auteurs développent ensuite un argumentaire convaincant et intelligent sur l’usage des méthodes quantitatives par les sociologies de l’individu. Ils énoncent trois grandes raisons à cet usage. D’abord, les statistiques permettent de mesurer les limites et contraintes au plein développement personnel. Les études de genre ou les autres discriminations raciales en sont un bon exemple. Ensuite, les données quantitatives permettent de bien caractériser les variations intra-groupe des comportements individuels. Ceci dans le but de tenir compte des marges de manœuvres dont disposent les individus, et ainsi de comparer ces potentialités d’une classe sociale à une autre.
7Enfin, les auteurs critiquent l’absence de prise en compte du sens que donnent les individus à leurs actes. Il est vrai que ce dernier point met plus en avant l’entretien que les méthodes quantitatives. Concernant l’entretien, les auteurs donnent une place centrale au portrait, technique en effet en plein essor dans la sociologie française contemporaine. Ils identifient trois avantages de l’entretien. Il révèle le travail sur soi des individus, permet de prendre en compte la singularité des expériences individuelles et les façons dont les individus leur donnent une cohérence. Sur ce point, rappelons qu’il semble nécessaire d’éclairer toute analyse centrée sur l’individu par des variables macro-sociales, qui permettent de positionner l’individu dans la structure sociale. Parler de soi et de sa vie est une capacité inégalement répartie d’une classe sociale à une autre et suppose des dispositions particulières. Ainsi, la prise de parole et l’investissement dans une analyse réflexive ne sont pas uniformes d’un groupe social à un autre. L’exemple de l’entretien entre Younes Amrani et Stéphane Beaud, cité par les auteurs, montre aussi que ce jeune homme n’est pas un représentant des « jeunes de cités », son parcours et ses attirances font de lui « une personne profondément originale » écrit Stéphane Beaud. Cet ouvrage permet ainsi de bien comprendre les méthodes et points de vue des sociologies de l’individu. Les propos et arguments venant défendre cette posture sont riches, intelligemment exposés et traités avec pertinence.
Pour citer cet article
Référence électronique
Benoît Ladouceur, « Danilo Martuccelli, François de Singly, Les sociologies de l’individu », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 26 juillet 2010, consulté le 25 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/805 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.805
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